Anonyme

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Une aventure de Dorvigny

Par une matinée froide, de février 1810, un individu court, d'épaisse encolure, à l'ensemble vulgaire et âgé d'une soixantaine d'années, entra dans le jardin d'une guinguette, située dans l'un des faubourgs de Paris. Quoique l'état de la température fut peu engageant, il s'assit à une table placée en dehors, et ayant ôté son chapeau, il passa avec vivacité ses doigts dans ses cheveux gris.

Ses mains formaient un contraste bien tranché avec le reste de sa personne. Elles étaient petites, blanches, effilées et terminées par des ongles rosés et de nature à faire envie à plus d'une petite maîtresse.

Bientôt un garçon parut, apportant une bouteille de vin qu'il posa devant le nouveau venu.

- Non, pas ce matin, dit celui-ci ; je me sens fatigué et je veux me reposer un moment.

- Le meilleur moyen de se délasser, répliqua gaîment le garçon, c'est d'avaler un bon verre de vin.

Puis, faisant en même temps sauter le bouchon, il remplit le verre du vieillard, qui déjà s'était levé et se dirigeait vers la rue ; mais le garçon, qui était jeune et alerte, courut après lui, et le retenant, d'un air confus et embarrassé :

- Monsieur, lui dit-il, il y a toujours crédit pour vous au Lion-d'Or. Si vous avez oublié votre bourse, ce n'est pas un motif qui doive vous empêcher de vous rafraîchir. Demain, ou tout autre jour qui vous conviendra, vous acquitterez votre dette.

Le bonhomme se retourna, et regardant son jeune interlocuteur, les larmes dans les yeux :

- Vous avez raison, répondit-il, la pauvreté ne doit pas être orgueilleuse. J'accepte votre offre généreuse avec la même franchise que vous mettez à me la faire ; mais c'est à la condition que vous-même allez prendre un verre avec moi.

- Je vais alors boire à votre santé, Monsieur.

Et ayant vidé son verre, il entra un instant dans la maison, et revint bientôt avec quelques mets, du fromage, des fruits ; en un mot, tout ce qui était propre à fournir un repas substantiel ; puis, voulant, par un sentiment de délicatesse, mettre le vieillard à son aise :

- Voulez-vous, lui dit-il, me donner un billet la première fois qu'on jouera une de vos pièces ?

- Vous en aurez deux, ce soir même, mon jeune ami. Je vais de ce pas les demander á Brunet, et je vous les rapporte aussitôt.

- Grand merci de votre politesse, Monsieur, mais il n'y a rien qui presse, ce sera pour un autre jour, quand vous repasserez par ici.

- Je vous dis, moi, que vous aurez votre billet ce soir même ; car on joue le Désespoir de Jocrisse (1), qui vous amusera, du moins je l'espère.

- N'en doutez pas, et recevez de nouveau mes remerciements.

- A tantôt, mon ami. Le pauvre vieux, qui, sans votre humanité, n'aurait sans doute pas eu un morceau à mettre aujourd'hui sous la dent, va ce soir provoquer la gaieté d'une nombreuse assemblée. Tous les spectateurs vont rire de ses facéties, applaudir à ses saillies ; mais pas un d'eux ne s'enquerra de son sort.

- Vos ouvrages, Monsieur, ne vous rapportent donc rien ?

- Pas en ce moment, mon ami. Afin de vivre le mois dernier, j'ai été obligé d'anticiper sur les ressources que devait m'offrir celui-ci, encore ces ressources consistent-elles seulement dans le mince produit de mes premiers ouvrages. Je ne compte plus auprès des directeurs, et bien que, par un reste de pudeur, ils n'osent refuser ceux que je leur porte, jamais ils ne les jouent. S'ils reçoivent les pièces que je leur présente, c'est comme pour l'acquit de leur conscience et afin de me faire l'aumône sans m'offenser. Vous êtes jusqu'à ce jour, mon brave garçon, le premier dont j'ai reçu la charité, et vous serez très-certainement le dernier. Le fils de Louis XV, peut s'être abaissé jusqu'au métier d'auteur bouffon, mais il ne s'avilira jamais jusqu'à mendier... Vous me regardez avec étonnement, et votre pensée intime est, j'en suis persuadé, que j'ai perdu le bon sens : il n'en est pourtant rien. Oui, mon jeune ami, Louis Dorvigny est le fils d'un roi. Ma mère, restée orpheline, était la plus jeune fille du comte d'Archambaud (2) ; mon père fut le roi de France. Durant mon enfance et ma jeunesse, un invisible protecteur prit soin de moi, et pourvut amplement à mon entretien et à mon éducation. Tout à coup, cette main paternelle se retira de moi, et je fus jeté dans le monde sans secours, sans appui, et ne devant plus attendre que de moi seul mes moyens d'existence. Ainsi ai-je fait, tant que les forces physiques et les facultés intellectuelles ne m'ont pas fait défaut. Telle est mon histoire ! Origine royale, succès, réputation, presque la gloire, et brochant par-dessus le tout, un repas dont je suis redevable à votre bon coeur. Mais l'heure s'avance : adieu, jeune homme ; je pars, mais je reviendrai vous rapporter votre billet.

Et le vieillard s'éloigna.

Il fut arrêté dans son trajet par le passage de deux ou trois régiments de cavalerie qui, à la suite d'une revue, regagnaient leurs quartiers. La musique qui les précédait jouait en ce moment un air animé, et à la tête de la troupe, occupant la place d'honneur, on remarquait un général revêtu d'un brillant uniforme, et monté sur un andalou. A l'instant où il passait devant Dorvigny, arrêté avec la foule, son regard tomba par hasard sur celui-ci, et une exclamation de surprise se fit entendre aussitôt ; et sans songer davantage à ses hommes, sauter à bas de son cheval, courir au vieillard, lui saisir vivement les mains, les presser dans les siennes avec effusion, fut pour le général l'affaire d'un instant, tandis que Dorvigny, qui ne le reconnaissait pas, le considérait avec stupéfaction.

- Quoi ! Vous ne me remettez pas ? Vingt-deux années ont-elles fait perdre à M. Dorvigny le souvenir de son paresseux, de son idiot de valet ?

- Jean Dubois

- Oui, Jean Dubois lui-même, ou plutôt Jocrisse, ainsi que vous aviez coutume de l'appeler. Mais je savais bien que vous ne pouviez m'avoir oublié, moi, qui vous ai servi de modèle pour une de vos plus heureuses productions !

- Quoi, mon pauvre garçon... Monsieur, veux-je dire... tu es... pardon!... Vous êtes devenu général ?

- Précisément ! Moi, qui fus à votre service le plus grand briseur d'assiettes, je remplis maintenant le même office auprès des ennemis pour le compte de l'Empereur... Mais que je suis donc charmé de vous avoir rencontré ! Depuis deux jours que je suis à Paris, j'ai envoyé de tout côté à votre recherche, et je n'avais pu découvrir votre domicile.

- Par une raison bien simple : c'est que je n'ai pas de domicile.

- Alors, vous allez me suivre et ma demeure sera la vôtre.

- Général...

- Un général est habitué à l'obéissance passive... je vous déclare mon prisonnier. - Holà, dit-il, en appelant un soldat, faites avancer une voiture et emmenez mon cheval à la maison. A présent, Monsieur Dorvigny, donnez-vous la peine de monter dans mon équipage.

Moitié de gré, moitié de force, le vieillard prit place dans la voiture à côté du général.

- Vous souvient-il, lui dit celui-ci, du jour où je quittai votre service, parce que vous n'étiez plus assez riche, disiez-vous alors, pour conserver un domestique ? Depuis j'ai servi successivement plusieurs maîtres, mais je n'en ai pas trouvé un seul qui se soit montré aussi indulgent que vous à mon égard. Bref, que vous dirai-je ? Ne pouvant rester plus longtemps en place, je n'eus bientôt d'autre ressource que de m'engager. Dans les premiers temps, j'étais le plastron de tous mes camarades à qui ma gaucherie prêtait beau jeu, et pendant quelques mois mon existence fut assez pénible. Un jour, nous étions à Borméo, dans la Valteline, faisant face á une redoute qui lançait contre nous un feu meurtrier. L'ordre ayant été donné d'avancer, nous courûmes à l'assaut; mais une grande partie de nos gens ayant été mis hors de combat, de l'hésitation se manifesta parmi ceux qui restaient, et plusieurs même retournaient en arrière, quand soudain je m'élançai sur la redoute, en m'écriant : Suivez-moi, enfants ! C'est ce qu'ils firent. Les Autrichiens, abasourdis par une attaque aussi inattendue, prirent la fuite, et nous nous emparâmes de deux pièces de canon. Le soir même, je fus nommé sergent, et par la suite, grâce aux chances favorables de la guerre, je m'élevai jusqu'au grade que j'occupe aujourd'hui, et je compte bien ne pas en rester là.

Dorvigny, installé par les soins du général dans un joli logement à proximité du sien, fut encore à même de goûter, pendant quelque temps, les avantages d'une vie confortable. Un jour, cependant, son nouvel ami reçut un ordre de départ pour la Russie. Le général, pendant les trois ou quatre premiers mois de cette campagne fatale, apporta une scrupuleuse exactitude à lui écrire et à lui envoyer des fonds ; mais tout à coup il cessa de lui donner de ses nouvelles, et un matin, en parcourant les colonnes du Moniteur, Dorvigny apprit que son protecteur avait péri dans le désastre de Moscou.

Voilà donc notre malheureux auteur forcé de renoncer à son beau logement et d'aller se réfugier dans un coin obscur de Paris. Après avoir épuisé ses dernières ressources, accablé sous le double poids de l'âge et de la misère, il fut trouver le directeur du théâtre des Variétés, à la fortune duquel il avait tant contribué, et implora en vain de sa commisération un secours hebdomadaire. Le vieillard sourit avec amertume et, à partir de ce moment, évita la rencontre des gens qui l'avaient connu. Le libraire Barba, qui avait conservé pour lui quelque amitié, se mit en quête de Dorvigny dans tous les quartiers de Paris, et ne réussit pas à découvrir sa retraite. Le hasard lui ayant appris, quelque temps après, que dans un misérable chenil de la rue Grenétat, il venait de décéder un vieillard dont on ne pouvait constater l'identité, un pressentiment secret l'amena dans cet asile de la mort et il reconnut Dorvigny qui avait succombé victime du froid et de la faim, et abandonné après sa mort, comme il l'avait été pendant sa vie.

Le fils d'un paysan, le valet maladroit était devenu général et, après une glorieuse carrière, avait trouvé la fin des braves. Le fils d'un roi puissant, le poète spirituel, l'écrivain ingénieux, l'auteur comique, avait vécu dans la pauvreté et était mort comme un Paria ! Bizarre et malheureusement trop ordinaire contraste de la vie !

NOTA. - II est inutile de dire que, par des motifs de haute convenance, nous avons cru devoir dissimuler sous un pseudonyme le nom du général dont il est question clans cette anecdote.

(1) Indépendamment du fameux Désespoir de Jocrisse, Dorvigny fut auteur de Janot ou les Battus payent l'amende, dont le succès fut si pyramidal que Lécluse, directeur du spectacle des Variétés-Amusantes, fut obligé de jouer cette pièce deux fois par jour pour satisfaire à l'injonction du public. Dorvigny composa prés de quatre cents pièces de théâtre. M. C. Magnin, dans son curieux travail sur l'Histoire des Marionnettes, nous apprend que Dorvigny fut, avec Guillemain, un des fournisseurs les plus zélés du spectacle de Séraphin.
(2) Ici Dorvigny se flattait. Sa mère n'était rien plus qu'une femme de service, attachée au château, et dont le mari, nommé Archambaud, était cocher du roi. Voir pour plus amples détails notre Troupe de Nicolet.



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