Aloysius Bertrand
(1807-1841)
Lettres à David d’Angers
Paris, le 18 septembre 1837. Monsieur, Si vous avez oublié le jeune poète qui signe son nom au bas de cette lettre, il n’a pas oublié, lui, avec quelle bonté vous lui avez offert, il y a dix-huit mois, votre amitié. Hélas ! vous ne saviez pas, lorsqu’un soir vous me serriez si chaleureusement la main chez le libraire Eugène Renduel, et lorsque, quelques jours après, vous daigniez monter chez ma mère, demandant, moi sorti, à me voir, non, vous ne saviez pas à quels combats ma douloureuse existence était alors livrée. J’eus honte de vous laisser deviner les souffrances de mon intérieur, et, courbant le front devant une nécessité impitoyable, j’ajournai les relations d’une amitié qui m’eût été bien chère au temps où un peu de gloire, aurait absous mon honnête pauvreté. Vous dûtes me reprocher un grave oubli, ou m’accuser d’une profonde ignorance des égards sociaux. J’étais moins impoli que malheureux. Eh bien ! Monsieur, les jours se sont écoulés, et mon jour n’est pas venu. Je ne suis encore que le ver qui dort dans sa chrysalide, attendant que le pied du passant l’écrase, ou qu’un rayon de soleil lui donne des ailes. Gaspard de la Nuit, ce livre de mes douces prédilections, où j’ai essayé de créer un nouveau genre de prose, attend le bon vouloir d’Eugène Renduel pour paraître enfin cet automne, et un drame à peu près reçu à la Porte Saint-Martin, n’a guère la chance d’être joué que cet hiver. Comprenez, Monsieur, à l’effort que je fais aujourd’hui en vous écrivant ces détails, toute la fatalité de ma position. Un homme à qui je dois une centaine de francs s’est présenté chez moi ce matin pour me les réclamer avec une insistance et une brutalité qui m’ont réduit au désespoir. Plongé dans une vie contemplative, cloîtré dans l’étude et dans l’art, isolé, inconnu à tous, c’est avec un serrement d’angoisse inexprimable qui refoule tout mon sang vers mon cœur, que je vous confie ma peine. Vous serait-il possible, Monsieur, de me prêter cette somme de cent francs qui vous serait fidèlement rendus avant la fin de l’hiver ? Ah ! Monsieur, l’intérêt que vous m’avez témoigné ne serait-il qu’une illusion, ou ne me serait-il plus permis de m’en souvenir ? Que vous dirai-je ici du Panthéon ? Les magnifiques pierres qu’a sculptées votre ciseau sont une œuvre admirable d’artiste qui redira à la postérité une belle action de citoyen. J’aurai l’honneur de venir vous remercier dès que j’aurai un peu renoué mon fuseau à ma quenouille, dès que j’aurai un peu secoué les ennuis qui m’assiègent dans ma retraite. En attendant, je vous prie de croire à ma vive reconnaissance et à mon profond respect. Louis BERTRAND Hôpital Necker, 24 mars 1841. Mon cher monsieur David, mon père, mon ami. Je soupire après vous comme le cerf du désert après les fraîches fontaine de la Bible. Un subit et violent dévoiement (pardonnez-moi l’expression) m’a jeté dans une si grande faiblesse que j’ai peine à soulever la couverture de mon lit pour me retourner. Si ma maigreur continue, je ne tarderai pas à ressembler au squelette de fer de Saint-Sulpice. Ah ! si j’avais seulement le tiers de l’embonpoint de l’écorché de Houdon ! Le dévoiement a fait suspendre ou supprimer la potion stibiée – voilà où j’en suis, ô le plus indulgent des amis ! ô homme simple et antique dont le type ne se retrouve plus que dans Plutarque ou dans les marbres grecs et romains de votre atelier ! M. Bricheteau, qui s’était fait suppléer depuis quatre jours par son interne, était de retour ce matin dans la salle. Il m’a dit que vous étiez allé le voir, qu’il n’était point à Paris, quand vous avez déposé votre carte chez lui, et il m’a témoigné combien il regrettait que son absence l’eût privé de l’honneur de s’entretenir avec vous. L’interne de la salle, qui est d’Angers, m’a demandé avec feu de vous être présenté. Il désire ardemment savoir le jour et l’heure où vous viendrez. – En résultat, votre démarche, je n’ai pas eu de peine à m’en apercevoir, a produit le meilleur effet, et m’a semblé à la fois engager son amour-propre comme médecin et stimuler son intérêt pour moi comme homme. J’ai un pied et demi dans la fosse, mais je suis tranquille et résigné comme un malade en qui va s’éteignant la passion en même temps que la vie. Si je n’ai pas le traité de l’immortalité de l’âme sous mon oreiller, le l’ai là, dans mon cœur. – J’attends et je ne compte sur rien, je n’espère ni ne désespère trop. J’ai confiance complète en mon médecin. La Providence fasse le reste ! Il a fallu m’y prendre à plus de dix fois pour écrire cette lettre. Et maintenant voilà que je retombe exténué sur mon oreiller ! Oh ! que je suis exténué à fond ! Tout à vous, c’est-à-dire tout un cœur reconnaissant et fidèle. Quant au corps, ne parlons pas de ces tristes lambeaux. L. BERTRAND, Hôpital Necker, 27 mars 1841. Mon cher ami, J’ai été profondément étonné et affligé d’apprendre que vous étiez malade et alité lorsque je vous croyais occupé à vos beaux moules dans votre atelier, d’après quelques mots que m’avait dits ma mère. Eh ! comment ne seriez vous point malade ! Votre amitié profonde et ardente s’est consumée du matin au soir en démarches sans nombre, depuis quinze jours, pour un pauvre barbouilleur de papier que ses visions chagrines et son orgueil sauvage et insociable gîtent au lit de Gilbert, qui était, lui parfois, un admirable poète ! – C’est à moi que vous devez vos souffrances ; à nul autre ! ô mon bienfaiteur, vous m’êtes trop dévoué ! Vous me prouvez trop votre intérêt ! Vous m’accablez d’une dette qu’une longue vie ne pourra jamais acquitter, et j’ai peut-être si peu de jours devant moi ! Si du moins je pouvais vous serrer la mains, et joindre mes sollicitudes à celles de votre famille ! Ce qui me tranquillise, c’est de savoir que les soins vous sont prodigués. Puissent mes vœux hâter votre complète guérison ! Me voilà sous l’influence d’un nouveau traitement : je subis en ce moment le lourd supplice de l’empoisonnement par l’opium, la tête me tombe des épaules, les oreilles me sifflent, la fièvre me dévore, et quand vous aurez lu ma lettre, vous saurez mieux que moi ce que j’ai mis. (Excusez les fautes d’orthographe dans cette lettre comme dans les précédentes). Je suis frappé de quasi imbécillité, et demain, si la potion de cette nuit est la suite de celle d’hier soir, je serai tout à fait imbécile. Je me soumets à tout. M. Bricheteau a l’air de mieux augurer de ce second traitement. Les traitements héroïques ne sont pas heureux sur moi. J’ajourne tout ce que j’aurais à vous dire concernant la proposition d’une maison de santé. Je suis trop faible pour vous transmettre par la plume mes nombreuses observations. Il faut d’abord, je crois, laisser le médecin épuiser sur moi toutes les ressources de la science. Je remettrai ensuite mon corps entre vos mains. Je vous serre, comme je vous aime, contre ce cœur tout plein de tendres et profonds sentiments pour vous. L. BERTRAND. Hôpital Necker, 2 avril 1841. Mon cher ami, Pour l’amour de Dieu, donnez-moi de vos nouvelles. Que je sache au moins que vous êtes en pleine voie de guérison, et qu’il n’y a pas eu de rechute. Enveloppez-vous bien de flanelle, et prenez garde au froid. – Votre silence m’inquiète et m’attriste à la fois dans la solitude où je suis. Je suis dans les poisons les plus violents. C’est avec de l’acide prussique qu’on me travaille maintenant ; ce matin j’ai répondu comme un hébété au médecin, lui donnant les mots les uns pour les autres. J’ai bien de la peine à vous écrire ceci, et si je n’y mettais la plus grande attention, vous pourriez bien remarquer dans ma lettre plus d’une absence d’esprit. L’opium, la belladone, la jusquiame m’offusquent singulièrement le cerveau. Je suis dans un moment de calme, mais il n’y a pas un quart d’heure que j’ai failli me trouver mal. Le vinaigre est venu heureusement à mon secours. C’est bientôt l’heure où les envies de vomir, produites par une tisane (émétisée) dite orangée, vont commencer à me soulever l’estomac terriblement et sans résultat, ce qui durera jusqu’à huit heures. Alors le supplice de la nuit. Une potion infernale qui me casse bras et jambes. Je l’ai étrennée la nuit dernière, et elle m’a ôtée la moitié de mes forces. Le médecin veut sans doute m’affaiblir, me trouvant trop fort, pour que les syncopes amènent plus facilement une vomique. Mes yeux se troublent et se remplissent d’éclairs. C’est assez, c’est trop. L. BERTRAND. Qu’est-ce que je vous ai dit dans ma dernière lettre ? Je l’ai complètement oublié. Vos oranges étaient excellentes. Ma mère vous a-t-elle convenablement remercié de ma part ? Je voulais vous demander quelques livres ou une livraison ou deux de la Revue de Paris, si vous avez cela par exemple ; mais je ne sais pas comment je serai demain. Hôpital Necker, 19 avril 1841. Mon cher David, mon bienfaiteur, Nous reverrons-nous ? Je suis dans une crise que je crois la dernière. Vivez de long jours et soyez heureux ! Renduel m’a donné pour Gaspard de la Nuit, je ne sais plus à quel titre, sans doute comme prix de la première édition, et comme prix du manuscrit, la somme de cent cinquante ou soixante francs. Il faut une déclaration de lui qu’il ne réclame rien, ou ne réclamera rien plus tard. Craignons le coup du coupe-jarret. Ce manuscrit ensuite, je dois vous le déclare,r est un vrai fouillis. Renduel m’y faisait faire tant de changements. Il est tout à fait provisoire, et devrait être rangé et revu d’avance, feuille par feuille d’impression. C’est donc une œuvre en déshabillé dont mon amour-propre (il est si grand dans les barbouilleurs de papier !) ne pourrait souffrir qu’on examinât les nombreuses imperfections, lacunes, etc., avant que je ne l’eusse remis dans ses habits décents. Si je vis dans huit jours, faites-moi le plaisir de me remettre le manuscrit. Si je suis mort à cette époque, je le lègue et le livre tout entier à vous, mon bon ami, et au si bon Sainte-Beuve qui fera tous les retranchements, modifications qu’il croira convenables. Le manuscrit a besoin d’être réduit au tiers au moins, et la première préface doit être entièrement supprimée. Gaspard de la Nuit est un ouvrage ébauché dans beaucoup de ses parties, j’ai bien peur de mourir tout entier. M. Victor Pavie exige le retranchement de toute chose qui froisserait ses sentiments religieux. Il y aurait donc quelques pièces et quelques phrases à supprimer. Je bats la campagne et ma cervelle s’enveloppe de vapeurs. Sais-je ce que je vous écris ? Ma tête commence à s’affaiblir. Je vous embrasse comme je vous aime, de tous les sentiments de mon âme pour vous, et vous savez quels ils sont ! Mes serrements de main très affectueux à l’excellent M. Sainte-Beuve. L. BERTRAND. |