Théodore de Banville
(1823-1891)

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Enfantillages
Conte pour les femmes
(1885)


COMME on le sait, Mme Antoinette Dorry, qui n'a pas encore vingt-huit ans s'est placée au premier rang nos peintres ; ses tableaux et ses aquarelles de fleurs lui sont achetés à des prix fous avant d'être achevés, et depuis longtemps déjà échappent à la    tyrannie des marchands. Très pareille à la Violante du Titien par son épaisse chevelure fauve et par l'ampleur de sa beauté, à qui elle dut cette mauvaise fortune, Mlle Antoinette Hamme avait été mariée toute jeune à un vieillard insupportable et cacochyme. M. Dorry eut cependant l'esprit de mourir, en lui laissant beaucoup d'argent, avant qu'elle eût atteint sa vingtième année, et certes la veuve très consolable n'aurait eu alors qu'à choisir dans le troupeau de ses adorateurs. Mais, tout à fait mise en défiance par la première expérience qu'elle avait faite, elle s'en tint là, et n'éprouva nulle envie de recommencer.

D'ailleurs, du vivant même de son mari, elle avait trouvé dans l'art l'oubli de ses misères et un aliment à toutes les flammes qui dévoraient sa pensée. Élève d'un des premiers maîtres de ce temps, Mlle Hamme avait fait de la peinture au hasard, sans trouver sa voie particulière ; mais emmenée par M. Dorry dans la magnifique propriété qu'il possédait à Meudon, et dont les jardins sont célèbres, elle y découvrit les fleurs, et trouva du premier coup la vocation de son génie.

Dans cette maison de campagne devenue, dès qu'elle fut seule, son habitation unique, Antoinette se mit à peindre en plein air, luttant d'un coeur extasié et plein d'amour avec les pourpres, les splendeurs, les chairs vivantes des décourageantes fleurs, et c'est ainsi, étreignant l'impossible, racontant l'inénarrable, fixant l'impression fugitive, forçant la couleur stupéfaite à frémir et à chanter, qu'elle a acquis son merveilleux talent, dont la virtuosité ne ressemble à aucune autre. Ses roses et ses pivoines fières, sanglantes, caressantes, farouches, ont l'héroïsme des guerrières et des reines ; ses pervenches sont un rêve mélancolique au bord des eaux courantes, et il suffit à ses lilas blancs de s'épanouir auprès d'une étoffe d'un bleu éteint et glacé d'argent pour raconter les féroces combats de la vie élégante. Elle a su peindre des violettes qui, contrairement au madrigal généralement admis, ne sont pas modestes, et des géraniums où sourit la gloire tranquille du rouge.

Ainsi, par un tel combat de chaque minute contre les invincibles colorations de la nature , elle a trouvé le moyen de remplir sa vie. On n'oserait affirmer à coup sûr qu'elle n'a pas aimé, et ce sont là des questions délicates ; mais, en tout cas, l'amour a très peu tenu de place dans l'existence de cette grande artiste, bien moins curieuse de lire dans le coeur d'un homme que de savoir quel brasier incendié dans sa fraîcheur fait resplendir le coeur enflammé d'une rose.

Il y a deux ans à peu près, Antoinette reçut la visite du commandant Gérard de Seigne, qui, à Decize, leur ville natale, avait été le meilleur ami de sa petite enfance.

— « Ma chère Antoinette, dit ce bon et brave soldat, je vais vous demander un très grand service. Je comptais rester à Paris, et j'y veillais sur Paul Morsa, le fils de la charmante soeur que j'ai perdue. Mais un ordre du ministre m'envoie en Afrique ; je ne sais combien de temps j'y resterai, et pendant ce temps-là, si vous ne me venez en aide, ce pauvre enfant sera prisonnier dans son lycée. Vous faites sortir votre neveu Eugène Thiliot ; j'ai pensé que vous pourriez faire sortir aussi le mien ; ainsi ils pourraient être amis et compagnons, et mon pauvre Paul ne passerait pas ses dimanches de soleil dans une geôle.

— Je n'ai rien à vous refuser dit Antoinette, et la chose sera bien facile si Paul a le même caractère que mon cher enfant. Eugène est un petit archéologue qui, si Dieu lui prête vie, découvrira des Ninives et des trésors de Priam. Dès qu'il arrive ici, où, je voudrais le voir jouer et courir, il va s'asseoir sous une tonnelle avec quelque grand livre à images, et dans cette maison pleine de servantes et de fillettes, il rougit et se cache, s'il en voit passer une. Il est lui-même une vraie fille.

— Ah ! fit Gérard de Seigne, nous sommes bien loin de compte !

— Quoi ! dit Mme Dorry, votre Paul serait-il un mauvais enfant ?

— Non, dit Gérard, il est bon, généreux à donner sa chemise, ardent au travail, dévorant les livres et les histoires, et à treize ans qu'il a, je crois, Dieu me pardonne, qu'il sait déjà beaucoup de grec ! Mais il est fort comme un homme de vingt ans, et sans le vouloir, il casse les bancs et les pupitres. Paul, dont l'avenir ne m'inquiète pas, sera un bon soldat comme tous les hommes le sont dans notre famille, étrangère à toute mercerie ; mais, en attendant, que faire du sang impétueux qui coule dans ses veines ? Il a commencé à rendre la justice à la façon de Thésée et d'Hercule ; mais, à son lycée, il a battu tant de grands que les petits ne sont plus jamais battus. Je ne vous réponds pas, ma chère Antoinette, qu'il ne cassera rien chez vous ; mais mon neveu, qui sera mon unique héritier, est déjà très riche, et si vous daignez accueillir ma prière, il ne sera du moins pas pour vous une    cause de ruine ! »

Gérard voulait amener lui-même son neveu à Mme Dorry, mais il fut forcé de partir plus tôt qu'il ne l'avait pensé, et ce fut la grande artiste qui, le dimanche suivant, alla chercher au lycée le jeune Morsa. Tout de suite, cil la voyant, Paul fut dompté, enchanté, soumis ; il voua une admiration sans bornes à Mme Dorry, qui lui parut, comme elle l'était en effet, divinement bonne, et belle comme un ange ; il prit l'habitude d'obéir à son regard et à son sourire, et tout de suite aussi, il éprouva une tendre amitié fraternelle pour Eugène Thiliot qui, faible, mince, d'une nature toute féminine, ne lui venait pas à l'épaule. Pendant de longues heures, Paul regardait peindre Mme Dorry, et silencieusement la contemplait, tandis qu'Eugène lisait ses grands livres ; mais une fois qu'il était lâché dans les jardins, où il forçait son petit ami à courir et à s'essouffler, il saccageait les roses, jetait le trouble, et rien qu'en y touchant, brisait les râteaux et les bêches.

Antoinette comprit que, si on n'occupait pas son exubérance ailleurs, il n'y aurait bientôt plus de jardins ; elle fit acheter des chevaux, et emmenant Eugène dans la campagne, Paul lui enseignait l'équitation ; mais, il fallut les remplacer, ces chevaux, très souvent, parce que Paul les ramenait fourbus. D'autres fois, les deux enfants revenaient de la forêt sans chapeaux et avec leurs habits déchirés ; ils en revenaient toujours les poches vides, pour peu qu'ils eussent rencontré des pauvres sur leur passage ; parfois même, ayant épuisé l'or et la monnaie de sa bourse, Paul ramenait des mendiants avec lui, et levant ses grands yeux fauves vers la belle Antoinette, lui demandait l'aumône pour eux.

La grande artiste s'était prise d'une profonde affection pour ce petit géant sauvage, qui, ne sachant quel emploi faire de sa force, soulevait des pavés au dessus sa tête ou battait les murs à coup de poings, mais qui, devant elle, était doux et muet d'extase comme un chien soumis. Elle devait l'aimer plus encore. Un jour qu'elle se promenait avec lui au fond des grands jardins, ils virent venir jusqu'à eux des flots de fumée, et vite, emmenant avec eux le jardinier et d'autres serviteurs, ils coururent vers la maison. Le feu venait de prendre à un pavillon où le petit Eugène avait emporté des livres pour y travailler ; la fumée et les flammes sortaient par la fenêtre ouverte, léchaient les murs, et on vit apparaître, puis se retirer aussitôt la tête de l'enfant à demi étouffé. Tandis que les domestiques hésitaient et qu'on entendait les cris désespérés d'Eugène, Paul saisit une échelle, la dressa contre la muraille, s'élança dans le pavillon, et au bout de deux minutes, qui parurent bien longues, redescendit, les cheveux roussis, le visage et les habits brûlés, et tenant dans ses bras le petit Eugène évanoui. Ce fut lui seul qui le porta dans la maison et qui, aidé par Mme Dorry, le soigna et le rappela à la vie, et le ranima sous ses tendres baisers fraternels.

Après cela, on pense bien que Paul eut tous les droits de se livrer à sa turbulence ; aussi ne s'en fit-il pas faute. Par un dimanche de juillet, chaud, doré et éclatant de soleil, comme Mme Dorry peignait tranquillement dans son atelier, Paul entra comme l'ouragan, rouge, échevelé, violent, sa tunique mal gaunée, et tenant à la main des cadavres de fleurs déchirées et mortes. En même temps montaient des jardins des plaintes de femmes, pareilles au choeur désolé des Océanides.

— « Qu'est cela ? » demanda M Dorry.

Mais Paul, indompté et farouche, baissa la tête et ne répondit rien.

— « Allons ! viens avec moi, » dit Antoinette, qui posa sa palette et ses brosses, et Paul la suivit, révolté comme un tigre qu'on fouetterait. En arrivant dans le jardin, au pied d'une statue d'Hercule enfant, ils trouvèrent la femme de chambre Francine, qui pleurait comme une fontaine.

— « Qu'avez-vous à pleurer, mon enfant ? dit Mme Dorry.

— Hélas! madame, c'est M. Paul qui, en m'embrassant, m'a toute déchiré ma robe.

— C'est très mal ! dit Antoinette. Vous achèterez à Francine une robe beaucoup plus belle, et vous aurez soin de ne plus l'embrasser. »

Plus loin, ils rencontrèrent la lingère Brigitte, qui pleurait toute, les larmes de ses yeux, parce que M. Paul, en l'embrassant, lui avait brisé son peigne. Plus loin encore, la petite jardinière Denise, penchée sur le puits et tout en larmes, à qui M. Paul, en l'embrassant, avait cassé sa cruche !

Il fut sérieusement invité à leur acheter un peigne neuf et une très belle cruche neuve, et à ne plus les embrasser jamais. Enfin, lorsqu'on rentra dans l'atelier, Paul fut admonesté comme il faut.

— « Ah çà, décidément, dit Mme Dorry, tu es donc un démon ? Pourquoi as-tu tourmenté ces pauvres filles, et ne vois-tu pas qu'elles ont raison de se plaindre ?

— « Oui, dit Paul d'une voix étranglée, elles ont raison, car ce n'est pas elles que je croyais tenir sur ma poitrine en les embrassant.

— « Et qui donc ? » demanda sévèrement Antoinette.

Mais elle vit les yeux de Paul baignés de pleurs qui ruisselaient sur son visage, et elle s'élança vers le cher enfant pour le consoler; le malheur fut que son peigne, à elle aussi, ne tenait pas bien et que, dénouée subitement, sa fauve chevelure débordée les enveloppa tous les deux, et cacha ce qui allait se passer.

Elle se sentit saisie entre des bras d'acier, et sur ses lèvres se posa un baiser si ardent, brûlant et fou que, stupéfaite et demi-morte, elle le rendit passionnément.

Gérard de Seigne revint d'Afrique beaucoup plus tôt qu'il ne l'avait espéré et tout de suite se présenta chez Antoinette Dorry.

— « Chère madame, lui dit-il, avez-vous eu bien soin de mon enfant ?

— Oh ! oui, très bien », dit-elle. Et comme à ce moment-là entra une belle nourrice nivernaise, qui tenait dans ses bras un bébé colosse, superbe sous ses langes ornés de broderies et de dentelles, Antoinette ajouta avec une gaieté un peu sérieuse :

— « C'est à ce point que ma réputation de bonne gouvernante s'est répandue. Et comme on a trouvé que j'avais si bien soigné cet enfant-là, on m'en a envoyé un autre ! »

(texte non relu après saisie, 12.01.09)

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