Théodore
de Banville
(1823-1891)
Le
malade guéri
(1885)
I
OUI, mon ami, dit Garreta, serrant dans ses bras Lapujade à l’étouffer, c’est pour toi seul que j’ai tout vendu là-bas, et que je me fixe à Paris. J’y viens pour savourer ton triomphe, pour jouir de ta gloire, pour en ramasser les miettes ; car à Sisteron, où nous avons été élevés ensemble, n’étions-nous pas deux frères ? - Eh bien, dit Lapujade, assieds-toi ; je vais envoyer chercher quelques côtelettes, car mon déjeuner à moi te semblerait insuffisant. Je ne mange que des légumes. - Ainsi, reprit Garreta avec enthousiasme, tu es le ténor, le dompteur, l’enchanteur des âmes, le roi de Paris ! Qui m’eût dit cela, lorsque nous étions au collège communal ? Chaque fois que tu fais sortir ton ut de poitrine, on te le paie au prix du diamant, et l’ut dièze, comme s’il était une étoile ! Te voilà logé dans un palais et les tapis sur lesquels tu marches pourraient servir à habiller des princesses. J’ai vu que tu as été décoré de cinq ou six ordres, et quand tu vas à Asnières, on te met dans les journaux. Mais tout cela n’est encore rien ! Ce qui m’enivre, Lapujade, ce qui me monte la tête, c’est ce troupeau de femmes séduites, énamourées, quittées, abandonnées, déchevelées que tu traînes après toi, comme don Juan ! Oh ! toutes ces grands dames fuyant pour toi leurs maris, ces jeunes filles escaladant le mur de leurs pensions avec des échelles de corde, ces princesses d’Orient venant du bout du monde t’apporter, comme à Salomon, des vases pleins de pierres précieuses, à la bonne heure, voilà qui vaut la peine de vivre ! - Tu es bien bon, dit Lapujade. - Aussi, fit Garreta, tu es célèbre comme Agamemnon ! Mille et trois ! ce nombre-là doit te faire sourire, toi qui comptes tes amantes par milliers ! Ah ! j’ai tout lu, je connais par A plus B, je sais sur le bout du doigt l’histoire de tes bonnes fortunes ; mais c’est égal, je veux que tu me la racontes toi-même, fume-moi ce cigare que m’a vendu un contrebandier espagnol ; je pense que ses feuilles sont capables de jouer assez bien leur scène, dans la série des blondes ! - Merci ! dit Lapujade, je ne fume pas. » Et une larme aussitôt réprimée se montra au bord de sa paupière. - Eh bien, qu’est-ce ? fit tendrement Garreta. Tu pleures ? - Écoute, dit le ténor, voilà quinze ans que j’étouffe, faute de trouver un cœur ami où épancher le mien ; il est temps que je parle. Écoute-moi tranquillement comme dans les tragédies ; ne t’étonne pas, quand même je te raconterais un songe, et au fait, je vais t’en raconter un, qui contient toutes les horreurs : c’est ma vie ! Oui, Garreta, les femmes de tous les pays, les princesses, les duchesses, les simples femmes riches et toutes les autres m’admirent et m’adorent, en maillot rouge, en maillot gris clair, en armure de guerrier, en habit de roi ; j’ai vu agenouillées devant moi des figures divines, j’ai vu éparpillés sur ma chaussure l’or et la sombre nuit des plus belles chevelures. On m’enlève dans les rues noires, en me mettant des bandeaux sur les yeux, et on me conduit dans des palais, dans des chambre tendues de soies roses, où m’attend une grande dame humble, soumise, ardente, et où les plafonds sont faits de miroirs, afin que l’image du ténor s’y reproduise à l’infini. Je suis attendu avec de petits festins de friandises, dont un seul coûte le revenu d’une ferme en Beauce, et avec les lettres d’amour que je reçois, on pourrait tendre dans la maison de ton père toutes les murailles et tous les galandages, et habiller encore tous les mûriers de votre jardin ! II
- Mille millions de cigales ! dit Garetta, tu as donc l’appétit d’un tigre pour dévorer tout ça ? - Hélas ! dit tristement Lapujade, voilà justement où je voulais en venir ; je ne dévore rien du tout. Je vis plus chaste qu’une nonne prisonnière dans un in-pace, plus chaste qu’une statue de Victoire sur sa colonne, et qu’un soldat de Napoléon à la Bérésina. Oui, lorsque je me trouve seul avec la dame qui a bravé mille dangers ou mille ennuis pour m’entendre lui parler d’amour, je ne lui en parle pas ; et c’est alors que je dois me tirer d’affaire pour d’humbles aveux ou, à la rigueur, par des mots d’esprit. Tu me demanderas comment il se fait qu’après tant de temps écoulé, on ne sait pas encore à quoi s’en tenir son mon compte ; c’est, mon ami, parce que mes Arianes déçues aiment mieux faire semblant de se lécher les babines que d’avouer leur déconvenue, et elles feignent d’être contentes de moi, pour n’en pas dégoûter les autres. Ainsi, mon ami, je vis sur un mensonge, il n’y a jamais eu de secret aussi bien gardé que le mien, et j’ai dix mille complices ! - Ah ! pauvre que tu es, dit Garreta attendri, qui a pu te mettre dans un état si lamentable ? Sans doute des excès précoces ? - Mais, dit Lapujade, mes seuls excès ont consisté en des abus de gammes et de vocalises ; je suis d’ailleurs robuste comme un chêne ; je pourrais, si je voulais, tomber tous les athlètes, et recommencer l’exploit d’Hercule ; car si je rencontrais un roi qui eût cent filles, et qui leur permît de me témoigner de la sympathie, il ne me faudrait pas plus d’un nuit pour le rendre cent fois grand-père ; mais il n’y aurait plus de ténor ! Un ténor, mon ami, se compose surtout de ce qu’il ne fait pas ; je ne fume pas, je ne mange pas, je ne bois pas de vin ; je me nourris d’épinards au sucre et de soupe aux herbes, et les soirs où je ne chante pas au théâtre, je me couche à sept heures. Je dois éviter toute émotion ; aussi je ne me permets pas la lecture de Berquin, auteur trop violent et excessif pour mon hygiène, et quand j’ai envie de m’amuser, je lis L’Annuaire du Bâtiment ou Le Parfait Notaire. Et encore ne dois-je pas les savourer avec trop de passion... - Mais, dit Garreta, c’est l’enfer ! III
- Oui, reprit Lapujade, un enfer où on gèle. Je demeure littéralement dans du coton ou plutôt dans de l’ouate, comme un joyau, et je ne me permets pas de respirer une rose, sans avoir auparavant atténué son parfum par un procédé chimique. Nul objet ne me touche ou ne m’approche sans que sa température ait été vérifiée à l’aide d’un thermomètre. Car, mon cher Léon, une voix de ténor est une maladie des cordes vocales ; abandonnée à elle-même, la nature et les forces du tempérament en triompheraient vite ; c’est pourquoi je dois l’entretenir avec force loochs, juleps, médicaments de tout genre, et avec le concours empressé de trois médecins. Et non seulement ils doivent entretenir ma maladie du larynx, mais comme je suis, de même que tous les ténors, taillé en force et pourvu d’un coffre solide, c’est grâce à leurs artifices que, sans me serrer, chose incompatible avec ma profession, j’arrive à paraître agile et mince, comme il sied à l’être adoré. Jujubes, lichens, pâtes pectorales, tel est mon régal ordinaire, et je bois plus d’infusions de guimauve que Bassompierre ne buvait de vin dans sa grande botte à entonnoir. Mais tu crois que c’est tout ? tu ne sais rien encore ! Le public se pâme quand je chante ; ce sont des fureurs, des applaudissements, des rappels, des bouquets jetés, comme pour Adelina Patti ou Christine Nilsson ; eh bien ! mon cher, je ne connais pas une note de musique, et je ne sais pas plus chanter que l’ours dans les cavernes ; c’est ce brigand de Savignat, l’accompagnateur du théâtre, obstiné comme une mule et jamais impatienté, qui me fourre tout cela, comme la becquée à un serin. Ainsi, tu le vois, tous mes instants sont remplis par la pharmacie et le piano ; quant aux femmes, je les fuis comme la peste. - Pourtant, dit Garreta, il y en a une que tu ne fuiras pas, car j’ai promis de t’amener dîner avec elle. Mais celle-là n’est pas à craindre, un pauvre être réduit à rien, tordu comme un cep de vigne, dont la peau brûle comme une braise, et qui gêle toujours ! Mais tu te la rappelles bien, Pulchérie, la petite Pulchérie Mordeille, qui demeurait à Aubignosc ; il y avait un vieil olivier noueux et tout difforme, devant la maison de son père ! Elle t’aimait quand nous étions petits, et par jalousie elle avait à moitié étranglé sa cousine Rose ; elle t’aimait encore quand nous sommes sortis du collège, et, Dieu me pardonne, je crois qu’elle t’aime toujours. Tu sais, elle est très riche, elle a épousé le minotier Lussignol et puis elle est devenue veuve. Il y a trois mois, elle a vendu son bien, elle est venue demeurer à Paris où elle a acheté un joli hôtel dans la rue de Boulogne. Eh bien, je crois que si elle s’est expatriée, c’est comme moi, pour te revoir. - Ah ! pas de femmes ! dit Lapujade. Entre nous, mon ut m’inquiète. Je crois qu’il a quelque chose. - Qu’est-ce donc, fit Garreta, est-ce qu’il ne sort plus quand tu veux ? - Au contraire, dit Lapujade, il ne demande qu’à sortir, il est superbe ; mais il est aussi comme attristé. On dirait qu’il s’ennuie. Ah ! bien, il ne manquerait plus qu’une femme dans l’affaire ! - Mais, dit Garreta, je te le répète, Pulchérie se meurt de la fièvre, et elle est si mignonne, si amoindrie qu’elle tiendrait dans un nid de colombe. Elle t’attend demain avec moi ; tu ne refuseras pas à ta petite amie de toujours le plaisir de te retrouver pendant une heure ! » Lapujade se fit beaucoup prier ; il céda enfin après avoir fait mille restrictions, et après avoir donné le menu de son dîner qui, à ce que lui promit Garetta, serait ponctuellement exécuté. Le lendemain, à sept heures et demie précises, les deux amis firent leur entrée dans un petit salon tendu de soie blanche où, sous les pieds, un très épais tapis blanc semé seulement de quelques minces fleurettes, ressemblait à de la neige. Dans un énorme fauteuil carré en damas rose-sèche, le ténor vit quelque chose, un long et tout petit paquet enseveli dans les étoffes : c’était madame Lussignol ! La tête, pareille à une olive noire, était perdue dans une mantille, et les yeux seulement brillaient comme des charbons. - « Ah ! dit-elle, je suis bien heureuse de vous voir. » Et d’une toute petite voix harmonieuse et douce, qui semblait lointaine, elle se mit à parler du passé, d’Aubignosc et des jours enfuis. Mais bientôt on annonça que madame était servie, et une robuste femme de chambre prit dans ses bras Pulchérie et, avec mille précautions, la posa sur une chaise de malade, devant la table, où les deux amis la rejoignirent. Sur un couvert étincelant de fleurs, de faïences, d’amusantes orfèvreries, Lapujade, rassuré, vit avec plaisir les deux plats qu’il avait ordonnés : ses laitues cuites et ses épinards au sucre. - « Mais auparavant, dit Pulchérie, vous mangerez bien avec nous un peu de bouillabaisse. C’est de la bouillabaisse pour demoiselle, douce comme un agneau ! » IV
L’imprudent ténor accepta ; les parfums de la patrie l’avaient saisi aux narines ; comment résister à ce bouillon fumant, safrané, qui sentait le citron et l’orange, et à ce grand plat où se mêlaient le saint-pierre, la rascasse, tous les poissons de roche, et les petits homards gros comme des écrevisses ? Mais l’agneau dont cette bouillabaisse, au dire de Pulchérie, rappelait la douceur, eût pu égorger des tigres ! Et toujours la petite voix de cigale enivrait le ténor ; il mangea de l’aïoli, de la brandade, et une sorte de ragoût féroce où la viande et les piments ne faisaient plus qu’une pâte de feu. Enfin il savoura une pêche, il but du café brûlant, il avala un verre de kümmel, car tout s’enchaîne ; mais il était dévoré de remords, et pâle d’inquiétude. Il se disait bien pour se rassurer : « Heureusement que la femme n’est pas à craindre, et que d’ailleurs Garreta est avec moi ! » mais de temps en temps il ne pouvait s’empêcher de se demander : « Que devient mon ut ! » Le dîner terminé, Pulchérie se pencha vers Garreta. - « Eh bien, maintenant, va faire ma commission », lui dit-elle d’une voix mourante. Garreta obéit. Alors la femme de chambre revint, prit dans ses bras madame Lussignol, et la porta dans un boudoir où, quoiqu’on fût encore en septembre, un feu vif brillait dans la cheminée de marbre bleu, et dont presque toute l’étendue était occupée par un divan d’une largeur énorme, revêtu de blanches fourrures. A part ce divan il n’y avait pas là d’autre meuble qu’une petite chaise très basse, où s’assit Lapujade. Pulchérie rejeta sa mante, ses voiles, et soudain réveillée, apparut éclatante de charme et de grâce, couronnée d’une vaste chevelure, noire mais belle, comme la Sulamite, très mince en effet, mais pas du tout maigre, il s’en fallait de tout. Elle parlait, racontant encore leurs souvenirs, lentement, musicalement, mais pendant ce temps le ténor se sentait à la fois brûlé et comme violemment attiré par les yeux de feu, dont l’incendie pénétrait jusque dans ses veines. Enfin vaincu, n’ayant plus la force de lutter, il s’avança vers madame Lussignol, il baisa ses lèvres pareilles à une grenade écarlate, se sentit serré par des bras d’une force terrible qui eussent étouffé un loup, et le ténor succomba ; quinze ans de prudence, de sagesse, de renoncement étaient perdus ! Libre enfin, il voulu fuir ; vain espoir ! Les prunelles charmeresses, les yeux de braise noire l’avaient recloué sur sa chaise. Pulchérie lui parlait encore de leur enfance et du ruisseau où il l’avait portée dans ses bras, et plus que jamais les yeux enflammés, les yeux l’attiraient et le brûlaient. - « Eh bien ! cent mille millions de diables ! se dit-il, j’ai deux cent mille livres de rente. Je ne serai plus ténor, voilà tout ! » Et il retourna près de Pulchérie avec une sombre joie. En effet, il n’est plus jamais redevenu ténor, et il a radicalement perdu sa maladie de larynx, et, par conséquent, sa voix. Il est plein d’esprit ; il chasse, il fait de l’escrime, il monte à cheval, il mange, boit et lit tout ce qu’il veut, et il a une adorable maîtresse, qui n’a plus la fièvre. Enfin, pour dépouiller entièrement le vieil homme, pour rompre avec le passé, et pour n’avoir plus rien en lui qui rappelle le ténor, – il apprend la musique ! (texte
non relu après saisie, 24.X.09)
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