Edmond
About
(1828-1885)
Gorgeon
(1885)
COMME il avait eu le second prix au Conservatoire, il ne tarda pas à débuter à l’Odéon. C’était, si j’ai bonne mémoire, en janvier 1846. Il joua Orosmane le jour de la Saint-Charlemagne, et fut sifflé par tous les collégiens de la rive gauche. Aucun de ses amis n’en fut surpris : il est si difficile de réussir dans la tragédie lorsqu’on s’appelle Gorgeon ! Il aurait dû prendre un nom de guerre, et s’appeler Montreuil ou Thabor ; mais que voulez-vous ? Il tenait à ce nom de Gorgeon comme au seul héritage que ses parents lui eussent laissé. Sa chute fit peu de bruit ; il ne tombait pas de bien haut. Il avait vingt ans, peu d’amis et point de protecteurs dans les journaux. Pauvre Gorgeon ! Cependant il avait eu un beau moment au cinquième acte, et il avait poignardé Zaïre avec un rugissement de lion. Nul directeur ne voulut l’engager pour la tragédie ; mais un vieux vaudevilliste qui le connaissait le fit entrer au Palais-Royal. Il prit son parti en philosophe : « Après tout, pensait-il, le vaudeville a plus d’avenir que la tragédie, car on n’écria plus de tragédies aussi belles que celles de Racine, et tout me porte à croire qu’on rimera de meilleurs couplets que ceux de M. Clairville. » On reconnut bientôt qu’il ne manquait pas de talent : il avait le geste comique, la grimace facile et la voix plaisante. Non seulement il comprenait ses rôles, mais il y mettait du sien. Le public le prit en amitié, et le nom de Gorgeon circula agréablement dans la bouche des hommes. On répéta que Gorgeon s’était fait une place entre Sainville et Alcide Tousez, et qu’il confondait en un mélange heureux la finesse et la niaiserie. Cette métamorphose d’Orosmane en Jocrisse dura l’affaire de dix-huit mois. A vingt-deux ans Gorgeon gagnait dix mille francs, sans compter les feux et les bénéfices. On n’avance pas aussi vite dans la diplomatie. Lorsqu’il se vit au faîte de la gloire et des appointements, il perdit un peu la tête : nous ne savons ce que nous aurions fait à sa place. L’étonnement de voir des meubles dans sa chambre et des louis dans son tiroir troubla sa raison. Il mena la vie de jeune homme et apprit à jouer le lansquenet, ce qui n’est malheureusement pas difficile. Je crois que personne ne se ruinerait au jeu si tous les jeux étaient aussi compliqués que les échecs. Le pauvre garçon se persuada, en regardant sa cassette, qu’il était un fils de famille. Lorsqu’il sortait du théâtre, le 3 du mois, avec ses appointements dans sa poche, il se disait : « J’ai un bonhomme de père, un Gorgeon laborieux, studieux et vertueux, qui m’a gagné quelques écus sur les planches du Palais-Royal : à moi de les faire rouler ! Les écus roulèrent si bien, que l’année 1849 le surprit au milieu d’un petit peuple de créanciers : il devait vingt mille francs, et il s’en étonnait un peu. « Comment ! disait-il, à l’époque où je ne gagnais rien je ne devais rien à personne ! Plus je gagne, plus je dois. Est-ce que les gros appointements auraient la vertu d’endetter un homme ? » Ses créanciers venaient le voir tous les jours, et il regrettait sincèrement de déranger tant de monde. Il n’est pas vrai que les artistes se complaisent dans les dettes comme les poissons dans l’eau. Ils sont sensibles, comme tous les autres hommes, à l’ennui d’éviter certaines rues, de tressaillir au coup de sonnette et de lire des hiéroglyphes sur papier timbré. Gorgeon regretta plus d’une fois le temps de ses débuts, ce temps, cet heureux temps où l’épicier et la laitière refusaient tout crédit à Orosmane. Un jour qu’il méditait tristement sur les embarras qu’apporte la richesse, il s’écria : « Heureux celui qui n’a que le nécessaire ! Si je gagnais tout juste ce qui suffit à mes besoins, je ne ferais pas de folies, donc pas de dettes, et je pourrais circuler librement dans tous les quartiers. Malheureusement, j’ai plus qu’il ne me faut : c’est ce maudit superflu qui me ruine. J’ai besoin de cinq cents francs par mois, tout le reste est de trop. Donnez-moi de vieux parents à nourrir, des sœurs à doter, des frères à mettre au collège ! Je suffirai à tout, et je trouverai encore le moyen de payer mes dettes. Mais je suis seul de ma race, et je n’ai point de charge de famille. Si je me mariais ! » Il se maria, par économie, à la fille la plus coquette de son théâtre et de Paris. Je suis sûr que vous ne l’avez pas oubliée, cette petite Pauline Rivière, dont l’esprit et la beauté ont servi de parachute à sept ou huit vaudevilles. Elle parlait un peu trop vite, mais c’était plaisir de l’entendre bredouiller. Ses petits yeux, car ils étaient petits, semblaient par moments se répandre sur toute sa figure. Elle n’ouvrait jamais la bouche sans montrer deux rangées de dents aiguës comme celles d’un jeune loup. Ses épaules étaient celles d’un gros enfant de quatre ans, roses et potelées. Ses cheveux noirs étaient si longs qu’on lui fit un rôle de Suissesse tout exprès pour les montrer. Quant à ses mains, c’était un objet de curiosité, et Jouvin inventa un numéro pour elles, le cinq et demi. A dix-sept ans, sans autre fortune que sa beauté, et sans autres ancêtres que le chef de claque du théâtre, ce joli baby avait failli se métamorphoser en marquise. Un descendant des chevaliers de la Table ronde, très marquis et très Breton, s’était mis en tête de l’épouser. Il s’en fallut de bien peu, et sans l’intervention des douairières de Huelgoat et de Sarravent, l’affaire était faite. Mais la colère des douairières, comme dit Salomon, est terrible ; surtout celle des douairières bretonnes. Pauline resta Pauline comme devant ; son marquisat tomba dans l’eau, et elle ne se désola pas au point d’aller l’y chercher. Elle continua à mener grandes guides cinq ou six petits amours de toute condition sur la route royale du mariage. Ce fut alors que Gorgeon vint s’atteler à son char. Elle le reçut comme elle recevait tous ses prétendants, sérieux ou légers, avec une bonne grâce impartiale. Il était grand et bien fait, et ne ressemblait pas à une porcelaine rapportée de la Chine. Il n’avait ni les yeux bouffis, ni la voix rauque, ni le menton bleu. Il portait des gants de chevreau, et s’habillait comme un sociétaire de la Comédie-Française. Il fit sa cour. Dès le premier jour, Pauline le trouva bien. Au bout d’un mois elle le trouva très bien : c’était en février 1849. En mars, elle le trouva mieux que tous les autres ; en avril, elle prit de l’amour pour lui, et ne lui en fit pas un secret. Il s’attendait à voir éconduire ses rivaux ; mais Pauline ne se pressait pas. Les préparatifs du mariage se firent au milieu d’un encombrement d’amoureux qui donnait des impatiences à Gorgeon. Il n’était bien nulle part, ni chez lui ni chez Pauline : chez elle, il trouvait ses rivaux ; chez lui, ses créanciers. Il lui demanda un jour assez nettement si ces messieurs n’iraient pas bientôt soupirer ailleurs. « Seriez-vous jaloux ? dit-elle. - Non, quoique j’aie débuté dans Orosmane. - A la ville ? - A la scène. Mais je le jouerais à la ville si j’y étais forcé. - Tais-toi ; tu as l’œil mauvais. Pourquoi serais-tu jaloux ? Tu sais bien que je t’aime. La jalousie toujours est un peu ridicule, mais dans notre état elle est absurde. Si tu t’y mets une fois, il faudra que tu sois jaloux des directeurs, des auteurs, des journalistes et du public. Le public me fait la cour tous les soirs ! Qu’est-ce que cela te fait ? Je t’aime, je te le dis, je te le prouve en t’épousant ; si cela ne te suffisait pas, c’est que tu serais difficile. » Le mariage se fit dans les derniers jours d’avril. Le public avait payé les dettes de Gorgeon et la corbeille de la mariée. Ce fut l’affaire de deux représentations à bénéfice. La première se donna à l’Odéon ; la seconde, aux Italiens. Tous les théâtres de Paris voulurent y prendre part : Gorgeon et Pauline étaient aimés partout. Ils s’épousèrent à Saint-Roch, donnèrent un grand déjeuner chez Pestel, et partirent le soir pour Fontainebleau. Le premier quartier de leur lune de miel éclaira les hautes futaies de la vieille forêt. Gorgeon était radieux comme un fils de roi. Autour de lui le printemps faisait éclater les bourgeons des arbres. Tout verdissait, excepté les chênes, qui sont toujours en retard, comme si leur grandeur les attachait au rivage. L’herbe et la mousse s’étendaient en tapis moelleux sous les pieds des deux amants. Pauline remplissait ses poches de gros bouquets de violettes blanches. Ils sortaient au petit jour et rentraient à la nuit. Le matin, ils effarouchaient les lézards ; le soir les hannetons bourdonnants se jetaient à leur tête. Le Ier mai, ils se rendirent à la fête des Sablons, qui se prolonge du soir au matin sous les grands hêtres. Toute la jeunesse des environs était là : les petites bourgeoises de Moret, les vigneronnes des Sablons et de Veneux, et les belles filles de Thomery, paysannes aux mains blanches, dont le travail consiste à surveiller les treilles, à éclaircir les grappes et à enlever les petits grains de raisin qui gêneraient les gros. Toute cette jeunesse admira Pauline ; on la prit pour une châteleine des environs. Elle dansa de tout son cœur jusqu’à trois heures du matin, quoiqu’elle eût un peu de sable dans ses bottines. Puis elle s’achemina, au bras de son mari, vers la voiture qui les attendait. Ils retournèrent plus d’une fois les yeux vers la fête qui se dessinait derrière eux comme une large tache rouge. La musique des ménétriers, le bruit des sifflets de sucre, le grincement des crécelles et les détonations des pétards arrivaient confusément à leurs oreilles. Puis ils marchèrent dans un silence charmant, éclairés par la lune et interrompus de minute en minute par la voix d’un rossignol. Gorgeon se sentit ému ; il laissa tomber deux bonnes grosses larmes. Je vous jure qu’un poète élégiaque n’aurait pas mieux pleuré ; et la preuve, c’est que Pauline se mit à rire en sanglotant. « Comme ils s’amuseraient, dit-elle, s’ils nous voyaient pleurer ainsi ! Il me semble que nous sommes à deux cents lieues du théâtre. - Malheureusement, nous y rentrons dans trois jours. - Bah ! la vie n’est pas faite pour pleurer. Nous ne nous aimerons pas moins pour nous aimer gaiement. » Gorgeon n’était pas jaloux. Lorsqu’il reparut au Palais-Royal, il ne se scandalisa point d’entendre les vieux comédiens tutoyer sa femme comme ils en avaient l’habitude. Elle était presque leur fille adoptive ; ils l’avaient vue toute petite dans les coulisses, et elle se souvenait d’avoir dansé sur leurs genoux. Ce qui le gênait davantage, c’était de voir à l’orchestre les anciens admirateurs de Pauline, la lorgnette à la main. Il eut des distractions ; et il manqua une ou deux fois de mémoire ; on s’en aperçut, et il fut un peu moqué par ses camarades. L’un prétendit qu’il tournait au troisième rôle. Dans la langue spéciale du théâtre, les troisièmes rôles sont les traîtres, les jaloux et tous les personnages d’humeur noire. Un mauvais plaisant lui demanda s’il ne songeait pas à retourner à l’Odéon. Il prit assez bien tous les quolibets ; mais il ne digérait pas les jeunes gens à la lorgnette. « Heureusement, pensait-il, ces messieurs ne viendront ni dans la coulisse ni chez moi. » Chaque fois qu’il montait à sa loge par le petit escalier malpropre de la rue Montpensier, il relisait avec une certaine satisfaction l’arrêt du préfet de police qui interdisait l’entrée des coulisses à toute personne étrangère au théâtre. Pour plus de prudence, il accompagnait Pauline chaque fois qu’elle jouait sans lui, et il l’emmenait chaque fois qu’il jouait sans elle. Pauline ne demandait pas mieux. Elle était coquette et elle lançait volontiers des sourires dans la salle, mais elle aimait son mari. L’été se passa bien ; l’orchestre était à moitié vide ; les beaux jeunes gens qui déplaisaient si fort à Gorgeon promenaient leurs loisirs à Bade, à Cauterets ou à Vichy ; M. de Gaudry, ce marquis breton qui avait dû épouser Pauline, passait la belle saison dans ses terres. Le jeune ménage vécut dans une paix profonde, et la lune de miel ne roussit pas. Mais en décembre tout Paris était revenu, et la Société des artistes dramatiques affichait partout un grand bal pour le Ier février. Gorgeon était commissaire et sa femme patronnesse. Tous les hommes qui s’intéressent de près ou de loin aux théâtres de Paris, couraient chez les patronnesses acheter des billets ; les belles vendeuses rivalisaient de zèle, et c’était à qui en placerait davantage. Gorgeon vit bien qu’il lui serait impossible de tenir sa porte fermée. Ce fut un va-et-vient formidable dans son escalier, et les gants jaunes usèrent le cordon de sa sonnette. Que faire ? Il avait beau se constituer prisonnier à la maison, il répétait dans deux pièces, et son temps était pris de midi à quatre heures. Rarement il rentra chez lui, sans rencontrer quelque beau monsieur qui descendait en fredonnant un air de ses vaudevilles. Lorsqu’il en trouvait un auprès de sa femme, il était forcé de faire bon visage : tout le monde était d’une politesse exquise avec lui. M. de Gaudry vint prendre un billet, puis il revint en reprendre un second pour son frère. Puis il perdit le sien, et vint en chercher un troisième ; puis il lui en fallut un quatrième pour un jeune homme de son club ; ainsi de suite jusqu’à douze. Gorgeon était le meilleur élève de Bertrand ; il était de première force au pistolet, et faisait quinze mouches en vingt coups ; mais à quoi bon ! M. de Gaudry ne lui avait jamais manqué, tout au contraire. Il le félicitait, il l’adulait, il le portait aux nues ; il lui disait : « Mon cher Gorgeon, vous êtes un farceur admirable. Vous n’avez pas votre pareil pour amuser les gens. Hier encore vous m’avez fait rire au point que j’avais des larmes dans les yeux. Que vous êtes donc comique, mon cher Gorgeon ! » Si le pauvre homme s’était fâché, non-seulement tout le monde lui eût donné tort, mais on aurait dit qu’il devenait fou. Pauline l’aimait comme au premier jour, mais elle était bien aise de voir un peu le monde et d’entendre des compliments. L’amour de quelques hommes bien nés et bien élevés ne l’ennuyait pas, elle jouait avec le feu en femme qui est sûre de ne point s’y brûler. Elle tenait registre des passions qu’elle avait faites ; elle notait soigneusement les sottises qu’on lui avait dites, et elle en riait avec son mari, qui ne riait guère. Lorsque Gorgeon lui proposa tout net de fermer sa porte aux galants, elle le renvoya bien loin : « Je ne veux pas, dit-elle, te rendre ridicule. Ne crains rien ; si quelqu’un de ces messieurs s’avisait de passer les bornes, je saurais le remettre à sa place. Tu peux te reposer sur moi du soin de ton honneur. Mais si nous faisions un coup d’éclat, tout Paris le saurait, et tu serais montré au doigt. Bien obligé ! » Il eut l’imprudence de faire allusion à ces débats devant ses camarades du théâtre. On taquina Gorgeon ; on lui infligea le sobriquet de Gorgeon le tigre. Il se radoucit, il s’abstint de toute observation, il fit bon visage à ceux qui lui déplaisaient le plus. Ses amis changèrent de note, et l’appelèrent Gorgeon-Dandin. Personne ne se serait avisé de le railler en face, mais ce maudit nom de Dandin voltigeait dans l’air autour de lui. Au moment d’entrer en scène, il l’entendait derrière un décor. Il regardait, et ne voyait personne, le parleur s’était éclipsé. Il voulait courir plus loin, impossible ! à moins de manquer son entrée. Ne cherchez pas à cette persécution des causes surnaturelles ; elle s’explique assez par la légèreté de Pauline, qui n’était qu’une enfant, et par la malice naturelle aux comédiens, qui veulent rire à tout prix. Les quolibets aigrirent l’humeur de Gorgeon, et la bonne harmonie du ménage fut rompue. Il querella sa femme. Pauline, forte de son innocence, lui tint tête. Elle disait : « Je ne veux pas être tyrannisée. » Gorgeon répondait : « Je ne veux pas être ridicule. » Leurs amis communs donnaient tort au mari. « S’il était si ombrageux, pourquoi avoir choisi sa femme au théâtre ? Il eût mieux fait d’épouser une petite bourgeoise, personne ne serait allé la relancer chez lui. » Au milieu de ces débats, le jour anniversaire de leur mariage s’écoula sans qu’ils y eussent songé ni l’un ni l’autre. Ils s’en aperçurent le lendemain, chacun de son côté. Gorgeon se dit : « Il faut qu’elle m’aime bien peu pour l’avoir laissé passer. » Pauline pensa que son mari regrettait probablement de l’avoir épousée. M. de Gaudry, qui n’était jamais loin, envoya un bracelet à Pauline. Gorgeon voulait aller le rendre, avec un remercîment de sa façon ; Pauline prétendit le garder. « Parce que vous n’avez pas eu l’idée de me faire un cadeau, dit-elle, il vous plaît de trouver à redire aux moindres attentions de mes amis ! - Vos amis sont des drôles que je corrigerai. - Vous feriez mieux de vous corriger vous-même. J’ai cru jusqu’ici qu’il y avait deux classes d’hommes au-dessus des autres, les gentilshommes et les artistes : je sais maintenant ce qu’il faut penser des artistes. - Vous en penserez ce qu’il vous plaira, dit Gorgeon en prenant son chapeau, mais ce n’est plus moi qui fournirai un texte à vos comparaisons. - Vous partez ? - Adieu ! - Où allez-vous ? - Vous le saurez. - Tu reviendras ? - Jamais. » Pauline fut quatre mois sans nouvelles de son mari. On le chercha partout, et jusque dans la rivière. Le public le regretta ; ses rôles étaient distribués à d’autres. Sa femme le pleura sincèrement ; elle n’avait jamais cessé de l’aimer. Elle tint sa porte fermée à tout le monde, renvoya avec horreur le bracelet du marquis, et repoussa toutes les consolations des hommes. Elle détestait sa coquetterie et disait, en tirant ses beaux cheveux : « J’ai tué mon pauvre Gorgeon. » Vers la fin de septembre, un bruit se répandit que Gorgeon n’était pas mort, et qu’il faisait les délices de la Russie. » « Le drôle serait-il vivant ? pensa l’inconsolable Pauline. S’il est vrai qu’il se porte bien et qu’il m’ait fait pleurer sans raison, il me payera mes larmes. » Et elle essaya de rire ; mais la douleur fut plus forte, et tout finit par un redoublement de pleurs. Huit jours après, un ami anonyme, qui n’était autre que M. de Gaudry, lui fit parvenir l’article suivant, découpé dans le Journal de Saint-Pétersbourg : « Le 6 (18) septembre, en présence de la cour et devant une brillante assemblée, le rival de Sainville et d’Alcide Tousez, le célèbre Gorgeon, a débuté au théâtre Michel, dans la Sœur de Jocrisse. Son succès a été complet, et le jeune transfuge du Palais-Royal s’est vu comblé d’applaudissements, de bouquets, d’oranges et de cadeaux de toute sorte. Encore une ou deux acquisitions pareilles, et notre théâtre, déjà si riche, n’aura plus d’égal en Europe. Gorgeon est engagé à raison de quatre mille roubles argent (16,000 francs) et un bénéfice par an. Son dédit, qui est d’ailleurs insignifiant, sera payé sur la caisse des théâtres impériaux. » Pauline ne pleura plus : la jolie veuve entrait dans la catégorie des femmes abandonnées. Tout Paris s’accorda à la plaindre et à blâmer son mari. « Après un an de ménage, quitter une femme adorable dont il n’avait jamais eu à se plaindre ! la livrer à elle-même à l’âge de dix-huit ans ! Et cela sans raison, sans prétexte, par un pur caprice ! Quelle excuse pouvait-il alléguer ? la jalousie ? Pauline était le modèle des femmes ; elle avait traversé toutes les séductions sans y laisser une plume de ses blanches ailes. » Pour ajouter un dernier trait au tableau, on ne manqua pas de dire que Gorgeon abandonnait sa femme sans ressources : comme si elle ne touchait pas cinq cents francs par mois au Palais-Royal ! Son mari lui avait laissé tout ce qu’il avait d’argent et un beau mobilier, dont elle vendit une partie lorsqu’elle se transporta rue de Fontaine-Molière, au quatrième étage. Elle inspirait une vive compassion à tous les hommes, et surtout à M. de Gaudry et à ses voisins de l’orchestre. Mais elle ne souffrit pas qu’aucune bonne âme en souliers vernis vînt la plaindre à domicile. Elle vivait seule avec une cousine de son âge qui lui servait de cuisinière et de femme de chambre. Son père ne lui était ni d’un grand secours ni d’une grande consolation : il buvait. Dans sa retraite, elle se consumait en projets inutiles et en résolutions contradictoires. Tantôt elle voulait vendre tout ce qu’elle possédait, s’embarquer pour Pétersbourg et se jeter dans les bras de son mari ; tantôt elle trouvait plus juste et plus conjugal d’aller lui arracher les yeux. Puis elle se ravisait ; elle voulait rester à Paris, donner l’exemple de toutes les vertus, édifier le monde par son veuvage et mériter le nom de Pénélope du Palais-Royal. Son imagination lui conseilla aussi d’autres coups de tête, mais elle ne s’y arrêta pas. Gorgeon, peu de temps après ses débuts, lui écrivit une lettre pleine de tendresse. Sa colère était refroidie, il n’avait plus ses rivaux sous les yeux, il voyait sainement les choses ; il pardonnait, il demandait pardon, il appelait sa femme auprès de lui ; il lui avait trouvé un engagement. Par malheur, ces paroles de paix arrivèrent dans un moment où Pauline, entourée de trois bonnes amies, attisait sa haine contre son mari. Elle fit du drame, et brûla la lettre sans la lire. Gorgeon, qui comptait sur une réponse, fut froissé et n’écrivit plus. En novembre, le ressentiment de Pauline, entretenu par ses amies, était encore dans toute sa force. Un matin, vers onze heures, elle s’habillait devant son armoire à glace pour se rendre à une répétition. Sa cousine était allée au marché Saint-Honoré, en laissant la clef sur la porte. La jeune femme ôtait sa dernière papillote lorsqu’elle se retourna en poussant un cri d’épouvante. Elle avait vu dans le miroir un petit homme excessivement laid, enveloppé d’une pelisse de renard. - Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? Sortez ! On n’entre pas ainsi... Marie ! cria-t-elle si précipitamment, que ses paroles tombaient les unes sur les autres. - Je ne vous aime pas, vous ne me plaisez pas ! répondit le petit homme visiblement embarrassé. - Est-ce que je vous aime, moi ? Sortez ! - Je ne vous aime pas, madame, vous ne me... - Insolent ! Sortez, ou j’appelle ; je crie au voleur ! je me jette par la fenêtre ! Le petit bonhomme joignit piteusement les mains et répondit d’une voix suppliante : - Pardonnez-moi ; je ne voulais pas vous offenser. J’ai fait sept cents lieues pour vous proposer quelque chose ; j’arrive de Saint-Pétersbourg ; je parle mal le français ; j’ai préparé ce que je devais vous dire ; et vous m’avez tellement intimidé... Il s’assit, et passa un mouchoir de batiste sur son front tout dépouillé. Pauline profita de ce moment pour jeter un châle sur ses épaules. - Madame, reprit le bonhomme, je ne vous aime p..., excusez-moi, et ne vous fâchez plus. Votre mari m’a joué un tour infâme. Je suis le prince Vasilikoff ; j’ai un million de revenu, mais je ne suis que de la quatorzième classe de noblesse, parce que je n’ai jamais servi. - Ceci m’est tout à fait égal. - Je le sais bien, mais j’avais préparé ce que je devais vous dire, et... je poursuis. Vous voyez, madame, que je ne suis ni très beau, ni ce qui s’appelle de la première jeunesse. De plus, j’ai pris en avançant en âge, certaines habitudes, ou, si vous voulez, certains tics nerveux qui font que, dans la société, on cherche à me tourner en ridicule. Cela ne m’a pas empêché d’aimer une personne charmante, de très bonne famille, et de la demander en mariage. Les parents m’avaient agréé à cause de ma fortune, et Vava (elle s’appelle Vava) était sur le point de donner son consentement, lorsque votre mari a eu l’infernale idée... - De l’épouser ? - Non, mais de faire ma caricature sur la scène et d’amuser toute la ville à mes dépens. Mon mariage a manqué. Après la première représentation, j’ai reçu mon congé ; à la deuxième, Vava s’est fiancée à un petit colonel Finlandais qui n’a pas seulement cent mille livres de rente. - Eh bien ? - Eh bien, j’ai résolu que je me vengerai de Gorgeon ; et, si vous voulez m’y aider, votre fortune est faite. Je ne vous aime pas, quoique vous soyez fort jolie, et aucune femme ne peut me plaire, excepté Vava. Les propositions que je vous apporte sont donc parfaitement honorables, et je vous prie de ne pas vous étonner de ce qu’elles peuvent avoir d’extraordinaire. Voulez-vous partir pour Saint-Pétersbourg dans une excellente chaise de poste ? Vous trouverez, place du Palais-Michel, à cent pas du théâtre, un hôtel magnifique qui m’appartient et que je vous donne. Les gens de la maison sont des mougicks à moi, qui vous obéiront aveuglément. Le maître d’hôtel et l’intendant sont Français ; vous êtes libre d’emmener avec vous une femme de chambre et une dame de compagnie ; vous aurez deux voitures à vos ordres. Au théâtre, j’ai loué pour vous une avant-scène de rez-de-chaussée. Je fournirai à toutes les dépenses de votre maison, mon intendant vous comptera tous les mois la somme que vous lui indiquerez ; enfin, la veille du jour où vous quitterez Paris, je déposerai chez votre notaire un capital aussi considérable qu’il vous plaira de me le demander. Je ne parle pas d’une bagatelle de cinquante ou soixante mille francs, mais une fortune de deux ou trois cent mille ; vous n’aurez qu’à parler. Pauline avait eu le temps de se remettre. Elle croisa les bras et regarda en face son singulier interlocuteur : - Mon cher monsieur, lui dit-elle, pour qui me prenez-vous ? - Pour une honnête femme indignement abandonnée, et qui a mille raisons de se venger de son mari. - Il y a du vrai dans ce que vous dites ; mais si je me vengeais de Gorgeon, je le ferais en honnête femme et ne prendrais point d’associé. - Madame, permettez-moi de vous répéter encore, au risque de vous déplaire, que je ne vous aime pas ; en revanche, je vous respecte beaucoup, et je vous tiens pour une très honnête femme. Il y a plus : j’estime le caractère de votre mari, quoiqu’il m’ait traité bien cruellement. Si je croyais qu’il fût indifférent à son honneur, je chercherais une autre vengeance. Voici ce que je sollicite de vous, en échange d’une fortune assurée. Ne vous effrayez pas trop tôt. Vous ne me devez ni amour, ni amitié, ni reconnaissance, ni complaisance. Je m’engagerai, sur l’honneur, à ne point mettre les pieds chez vous. Nous ne sortirons jamais ensemble ; vous serez libre de vos actions ; vous recevrez qui vous voudrez, sans excepter votre mari. Tout ce que je demande... Pauline ouvrit les deux oreilles. - Toute ce que je demande, c’est une place à côté de vous, dans votre loge, pour huit représentations. Gorgeon a fait rire la cour à mes dépens ; je veux mettre les rieurs de mon côté. La jeune femme connaissait assez l’humeur fière de son mari pour savoir qu’une telle vengeance serait cruelle. Elle songea aux conséquences terribles qui pourraient s’ensuivre. « Vous êtes fou, dit-elle au prince ; n’avez-vous pas vingt autres moyens de punir mon mari ? Vous serait-il bien difficile de l’envoyer pour deux ou trois mois en Sibérie ? » - Fort difficile. On a dans votre pays des préjugés sur la Sibérie. D’ailleurs, malgré mon titre et ma fortune, je ne suis pas un personnage, parce que je n’ai jamais servi. - J’entends. Elle réfléchit quelques minutes, puis elle reprit : « En deux mots voici le marché que vous me proposez ; une fortune contre ma réputation ! » - Pas même ; je n’ai aucun intérêt à vous perdre d’honneur. Vous aurez le droit de publier en tout temps les conditions de notre marché. De mon côté, je m’engage à vous justifier de mon mieux ; je ne tiens qu’au coup de théâtre. Une fois l’effet produit, vous rentrerez dans votre réputation. Vous voyez donc qu’il ne s’agit pour vous que d’un rôle à jouer. Je vous engage pour huit représentations, à un prix que nul directeur n’offrit jamais à une actrice, et je vous laisse la liberté de dire à tout le monde : « C’est une comédie. » Les débats se prolongèrent jusqu’au retour de Marie. Pauline demanda du temps pour délibérer et l’affaire fut remise à huitaine. Dans l’intervalle, les amies de la jeune femme lui conseillèrent unanimement d’accepter les offres du prince. Les unes se réjouissaient de la voir partir, les autres se faisaient une fête de la savoir compromise. On lui représenta les torts impardonnables de son mari, les douceurs de la vengeance, la singularité d’un rôle si nouveau, et les profits qu’elle en allait tirer. Elle écouta d’une oreille distraite, et comme en songeant à autre chose. Explique qui voudra les bizarreries du cœur féminin ! Que penseriez-vous si je vous disais qu’elle accepta ces propositions absurdes, et qu’elle consentit à ce malheureux voyage, parce qu’elle mourait d’envie de revoir son mari ? Ce qui prouve qu’elle était désintéressée, c’est qu’elle refusa les trois cent mille francs du prince Vasilikoff. Il fallut des prières pour lui faire accepter les toilettes éclatantes qui étaient, pour ainsi dire, les costumes de son rôle. Elle partit le Ier décembre, en poste, avec sa cousine Marie. Elle arriva, le 15, dans un traîneau magnifique aux armes du prince. Toute la ville s’en émut ; Vasilikoff était arrivé depuis deux jours, et personne n’ignorait la grande nouvelle, ni les Russes, ni les Français, ni Gorgeon. Pauline se repentait déjà de son équipée. L’empressement de la curiosité publique lui donna à réfléchir. Tous les hommes qu’elle apercevait dans la rue ou sur la Perspective lui rappelaient la tournure de son mari ; tous les hommes se ressemblent sous la pelisse. Le prince lui accorda quinze jours pour se remettre ; elle eut ensuite un nouveau délai d’une semaine, parce que Gorgeon ne jouait pas. Elle regardait les affiches comme les condamnés, sous la Terreur, lisaient les listes du bourreau. Elle ne jouit ni de ses toilettes, ni de sa maison, ni du luxe prodigieux dont elle était entourée. Son salon passait pour une des merveilles de Pétersbourg. Les murs étaient de paros blanc, et les meubles de vieux beauvais rouge. Les fenêtres n’avaient pas d’autres rideaux que six grands camélias ponceau, dressés en espalier. Au milieu, sous un énorme lustre en cristal de roche, on voyait un divan circulaire, ombragé d’un camélia pleureur, vrai miracle d’horticulture. Pauline y fit à peine attention. Son cuisinier, un illustre Provençal que Vasilikoff avait dérobé à un prince-évêque d’Allemagne, épuisa vainement toutes les ressources de son imagination ; Pauline n’avait plus faim. Elle était cependant un peu bien gourmande lorsqu’elle soupait chez Douix ou chez Bignon avec son mari. Le 6 janvier (nouveau style), l’affiche, qu’on portait chez elle, lui apprit que Gorgeon jouait le soir dans le Dîner de Madelon. Il lui sembla qu’elle recevait un coup dans le cœur. Elle voulut écrire à son mari. Elle fit porter chez Gorgeon une lettre tendre et suppliante où elle racontait fidèlement ce qui s’était passé. « Je ne sais plus que devenir, disait-elle ; je suis seule, sans appui et sans conseil. Le jour où nous nous sommes mariés, tu m’as promis aide et protection ; viens à mon secours ! Elle glissa dans l’enveloppe une petite fleur sèche conservée entre deux feuillets de son Molière ; c’était une violette blanche de Fontainebleau. Malheureusement, l’homme qui remit cette lettre à Gorgeon portait la livrée du prince Vasilikoff. Le comédien s’imagina qu’on ne lui écrivait que pour le braver, et il brûla toutes ces prières sans les lire. Le soir, à sept heures, Pauline se laissa habiller comme une morte. Elle espérait vaguement que le prince aurait pitié d’elle et qu’il lui ferait grâce de sa compagnie ; mais en descendant de voiture, devant la petite porte du vestibule, elle le vit accourir empressé et radieux. Elle le suivit en chancelant jusqu’à sa loge, qui était au niveau de la rampe, et elle se jeta sur un fauteuil, sans voir que toute la salle avait les yeux braqués sur elle. Le théâtre était plein ; les Russes célébraient la fête de Noël. La direction permet au locataire d’une loge d’y empiler autant de personnes qu’elle peut physiquement en contenir. L’hémicycle était littéralement tapissé de têtes qui toutes regardaient la loge de Vasilikoff. Lorsque le rideau se leva, Pauline fut prise de vertige. Elle voyait devant elle un gouffre plein de feu, et elle se cramponnait à la balustrade pour n’y point tomber. Gorgeon s’était cuirassé de courage et d’indifférence. Il avait caché sa pâleur sous une couche épaisse de rouge, mais il avait oublié de peindre ses lèvres ; elles devinrent livides. Il fut assez maître de lui pour conserver la mémoire, et il joua son rôle jusqu’au bout. La soirée fut orageuse. Le public du théâtre Michel se compose de deux éléments bien distincts : la haute société russe, qui entend le français, et la colonie française. Il y a plus de six mille Français à Pétersbourg, et tous, quels qu’ils soient, précepteurs, marchands, coiffeurs ou cuisiniers, raffolent du théâtre. Les Russes avaient admiré le coup d’État de Vasilikoff, et ceux-là même qui avaient applaudi sa caricature deux mois auparavant s’étaient retournés de son côté. Les Français idolâtraient Gorgeon ; ils le couvrirent d’applaudissements. Les Russes ripostèrent par des applaudissements ironiques, battant des mains à tout propos et hors de propos. Après la chute du rideau, ils le rappelèrent si obstinément, qu’il fut forcé de revenir. Pauline était plus morte que vive. Le lendemain on donnait le Misanthrope et l’Auvergnat. Gorgeon fut vraiment admirable dans le rôle de Mâchavoine. Brasseur n’a jamais mieux joué. Les Français avaient apporté des couronnes ; les Russes lui jetèrent des couronnes ridicules. Un mauvais plaisant lui cria : « Bien des choses à madame ! » Il pleurait de rage en rentrant dans sa loge. Il y trouva une lettre de Pauline, une lettre mouillée de larmes. Il la foula aux pieds, la déchira en mille pièces et la jeta au feu. Après ces deux horribles soirées, Pauline, épouvantée du silence de son mari, supplia le prince de lui faire grâce du reste. Gorgeon n’était-il pas assez puni ? Vasilikoff n’était-il pas assez vengé ? Le prince était conciliant : il remit à Gorgeon la moitié de sa peine, et décida que le surlendemain, après le spectacle, Pauline serait libre d’employer son temps comme elle l’entendrait. « Il faut être de bon compte, dit-il, Gorgeon m’a joué huit fois en quinze jours ; mais les soirées comme celles-ci doivent compter double. Après la quatrième, l’honneur sera satisfait. » On devait donner deux jours de suite un vaudeville fort gai de MM. Xavier et Varin, la Colère d’Achille. C’était presque une pièce de circonstance. Achille Pangolin est un Sganarelle moderne qui croit trouver partout les preuves de sa disgrâce imaginaire. Tout lui est matière à soupçon, depuis le miaulement de son chat jusqu’aux interjections de son perroquet. S’il trouve une canne dans sa maison, il croit qu’elle a été oubliée par un rival, et il la met en morceaux avant de reconnaître que c’est la sienne. Il oublie son chapeau dans la chambre de sa femme ; il revient, il le trouve, il le saisit, il le broie : il cherche dans tous les coins le propriétaire de ce maudit chapeau. Dans l’excès de son désespoir, il veut en finir avec la vie, et il charge un pistolet pour se brûler la cervelle. Mais un scrupule l’arrête en si beau chemin. Il veut bien se détruire, mais il ne veut pas se faire mal : la mort l’attire et la douleur l’incommode. Pour concilier son horreur de la vie et sa tendresse pour lui-même, il se met en face d’un miroir et se suicide en effigie. La colère d’Achille eut un succès bruyant au théâtre Michel. Tous les mots portaient. Deux heures avant la représentation, Gorgeon avait refusé de recevoir la visite de sa femme. Il joua la rage au naturel. Par malheur, le pistolet du théâtre était une relique vénérable extraite du magasin des accessoires : il fit long feu. Un seigneur de l’orchestre s’écria en mauvais français : « Pas de chance ! » Après la représentation, comme le régisseur s’excusait, Gorgeon lui dit : « Ce n’est rien. J’ai un pistolet chez moi, je l’apporterai demain. Il vint avec un pistolet à deux coups, une belle arme en vérité. « Vous voyez, dit-il au régisseur : si le premier coup ratait, j’ai le second ». Il joua avec un entrain qu’on ne lui avait jamais vu. A la dernière scène, au lieu de viser la glace, il détourna le canon vers sa femme et la tua. Il se fit ensuite sauter la cervelle. Le spectacle fut interrompu. Cette aventure fit beaucoup de bruit dans Pétersbourg. C’est le prince Vasilikoff qui me l’a racontée. « Croiriez-vous, me dit-il en terminant, que ce Gorgeon et cette Pauline s’étaient mariés par amour ? Voilà comme vous êtes à Paris ! » (texte
non relu après saisie, 03.VIII.09)
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