Théodore de Banville
(1823-1891)

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Le Génie des Parisiennes
Conte pour les femmes
(1876)


Paris est la ville artiste et poète par excellence ; mais les plus grands artistes et les plus grands poètes de Paris, ce sont les Parisiennes. Pourquoi ? Parce que, tandis que ses peintres, ses rimeurs et ses statuaires, en évoquant l’âme du passé ou en saisissant par une prodigieuse puissance de compréhension l’esprit de la vie moderne, produisent seulement des œuvres idéales et fictives, les Parisiennes imaginent, achèvent, complètent à chaque instant une œuvre réelle et vivante, car elles se créent elles-mêmes.

Et c’est un mot qu’il faut prendre au pied de la lettre ! Car de même que la nature avait borné son effort à inventer l’églantine, et que de l’églantine le seul génie de l’homme a fait cette fleur splendide, farouche, enivrante, délicieuse, qui se nomme la Rose, de même les hasards de l’histoire et de la vie sociale n’avaient abouti qu’à nous donner des femmes nées à Paris ou habitant Paris ; mais de ces êtres quelconques, la Parisienne se recréant, se modelant, se façonnant elle-même d’après un merveilleux idéal de beauté, de grâce, d’élégance et de jeunesse, a fait cette créature inimitable, épique, savante comme un dieu, et en apparence ingénue comme un enfant : la Parisienne !

Les Parisiennes font d’elles-mêmes ce qu’elles doivent et veulent être, et d’abord, avant tout, elles transforment leur corps et leur beauté, non par le maquillage et les artifices (car ce serait une manière trop simple d’expliquer des chefs-d’œuvre ! ), mais par la constante action d’un génie créateur. Le corps et aussi l’âme qu’elles ont reçus en naissant, sont pour elles de simples matériaux qu’elles mettent en œuvre. Le corps, elles le rendent beau par une gymnastique multiple et diverse, et surtout par le désir obstiné de la beauté. L’âme, elles la perfectionnent et pour ainsi dire la font éclore par une intuition absolue de tout, par le don inné et cultivé sans cesse de la synthèse, et par un amour de l’ordre et du rhythme qui produit toutes les grâces, et même la vertu ! Elles achèvent, coordonnent, proportionnent l’ouvrage rudimentaire, et dans l’étonnant miracle de leur éclosion spirituelle et physique, elles sont à la fois le statuaire et le bloc de marbre.

Leur principal caractère est l’inspiration. Ainsi au théâtre, à une première représentation, leurs toilettes sont ce qu’il faut qu’elles soient pour la circonstance fortuite qui se produit, et qui ne pouvait être prévue. Par exemple, si un prince, sans s’être fait annoncer à l’avance, assiste à la représentation, les toilettes des Parisiennes (poèmes toujours inouïs d’inventions et de mélodie, car ainsi que dans une peinture de Delacroix, il y a été tenu compte même des reflets de reflets !) sont précisément ce qu’elles doivent être dans une salle où il y a un prince ! Ceci évidemment affirme l’existence d’un magnétisme par lequel les idées se communiquent en dépit des obstacles de temps et de lieu, indépendamment de leur forme, et pour ainsi dire, s’aspirent, se respirent comme l’air.

Les Parisiennes traduisent en modes les idées générales ! Ainsi elles avaient exprimé ce qu’il y eut de rassérénant et de familial dans le bourgeoisisme de Louis-Philippe, par des bandeaux plats d’une netteté et d’une propreté qui charmaient le regard, en faisant par derrière, avec les cheveux, un simple huit, coiffure dont on retrouve la parfaite image dans les lithographies de Devéria, dans les statuettes de Barre, et dans la collection longtemps exposée au passage Vivienne, pour laquelle le modeleur italien Flosi avait moulé les bustes de mademoiselle Plessy, de Déjazet, de madame Doche, des sœurs Ellsler.

Sous l’empire, au contraire, lorsque l’expansion de l’or et de la fièvre des combinaisons financières eurent produit une vie d’éblouissement et de fantaisies, les Parisiennes encore se mirent à l’unisson de cette renaissance exaltée, en adoptant pour coiffure des frisons, des fouillis de boucles et de tresses plus compliqués et touffus que ceux dont se couronnait le front des Dianes du seizième siècle, et de fabuleux chignons qui, en somme, avaient une grande tournure. Mais comme il est dans leur destinée d’être essentiellement égarantes, décourageantes pour les femmes étrangères, dès que par leur exemple elles eurent décidé les femmes des Amériques et des plus lointaines Australies à s’accrocher dans le dos de lourds faux chignons, si bien que dans tout l’univers, les femmes chauves se crurent décidément en sûreté, les Parisiennes se mirent à relever leurs cheveux par derrière, à en montrer les racines. Et que firent celles qui n’en avaient pas ? Elles en eurent. Puisqu’il le fallait !

Prendre à l’antiquité, à l’Orient, à tous les temps ce qui a fait leur élégance particulière, et, sans le détruire, le réduire à la formule parisienne, telle est la constante occupation de ces grandes artistes. A quoi croyez-vous que pensait mademoiselle Rachel, lorsque chantant devant le public la plus belle musique du monde, je veux dire la poésie de Corneille et de Racine, elle ressuscitait Hermione, Phèdre, Camille, Chimène, Roxane, Monime ? A traduire l’impression que donnent chez le poète ces idéales figures ? Oui, sans doute, mais accessoirement, car elle s’occupait bien plutôt de les dévaliser, de prendre à chacune d’elles ce qui fait sa grâce spéciale. Et si elle fut grecque, romaine, espagnole, orientale en jouant ces grands rôles, elle le fut mille fois plus en Parisienne se promenant à pied sur le boulevard, car le type le plus accompli de beauté suprême qu’il ait jamais été donné à personne de voir, c’est mademoiselle Rachel portant un châle de l’Inde, comme elle portait la pourpre des dieux, et elle réalisait alors un chef-d’œuvre d’harmonie et de proportion égal à celui de la Polymnie !

Je parle d’elle à dessein, car statuaire modelant sa propre chair et les lignes de son visage, elle le fut plus que toutes les autres Parisiennes réunies. Un visage maigre avec un grand front bombé, des yeux d’ombre enfoncés, une bouche rentrée, un grand menton pointu, un corps osseux et des bras maigres, voilà ce qu’elle avait reçu de la nature ; à force de génie, de volonté, de passion, d’amour et d’or dépensé à de belles choses, ce qui est la grande alchimie, de toute cette attirante laideur de petite guitariste des rues, elle avait fait la Rachel qu’on a connue, une femme de Corinthe ou de Syracuse, ayant en plus le geste moelleux des Coysevox, l’intensité d’un Gavarni, une lèvre que cherche la lumière et dans ses sombres yeux la subtile flamme de l’esprit !

Quel âge a une Parisienne ? Question grave à laquelle il faut tout de suite répondre très-nettement. La première magie, le premier prodige, le premier devoir d’une Parisienne, c’est de supprimer l’âge et tout ce qui y ressemble. Car la nature, songeant surtout à la reproduction de la race, n’a donné à la femme que cinq années de beauté et d’absolue jeunesse ; mais la Parisienne a créé pour elle-même une jeunesse absolument voulue, qui dure trente ans, car il faut ce temps-là au moins pour arriver à compléter et à finir l’être étonnant et charmant qu’elle est. Et j’insiste là-dessus que cette magie consiste non à peindre, à dissimuler les rides, à remplacer les cheveux tombés, les chairs flétries, mais à n’avoir rien de tout cela. La véritable Parisienne, et c’est ce qui fait sa force, ne connaît ni le marchand de cheveux, ni le dentiste, ni le parfumeur, et se lave avec de l’eau pure, comme une religieuse.

Si vous voulez savoir comment agira une Parisienne dans une circonstance donnée, prenez le contre-pied du lieu commun généralement admis, et vous le saurez exactement. Soyez assuré qu’elle fera toujours le contraire de ce qu’indique le vulgaire poncif d’élégance ou d’esprit, et la fausse sentimentalité de romance. Ainsi : excellente écuyère, cela va sans dire, elle ne sera pas une amazone tumultueuse, ne s’élancera pas du haut des rochers et ne franchira pas de torrents, pour ne pas ressembler à une héroïne de Kepsake. Elle ne sera jamais malade ! On ne le verra qu’aux heures où elle veut être vue,  toujours en scène et toujours naturelle. Elle ne servira chez elle, à ses invités, ni faux turbot, ni faux vin de Madère, ne fera pas de tirades, et non-seulement elle évitera toutes les plaisanteries banales (contre la poésie, l’Académie, les maris trompés, etc.), mais elle ne prononcera jamais un mot qui puisse servir de trait dans un vaudeville ou à la fin d‘une nouvelle à la main. En amour elle sera correcte, et jamais, quoi qu’il arrive, ne fera rien qui, de près ou de loin, puisse ressembler à une situation de roman : aussi, l’homme véritablement aimé d’une Parisienne est-il plus qu’un dieu !

Jamais étonnée, et comprenant tout, sans jamais demander aucune explication, même si on prononce devant elle un mot de la langue sanscrite, en revanche elle aimera mille fois mieux mourir dans les tourments que de prononcer jamais un mot technique, ou appartenant à un argot spécial de métier ; car garder l’admirable langue vulgaire et la défendre contre les marchands de nouveautés, les savants, les médecins et les cuisiniers, est encore un des plus grands problèmes que résolve et défie, à chaque minute, l’inépuisable génie des Parisiennes.

                   Théodore de Banville
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