Marquis de Bièvre
François-Georges Maréchal
(1747-1789)
Kalembour
(Article extrait du Supplément à l'Encyclopédie - 1777)
KALEMBOUR, ou CALEMBOUR, (Gramm) c’est l’abus que l’on fait d’un mot susceptible de plusieurs interprétations, tel le mot piece, qui s’emploie de tant de manieres : pieces de théâtre, pieces de plein pied, pieces de vin, etc. Par exemple, en disant qu’on doit donner à la comédie une fort jolie piece de deux sols, on fera de ce mot l’abus que nous appellons kalembour. C’est dans ce style que le sieur Devaux dos Caros écrivit en 1630 l’histoire de sa mie de pain mollet, que de nos jours on a donné celle du bacha Bilboquet qui avoit des bras de mer, & nous citerons encore pour des modeles la lettre du sieur, du scieur, de bois flotté à madame la comtesse Tation, la contestation, & la tragédie de Vercingétorix. Les amateurs séveres veulent que le kalembour puisse s’écrire, & que l’orthographe n’en souffre pas. Ils assurent qu’alors il est plus exact ; mais comme ce n’est point un genre, qu’il trouve mieux sa place dans la conversation que dans un ouvrage, & que vraisemblablement nous avons parlé long-tems avant que de savoir écrire, c’est bien assez pour le kalembour de ne pas choquer l’oreille. D’ailleurs, s’il n’est ni gai ni piquant, il aura beau être très-exact, ce ne sera jamais qu’une sottise très-exactement dégoûtante ; au lieu qu’il est toûjours sûr de son effet, même en dépit de l’orthographe, lorsqu’il est assaisonné de quelque sel, ou qu’il présente à l’esprit quelque contraste vraiment plaisant. Il falloit être de bien mauvaise humeur pour condamner ces deux vers qui sont dans la bouche de Vercingétorix : Je sus, comme un cochon, résister à leurs armes, Ceci est exécrable, disoit-on à l’auteur, vous écrivez je sus & je pus avec un s à la fin, il faudroit qu’on pût y mettre un e pour que le kalembour fût exact : celui-ci répondit au censeur : eh bien ! Monsieur, je ne vous empêche point d’y mettre le vôtre, un nez pour un e. Cette derniere tournure differe de celle que nous avons indiquée d’abord : aussi le kalembour se présente-t-il de bien des manieres, tantôt c’est une question : par exemple, savez-vous quels sont les ouvriers avec qui l’on s’arrange le mieux ? – non : – eh bien ! ce sont les perruquiers, parce qu’il sont tout-à-fait accomodans. Quelquefois c’est une pantomime ; tel est celui d’un musicien qui fatigué de ce qu’on lui demandoit pour la quatrieme fois un autre air que celui qu’il jouoit, fini par aller ouvrir la fenêtre. Tantôt il présente une idée qui avec l’apparence du sens commun est cependant assez obscure pour obliger d’en demander une explication. C’est un jeu auquel les plus fins sont attrapés, pourvu que le moment soit bien saisi : par exemple, comment trouvez vous ce thé là ? savez vous que c’est monsieur .... qui me l’a fait venir de Hollande ? – ah ! ah ! je croyois que c’était monsieur le duc de … qui vous l’avoit donné ; – pourquoi ? – parce qu’on dit dans le monde qu’il a beaucoup de bonté, bon thé, pour vous. Tantôt l’idée du kalembour n’a pas l’ombre du bon sens, mais alors il n’en est que plus plaisant, parce qu’il transporte tout-à-coup l’imagination fort loin du sujet dont on parle, pour ne lui offrir ensuite qu’une puérilité. Marchons toûjours avec l’exemple : n’est-il pas cruel de voir que les hommes soient toûjours cachés & dissimulés, & qu’on ne puisse jamais lire dans leur ame ? cela est affreux. Enfin il n’y a plus que les gens d’écurie qui soient vrais aujourd’hui, – comment ? – sans doute, il ne font point ordinairement un mystere de leur façon de penser, panser les chevaux. On a vu par l’exemple qui a précédé celui-ci, que le kalembour dépend souvent de la construction que l’on donne à la phrase : car le mot bonté ne pourroit être pris pour bon thé, si l’on disoit, sa bonté, ses bontés, etc. il y a aussi des verbes qui ne présentent d’équivoque que dans quelques-uns de leur tems ; tels que peindre & peigner que l’on pourra prendre l’un pour l’autre, lorsqu’on dira, nous peignons, vus peignez, etc. mais c’est toûjours la maniere d’amener & de placer le kalembour qui le rend plus ou moins plaisant : par exemple, ce seroit une platitude bien froide de dire : cet homme-là mérite d’être cru, il ne faut pas le cuire ; mais on sera sûr de faire rire avec le même équivoque, en supposant un homme condamné à être brûlé qui, au moment où l’on va mettre le feu au bûcher, veut parler encore pour sa justification, & en admettant un interlocuteur qui lui adresse ces mots : va, mon ami, ce que tu dis là & rien, c’est la même chose, tu ne sera plus cru. Le kalembour devient aussi plus piquant par des circonstances que le hasard seul peut amener ; par exemple, un officier de marine faisoit à table un fort long récit d’une tempête qu’il avoit essuyée vingt ans auparavant : enfin, dit-il, nous jettâmes l’ancre, & nous donnâmes de nos nouvelles ; vous aviez donc perdu la tête tout-à-fait, reprit quelqu’un, puisque voulant donner de vos nouvelles, vous avez commencé par jetter l’encre. Voilà ceux que les dissertateurs & les conteurs ne pardonnent pas, ainsi que les prétendus beaux esprits, parce qu’alors on les abandonne pour rire, & qu’on n’y revient plus. Le kalembour employé de cette maniere seroit une armée défensive assez utile en société ; mais de quoi n’abuse-t-on pas ? On en a fait quelquefois une arme très offensive, tel est ce fameux mot de Moliere au parterre, le jour que le premier président de Harlai, qu’on croyait reconnoître dans Tartuffe, en fit suspendre la représentation : Messieurs, nous comptions avoir l’honneur de vous donner aujourd’hui Tartuffe, mais M. le premier président ne veut pas qu’on le joue. Telle est encore cette répartie d’un homme à une femme qui lui demandoit pourquoi il la considéroit si attentivement, je vous regarde, madame, répondit-il, mais je ne vous considere pas. Il y a une remarque assez singuliere à faire sur ceux qui écoutent un kalembour ; c’est que le premier qui le devine le trouve toûjours excellent, & les autres plus ou moins mauvais, à raison du tems qu’ils ont mis à le deviner, ou du nombre des personnes qui l’ont entendu avant eux ; car dans le monde moral, c’est l’amour-propre qui abhorre le vuide. Il paroît qu’il n’y a point de langue morte ou vivante qui prête plus au kalembour que la françoise. Les François en font tous les jours sans qu’ils s’en aperçoivent, mais les étrangers sur-tout y sont pris à chaque instant ; on connoît celui de cet Anglois qui trouvoit ses bottes trop équitables, trop justes, & qui croyoit parler plus honnêtement, en disant qu’il revenoit du dévoyement de Saint-Germain. Au reste toutes les langues du monde fournissent nécessairement une ample matiere aux équivoques ; la nature est si riche, nous sommes remués par tant de causes, que notre articulation ne peut suffire à distinguer les nuances que nos yeux & notre esprit peuvent apercevoir, ainsi les kalembours doivent être aussi anciens que les hommes. Si nous voulions parler ici des doutes & de l’obscurité que des rapports de mots ont jettés dans l’histoire ancienne, des changemens et des malheurs qui ne sont arrivés que faute de s’entendre, nous trouverions moyen de donner quelque importance au kalembour, & de remonter peut-être à l’origine de l’antipathie qui existe entre la philosophie & lui ; mais nous nous contenterons d’ajouter qu’il faudroit avoir bien de la rancune pour le bannir absolument de la société, aujourd’hui que nous sommes assez éclairés pour qu’il ne puisse plus nous donner que matiere à rire. Pour finir dignement cet article, nous devrions indiquer son étymologie : mais nous avons le courage d’avouer que nous ne la connoissons pas. On croit bien y trouver le mot latin calamus : mais il faudroit quelque chose de plus ; d’ailleurs cette origine ne conviendroit point à une plaisanterie que l’oreille seule peut admettre. On doit nous trouver bien généreux de convenir ainsi de notre impuissance, car il ne tiendroit qu’à nous de dire qu’il dérive du composé lizotruq, se divisant en beaux rameaux, ce qui exprimeroit assez bien les différentes significations d’un même mot. C’est ici le seul lieu de parler de deux autres rébus connus sous le nom de charade & de contrepetterie, qui, sans avoir aujourd’hui les mêmes ressources que le kalembour, ont pu produire autrefois les mêmes erreurs. Pour faire une charade, il faut choisir un mot composé de deux syllabes qui chacune fasse un mot, tel que mouton, alors on propose ce mot à deviner, en disant, ou à peu-près : mon premier désigne ce qui n’a point de consistance : sans mon second, il n’y auroit point de musique, mon tout est un animal pacifique. Ainsi la charade est toûjours une plaisanterie préparée. On fait une contrepetterie lorsqu’on transpose la premiere lettre de deux mots, ce qui arrive fréquemment à ceux qui parlent avec trop de volubilité ; mais pour qu’elle soit exacte, il faut que la phrase ait toûjours sens, tel ridicule qu’il soit : exemples, un feu trop près du port, pour un peu trop près du fort ; le caire se mouche, pour le maire se couche. La contrepetterie offre quelquefois des contrastes assez plaisans : la charade peut quelquefois être un madrigal & même un épigramme, mais elle ressemble toûjours à un commentaire, & ne se présente jamais que sous le même aspect ; on voit d’ailleurs que ces deux sortes de rébus sont si dénués de gaieté par leur construction, que les plus plaisans sont ceux que nous ne pouvons citer ici. (D. B.) |