Théodore
de Banville
(1823-1891)
Ressuscités
(1886)
APRÈS avoir été pauvre au-delà de ce qu’on peut dire, pauvre à tomber d’inanition dans les rues, Georges Nast est devenu colossalement riche ; les millions sont tombés sur sa tête comme tombent les cheminées les jours d’ouragan ; aussi est-il assez tout-puissant pour pouvoir se protéger contre les vulgaires ennuis, et travailler ! Né dans une famille où tout le monde faisait la banque, achetait et vendait de l’or, Nast a hérité d’abord de son père, qui l’avait chassé comme un chien, puis de tous ses oncles. Ces financiers habiles et hardis, à qui leurs enfants, avant d’être mariés, furent enlevés par une série de hasards tragiques, périrent eux-mêmes, avant d’avoir songé à déshériter leur neveu, si blême et transparent qu’il semblait ne pas avoir une heure à vivre. Ainsi s’explique la prodigieuse fortune de Georges Nast ; quant à l’effrayante misère qu’il a d’abord subie, elle s’explique plus facilement encore ; car ce très beau jeune homme est un poète, de premier ordre il est vrai, mais absolument incapable de faire autre chose que de trouver des symphonies de sons et des mariages de rimes, trop borné pour pouvoir écrire une lettre à un bottier, et qui resterait à jeun à côté d’un pain de quatre livres, faute de savoir s’en couper un morceau. Cependant, une fois en possession de ses richesses, cet innocent, qui ne peut songer à se marier et dont une femme ne saurait que faire, a eu le bonheur de trouver l’ancien homme de confiance de son père, le vieux Ribes, un Scapin vertueux, apte à tout, sachant tout, fort capable d’être ministre ou ambassadeur, et qui, petit enfant, l’avait fait sauter sur ses genoux. Ribes a retrouvé son petit, l’habille, le soigne, veille sur lui avec une sollicitude maternelle, traite avec les revues et avec les éditeurs, et préparant pour son maître toutes les cuisines, s’est appris à faire aussi la cuisine de sa gloire, qui demande, comme les autres, la science, la rapidité d’esprit et le tour de main. Mais, il y a une douzaine d’années, quand le banquier Edouard Nast mit à la porte de sa maison le pauvre petit Georges, il n’y eut pas pour lui de Ribes, parce que cet excellent serviteur avait été chargé d’une longue et difficile mission de confiance en Autriche. Avec les quelques sous qu’il possédait, Georges put se loger, non dans une mansarde, mais dans un bout de grenier, sous les tuiles, sans même un châssis de lucarne, au faîte d’une maison située dans une ruelle du quartier Maubert, qui, elle-même, est déjà un sépulcre. Les premiers jours, il mangera un peu de pain et de charcuterie, but l’eau des fontaines, et bien qu’on fût en plein hiver, il passait son temps sur le quai, lisant avidement les poèmes dans les boîtes des bouquinistes posées sur les parapets. Mais bientôt, il dut vendre ses vêtements, puis son linge, et pour se couvrir n’eut en tout que son habit noir, si étroit que les revendeurs n’en avaient pas voulu. Il dut alors rester dans son grenier, uniquement meublé d’un matelas et d’une méchante couverture, mais où il goûta encore des voluptés infinies, car il possédait un crayon, un cahier relié pour écrire, et trois volumes souillés, déchirés, incomplets, de Hugo, de Baudelaire et de Leconte de Lisle, en si mauvais été que le marchand, las de voir Georges Nast les lire toujours, les lui avait donnés. Quant aux repas, il n’y songeait plus ; de temps en temps, un sou de pain ou un sou de pommes de terre le régalait, et il retournait bien vite à la splendeur des poèmes, savourés dans la solitude et parmi les intimes et profondes harmonies du silence. Mais enfin, un soir, c’était le 17 janvier 1871, après avoir longtemps composé des vers mentalement, car par économie, il laissait sa bougie éteinte, il sentit des douleurs d’entrailles si abominables, qu’il en pleura. Son dernier repas, qu’il ne se rappelait plus, datait de bien loin. Une sueur froide coulait sur son visage, il entendait distinctement les battements de son cœur et dans sa tête à toute volée sonnaient des grandes cloches. Georges Nast s’enfuit. Pour aller où ? Il n’en savait rien. Il marcha comme on fait pour fuir la mort, sans but et follement. Il chancelait, et les passants se demandaient à quelle [p. 38] étrange soirée pouvait aller ce jeune homme en habit noir, plus pâle qu’un linge. Il était ivre de faim, et ne voyait plus les choses qu’à travers un voile. Après avoir quelque temps erré, il arriva sur une grande voie en formation, que les démolitions encombraient encore, et au milieu des décombres, il s’assit sur de grandes poutres pourries, qui jonchaient le sol. Il faisait un brillant clair de lune, dont l’intense et froide lumière montrait dans son épouvante l’horreur des ruines ; l’heure était peu avancée, mais dans ce quartier désert on se fût cru au milieu de la nuit. Bientôt des petites rues noires, Georges Nast, déjà à moitié plongé dans le rêve, vit sortir des figures de femmes qui lui parurent être des fantômes ; mais ce n’étaient pas des fantômes. C’étaient des filles de joie, hélas ! n’ayant à vendre qu’une bien pauvre joie ; et qui, sans doute affublées de trop misérables haillons pour se montrer dans des rues fréquentées et vivantes, cherchaient le hasard d’une vaine proie dans ce quartier chimérique. Déjà le poète ne voyait plus rien de réel ; les maisons dansaient devant ses yeux, et la terre s’entr’ouvrait sous ses pas. Pourtant, parmi ces femmes qu’il regardait en vain aborder les passants aux visages violacés, coupés en deux par la bise, il en remarqua une singulièrement belle qui, en robe de toile et chaussée d’espadrilles déchirées, marchait, parlait, tâchant de convaincre les rares passants attardés ; mais tous continuaient leur route, plus désireux sans doute d’arriver devant un bon feu que d’écouter une femme en guenilles. Dans le délire de la fièvre, Nast finit par porter un poignant intérêt au jeu de cette jeune fille errante ; il remarquait parmi ses cheveux châtains des mèches blondes d’un or fauve et maladivement il souhaitait que quelqu’un l’écoutât, eût pitié d’elle. Elle aussi, passant et repassant, avait remarqué le jeune homme malade, voyait bien qu’il était prêt à tomber d’épuisement, et se demandait s’il allait ou non mourir là. Ainsi ils étaient l’un à l’autre un spectacle palpitant, d’une émotion poignante. A chaque fois, la fille jetait sur le jeune homme mourant des regards plus amis ; il sentait bien, il voyait clairement que cette misérable aurait voulu le sauver. Enfin au moment où sous son crâne passaient de grandes nappes rouges et noires et glacées, et où le sentiment l’abandonnait, il vit encore la fille aborder une de ses pareilles, lui parler avec animation, avec les gestes les plus éloquents, et recevoir d’elle quelques pièces de monnaie. Georges Nats s’était évanoui. La fille arrêta un fiacre qui passait, et elle-même, de ses bras robustes, porta le jeune homme sur la banquette. Arrivée chez elle, c’était à quelques pas de là, elle le prit encore dans ses bras, pour le traîner jusqu’à l’entresol, où elle habitait un galetas donnant sur une cour infecte et noire. Elle le coucha sur son lit, et redescendit aussitôt. Au bout de quelques instants, elle était de retour, allumait un feu de cotret, mettait chauffer du vin et du bouillon, et posait devant la flamme le plat qu’elle avait apporté de la gargote. Alors seulement, baignant d’eau fraîche le front et les temps de Georges Nast, disposant des haillons sur ses pieds, lui réchauffant les mains dans les siennes, elle le fit revenir à lui, et tout de suite, prudemment, avec mille précautions, elle lui fit boire un peu de bouillon, puis un peu de vin, et le plaignit, le consola, l’encouragea comme un enfant qu’il était. Au bout de très peu de temps, Georges réconforté, revenu à lui, put manger la viande venue de la gargote et boire un vin passable, qui le réchauffa. Curieux, il regardait le réduit affreux où vivait celle qui l’avait sauvé. - « Comment vous nommez-vous ? lui demanda-t-il. - Jacqueline Chalvet, » dit-elle. En même temps elle vit que Georges regardait curieusement sur la table boiteuse, ignoblement cassée, un volume des poésies de Lamartine, mille fois lu, aux pages recroquevillées, et à l’entour, des lingeries commencées où trahissait un goût charmant. - « Ah ! oui, dit-elle, être lingère, j’avais ce rêve-là, dans le temps où je m’imaginais que la vie était pour tout le monde. - Adieu, Jacqueline ! moi je me nomme Georges Nast, dit le poète. » Saisissant la tête de son amie, il la couvrit de baisers, puis ils redescendirent, se dirent adieu, et chacun de son côté, s’enfoncèrent dans la nuit horrible. C’est ainsi que Georges Nast ne mourut pas ce jour-là. Devenu riche, il avait mille fois raconté cette histoire à son vieux Ribes, qui aussi ardemment que lui désirait retrouver Jacqueline : mais comment retrouver un être dans la nuit et dans la boue de Paris ? Cependant, après dix ans écoulés, un soir que Nast revenait d’une de ses maisons de campagne, dans un cabriolet que conduisait Ribes, près de la barrière d’Italie, il l’aperçut, la reconnut, elle, Jacqueline ! sous la lueur d’un bec de gaz. Mille fois plus pauvre encore qu’autrefois, souillée de boue et de poussière, comme peignée avec un clou, sans bas et chaussée de souliers d’homme déchirés, elle marchait, se traînait, ses yeux bleus fixés sur quelque chose d’invisible, qui était sans doute le spectre de la Faim. - « Tiens, dit Georges à Ribes en la lui montrant, c’est elle, elle, Jacqueline Chalvet ! - O mon cher maître, laissez-moi faire, » dit le vieux serviteur. Il arrêta la voiture, descendit seul, et aborda la fille errante. En peu de minutes il eut le temps de l’interroger, de savoir où elle habitait, et de lui donner une poignée de pièces de monnaie qui, sans trop l’étonner, pouvaient parer à ses besoins immédiats. Le lendemain vers midi, suivi d’un commissionnaire, qui portait des victuailles et un paquet de hardes, le vieillard entrait dans le taudis sans nom habité par Jacqueline. Il admirait qu’une telle femme, belle et distinguée malgré les horreurs de sa vie, n’eût jamais pu échapper à la pauvreté noire ; mais qui peut comprendre la destinée ? La misérable, ébauchant un sourire, s’avançait vers lui avec la sinistre résignation de l’esclave. Mais d’un geste, lui faisant deviner qu’il venait dans un but particulier, Ribes congédia le commissionnaire, puis sur une ignoble table, dressant lui-même le couvert, invita Jacqueline à manger. Quand sa faim fut apaisée, le vieillard lui parla avec une douceur qui tout de suite la rendit confiante. - « Mon enfant, lui dit-il, quelqu’un de riche s’intéresse à vous, et veut vous tirer de votre malheureuse condition. Ne craignez rien, ne redoutez rien, on ne désire que vous rendre heureuse, et on ne vous demandera rien en retour. Pour quelque temps encore, le nom de votre protecteur inconnu doit rester secret ; voulez-vous vous en rapporter à moi et me confier le soin absolu de votre sort ? - Ah ! dit Jacqueline, rien ne saurait être pire que mon existence de damnée dans la boue ; cependant, bien que je n’aie sans doute aucun droit de parler ainsi, ne me demandez pas une mauvaise action ; je ne pourrais pas la faire. - Je le sais, » dit Ribes. Il fit alors mettre à Jacqueline les vêtements qu’il avait apportés, et descendit avec elle, après avoir réglé avec le propriétaire de la maison, ce qui ne fut ni long, ni compliqué. Une voiture les attendait à la porte ; Ribes conduisit Jacqueline Chalvet dans une maison de santé des Champs-Élysées, où d’avance il avait payé royalement et donné les ordres les plus précis ; aussi reçut-on avec mille égards sa protégée, qu’il laissa installée dans une chambre confortable donnant sur des jardins, où elle trouva des livres et tout l’outillage nécessaire pour des travaux à l’aiguille. Dès le lendemain matin, après qu’elle eut longuement dormi dans un lit moelleux et pris un premier repas, elle reçut la visite du médecin, qui constata en elle un grand affaiblissement, causé par les privations de toutes sortes. Mais telles étaient les ressources infinies de cette nature magnifique et sa force virtuelle qu’en très peu de jours les bains, la bonne nourriture, les longues promenades dans le parc l’avaient déjà transfigurée. Chaque jour, Ribes lui faisait une visite de quelques instants et, avec une respectueuse sollicitude, s’informait de ses besoins et de ses caprices. Il lui avait laissé une bourse bien garnie d’or, afin qu’elle se sentît maîtresse d’elle-même, et il veillait à ce que sa chambre fût ornée de fleurs les plus rares. - « Mon enfant, lui dit-il un matin, maintenant que vous voilà redevenue bien portante, vous ne devez pas être prisonnière ici, et pendant le peu de temps que vous avez à y demeurer, je désire que vous puissiez chaque jour faire à votre gré une promenade ; mais pour cela il faut vous occuper d’abord de votre beauté, car Paris ne doit plus vous voir que belle, heureuse, parée, et telle enfin que vous devez être à l’avenir. » Dès le lendemain, une habile coiffeuse vint laver, peigner et parfumer les cheveux de Jacqueline ; un dentiste nettoya ses dents égales et blanches ; un savant ouvrier vint couper, polir et rosir les ongles de ses pieds et de ses mains, et cette femme de vingt-huit ans, si longtemps haletante sous l’âpre morsure de la misère, apparut alors ce qu’elle était, charmante et jeune. Puis ce fut le tour des lingers, des chaussetiers, des marchands d’étoffes, des couturières, des modistes ; tous venaient prendre les commandes que Jacqueline ordonnait avec un goût exquis, et la servaient comme on sert les vrais riches, réalisant pour elle des miracles. Dès qu’elle fut en possession de quelques toilettes élégantes, la jeune femme eut à sa disposition une voiture, et chaque jour elle faisait dans la campagne de longues et réconfortantes promenades, se grisant du ciel, d’eaux vives, de feuilles, de verdure, et renouvelant ses prunelles enfin déshabituées de l’horreur. D’abord très timide, peu à peu elle avait parlé avec les dames habitant comme elle la maison de santé, qui admiraient en elle un esprit aimable et gai, car la nature fait à son gré des âmes que la boue même ne souille pas. Cependant s’entassaient dans les armoires de la chambre les robes, les toilettes, un trousseau de princesse ; puis quand tout cela fut au complet, on apporta des nécessaires, des sacs de voyage, des valises. Lorsque tout fut bien et dûment emballé par les femmes de la maison, sauf une jolie toilette de voyage que revêtit Jacqueline, Ribes lui annonça qu’il allait la conduire chez elle. Ce chez elle, c’était un charmant entresol de la rue des Petits-Champs, meublé avec un soin d’artiste. Les tapis, les rideaux, les sièges de soie, les faïences, les armoires fleuries, tout était d’un goût simple et exquis ; une femme de chambre bien stylée attendait sa maîtresse, et une cuisinière de province, sachant la cuisine, était à ses fourneaux. Mais la meilleure surprise, ce fut lorsque, guidée par Ribes, Jacqueline descendit l’escalier en colimaçon, et se trouva dans le très élégant magasin de lingerie qui était à elle, et où les demoiselles travaillaient, l’air honnête, les yeux baissés, ou recevaient les acheteuses avec la jolie grâce parisienne. Jacqueline Chalvet, ces deux mots, au-dessus de la porte, étaient gravés en lettres d’or. Elle sut mener et gouverner à merveille son petit monde, elle était heureuse, et tout avait été prévu pour qu’elle le fût. Ribes ayant mené à bonne fin les démarches nécessaires, l’avait fait rayer de la liste infâme, et en lui remettant le bail du magasin et de l’appartement dressé à son nom, un notaire, dont elle avait reçu la visite, lui avait remis en même temps un titre de rente qui assurait son existence. Enfin, un jour, Ribes annonça à Jacqueline la visite de son protecteur inconnu, et elle sentit un frisson douloureux, mais comme elle fut détrompée vite en le voyant ! - « Ah ! s’écria-t-elle, éperdue de joie, c’est Georges Nast. - Oui, dit-il, c’est moi qui viens encore vous demander à dîner. Et il ajouta en l’embrassant, et en la baisant tendrement au front : - Ma sœur ! » Ce dîner-là valait mieux que l’autre. Les argenteries étincelaient, la table était jonchée de fleurs, et la cuisinière berrichonne avait fait une soupe grasse inconnue à Paris. Jeune, belle, riche, enviée, Jacqueline excite bien des convoitises ; mais après avoir vidé jusqu’au fond la coupe de l’ignoble misère, elle croit avoir le droit de savourer une volupté raffinée, et elle se donne le luxe inouï de vivre chaste. (texte
non relu après saisie, 24.X.09)
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