Théodore
de Banville
(1823-1891)
Note romantique
(1876)
C'était en 1842, lorsque le romantisme, pareil à un beau soleil qui se couche, jetait ses dernières lueurs embrasées. Alors âgé de vingt ans, le poète Pierre Suzor, dont les vers ont si divinement exprimé les angoisses et les douleurs particulières à la vie moderne, ressemblait exactement au portrait qui est resté de lui ; un large front de penseur, des yeux profonds et clairs, un nez hardiment modelé, des lèvres rouges et charnues, un menton volontaire sur lequel courait une naissante barbe noire, et une longue chevelure frisée à la Paganini, faite de serpents noirs, lui donnaient, avec son teint pâle et chaud, une beauté curieusement attrayante et originale. C'était un matin du mois de mai, tiède, parfumé et chaud ; les parisiens savouraient un de ces temps d'idylle classique faits pour exaspérer un amant de la nuit et un chantre de la douleur humaine : aussi en se promenant dans le Luxembourg, Pierre Suzor irrité par la splendeur des gazons, par la joie des oiseaux et par la triomphale sérénité des roses, éprouva-t-il le besoin de faire immédiatement un mauvais coup. Il ne s'agissait de rien moins que d'aller 11, rue Laffitte, chez la célèbre Rosa Valori, et de lui déclarer son amour. Comme tous les poètes d'alors, Pierre avait obéi à la tradition du seizième siècle en se choisissant une idole à célébrer ; mais quoique Rosa Valori fût la seule cantatrice qui, après Mlle Falcon, eût possédé l'art de la tragédienne, il ne l'avait jamais admirée au théâtre, car il fuyait l'Opéra comme la peste, et professait pour le drame musical une antipathie connue seulement des rimeurs lyriques. Il se bornait à la contempler quand elle passait dans sa voiture, ou lorsqu'elle sortait à pied enveloppée dans un châle, qu'elle savait rendre plus noble que le gracieux vêtement de la Polymnie. Non-seulement Suzor aimait à la passion sa tête spirituelle, pensive et farouche, mais il reconnaissait en elle son idéal, car svelte, mince et, tranchons le mot, parfaitement plate, elle était tout-à-fait cet ami avec des hanches qu'il se plaisait à chanter comme le type d'une maîtresse parfaite. Afin de ne pas laisser évaporer ses criminelles intentions, le poète marcha tout d'un trait jusqu'à la rue Laffitte ; par un hasard malheureux, la cantatrice était sortie. Mais comme justement elle attendait quelque parent qui devait arriver d'Italie, elle avait ordonné à sa servante Giulietta d'introduire le visiteur inconnu qui se présenterait, et de lui faire de son mieux les honneurs de la maison. Voilà comment Suzor se trouva installé dans un petit salon de satin blanc et noir, orné d'antiques dentelles d'or, autour duquel courait un divan bas, relevé d'agréments rouges ; il avait à la portée de sa main une table d'une excellente hauteur, construite à souhait pour écrire des vers, et sur laquelle étaient placés des gâteaux d'amandes de pin et une bouteille de vin d'Espagne que Giulietta lui avait apportés. - Ah ! ça, ma chère, que fume-t-on ici ? demanda Suzor qui déjà était à mille lieues de la réalité et composait dans sa tête une ode farouche, dans laquelle il peignait une femme poignardée au milieu de ce décor raffiné et funèbre, fait à souhait pour le plaisir des yeux. - Giulietta ouvrit les tiroirs d'un cabinet antique, où le poète trouva des tabacs exquis, des papiers à cigarettes et de blonds cigares très secs ; mais cette génoise, belle comme un jeune diable, ne s'en allait toujours pas, comme attendant quelque post-scriptum. Et en effet, au milieu de sa fièvre créatrice, Suzor, buvant à petites lampées son vin d'Espagne et roulant furieusement des cigarettes, était tourmenté par la vision de ses blanches dents de faunesse riant dans des lèvres de pourpre ; si bien que, dans sa distraction, il prit dans ses bras Giulietta et couvrit de baisers son cou et sa tête renversée, dont la chevelure dénouée l'inonda d'une toison fauve. Mais tout-à-coup, ayant trouvé deux rimes vraiment extraordinaires et qui se voyaient accouplées pour la première fois, il repoussa loin de lui la jeune fille en lui criant d'une voix formidable : « Laisse-moi travailler ! » Giulietta, sans demander son reste, s'enfuit comme une biche blessée, et Suzor qui se mit à noircir les feuilles d'un grand papier azuré, savoura pour la première fois depuis longtemps le plaisir d'exécuter une oeuvre en même temps qu'il la concevait, et de l'écrire dans un milieu qui lui fût exactement approprié, car pour encadrer sa femme poignardée, il décrivait sans y changer une torsade, le décor qu'il avait sous les yeux. La chambre, littéralement pleine de fumée, se trouvait dans les justes conditions du lointain poétique, la plume courait sur le papier avec une fièvre ordonnée et rhythmique, la figure de femme s'arrangeait à souhait, et les agréments rouges du divan, correspondant au sang versé par la blessure de la victime, faisaient un rappel de couleur d'une harmonie vraiment musicale, lorsque le bruit irritant d'une robe de soie éveilla le poëte en sursaut. C'était Madame Valori qui rentrait chez elle. - Qu'est-ce encore que cela ? cria Suzor éperdu. Vous savez que je ne veux pas être dérangé quand je fais des vers ! - Mais Monsieur, dit Madame Valori, il me semble que c'est vous qui n'êtes pas chez vous. - Ah pardon ! dit Suzor à qui la mémoire était revenue et qui s'était levé avec les meilleures façons d'un homme du monde. Voilà, je me rappelle, il y a très-longtemps que je suis amoureux de vous, et je venais vous faire une déclaration d'amour. - Giulietta, dit Madame Valori à sa camériste qui venait d'entrer, emmène ce Monsieur qui est fou. Suzor jeta sur la cantatrice un regard de pitié, doux et amer, mais il ne se mit pas moins à plier ses feuillets avec le soin minutieux que les bons poëtes apportent à ce genre d'occupation. Cependant Rosa lisait par dessus son épaule, et d'une voie courroucée encore, mais déjà un peu adoucie par l'admiration, elle murmura à son oreille : - Mais, lisez-moi donc ça, ça a l'air joli. - Madame, hurla Suzor furieux, en mettant son poëme dans sa poche et en saisissant fiévreusement son chapeau, apprenez que je n'écris rien de joli et que je ne fais que des vers féroces ! Et il regarda Rosa Valori comme pour la dévorer, mais la voyant si belle, d'une beauté raffinée et intellectuelle, il ne voulut pas avoir tout perdu, et saisissant comme une proie la main longue et pâle de la cantatrice, il y posa d'ardents baisers, exempts de toute affectation. Puis il s'élança dans l'escalier, tandis que Rosa, un peu rêveuse, ouvrait toutes grandes les fenêtres du petit salon, pour y laisser entrer l'air parfumé des jardins voisins. Deux ans plus tard, Pierre Suzor était devenu célèbre et dans tout Paris il n'était question que de ses poëmes. Comprenant bien qu'en lisant ces vers tout remplis d'elle, on s'imaginait naturellement qu'elle avait aimé Suzor, Rosa sentit qu'il y avait là une situation fausse, qu'il fallait faire cesser, et, par un soir d'hiver, elle alla droit au monstre, c'est-à-dire à l'hôtel Pimodan, où le poëte habitait un appartement meublé avec une richesse farouche et singulière. Le portier avait l'ordre de donner la clef aux personnes qui se présenteraient ; Rosa la prit, et résolument monta dans l'antre de Suzor, où un grand feu de tapaze et d'azur brûlait dans la cheminée. Elle s'amusa de l'étonnant papier de tenture à ramages rouges et noirs, des dorures flamboyantes, des cuivreries, de la tête sombre et douloureuse peinte par Delacroix et du tapis de Smyrne fait de carrés rapportés, où contrastaient des oiseaux violents et absurdes. Puis elle eut soif et but de l'eau pure dans un verre de Venise ; puis elle trouva un Pétrarque en italien, délicieusement relié, et se mit à lire. Puis elle ôta son manteau de fourrure ; mais comme elle était très-frileuse, ayant aperçu une robe chinoise dont la pourpre et le violet étaient d'une splendeur tragique, elle la passa par dessus ses vêtements. Alors elle sentit un bien être délicieux, oublia tout et continua sa lecture en laissant fuir les heures. Elles avaient fui en effet d'un vol bien rapide et bien silencieux, car deux heures du matin sonnaient aux églises quand la porte s'ouvrit et livra passage au poëte. Alors Rosa Valori, montrant ses blanches dents, leva vers lui ses beaux yeux de flamme, et d'un ton de reproche excessivement tendre : - Ah! mon cher Pierre, lui dit-elle, savez-vous que vous rentrez joliment tard aujourd'hui ! |