Aloysius Bertrand
(1807-1841)

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Jacques Les Andelys
Chronique de l’An 1364
(Le Provincial, 1er mai 1828)

Jean le Bon ne léguait pour héritage de gloire à son fils que le souvenir malencontreux de la défaite de Poitiers et de la paix de Brétigny, dernières calamités d’un règne sans honneur. Ces tristes leçons fructifièrent au cœur du nouveau roi : les soldats furent congédiés, braves gens, qui déclarèrent bientôt, les armes à la main, les armes à la main, ne pouvoir souffrir la paix, honteuse fatigue, même après d’aussi constants revers. Charles V employa tour à tour la douceur persuasive et la menace des châtiments. Mais quelle voix ramènerait des furieux à la raison ? D’abord, ils proclamèrent leur franchise ; puis ils se choisirent pour chefs des soldats comme eux. Parmi ces chefs de rebelles, on remarquait Jacques les Andelys, né du sang de ces barbares du nord, longue terreur de toute une race de nos rois, peuplades belliqueuses qui s’éclipsèrent enfin exterminées par Raoul le Bourguignon et Louis d’Outre-Mer.

Plusieurs mois, ils coururent les belles provinces de la Lorraine et de la Bourgogne, frappant en maîtres aux portes des châteaux, et payant l’hospitalité par le meurtre et le viol. Ces rebelles à Dieu et à ses saints, comme au roi et à ses barons, joignaient le sacrilège à l’impiété, brisaient les châsses en riant, souillaient de profanation les reliques, et fouillaient jusques aux caveaux bénis des monastères, demeure inviolable des morts. La nef, sans prêtres, sans lévites, n’entendit plus, étonnée, que les blasphèmes et l’ivresse tumultueuse du soldat. Plus d’une fois, ô profanation ! plus d’une fois, chassés du cornet impur, les dés insolents roulèrent sur cet autel où la céleste Victime, offerte au salut des hommes, s’immolait chaque jour. Ainsi, lorsque autrefois les Juifs crucifiaient le roi de Nazareth, les enfants du Golgotha tiraient au sort les dépouilles du Christ qui mourait pour eux.

Jacques les Andelys, que ses soldats nommaient le Fauconnier, surprit Chalon. Point de quartier ! d’infâmes gibets sont dressés, et de nobles échevins sont pendus. Les lances qui hérissent les murailles de la ville brillent aux rayons du soleil couchant. On garde les hauteurs, les vallons, les villages, les gués du fleuve, les lisières des bois : tout ce qui sort et se montre tombe au milieu des mécontents.

Quelques maraudeurs rassemblés sur une montagne pour y passer la nuit, se pressaient en rond autour d’un large feu de veille, presque éteint : la plupart sommeillaient avec leurs armes, les autres écoutaient les vieilles ballades guerrières que le héraut de la troupe finissait de chanter.

– Grande nouvelle ! dit un des arbalétrier, le roi veut notre conversion : il envoie monseigneur Duguesclin nous faire la barbe avec du miel ; mais le Fauconnier est là, et l’on n’englue pas le Diable comme un merle au printemps. »

Longs éclats de rire aussitôt : trois des dormeurs lèvent la tête et roulent des yeux tout effarés ; une cornemuse pressée involontairement murmure des sons grotesques qui ajoutent au rire des soldats.

– Monseigneur Duguesclin a raison, réplique un autre arbalétrier, je suis bien las, je l’avoue, de cette vie que je mène, de châteaux en couvents : advienne ici monseigneur Duguesclin, et je cours servir le roi ; la part du Diable faite, reste à faire la part du bon Dieu. »

Nouveaux éclats de rire, plus bruyants que les premiers ; la vedette lointaine prête l‘oreille, attentive à cette gaîté sauvage qui réjouit les vallées et les bois.

– Georges, tu parles comme un saint, et nous pensons tous comme toi, dit un troisième maraudeur, mais si le Fauconnier apprenait ce que nous avons dit, je ne répondrais pas de te voir demain à pareille heure compter les étoiles avec nous. Ecoute !… Tu connais Thomas ?

– Thomas ! répondit Georges, et qui ne connaît Thomas, l’archer le plus adroit des franches compagnies, moi et le Fauconnier exceptés ? Thomas ! l’homme de croc, s’il en fut ! Que de filles et de marchands nous avons ensemble houspillés de nos mains ! Liesse et bonne chère ! C’est notre devise à nous deux. Hier encore… vous m’entendez ?

– Hier ?

– Eh bien !

– Nous y voilà, répondit le soldat. Thomas a dérobé maladroitement hier un chapon, dans les basses-cours de Chagny, et Thomas a été pendu ce matin. Un écu d’or à qui dénoncera l’autre soldat !

– Thomas pendu, disait Georges entre ses dents.

– Qu’est devenu le chapon ? reprit le chanteur en riant.

– Demandez-le au ventre affamé du Fauconnier, disait un des maraudeurs.

– On a pendu Thomas, répétait Georges, les poings fermés.

– Oui, pendu. Je veux dire qu’il a dansé au bout d’une corde, à fleur de terre, comme cette flamme bleuâtre danse sur cette braise. Jacques les Andelys veut qu’on plume sans faire crier, ou bien il prend le parti de la poule contre le plumeur ; lorsqu’on pille un vilain, il faut ensuite le brûler avec sa maison, et l’on n’en parle plus. Pauvre Thomas ! C’est de la main gauche qu’il a pris ce chapon. D’ailleurs il est mort en bon chrétien.

– Malheur au Fauconnier ! murmurait Georges ; il a fait pendre Thomas comme un chien : il mourra comme un chien ! »

Georges descendit vers Chalon, où son ami Thomas pendait sans vie, non loin des portes de la ville, à un gibet neuf, de huit pieds de hauteur. Ses camarades joyeux remarquèrent qu’il n’oubliait ni son arbalète, ni son épée courte à deux tranchants.

*
**

Le maraudeur l’avait dit. Duguesclin, arrivé de la veille à Chalon, tenait conférence avec les chefs des révoltés : ceux-ci ne voulaient entendre aucune proposition. Jacques les Andelys surtout demeurait intraitable, comme si tout eût dépendu de son vouloir et de son consentement. Le délégué du roi se tint en repos quelques jours, espérant que quelque accident propice produirait ce que n’avait pu produire ses discours. Il apprit bientôt que Jacques les Andelys montait à cheval pour chasser le chevreuil dans les bois. Sans perdre de temps, il vole au quartier général des compagnies campées à une lieue de Chalon. Dès son arrivée, les soldats accoururent à sa rencontre, s’empressant à le regarder, mais lui, du haut de son cheval de bataille, couvert d’une housse à fleur de lys d’or :

– Qu’est ceci ? comment vous nommer ? Des hommes d’armes ou des vagabonds, vous qui ne savez que courir de nuit les champs ? Vous faites mal, c’est moi qui vous le dis. Duguesclin n’est point un harpeur qui ne donne que de belles paroles pour de l’argent. Pouvez-vous bien préférer votre honte à l’honneur ? Qui vaut-il mieux servir, le roi avec gloire et honnête profit, ou bien Jacques les Andelys, avec brigandage et péril ? Pensez-vous d’ailleurs que notre roi soit moins brave que Jacques les Andelys ?

Une voix cria au milieu de la foule : « Lorsqu’on fait pendre un homme comme un chien, on meurt comme un chien ! » Mais Duguesclin continua :

– Vous faut-il de l’or ? En voilà. Que ne le disiez-vous donc plus tôt ? Le roi mon maître, qui vous aime, vous eût accordé un riche guerdon. Je sais bien qu’il fait mauvais vivre en ce pays sans argent. Aussi, voulez-vous m’en croire, allons ensemble rançonner cette canaille d’Espagne, mécréants et infâmes, qui ont tant d’or qu’ils ne savent qu’en faire. Nous aiderons, si bien vous en prend, Transtamare que vous savez, à reconquérir l’Espagne, son royal héritage, et à pourchasser les Maures qui sont des Philistins. Nos affaires terminées à notre joie, nous reviendrons riches et puissants, grâce à Dieu. Soldats, ce voyage vous duit-il ? »

La foule déclara aussitôt le Fauconnier traître et déloyal : on le demandait à grands cris, pour le livrer à la justice du roi ; toutes les grandes compagnies se portèrent tumultueusement vers Chalon. Chacun fut bien surpris de voir que Thomas ne pendait plus au gibet : un autre cadavres, dépouillé, percé de coups, arrêtait seul à sa place les regards des passants ; quelques soldats affirmèrent que ce devaient être les restes du Fauconnier assassiné. Quoi qu’il en soit, dès le soir même, l’armée se mit en marche pour Avignon, séjour des prélats romains. Là se trouvait le trésor de l’Eglise, lequel attira peut-être les soldats de Chalon comme l’aimant attire le fer.

Georges, l’ami de Thomas, marchant à l’arrière-garde, montrait à qui les voulait voir un anneau d’or, une bourse pleine d’écus au soleil, un ceinturon richement brodé ; puis posant la main sur sa dague teinte encore de sang, il disait : « Le Fauconnier a fait pendre Thomas comme un chien : il est mort comme un chien ! »

 
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L’étable de Saint-Jean
Chronique de l’An 1359 [1356]
(Le Provincial, 15 juin 1828)

De grandes guerres, de grands discords, de grands malheurs, voilà le règne des Valois… Philippe avait été moult désarçonné à la bataille de Crécy ; Jean n’eut point déduit plus joyeux à la bataille de Poitiers. C’est une histoire à raconter. Vinrent à Paris nouvelles que le prince de Galles, fils aîné du roi d’Angleterre donnaient l’assaut aux villes d’Auvergne, de Bourbonnais, de Limousin, comme si ce n’eût été que joutes et tournois. Tant chevaucha le roi Jean avec sa puissante armée qu’il déploya ses pennons à un quart de lieue près de l’ost du prince de Galles, dans les champs de Beauvoir et de Maupertuis, le dimanche dix-huitième jour de septembre mil trois cent soixante-six ; celui-ci n’avait guère moins de huit mille soldats ; le roi Jean en avait bien huit fois autant, chevaliers et varlets. Il y eut donc offre prudente du prince de Galles au roi de France, de rendre tout ce qu’il avait pris, et de ne guerroyer, lui et les siens, contre la France de sept ans. Mais à l’encontre de sa demande, on lui envoya dire, pour toute réponse, qu’il eût à parler en homme de plus de cœur. Chacun prévoyait à de tels propos quelque bataille sanglante et de terribles coups d’épées.

Durant ces pourparlers, loisir était aux soldats anglais de marauder à la ronde. Etables, basses-cours et garennes étaient les garde-manger de maints nobles barons et chevaliers. Une naïve chronique de ce temps-là raconte que le prince de Galles, autrement surnommé le prince Noir, avait deux nains favoris malicieux et cruels, tous deux pillards effrontés, et que le jour de la bataille, l’un d’eux lui servit à table un plat de pigeonneaux dérobés à la tendresse de leurs mères dans un colombier du village de Beauvoir, et que l’autre lui remplit son gobelet d’or d’un vin généreux soutiré dans une cave du bourg de Maupertuis.

C’était pour échapper à ces vexations que les habitants du village de Beauvoir s’étaient réfugiés avec leurs femmes et leurs enfants au fond des bois. Une vaste étable, fermée de toutes parts, abritait hommes et troupeaux. Cette étable, à voir les hautes voûtes enfumées, les arcades massives autour desquelles glissait la clarté des lampes, les fenêtres en ogive, dont les vitraux tombaient, brisés par les vents, ne semblait point avoir été destinée à un usage aussi profane. On eût dit plutôt une de ces vieilles abbayes des solitudes, des bois et des montagnes, que les Normands avaient ruinées en grand nombre, il y avait longtemps.

Sur un ardent foyer était accrochée une large chaudière qui se couronnait d’écume et de vapeurs. Des petits enfants, réjouis par les flammes pétillantes, caressaient les chiens de bergers. La fumée s’écoulait par les ouvertures du toit crevassé. Non loin du foyer, des crèches régnaient circulairement dans les chapelles latérales de la nef. A ces crèches étaient attachés pêle-mêle des bœufs, des ânes et des chevaux. A la lueur du brasier, on voyait la tête d’un taureau ruminant, éclairé à demi par la lumière, se dessiner dans l’ombre, des bouviers qui remuaient la litière avec des fourches ou des pâtres qui passaient, apportant un lien de feuillée, leurs cornets à bouquin pendus à la ceinture.

Toutes les femmes s’étaient réunies à l’extrémité de l’étable, teillant le chanvre et filant de blanches quenouilles ; une d’entre elles, qui allaitait un enfant, pleurait, gracieuse au milieu de sa douleur. L’image d’un saint, l’image de Saint Jean, patron du village abandonné, était debout dans une niche, et l’on avait allumé une lampe devant la face du saint. A la lueur de cette lampe, une matrone lisait un psautier, et les femmes répondaient dévotement à voix basses ; mais les jeunes filles tournaient de temps à autre un regard distrait et furtif du côté de quelques jeunes hommes qui rôdaient derrière les colonnes, en leur faisant des signes d’amitié.

Les vieillards chopinaient près de la porte de l’étable, où l’on avait pratiqué un guichet étroit pour pouvoir, au besoin, écouter et jeter un coup d’œil dans les bois. Une sentinelle se tenait à ce guichet.

La nuit était noire. Des bouffées de vent s’engouffraient dans les combles du gothique édifice. Robin le tisserand, qu’on avait envoyé au point du jour à la découverte, n’était pas encore revenu à minuit. Sa femme se désolait ; les buveurs formaient mille conjectures à son égard. Etait-il prisonnier ou mort ? C’était la question.

– Robin aura pu rencontrer quelques Anglais, dit l’un, et il sera mort plutôt que de se mettre à leur merci.

– Eût-il mieux fait, répondit un autre, de crier : « Vive Lancastre ! » et de baiser la casaque d’un Anglais ?

– Dieu le garde de pareille lâcheté ! répliqua le premier buveur ; mais il coûte peu de se détourner : sa femme est là-bas qui pleure, son enfant dans les bras.

– Il n’est pas mort, dit le troisième ; l’arbalète de Robin connaît trop bien la place du cœur d’un anglais pour lui permettre de passer sans saluer, la face contre terre.

– Non, non, il n’est point mort, répétèrent tous les buveurs.

– Chut ! Dit la sentinelle qui veillait au guichet ; j’entends le son d’une trompe lointaine, et comme un galop de chevaux dans les bois. »

Chacun des buveurs se lève et court au guichet ; on ouvre la porte, et l’un d’eux se hasarde à mettre les pieds dehors et le nez au vent ; mais les feuilles séchées tourbillonnaient autour de l’étable, et la cime des arbres étaient violemment agitée.

– Ferme le guichet, Jean des Moineaux, dit un vieillard ; as-tu donc tant peur, que le cri de la hulotte te semble le son d’une trompe ? »

La sentinelle qui prétendait avoir entendu distinctement le son d’une trompe et non le cri de la hulotte, prêta de nouveau l’oreille vers les bois.

– Qu’est-ce donc, dit un buveur, que ce prince qui rançonne l’Eglise et qui boit le vin dans les calices ? Un félon et déloyal prince qui, repoussé de Dieu, s’est jeté entre les bras du démon ; jugez si cela durera longtemps !

– Demain, dit un autre, ses soldats seront couchés morts, ses tentes seront renversées ; lui-même, à cette heure, est peut-être déjà rayé de la liste des vivants !

– Y a-t-il quelqu’un ici, dit un vieillard, qui veuille aller jusqu’à la lisière du bois voir de loin si les feux de veille sont éteints au camp des Anglais ? »

A cette interpellation, point de réponse : tous demeurèrent muets. En ce moment on entendit au-dehors le pas d’un cheval. La sentinelle, épouvantée, ferma précipitamment le guichet. Les chiens qui dormaient commencèrent à gronder, et les enfants à pleurer. Chaque soldat apprêta ses armes, tandis que la matrone qui faisait la sainte lecture et les jeunes femmes à genoux récitaient l’oraison de Saint-Jean.

– Qui va là ? cria la sentinelle entr’ouvrant le guichet. Pour qui tenez-vous ?

On répondit du dehors par un long éclat de rire et par les fanfares d’une troupe. Appelait-il ses compagnons ? La porte fut ouverte, et aussitôt une nuée de traits fut lancée dans les bois.

Le cavalier roula en même temps que son coursier sur la pelouse ; il n’était sans doute point blessé, car il cria d’une voie pleine de bonne humeur :

– Et vite, et vite, messeigneurs, tirez-moi d’ici ; je tiens pour la bonne chère et le vin vieux. Messeigneurs ! messeigneurs ! Diable ! ne sonne-t-on pas de la trompe à la porte d’un château ? »

On jugea à ces paroles qu’on n’avait rien à craindre : on descendit donc dégager le joyeux cavalier de dessous son cheval ; mais quel fut l’étonnement de tous, lorsqu’on vit un nain qui se releva sans grande peine avant qu’on lui eût prêté secours ? Son coursier gisait, expirant de trois flèches dans le flanc. Il ramassa à terre sa trompe, et entra le premier sans façon dans l’étable qu’il prenait pour un château. Aux risées que sa vue excitait, les femmes accoururent, croyant Robin de retour ; elles se mêlèrent à la gaîté générale, à l’aspect de ce nain difforme qui s’embarrassait dans les chiens accourus pour le caresser.

Jean des Moineaux avait refermé la porte, et toujours écoutant, et toujours regardant, se promenait son arbalète au bras.

On fit asseoir le petit homme sur une futaille vide, et l’on procéda à son interrogatoire avec toute la gravité possible.

– Quel est votre nom ? lui dit un vieillard.

– Qu’importe mon nom ? Répondit le nain ; je n’en ai point pris, de peur de le perdre. Pourtant, à Londres, on m’a nommé le roi des Quilles : ainsi le roi de France est mon cousin.

– Eh bien ! Sire, pourrions-nous savoir, lui dit un autre vieillard, comment vous êtes venu de Londres ici, et qui vous a fait quitter vos fidèles sujets ?

– Je suis à la cour du prince de Galles, répondit le nain.

– Dieu vous pardonne ! s’écria quelqu’un ; n’avez-vous pas reconnu un des nains du prince de Galles ?

– A la chaudière, l’escarbot ! cria-t-on de toutes parts.

– Ne vous avisez point, dit le nain, de mettre la main sur moi : des gens aussi nobles que ceux qui dorment à Westminster m’ont souri quand j’étais derrière le fauteuil du prince. »

Tandis qu’il parlait, une fenêtre basse qui donnait sur le bois s’ouvrit, et un jeune homme sauta dans l’étable.

– Voilà Robin ! cria Jean des Moineaux.

La femme du jeune homme le serra contre son cœur, et lui couvrit de baisers son enfant qu’elle lui présentait. Le nain, resté seul, demandait à grands cris qu’on voulût bien le mettre à terre ; mais on semblait l’avoir oublié.

– Le roi est prisonnier, dit Robin, et le prince de Galles, maudit soit-il ! entre demain à Poitiers. »

La douleur assombrit tous les visages. C’était un silence de désespoir.

– Que Dieu protège l’Angleterre dans les siècles des siècles ! dit le nain.

– Qui t’a conduit ici, fou d’un prince plus fou encore ? dit Robin. Je t’ai vu fuir dès le commencement de la bataille, emporté par un cheval fougueux.

– Tu mens, fils de vassal, dit le nain ; tu mens. Je sors de la taverne de maître Alain, où j’ai vidé les brocs toute la soirée ; et si j’en suis sorti si tôt, c’est parce que les brocs étaient vides, et que les verres étaient cassés.

– Qu’on l’accroche à l’orme de Saint-Jean ! » s’écria Robin.

On s’empara aussitôt du nain qui sentit alors seulement les fumées du vin s’exhaler de son petit cerveau. On le traîna, la corde au col, hors de l’étable, au pied d’un grand orme aux rameaux duquel pendait une corde ; il demanda alors, pour grâce dernière, qu’on lui permît de sonner une fanfare, ce qui lui fut accordé ; sa trompe qu’il emboucha murmura des sons lugubres et prolongés.

– Il ne vient pas ! dit-il tristement ; il faut donc être pendu seul !

– Qui appelles-tu ? Dit Robin.

– Mon frère, répondit le nain.

– Console-toi, répliqua Robin ; j’ai vu le corps de ton frère que les loups déchiraient à la lisière du bois.

– Je meurs content ! » dit le nain, et il ricana horriblement.

La matrone qui tenait la lampe l’éleva à la hauteur de son front ; on hissa la corde, et le nain demeura suspendu et sans vie.

Robin raconta comment, confondu parmi les fuyards, il avait à travers champs gagné Poitiers, et comment il avait lancé sa dernière flèche, du haut des murailles de la ville contre les Anglais qui enfonçaient déjà les portes.



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