Jules Barbey d'Aurevilly
(1808-1889)

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Deux anecdotes d’après souper
(1886)


I

IL y a une huitaine de jours, nous soupions (quelques bons compagnons, good fellows, comme ils disent si joyeusement en Angleterre), chez Besse, aux Champs-Élysées, sur la terrasse du côté gauche, aux sons voisins de la musique du Cirque, hachés, en mesure, par le claquement rythmique des fouets, qui font cette musique tout à la fois équestre et sauvage... Que de fois je l’ai écoutée, en rêvant que j’étais clown ou postillon ! Or, ce soir-là, plus que jamais, ces coups de fouet retentissants et puissamment évocateurs ressuscitaient pour nous les virtuoses adorées et parties, – car elles sont parties et le Cirque, cette année, a perdu sa couronne ! Trois de celles qui nous passèrent le plus près du cœur, quand elles étaient là, revenaient du fond de nos souvenirs, au galop, dans nos conversations. C’étaient, est-il besoin de les nommer ? la grande Océana, belle comme son père l’Océan, et qui s’en est allée du côté des aurores boréales pour les augmenter d’une de plus, – puis l’O’Bryen, – cette poésie de lord Byron dans une statuette de Coysevox, l’étrange et mystérieuse danseuse aux chevilles ailées et à la bouche amère, dont personne n’a pu se vanter d’avoir vu – une seule fois – le sourire, – et enfin et surtout la pauvre et charmante Émilie Loisset, – la Chasteté à cheval, et que son cheval a tuée et dont justement, pendant toute la représentation de la veille, j’avais vu, moi, le spectre m’emplir, à lui seul, le Cirque tout entier et m’effacer cette foule de vivants qui étaient venus là, où elle ne reviendrait jamais plus !

Et puisque l’absence est la mort et même pire que la mort – car la mort est sérieuse et l’absence est une ironie – la mort nous prend sans se moquer de nous, et l’absence, qui ne nous prend pas, a l’air de s’en moquer ! nous buvions à la mémoire de cette morte et de ces absentes le coup de l’étrier... vidé ! Certes, nous aurions dû, par amour et par folie du Cirque et de ses amazones, le boire dans nos bottes, comme Bassompierre, quand il but glorieusement, plein sa botte à calice, son fameux toast aux Treize Cantons ; mais, hélas ! fils énervés de ce siècle dégénéré, nous n’avions, nous, pour toutes bottes à calice, que de frêles calices de cristal, et nous les remplissions non pas d’eau-de-vie, comme ce Titan de Bassompierre, mais de ce mousseux vin de Fleury qui nous rappelait les fleurs sur fleurs que Shakespeare verse sur Ophélia... Nous allions tourner à l’Hamlet ! Nous allions tomber dans la griserie mélancolique – au fond, la plus détestable des griseries ! – quand de libation en libation, de souvenir en souvenir, d’écuyère en écuyère, et même de cravache en cravache, nous arrivâmes à celle-là qu’un de nous avait oubliée sur le bout de la table où nous soupions, et ce fut cette cravache qui nous sauva de la mélancolie ! Elle était là, sans une main d’écuyère qui la fît vibrer et cingler, couchée bien tranquillement, entre deux bouteilles débouchées, comme une petite femme endormie pour avoir un peu trop bu de marasquin, et ce fut elle qui devint l’occasion de deux anecdotes, de deux de ces anecdotes de rien du tout, comme on en dit à table, mais qui sont parfois la grâce des desserts et qui, comme les facettes d’une bague de femme, n’ont guère qu’un chatoiement qui luit et fuit, ou une étincelle qui meurt à la place où elle a brillé. Comment fixer cela ? C’est comme la prospérité des méchants dans les Psaumes, on passe et ce n’est déjà plus ! D’ailleurs, elles nous furent dites, ces anecdotes, par un esprit qui ajouta sa légèreté à la leur, par un de ces trois ou quatre derniers dandys heureusement attardés encore en ce temps de gommeux, dont la gomme est l’incomparable pâte de bêtise qui englue présentement nos pauvres mœurs ! Je voudrais aujourd’hui les dire, ces deux riens du tout d’anecdotes comme il nous les dit, ce frivole hardi qui n’avait peur ni des mots quand ils étaient vifs, ni des choses quand elles étaient gaies.

II

Voyons donc. Essayons...

« J’étais, – nous dit la Tallemant des Réaux de ces deux historiettes – assis, un des soirs de l’été dernier, en face du café du Helder, au boulevard, dos à dos avec trois magnifiques drôlesses, et je tenais dans mes mains cette cravache que vous voyez là, messieurs, et qui a une histoire, car elle a une histoire, et une tragique, encore ! Le fameux Saint-Remy, dont il est question dans les Diaboliques, avait tué avec elle le cocher qui l’avait fait cocu et, après cette belle exécution, il l’avait donnée à mon père... Pour moi qui sais cela, cette cravache est aussi précieuse et sacrée que la francisque de Clovis... Comme vous pouvez en juger, elle est ornée à son extrémité d’une corne de cerf redoutable, qui ressemble au bec d’un héron ou au nez de mon ami C... que vous connaissez tous. » Il l’avait nommé, mais moi, je ne me soucie pas de faire une réclame à ce nez-là. – « Je jouais, continua-t-il, – de cette cravache dans l’oisiveté de ma nonchalance, quand l’une des drôlesses que j’avais à dos se tourna vers moi de profil (qu’elle avait joli) et se mit en position de me distraire de ma cravache ; mais ce fut un profil perdu. Ce que voyant, elle ôta son gant, – montra une main à la Lescombat, – en releva ses cheveux trop en broussailles sur son front, plaça l’index de cette belle main sur ses lèvres avec l’air rêveur qu’elles se donnent toutes quand elles font ce geste-là, si plein de promesses qu’on peut toujours nier... Mais je continuais imperturbablement à faire la cour à ma cravache. Alors, n’y tenant plus :

- Monsieur, me dit-elle hardiment (elle n’était pas timide), voulez-vous me permettre de regarder cette canne qui vous occupe tant ?

Qui vous occupe tant ! c’était un reproche !

Moi, avec l’air le plus anglais :

- Ce n’est pas une canne, madame, c’est une cravache.

- Canne ou cravache, permettez, dit-elle.

Et elle allongea vers moi sa belle main.

- Je vous permets ! – Et je lui tendis ma cravache avec la majesté blasée d’un dandy qui revient des Grandes-Indes et qui ne veut plus y retourner.

Mais elle, elle retourna cette corne de cent façons. Elle se pencha même vers les deux autres drôlesses assises à ses côtés, qui jabotaient entre elles, pour les consulter et leur demander ce que c’était que cette chose-là, qu’elle ne devinait pas....

Mais, à elles trois, elles ne connaissaient ni le nez de C... ni la corne de cerf. Chose étrange que les femmes en plantent tant, de ces espèces de cornes, et qu’elles ne les reconnaissent pas !!!

- Mais, monsieur, qu’est-ce donc que cela ?.. me dit-elle piquée, intriguée, et curieuse comme une petite fille.

Je fus – j’ose le dire – superbe !

- Madame, – fis-je gravement, – ceci est de la corne de cocu. Lorsque j’en fais un, je fais monter sa corne au bout de cette cravache et je la porte pieusement jusqu’au nouveau cocu qui doit la remplacer.

Elle se prit à rire, mais gaiement – et si elle m’avait trouvé ce que j’étais – superbe ! – elle fut plus superbe que moi.

- Eh bien, monsieur, répliqua-t-elle, – si nous la remplacions ce soir ?

Et, ma foi ! ce fut si bien dit que j’acceptai la corne qu’elle me proposait et que je la pris par cette corne.

Seulement, je crois bien que ce ne fut pas un cocu que je fis, ce soir-là... C’en dut être trente-six ! »

III

Il s’arrêta. Nous étions ravis de la manière dont il avait enlevé sa baliverne ! C’était presque du Prince de Ligne retrouvé.

«  - Et puisque nous en sommes sur cette cravache, – fit-il comme s’il se ressouvenait, – Saint-Remy, qui avait tué son cocher, avec elle, avait pour grand ami le comte de Bazanville, qui le fit cocu ni plus ni moins que son cocher, mais qui, lui, valait trois cochers. Il était énorme. Ce n’était pas un muid. C’était un tonneau, tellement que Saint-Remy, qui n’était pas platonicien, aurait très bien pu n’en pas être jaloux. Il le fut pourtant, et ils se battirent. Saint-Remy, très fort au pistolet, manqua trois fois cet homme très gros. Furieux et étonné de l’avoir manqué trois fois, il jeta son pistolet de colère et l’enfonça comme un piquet, par le bout du canon, dans la terre. De la force du coup, il en brisa le chien.

- Ce diable de ventre empêche donc tout ? dit Bazanville. Tu me manques. J’ai manqué ta femme. C’est un prêté pour un rendu.

- Ce que je regrette, c’est mon pistolet, dit tristement Saint-Remy.

- Et moi aussi ! – dit Bazanville.

Et ils se mirent à rire, en se regardant, tous les deux. »

IV

N’est-ce pas joli... de sous-entendu et de tournure ?...

Mais si nous n’avions pas le château de la marquise Thérèse, où diable pourrions-nous dire cela ?...

(texte non relu après saisie, 28.XI.09)

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