Théodore de Banville
(1823-1891)

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Le chêne et le roseau
(1886)


I

IL y a quelques mois, débuta aux Folies-Provence une jeune femme gymnaste nommée Aurélie Guerre, qui avait fait fanatisme à Toulouse, dans un Cirque ambulant, et qui fut signalée à l’attention parisienne par un article élogieux d’Armand Silvestre. Turbulente, passionnée, facilement furieuse, cette belle personne ressemblait à l’orage et à l’ouragan ; quand elle secouait ses grands cheveux dénoués, on croyait voir planer l’aile formidable de la Nuit. Ses yeux lançaient des éclairs, elle cassait volontiers tout ce qui lui tombait sous la main, et rien ne lui était plus habituel que de cravacher un régisseur en plein visage. Toutefois, cette violente devenait précise et calculatrice lorsqu’elle faisait ses exercices et qu’elle s’envolait éperdument à travers les cordes et les trapèzes, s’accrochant aux câbles volants, tantôt d’un seul doigt, tantôt avec ses fortes dents, qui facilement eussent coupé du fer. Enfin, toute imprégnée de volupté et comme électrique, elle avait le don de créer le désir fou, ardent, inapaisé ; sa chair provocante éveillait tout de suite l’idée des baisers sans nombre, et ses lèvres de pourpre sanglante ressemblaient à un fruit dans lequel on veut mordre.

On sut bientôt dans le théâtre que la belle Aurélie avait distingué son camarade Arquevaux ; mais presque en même temps on apprit qu’elle ne s’était pas montrée cruelle pour le clown Hefti. Ces deux hommes formaient l’un avec l’autre une parfaite antithèse, trope que les poètes doivent en général dédaigner, comme un peu trop facile et vulgaire, mais que se permet souvent la réalité de la vie. Arquevaux, qui faisait la grande pyramide humaine, portant sur ses épaules autant d’hommes et d’enfants superposés qu’il en peut tenir jusqu’aux frises, et qui faisait partir un canon en le tenant dans ses mains, et qui mimait une scène intitulée : L’Enlèvement des Sabines, dans laquelle il enlevait et emportait à lui seul toutes les Sabines ; Arquevaux, comme taillé dans une montagne et bâti avec des quartiers de roche, ressemblait servilement aux bonshommes de Michel-Ange, et l’imitation avait été poussée à ce point que la barbe démesurée du Moïse inondait, comme un large flot, sa vaste poitrine. Au contraire, Hefti avait moins l’air d’un homme que d’une fillette mince déguisée en garçon, et une fine moustache noire jetait sur sa lèvre un gracieux fil, comme dessinée au pinceau par un habile artiste japonais. Comédien et même excellent, capable de faire songer à Roméo en exécutant un saut périlleux, Hefti, qui passait facilement à travers un de ces anneaux dont les jeunes filles se servent pour jouer aux Grâces, avait la caressante agilité d’une chatte, et en admirant sa merveilleuse souplesse, le public ne devinait pas ce qu’elle supposait d’énergie virile et de force. A la ville, Hefti, grand fumeur de cigarettes, grand liseur de vers dans les langues diverses, qu’il parlait toutes, était vêtu comme un dandy irréprochable, et parlait d’une voix molle et attendrie, comme celle de Théophile Gautier.

II

Au théâtre, il se commet presque autant d’indiscrétions que dans le monde ; aussi les deux amis d’Aurélie Guerre ne tardèrent-ils pas à être mis au courant de leur situation réciproque. Dûment avertis, ils se rencontrèrent sur la scène, où erraient déjà le directeur, Léon Sicre, et quelques acteurs, danseuses et mimes, avant une répétition où devaient être mis au point plusieurs exercices nouveaux. Arquevaux, déjà costumé, les bras nus, montrait sous le maillot ses cuisses héroïques de Titan ; Hefti, lui, en habit de ville, tenait dans sa jolie main de femme bien gantée, une légère badine. Il s’inclina légèrement devant l’hercule.

- Il paraît, dit-il, que vous avez à me parler ?

- Oui, dit Arquevaux d’une voix formidable ; mais pour causer avec moi, il faut d’abord pouvoir s’amuser avec les joujoux que voici.

En parlant ainsi il désignait du doigt, sur le parquet, des haltères d’un poids énorme invraisemblable, dont il devait se servir pour la première fois. Il se baissa, les saisit dans ses fortes mains, et se mit à les lever lentement. On vit alors son visage s’empourprer, et saillir sur son cou de grosses cordes, et les muscles de ses bras se gonfler en bosses plus dures que l’airain. A trois reprises, sans se presser, il leva les haltères au-dessus de sa tête, puis les abaissa jusqu’à ses genoux. Tout le monde tremblait, il semblait qu’on allait voir sa peau éclater et son sang jaillir. Enfin, visiblement las, il reposa les boulets à terre, en les laissant presque tomber, et, du revers de la main, essuya la sueur qui ruisselait sur ses joues.

- Ça ? dit alors dédaigneusement le jeune Hefti. Et, se baissant à son tour, prenant les haltères, il recommença ce que venait de faire Arquevaux, mais en apparence du moins, sans nul effort, et comme s’il eût soulevé des plumes ou des balles de laine. Les assistants étaient stupéfaits, et l’hercule, doutant du témoignage de ses yeux, croyait à quelque jonglerie.

- il ne s’agit pas ici d’escamotages et de vos bêtises de pitre, dit-il en mordant ses lèvres de rage. Et craignant alors de voir un de ses pantins cassés, Léon Sire voulut s’interposer ; mais il y renonça prudemment, et les acteurs présents n’osèrent pas non plus se jeter dans une entreprise si périlleuse. Arquevaux montrait ses dents, comme s’il eût voulu dévorer le clown, et Hefti, lui, souriait finement.

- Écoutez, dit l’hercule, je n’ai qu’un mot à vous dire, c’est que désormais je vous défends de parler à Aurélie Guerre.

- J’entends bien, dit Hefti, mais voilà. C’est que ces mots : Je vous défends, lorsque c’est à moi qu’on les adresse, n’ont pas de sens précis, et je ne comprends plus bien ce qu’ils veulent dire.

- Eh bien ! hurla Arquevaux, tu vas comprendre !

III

Il rassembla ses poings dans une pose de boxeur, et, au grand étonnement des spectateurs, Hefti ne se mit nullement en garde. Mais au moment où s’abattit le poing formidable, il fit un mouvement léger, imperceptible, et si bien calculé, que le poing de l’athlète ne frappa que le vide. Et le combat continua ainsi ; vainement, se fiant à son œil exercé, Arquevaux s’élançait juste à point ; son adversaire insaisissable se dérobait, s’envolait comme une étincelle, disparaissait comme une fumée. Tantôt il était couché par terre à plat ventre, ou il paraissait, gracieusement assis au haut d’une porte, entr’ouverte dans le décor. A un moment où il le cherchait, complètement disparu, l’hercule sentit le clown installé sur sa tête, léger comme une abeille. Il avait beau crier : Je boirai ton sang ! il courait grand risque de mourir de soif ; et il n’y aurait pas eu de raison pour que cette lutte impossible finît jamais, si la jolie danseuse Paule Girandel n’eût fait ce que personne n’osait faire, et ne se fût résolument jetée entre les deux ennemis. Précisément, elle avait tout à fait qualité pour intervenir ; car elle connaissait Hefti et Arquevaux, comme une fillette qui, à un moment encore peu éloigné, n’avait été pour chacun d’eux, assurait-on, rien moins qu’une étrangère. Elle les prit l’un et l’autre par la main, et les amenant sur l’avant-scène, s’efforça de les calmer par de sages raisons.

- A quoi bon, dit-elle, ensanglanter cette scène frivole, et aurez-vous prouvé grand’chose, quand Arquevaux aura cassé un bras à Hefti, ou réciproquement ? Je puis, moi, vous proposer une lutte bien plus sérieuse que celle-là, dont les risques sont autrement graves, et où l’un de vous, pour le moins, laissera sa vie. Au lieu de vous disputer Aurélie Guerre, gardez-la tous les deux : elle a fait mourir plus d’hommes que la Grecque Hélène, et il n’y a pas d’exemple qu’un de ses amants ait duré plus de quinze jours. Vous la connaissez à peine depuis deux fois vingt-quatre heures, mais vous la connaîtrez mieux ! Si, au théâtre, elle est un orage, chez elle elle est une tempête, un tourbillon, un maëlstrom ! Car si elle est expansive comme Messaline, elle a aussi de la vertu et des remords. Il y a des moments où elle entraîne son compagnon de route à travers les enfers les plus éperdus, d’autres où elle se repent, se jette à genoux, et s’arrache les cheveux avec désolation ; en sorte que c’est une conversation très fatigante. Prenez garde, si vous n’acceptez pas le duel sur ce terrain-là, je dirai que vous n’êtes pas braves !

- Je ne connais aucun genre de crainte, dit Arquevaux ; mais celui de nous deux qui serait seul et saurait son rival avec Aurélie, que deviendrait-il pendant ce temps-là ? Faudra-t-il donc qu’il s’amuse à manger des barres de fer ou à mordre des charbons ardents ?

- En ces cas-là, dit Paule Girandel, l’important est de trouver une consolatrice qui touche à vos blessures avec des mains légères ; et pour cela, ajouta-t-elle en baissant modestement les yeux, j’ai à vous offrir une combinaison qui peut être ne mérite pas d’être dédaignée ?

IV

La convention fut conclue sur ces bases ; à la prière de Léon Sicre, la répétition commença enfin ; les Folies-Provence reprirent leur train ordinaire, et ce qui fut vraiment bien théâtre, c’est que, pour ne pas empêcher la scène à faire d’être faite, personne n’avertit Aurélie Guerre. Elle put croire qu’elle trompait ses deux amants, et elle fut toujours désordonnée et violente, mais pas plus qu’à l’ordinaire. Arquevaux et Hefti, à la grande joie du public, continuaient leurs exercices habituels, et ne semblaient nullement abattus. Seulement l’hercule, très sanguin, devenait de plus en plus rouge, il s’appliquait, sa démarche était un peu incertaine et ses miracles quotidiens lui coûtaient de visibles efforts. Au contraire, le mince clown, qui n’avait rien perdu de sa légèreté, s’affinait, se subtilisait de plus en plus ; on le devinait pâle sous son blanc, et son corps réduit à rien lui donnait l’apparence d’un sylphe voltigeant dans la transparente brume des rêves.

Un soir, Aurélie Guerre arriva la première au théâtre, dans un état de furie où on ne l’avait jamais vue, et ses camarades pensèrent avec raison qu’il avait dû se passer chez elle d’étranges drames. En moins de quelques minutes, elle eut brisé les cristaux de sa toilette, déchiré son costume en petits morceaux, arraché les cheveux du coiffeur, battu son habilleuse comme plâtre, et serré la cravate d’un régisseur, qu’elle laissa, à peu de chose près, étranglé. Arquevaux, qui vint un moment après, dut sembler comme ivre ; il fit sa pyramide humaine, et pris d’une défaillance soudaine, perdit l’équilibre ; les hommes et les enfants qu’il portait tombèrent tous à la fois, mais s’arrangèrent pour tomber gracieusement et dans des poses bien dessinées, de sorte que le public applaudit, croyant à une scène arrangée et voulue. Mais dans la coulisse, pendant le pas de danse qui suivit, on s’empressa autour d’Arquevaux ; Léon Sicre insistait pour qu’il ne reparût pas en scène ; l’hercule, remis de son éblouissement passager, se dit plus solide que jamais, et malgré toutes les exhortations, entre pour son second exercice.

Mais à peine eut-il pris dans ses bras le lourd canon qu’il le laissa échapper ; la masse de bronze, en tombant avec un bruit horrible, défonça presque le plancher, et en même temps Arquevaux, étouffé par un vomissent de sang, s’affaissa, comme foudroyé ; et il fallut l’emporter chez lui, où il expira. Quelques jours après cet événement tragique, Paule Girandel, qui se promenait au Bois, fit arrêter sa voiture, en apercevant le clown. Hefti montait un cheval fou, grisé d’air, aux yeux hagards, dont les naseaux jetaient des flammes, et qui s’élançait en des bonds imprévus et vertigineux ; mais le serrant entre ses jambes d’acier, le cavalier forçait ce beau monstre à lui obéir, et il le contraignit à s’arrêter net, comme figé, à la portière de la voiture.

- Souffrez-vous, mon ami ? demanda la danseuse, vous êtes extrêmement pâle.

- Oui, dit Hefti, je suis un peu las ; aussi Léon Sicre m’a-t-il accordé deux jours de congé, afin que je puisse prendre quelque repos. Et pour ne pas m’ennuyer pendant ce temps-là, je m’amuse à dresser ce cheval sauvage !

(texte non relu après saisie, 24.X.09)

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