Léon Bloy
(1846-1917)
Lettres à Georges Khnopff
(1929)
NOTICE
La première des lettres que nous publions est datée du 1er mars 1887 et
la dernière, du 17 janvier 1889. C'est, dans l'oeuvre de Léon Bloy, le
temps de la pleine maturité, entre le Désespéré et la Femme pauvre,
à laquelle ces lettres pourraient servir de préface. Il semble bien que
les correspondants ne se soient jamais rencontrés. Madame
Fréson-Khnopff, que nous avons questionnée, se souvient d'avoir entendu
son frère parler de Léon Bloy, mais elle n'a pas été tenue au courant de cette
correspondance.
Il serait plus que superflu de parler ici de Léon Bloy. Mais qui donc était Georges Khnopff, qui s'intéressait à l'auteur, alors à peu près inconnu, d'un livre mal accueilli ? Né en 1860, tué par une automobile en 1927, Georges Khnopff appartenait à une noble et très ancienne famille d'origine allemande, fixée un instant en Autriche, puis au Portugal, et venue enfin s'établir en Belgique à la suite de l'Archiduc Albert. Il était petit-fils et fils de magistrats, frère du peintre Fernand Khnopff. Nous ne savons s'il était malheureux comme le supposait Léon Bloy dans sa première lettre ; mais ses maigres revenus consistaient alors dans ce que ses parents voulaient bien lui donner, et il devait se priver pour secourir Léon Bloy. Georges Khnopff fut l'ami d'enfance de Georges Rodenbach et l'ami intime d'Emile Verhaeren ; il fut lié aussi avec de nombreux musiciens. Les lettres de ses amis, qui nous ont été cédées récemment par ses ?ls, permettent d'apprécier son goût et sa pensée. Il devait s'occuper toute sa vie de littérature et de musique ; il est l'auteur de très bonnes traductions, notamment d'une traduction de "la Maison des Grenades".
PARIS, 1er Mars 87
Monsieur, Je reçois à l'instant votre billet, "vous m'admirez de tout votre esprit, vous m'aimez de toute votre âme et vous seriez heureux, si à mes heures de trop pesante tristesse, je voulais songer à votre réconfortante affection". Eh ! bien, soit. Je vous réponds sans le délai d'une minute de réflexion. Jamais, certes, une issue plus mystérieuse ne s'était si soudainement offerte à un captif plus abandonné. J'étais précisément en train de bâtir des conjectures sur ma fin probable et vos étranges paroles sont tombées sur une âme gisant au plus profond d'une angoisse mortelle. Je suis, pour tout dire, vaincu autant que puisse l'être un homme. Mon livre qui était mon unique et suprême ressource a été parfaitement étouffé et je suis semblable à l'ouvrier d'un atroce maître qui ne se contenterait pas de lui refuser son salaire, après un labeur accablant, mais qui le ferait encore expirer dans les tortures. Je suis sans pain, sans ressources d'aucune sorte et bientôt sans gîte. La presse entière m'est hostile, je suis incapable de tout, sinon de souffrir et d'écrire des livres admirés par 25 personnes, je suis entièrement dénué d'amis en état de me secourir et la vie du cloître, expérimentée par moi, m'est interdite. ll faut donc crever. Qui êtes-vous, Monsieur? et quel réconfort pourriez-vous offrir à un agonisant de mon espèce ? Je suis même incertain de votre nom, car je ne suis pas sûr d'avoir exactement déchiffré votre signature. Vous êtes malheureux et pauvre, sans doute, puisque vous avez pu m'admirer. Mais, peut être, avez-vous une idée, un conseil vraiment salutaire à m'offrir, une perche quelconque à me tendre. Dans ce cas, hâtez vous, car les forces m'abandonnent et j'éprouve de singuliers vertiges. Un désespéré véridique LÉON BLOY 127 rue Blomet Une puissante maison de librairie avait paru désirer que je lui donnasse mon prochain livre dont j'ai le sujet et qui serait au moins aussi considérable que le Désespéré. j'ai répondu que je voulais bien, MAIS qu'une telle œuvre exigeait au moins 6 mois de travail et qu'une avance d'argent m'était indispensable (1) pour subsister pendant ce délai. Inutile d'ajouter qu'on m'a tourné le dos immédiatement - Rien, rien, rien, tel est mon horizon.
PARIS, 3 Mars 87.
Monsieur et cher ami, Votre lettre ne m'a pas seulement touché jusqu'au fond de l'âme, elle m'a causé, je ne puis m'empêcher de vous le dire, un étonnement diffcilement exprimable. A l'exception de deux ou trois êtres sublimes, à la façon de "Leverdier," personnage réel, qui me supposent naïvement du génie et se feraient débiter par tranches pour l'amour de moi, mais qu'une Providence ironiquement cruelle a fait pauvres (2) et impuissants, j'ai toujours vu des gens saturés de bienveillance, disposés à m'inonder de leurs encouragements et de leurs conseils, mais se détournant avec un sourire blafard, aussitôt que ma détresse véritable leur apparaissait. La nécessité d'un secours effectif éteignait aussitôt leur feu central. Un homme exorbitamment riche et qui s'offrait à moi, en déclarant ignorer les bornes de son dévouement, m’envoya un jour, quelques textes de St. Paul, avec la manière de m'en servir, en réponse à une lettre désespérée écrite dans une heure de véritable agonie. Le Désespéré, mon cher ami, est aussi peu que possible, une fiction de romancier. C'est de la réalité bien moderne, puisée à pleines mains dans mon propre coeur. Cependant, ce n'est point une autobiographie. Mon épouvantable existence a été, en vérité, beaucoup plus atroce que celle de Marchenoir. Les lois de la vraisemblance et la crainte de profaner certains souvenirs m'ont forcé d'économiser l'horreur. L'arrachement des dents de Véronique, par exemple, n'est qu'un enfantillage, en comparaison du fait véritable dont personne je crois, n'eût été capable de supporter le récit exact. ]'ai, dans mes souvenirs, de quoi défrayer assez longtemps ma littérature, mais, grand Dieu ! que personne ne compte sur moi pour restaurer 1a gaieté française. Le vrai fond de toutes ces douleurs, c'est la misère, dans un état social où l'argent a cette puissance mystérieuse de tout donner, jusqu'aux choses que les rêveurs croient inachetables, puisque l'Evangile nous enseigne qu'on peut acquérir le royaume des cieux, en se dépouillant pour les indigents. Il est vrai que l'Amour est indispensable pour se déterminer à une telle action et je conviens que ce n'est pas une denrée fort commune. Les romantiques désespérances d'un lord Byron qui promène par le monde son immense ennui, avec cent mille livres sterling de rentes, sans jamais avoir pitié de personne, me donnent la nausée et me paraissent un outrage à faire crier le ciel et la terre. Avoir reçu une vocation despotique, absolue, d'artiste, dans une société réfractaire à toute grandeur et être réduit à chercher son pain, pensez-vous qu'il soit facile d'imaginer un pire destin ? ll m'a fallu plus d'un an pour écrire le Désespéré, parce qu'il m'a fallu continuellement sacrifier deux jours sur quatre pour ne pas mourir de faim. Et encore, à quel prix trouvais-je ma subsistance ! j'ai dû travailler dans une angoisse perpétuelle, dans une agonie de toutes les heures. Aujourd'hui, j'ai peine à comprendre le prodige d'une oeuvre accomplie dans des conditions si dures et je me parais à moi-même un thaumaturge. Mais, maintenant, c'est bien fini. Je suis décidément impuissant. Tous les expédients sont usés, et la force, je le crains, va se retirer de moi. Vous offrez de me secourir et que Dieu vous bénisse, mais je crains que la tâche ne soit au-dessus de vos forces. Voici donc ma situation. Zéro au capital et zéro au chapitre des espérances. Un propriétaire à qui je vais devoir 150 fr. le mois prochain, qui se lasse de me solliciter en vain, et qui me dit des injures dans l'escalier en attendant qu'il me jette à la porte comme une ordure. Pas de vêtements, souliers nuls, nourriture hypothétique et à trouver six mois de sécurité indispensables à la procréation de mon prochain livre. Quelque modeste que soit ma vie, cent francs par mois me sont nécessaires. j'ai demandé à la maison Quantin une avance de 500 fr. En tenant compte de mon propriétaire et de quelques frais de toilette immédiats, c'était à peu près la subsistance pour deux mois, c'est à dire (3) environ le tiers de mon oeuvre. je m'en rapportais pour le reste à la Providence. On m'a refusé cette avance et je suis porté à croire que toute intervention serait inutile, sinon nuisible pour l'avenir, car j'espère être édité dans cette maison. Il est vrai que je passe pour être "une bonne affaire" ultérieure. On croit généralement qu'un second roman de moi aurait un grand succès de vente. Mais on ne veut pas escompter de telles espérances. Voilà, mon cher ami, l'exacte situation. Si elle vous épouvante, ne craignez pas de me le dire, et remettez par terre un fardeau dont l'énormité ne vous était pas connue. Je ne vous en aimerai pas moins, car votre généreux mouvement m'a mis au cœur une palpitation de rare tendresse. Votre LÉON BLOY. 127 rue Blomet.
PARIS, samedi matin. (4)
Mon cher ami, Je reçois le billet de cent francs, qui va, tout à l'heure, passer presque entièrement dans les mains de mon propriétaire, et je reçois, en même temps, votre lettre qui me surprend et m'effraye un peu. Dès la première minute, cette fuite à Bruxelles m'a paru une chose tout à fait impossible. D'abord, la nécessité invincible de conserver ici mon logement. Je ne possède presque rien qui vaille et mon intérieur est celui d'un très pauvre homme. Cependant, il faudrait la plus étranglante de toutes les extrémités, quelque chose qui ressemblerait à la mort, pour que j'acceptasse de perdre le misérable mobilier et les objets de diverses sortes que je possède. Tout cela, c'est mon passé, ma vie entière jusqu'à ce jour, des souvenirs in?niment précieux pour moi, des reliques de morts. D'un autre côté, le livre que je veux faire est tout parisien, et je craindrais de ne pouvoir me documenter à l'avance d'une manière suffisante. Il y aurait pour moi le danger continuel d'être arrêté souvent au cours de mon oeuvre par l'impossibilité de me remplir les yeux ou les oreilles de certains spectacles ou de certaines conversations suggestives dont soixante lieues me sépareraient. Le dommage serait énorme, puisque je me trouverais désarmé littérairement. Enfin, je ne pourrais sans quelque honte, m'éloigner pour longtemps de Paris, en laissant derrière moi un assez grand nombre de petites dettes contractées vis à vis de gens vraiment pauvres que ma présence rassure, mais qui m’accuseraient de fourberie si je venais à prendre la fuite. Ce serait, en tenant compte de frais de toilette (5) absolument indispensables, une dépense immédiate de deux cents francs au moins. Vous voyez, mon ami, que les difficultés ne sont pas petites. Mais, quand même, il est clair que je n'ai pas le droit de repousser votre offre d'un refuge, puisque je suis en détresse. je vous expose simplement les obstacles assez sérieux qui se présentent tout d'abord, en vous demandant et en me demandant à moi-même par quels moyens on pourrait les vaincre ou les tourner. Voulez-vous me répondre sur ces différents points ? Ils sont pour moi extrêmement graves et je ne pourrais ni ne devrais accepter votre hospitalité avant qu'ils ne fussent éclaircis de manière ou d'autre. Voulez-vous aussi me dire à peu près qui vous êtes ? Rappelez-vous que j'ignore tout de votre personne, à l'exception de votre nom, et je suis épouvanté à l'idée que vous êtes peut-être dénué de fortune et qu'ainsi vous vous exposez en mettant sur vos épaules un fardeau vraiment bien lourd. Je m'étonne de ce que vous me dites au sujet de la maison Quantin. Vous espérez, dites-vous, pouvoir me garantir l'édition de mon prochain livre. Cela donnerait à penser que vous avez un bien surprenant crédit. Mais pourquoi vous embarrasseriez-vous de telles démarches ? Je ne tiens pas le moins du monde à cette maison. L'espoir d’une avance d’argent malheureusement nécessaire, m'avait seul décidé à traiter avec les affreux négociants qui gouvernent cette librairie. Mais mon livre étant terminé, je crois être assuré qu’il me sera très facile de trouver un éditeur. Votre reconnaissant et dévoué LÉON BLOY P.S. Vous ignorez sans doute, que je suis absolument un solitaire et que, m’hébergeant à Bruxelles, il faudrait renoncer d’avance à toute exhibition de ma personne. je déteste la face humaine et je me ferais piler avant de consentir à porter un habit noir. Cette lettre ayant un caractère assez confidentiel, je prie mon ami de ne la communiquer qu'à des gens très sûrs et de ne s'en DESSAISIR à aucun prix. PARIS, 14 mars, 87
Mon cher ami, Au moment où je reçois votre consolante lettre, vous devez avoir eu la visite de votre ami Verhaeren qui est aussi le mien et à qui j'ai écrit avant-hier. ]'ignorais que vous le connussiez et la dédicace qu'il vous a faite de son beau livre m'avait échappé, n'ayant eu qu'une seule fois cette brochure entre les mains et pour très peu de temps. Je lui ai donc écrit presqu'au hasard, le priant de m'informer de vous et même de vous voir s'il était possible. Votre dernière lettre rend cette médiation inutile et me délivre, je l'avoue, d'une perplexité fort pénible. Je craignais ou que mon refus d'habiter Bruxelles vous eût irrité, ou que la difficulté de me secourir efficacement vous eût rebuté. ]e craignais aussi, pourquoi ne le dirais-je pas ? que ma promptitude à accepter vos offres et l'énumération immédiate de mes embarras financiers, aussitôt après votre première ouverture, ne vous eût semblé une démarche peu noble. Enfin, que ne craignais-je pas ? Considérez que je ne vous connaissais pas du tout et que toutes les conjectures s'offraient à moi. Vous me rassurez aujourd'hui complètement et vous me remplissez de courage. Mais il devient clair pour moi que vous assumez une tâche fort lourde et l'allégresse de ma reconnaissance est mélangée d'un peu de remords. Il est très fâcheux que je ne puisse réaliser mon oeuvre à Bruxelles, dans la paix et la solitude que vous aviez rêvées pour moi. Mais voyez et soyez juge. Je copie textuellement la lettre explicative du sujet-de mon futur livre, que j'ai adressée le mois dernier au chargé d'affaires de la maison Quantin, quand j'espérais obtenir une avance d'argent de cette librairie qui consent volontiers à méditer A SES FRAIS, mais qui refuse d'escompter un succès qui n'est que probable. "Monsieur. Voici en aussi peu de mots que possible, l'idée de mon prochain roman, puisque vous me faites l'honneur de me demander cette confidence (6). Une jeune fille, issue de la bourgeoisie ouvrière et douée, par transmission atavique, d'une âme supérieure à son milieu, haïe, par conséquent ou méprisée de ses proches, persécutée par son abominable mère qui voudrait la vendre, finit par tomber d'elle-même dans l'ïnfortune banale d'un premier amant fâcheux. Alors, s'ouvre pour elle, comme pour les autres, le triple gouffre de la prostitution, du suicide ou d'un retour pur et simple à la vie médiocre, avec l'aggravation d'un idéal irréparablement carié. "Ces trois solutions détestées l'épouvantent et elle en cherche éperdument une quatrième, qui sera de toute nécessité, la prostitution encore, parce que tel est l'inéluctable destin de la femme pauvre et abandonnée, quand la Providence n'accomplit pour elle aucun miracle. Cette absurde Odyssée sera curieuse et je l'espère, assez passionnante, car elle sera l'occasion de traverser d'étranges milieux et de basses tragédies plus étranges encore. Une des plus longues escales de cette partie du livre et l'une des plus fécondes en dégoûtations inexprimables, sera le cabotinisme inférieur, tel qu'on peut le vérifier à Belleville, à Montparnasse ou dans les villes de province. "Le central concept de ce roman est le sexe physiologique de la femme, autour duquel s'enroule ou se débobine implacablement sa psychologie tout entière. Pour parler net, entre nous, la femme dépend de sa vulve, comme l'homme de son cerveau. "L'idée n'est pas neuve. Elle pourrait avoir soixante millions de siècles, si l'histoire humaine avait elle-même cet âge ridicule. Mais il est possible de la renouveler et d'en donner même une impression terrifiante, en la poussant à ses plus extrêmes conséquences et c'est précisément ce que je me propose avec l'espoir de rencontrer la. vérité absolue. "Par exemple, le culte, le vrai culte latrique de la femme, quelque vertueuse qu'il vous plaise de la supposer, pour le signe extérieur de son sexe, qu'elle estime, inconsciemment, à l'égal du Paradis, imaginez-le, ce culte, en conflit immédiat avec l'absolue nécessité de la prostitution vénale, poussez jusqu'au bout cette idée, cette conception du SACRILÈGE et vous serez un fier homme si vous ne tremblez pas devant le monstre que votre esprit aura évoqué ! "Mon héroïne, qui a réellement existé, et que j'ai observée avec le plus grand soin, n'aura ni beauté supérieure ni dons singuliers. Elle ne possédera qu'un triste cœur assez sublime, mais elle le portera à la manière des femmes, c'est-à-dire, au plus profond de son sexe, puisqu'il faut les éventrer, ces êtres bizarres, pour leur donner la Maternité qui est la véritable explosion de leur personnalité alfective ! "Elle est donc forcée de revenir à son premier carrefour, après de lamentables explorations. Cette fois, c'est bien la prostitution qu'il faut choisir, mais, encore, avec l'arrière espérance qu'au tournant de quelque ordure, elle dénichera le merle blanc d'un amour parfait. Le prodige, c'est-qu'elle le trouve, juste à temps pour désespérer, avant de mourir, un brave homme qui arrive trop tard, comme tous les braves gens de ce dérisoire globe, où personne ne se présente jamais assez tôt pour sauver personne. "Après1e Désespéré, la désespérée. Ce n'est pas le titre du livre que je vous donne là et je vous prie de ne pas l'exiger de moi. ll est dans la nature de mon esprit de ne pouvoir trouver le titre d'un livre qu'en écrivant les derniers chapitres. Mais vous pouvez compter sur une œuvre de l'observation la plus douloureuse et d'un tragique puissamment noir. Plus une seule attaque personnelle, d'ailleurs. Le pamphlétaire est enterré avec Marchenoir. C'est une gourme que j ai jetée une fois pour toutes et que je ne reprendrai pas, du moins dans un roman. "Ce que je puis vous assurer, c'est que ce livre passionnera les irrégulières, pour lesquelles je suis, à ne vous rien cacher, débordant de tendresse. Jugez par là si je suis pour votre maison une bonne affaire ! Cette lettre confidentielle où je n'aventurai que la moitié de ma pensée se terminait par la demande officielle d'une avance de cinq cents francs qui n'aurait pas suffi, pour les raisons que vous savez, mais qu'on me garantissait renouvelable sur la justification ultérieure d'une moitié de mon manuscrit. Certes ! je ne disais pas toute ma pensée. Ces médiocres trafiquants auraient poussé de beaux cris ! Le fond de mon livre, le voici : Il n'y a pour la femme, créature temporairement, provisoirement inférieure, que deux façons d'être acceptables : la maternité la plus auguste ou le plaisir. En d'autres termes : la Sainteté ou la Prostitution. Marie-Magdeleine avant ou Marie-Magdeleine après. Entre les deux, il n'y a que l'Honnête Femme, c'est-à-dire la femelle du Bourgeois, le réprouvé absolu qu'aucun holocauste divin ne peut rédimer. Une sainte peut tomber dans la boue et une prostituée jaillir dans la lumière, mais jamais ni l'une ni l'autre ne pourra devenir une honnête femme, et l'inamovible pécore sans entrailles et sans cerveau, qu'on appelle une honnête femme et qui refusa naguère l'hospitalité à l'Enfant-Dieu, est dans une impuissance éternelle de s'évader de son néant par la chûte (7) ou par l'ascension. Mais toutes ont un point commun, c'est la préconception assurée de leur dignité de dispensatrices de la joie. Causa nostræ lœtitiœ ! Janua coeli ! Dieu seul peut savoir de quelle façon ces formes sacrées s'amalgament à la méditation des plus pures et ce que leur mystérieuse physiologie leur suggère ! Moi, cher ami, je ne crois qu'aux idées absolues. Je passerai donc sur le ventre à toutes les psychologies connues et j'irai droit à cette affirmation monstrueuse par laquelle je crois possible de tout expliquer : Toute femme, — qu'elle le sache ou qu'elle l'ignore, — est persuadée que sa vulve est le Paradis. Plantaverat autem Dominus Deus PARADISUM VOLUPTATIS a principio, in quo posuit hominem quem formaverat. Par conséquent, nulles prières, nulles pénitences, nuls martyres n'ont une suffisante eflîcacité d'impétration pour obtenir cet inestimable joyau que le poids en diamants des nébuleuses ne pourrait payer. Jugez de ce qu'elle donne quand elle se donne et mesurez son sacrilège quand elle se vend. Or, voici ma conclusion fort inattendue : La femme A RAISON de croire tout cela et de prétendre tout cela, elle a infiniment raison, puisque cette partie de son corps a été le tabernacle du Dieu vivant, et que nul ne peut assigner des bornes à la solidarité de ce confondant mystère ! Mon cher ami, Georges Knopff (8) je viens de relire toute cette exposition d'un inexposable sujet et je sens très bien que je suis tres embêtant et fort peu clair. En vérité, j'aurais besoin des développements du livre et des péripéties du drame pour préciser ces évolutions psychologiques telles que je les conçois. Cependant, ai-je réussi, dites-le moi, à vous faire entrevoir la magnificence d'un tel sujet dont les difficultés prodigieuses m'accablent d avance mais dont la seule pensée me transporte ? Je brûle de dire enfin un peu de vérité profonde au milieu de tant de mensonges littéraires et de dramatiques rengaînes. Et, vous le savez, la Vérité est un des noms de la Miséricorde. Ie veux que cette oeuvre transsude la miséricorde, qu'elle la pleure, qu'elle la pleuve et que Celles qu'on regarde comme le fumier du monde soient littéralement submergées de cette effusion ! Mais je veux que ce nouveau livre, que je crois plus grandement conçu que le Desespéré, soit une oeuvre d'art plus parfaite aussi et c'est pour cela que j'ai tant besoin de cette bienheureuse sécurité que vous me faites entrevoir. C'est une grande charité et peut-être, je le crois, une haute justice, de délivrer des angoisses de la matérielle existence un artiste dont les oeuvres sont considérées comme une occasion de joie ou de dilatation pour les âmes. Or, voici des choses bien nettes et qui vous plairont, puisque vous êtes un esprit droit. Le billet de cent francs que vous m'avez envoyé a servi à désintéresser mon propriétaire qui aboyait contre moi depuis quelques jours et à qui je devais 75 fr. pour le terme de janvier. Il est resté 25 fr. En ce moment, je passe donc mes journées et une partie de mes nuits à faire des expéditions peu rétribuées que j'ai trouvées, par bonheur, la semaine dernière, pour atteindre la fin de mars. Au mois d'avril, la question redoutable du terme se présentera de nouveau. je resterai derechef avec 25 fr. et je serai forcé de faire encore le métier de copiste, si je trouve de l'ouvrage. Si je n'en trouve pas, il faudra que j'use mon temps et mes forces à en chercher. Les doigts de mes pieds passeront de plus en plus à travers les chaussures expirantes du famélique et mon livre n'avancera pas d'une ligne. Ce qui m’épouvante. mon cher Knopff, et me trouble au fond de ma conscience, c'est que vous vous exposiez ainsi à d'inutiles sacrifices. L'amère et inexorable réalité c'est que les cent francs par mois ne peuvent me défrayer utilement qu'à la condition d'être précédés d'une somme qui assurerait la mise en train de mon travail. j'ai été trop longtemps indigent pour n'avoir pas pris l'habitude de vivre de peu, mais encore faut-il que le nécessaire ne me manque pas. Pour ne donner qu'un détail, je ne puis commencer mon livre sans m'être assuré la possession de quelques livres, dont l'achat, même d'occasion, représente une somme de 30 fr. Puis, j'aurais de nombreuses courses dans Paris, à la recherche d'impressions documentaires, au fur et à mesure de l'exécution. Que sais-je enfin ? Vous le voyez. la tâche entreprise par vous est assez lourde et je me trouverais dans une situation pleine d'amerture et de remords, si j’acceptais de vous des secours qui ne pourraient me porter au but que vous désirez de me voir atteindre. Votre LÉON BLOY. 127 rue Blomet. PARIS, 27 mars 87
Mon cher ami, J'ai reçu vos deux lettres et le billet de 50 fr. qui accompagnait la seconde. Je ne veux pas faire cette chose banale de vous remercier. Vous devez me connaître un peu déjà et pressentir ce que je puis avoir dans le coeur pour vous. J'espère quelque jour vous faire honneur et vous démontrer que vos efforts n'auront pas été complètement inutiles. Je suis, en effet, réconforté par vous et le courage ne me manque plus. Sans doute, il est fâcheux que la Providence se montre parcimonieuse et n'ait pas fait de vous un millionaire. Cependant, les secours que vous me donnez me relèvent le cœur et me remplissent d'espoir. Je ne me sens plus abandonné, comprenez-vous ? Les besognes fatiguantes (9) ou abjectes que je suis forcé d'accomplir me répugnant moins. Je réponds en hâte à vos deux questions. Sans doute, j'accepterais un emploi qui assurerait ma subsistance s'il n'y avait absolument pas moyen défaire autrement, mais mon travail d'artiste serait, dans ce cas, sacrifié aux exigences inférieures de mon appareil digestif et il me semble que j'aimerais presque autant mourir. Les travaux très misérables que j'accomplis à la mairie du Ve arrondt, pour un salaire dérisoire, vont prendre fin puisqu'ils ne devaient durer qu'un petit nombre de jours. Après cela, je verrai. je sais très bien qu'il faut vivre, mais je le répète, mourir de faim me semblerait moins atroce que de renoncer à mon art pour mon estomac. Quant à la maison Quantin, pourquoi m'en parlez-vous encore ? je vous répète que rien ne me sera plus facile désormais que de trouver un éditeur, et la question des avances doit être héroiquement écartée. D'abord, il n'est pas absolument certain AUJOURD'HUI que cette maison voudrait encore de moi, puis, je dois par tous les moyens possibles, éviter de me lier par un traité. Par conséquent, je vous en prie, écartons à l'avenir cette incertaine et dangereuse solution. Verhaeren m'a écrit, il est vrai, mais il s'est montré vraiment très sobre de détails sur votre personne et je déclare ne savoir rien de plus qu'avant. Qu'importe après tout ? N'ai-je pas la preuve que vous êtes mon ami et n'est-ce pas là le plus concluant de tous les signes d'une extraordinaire générosité, car je passe, mon cher Knopff, pour un homme singulièrement difficile à aimer Votre (10) LÉON BLOY PARIS, 21 avril 87
Mon cher ami, Vous avez, sans doute, reçu le billet que je vous ai envoyé le dimanche, 27 mars, pour vous accuser réception de votre dernier mandat de 50 fr. je me débats comme je puis, fort péniblement, et j'accumule les notes pour mon livre. Mais, à la vérité, l'exécution est forcément ajournée par les exigences impitoyables de la vie courante. Cependant, dès les premiers jours du mois prochain, j'ai le ferme espoir de pousser enfin sur le rail ce convoi de mes marchandises littéraires et l’élan donné, je me flatte d'aller bon train. Aujourd'hui, je veux vous parler de Huysmans. Ce grand artiste qui est un de mes amis les plus chers, est sur le point de lancer un nouveau livre, En rade, déjà publié en feuilleton dans la revue indépendante (11) et dont vous avez peut être lu quelques chapitres. Huysmans peu aimé de la grande presse parisienne à cause de la hauteur de son esprit et d'ailleurs fort compromis par son amitié pour moi, aura vraisemblablement très peu de publicité pour son nouveau livre. Moi, qui juge cette oeuvre de premier ordre, je voudrais de toutes mes forces, le dire à un public quelconque dans un article éclatant. J'accomplirais ainsi ce que j'appelle un acte de justice littéraire et j'aurais la joie de donner un vif plaisir à mon ami. Malheureusement tous les journaux de Paris me sont fermés sans exception. J'ai donc pensé à l’Art moderne et j’ai espéré que recommandé par vous et Verhaeren, l'hospitalité ne me serait pas refusée dans cette feuille littéraire. Ai-je rêvé une chose impossible ? Mon article aurait de deux à trois cents lignes et vous serait envoyé deux ou trois jours après une réponse favorable. Je vous en prie, mon ami, si cette petite conspiration vous semble devoir réussir, comme je suppose qu'elle doit vous plaire, faites les démarches utiles et informez-moi sans délai du résultat. Le livre de Huysmans est sur le point de paraître et s'il doit y avoir quelques articles, malgré tout, soit en France, soit en Belgique, je serais heureux d'arriver un des premiers. Puisque vous aimez le Bloy, je vous promets de vous envoyer du meilleur et bien tiré. En attendant votre réponse, cher ami, je vous serre anxieusement la main, et vous prie de donner de ma part un bonjour cordial à Verhaeren Votre (12) LÉON BLOY 127 rue Blomet Vendredi matin, 29 avril
Mon cher ami, Je reçois à l'instant votre lettre chargée. Je viens de passer une nuit très rude sur l'article difficile que j'ai entrepris et que je voudrais parfait. ]'ai grand peur, par exemple, que cette étude compliquée ne soit un peu longue et que l'Art Moderne ne soit forcé de la partager en deux tronçons, ce qui nuirait à l'effet d'ensemble. Il en sera ce qu'il pourra. j'ai voulu tout dire et, dans tous les cas, je crois pouvoir vous assurer d'un travail profondement consciencieux. Le manuscrit partira vraisemblablement dimanche soir. S'il peut être inséré dans le numéro de la semaine prochaine, tout sera très bien. Me serait-il possible, en ce cas, d'avoir des épreuves ? Vous savez à quel point ma langue est personnelle. Des fautes typographiques sont à peu près inévitables et je vous avoue qu'elles me désolent toujours. Enfin me sera-t-il accordé l'exceptionnelle faveur d'un certain nombre d'exemplaires de mon article, une demi-douzaine, par exemple, dix s'il est possible ? j'y tiendrais beaucoup et l'usage que j'en ferais, serait pour l'art mod. lui-même une réclame utile. Je ne crois pas que le nombre des livres vraiment intéressants de R. Brucker soit grand. Cet homme extraordinaire était bien plus un improvisateur qu'un écrivain. je vais, cependant, m'occuper de vous établir une bibliographie. Mais ce n'est pas facile et je vous prie de me faire un crédit de quelques jours. Mon ami, vous me donnez grand courage, je vous assure et je vais travailler de bon cœur. Votre (13) LÉON BLOY PARIS, 11 mai 87
Mon cher ami, Je vous donne enfin les renseignements bibliographiques que vous m'avez demandés. A mon grand regret, c'est fort peu de chose. Les deux seuls livres de Raymond Brucker valant la peine d'être lus sont : l. “Les Intimes" par Michel Raymond, Paris. Eugène Renduel. 1834, 3 vol., non réédité et très rare.
2. "Les Docteurs du jour devant la famille" roman posthume publié en 74 ou 76, chez Palme Librairie catholique rue des Saints Pères à Paris ou à la succursale à Bruxelles 29 rue des Paroissiens. Le pseudonyme de Brucker est toujours Michel Raymond. Voilà tout, absolument tout. Brucker a fait un grand nombre d'autres livres tombés aujourd’hui dans un tel néant, qu'ils sont devenus introuvables et ne figurent sur aucun catalogue. Les Intimes que j'ai lus n'ont d'autre valeur que d'être un document assez curieux pour servir à notre histoire littéraire. Quant aux Docteurs du jour que vous pourrez vous procurer facilement à Bruxelles, c'est bien peu de chose en vérité. Tout cela est bien dépassé, déteint, fané, insapide. Quelques formules singulières çà et là, mais au prix de quelle poussiéreuse phraséologie romantique et de quelles revendications craquelées de catholicisme libéral ! Ah ! ]e ne vous promets pas des tempêtes de joie ! Brucker était avant tout, surtout, un improvisateur, le plus inouï, peut-être, qu'on ait jamais vu, et ses œuvres écrites étaient mortes depuis longtemps et inexhumables quand on l'enterra lui-même. Peut-être avez-vous été incité à cette lecture par l'article de M. d'Aurevilly, publié dans le dernier numéro de la Revue Générale. Mais M. d'Aurevilly a été l'ami, le contemporain de Brucker et, quand il parle de lui, la notion du temps écoulé depuis leur jeunesse lui échappe. ll y a lieu de se défier. J'ai reçu les dix numéros de l'Art Moderne et ce matin même une carte d'Octave Maus, m'informant qu'il a reçu les deux collections du Pal que je lui avais envoyées et que mon article sur Huysmans "a produit grand effet". Tant mieux. Si on aime ma copie, j'aurai l'occasion prochaine de faire une nouvelle étude sur Villiers de l'lsle Adam. Mais, comme je ne veux pas être un raseur, dites moi si la chose est possible. L'article de tête de l'Art Moderne promet la publication d'un article de moi : la Grande Vermine. Je m'en étonne, car cet article paru dans le Pal, il y a deux ans, n'est pas de la première fraîcheur. Je suis fier que ma prose soit jugée de telle importance, mais il faudrait que la provenance fût indiquée, ne fût-ce que pour faire un peu de réclame à ce malheureux Pal que personne n'a jamais acheté et dont je possède un bouillon énorme. Voulez-vous, cher ami, me rendre un service considérable ? Verhaeren a fait sur mon livre : Propos d'un Entrepeneur un remarquable article publié dans le National belge le 24 Novembre 84. Cet article porte la mention à suivre et je n'ai jamais eu cette suite. Je ne l'ai pas réclamée alors, parce que j'étais roulé dans un tourbillon de douleurs et que j'avais assez à faire de ne pas devenir fou. Mais aujourd'hui j'ai un désir extrême de posséder cette étude dans son entier. Est-il encore possible de se procurer les numéros ? ]'aime beaucoup le talent de Verhaeren et sa personne m'est fort sympathique depuis que je l'ai rencontré chez Huysmans l'année dernière. Je voudrais donc que ses articles ne manquassent pas à la très curieuse collection des articles écrits sur moi. Voulez-vous le supplier de ma part de se livrer à cette recherche ? Ie vous serre affectueusement les mains, mon cher Knopff, et j'espère apprendre bientôt votre complet rétablissement. LÉON BLOY (14) PARIS, 1er juin 87.
Mon cher Khnopff, Ie viens de recevoir la visite de notre ami Verhaeren qui m'a remis votre billet contenant la somme de cent francs. Puisque vous m'avez interdit toute formule de remerciement, je n'ai donc rien à vous dire, sinon que je travaille vigoureusement et que j'espère vous enorgueillir de m'avoir secouru. Il est fâcheux vraiment que vous n'ayez pu venir a Paris, en même temps que VeIhaeren. Nous aurions passé de bonnes heures ensemble. Je suis décidément un homme de peu de Chance, puisque je ne me trouvais pas à l'incendie de l'Opéra Comique. Cette catastrophe, dont je déplore amèrement de n'avoir pas été victime, m'a suggéré une idée surprenante pour mon prochain livre. Mais il m'eût été profitable pour la suggestion complète d'avoir été un peu calciné. Je serai donc forcé d'accomplir un tour de force de restitution pour donner l'intégrale sensation de cette grandissime horreur, et je ne désespère pas d'y parvenir. Votre (15) dévoué LÉON BLOY PARIS, 25 juin 87
Mon cher ami, J'aurais voulu vous envoyer, en même temps que cette lettre, mon étude sur Villiers de l'lsle-Adam. C'est même ce désir qui m'a empêché de répondre à votre lettre dernière dont l'importance était grande pourtant. La vérité. c'est que je suis fort malade depuis une quinzaine et par conséquent peu capable de travail. L'étude sur mon vieil ami Villiers n'est pas une chose facile et je n'aurais pas trop de toutes mes facultés pour la mener à bien. ll ne s'agit pas précisément de Tribulat Bonhomet, livre inégal et quasi raté qu'il eût mieux valu ne jamais publier ; je veux donner une vue d'ensemble sur cet écrivain réellement très grand que je connais mieux que personne au monde, et je tiens à me montrer digne d'un tel sujet. Mais je souffre dans mon corps et dans mon esprit d'une façon telle que je suis forcé de m'y déclarer inapte pour l'ïnstant. Nous sommes au mois de juin et cette époque est très funeste pour moi, à cause des souvenirs épouvantables qu'elle ramène. Pour revenir à votre lettre, comment est-il possible que vous ayez vu en moi l'offensante pensée que vous pouviez me devenir bassement hostile ? Je ne pourrais, sans une absurdité énorme concevoir de tels soupçons. Je suis quelquefois dans un grand trouble d'esprit et il m'est arrivé de m'exprimer inexactement. Si quelque expression dans ma lettre profondément oubliée a pu vous paraître blessante, comme vous le dîtes, et nécessitant un amical oubli, c'est vraiment jouer de malheur, car vous êtes bien le dernier homme que je songerais à offenser. Songez que je suis loin de Bruxelles dont j'ignore les mœurs littéraires, que je suis dans l'impossibilité de compter mes vrais amis. En dehors de vous et de Verhaeren, puis-je savoir qui me deteste ou qui m'aime et jusqu’où peut aller le mécontentement de me voir écrire dans tel ou tel journal ? Or, j'apprends un jour que je viens de faire une gaffe énorme qui nécessitera peut-être de politiques représailles. Quand j'ai exprimé ma crainte de perdre l'hospitalité de l'Art moderne je ne pensais nullement à vous, puisque je vous écrivais comme à un intermédiaire ami, un intercesseur même. J'avais en vue le milieu, totalement inconnu de moi, de ce journal. Je vous supplie donc de voir simplement en moi ce que je suis, un ami de vous passionné, mais très malheureux et n ayant pas toujours la mesure exacte. Votre LÉON BLOY PARIS, 10 juillet 87
Mon cher Khnopff, Votre dernièrelettre si affectueuse m'a touché et consolé. J'avais résolu d'y répondre sans délai. Pourquoi vous cacherais-je, à vous, la très misérable raison qui m'en a empêché ? La même chose n'est-elle pas arrivée, dans votre pays même, au grand Baudelaire ? Je ne pouvais afiranchir ma lettre. Votre étrange respect pour moi m'embarrasse et m'afilige. J'ai, pour mon malheur, peut-être, beaucoup plus d'affectivité que d'orgueil. j'ai surtout besoin qu'on m'aime simplement et je ne suis pas un homme avec qui il faille tant de façons. Il est très douloureux que votre inconcevable timidité vous ait empêché de me déclarer à l'avance l'impossibilité où vous vous trouviez de me continuer le subside ; car j'y ai compté jusqu'au dernier instant comme sur un budjet assuré et la déception m'a valu quelques avanies assez dures. Je n'ai point de reproches à vous faire, mon ami. je suis d'ailleurs accoutumé à diablement souffrir. On n'écrit pas le Désespéré en s'amusant. Mais voyez combien vos craintes ont été fâcheuses ! Si vous m'aviez averti en toute simplicité quelques jours avant la fin de juin, j'aurais eu le temps de me retourner et surtout je n'aurais engagé personne à compter sur moi. Je vous en conjure, écartez donc de nos relations tout respect déplacé, tout protocole. Je vous assure que cela me désoriente complètement. je suis, croyez moi, une très grosse bête, sans complication d'aucune sorte, rudimentaire et coutumier de beaucoup de gaffes — vous-même l'avez éprouvé dernièrement. Ma santé est meilleure aujourd'hui. j'avais à traverser ma crise annuelle, voilà tout. Les mois de mai et de juin me sont incléments, atroces. C'est l'époque anniversaire d'évènements effroyables dans ma vie et je suis doué d une nervosité si cruelle que chaque fois, tout recommence. Alors, je me détraque, je m'affolle, je deviens réellement malade et si les âffres(16) de la misère noire interviennent, je suis un agonisant. Aujourd'hui, nous sommes en juillet, c'est fini. Je rentre dans la mélancolie sans turbubulence qui est mon état normal. je vais sans doute pouvoir travailler. Mais, au nom du Ciel, mon cher Khnopff, soyez très simple avec moi, ce sera, je vous en réponds, la preuve la plus certaine de votre amitié pour le pauvre diable d'artiste qui vous est sincèrement dévoué et qui se dit Votre, absolument (17) LÉON BLOY Mardi. Fête de Tous les Saints (18)
Mon cher ami, Aujourd'hui, je peux vous répondre. Il y a huit jours à peine, c'eût été bien difiîcile. Je suis convalescent, très faible encore. J'ai fait une maladie longue et très grave, occasionnée par des tourments d'esprit et des privations physiques peu ordinaires endurées par moi depuis des années. Ma santé est revenue enfin, par la volonté de Dieu et la force va m'être rendue, sans doute, pour thésauriser de nouvelles tribulations. Votre deuil me touche, mon ami, et demain jour des Morts, je m'en souviendrai. Personne, plus que moi, n'est investi de la clameur profonde des Trépassés et s'il se trouve en moi quelque accent de vraie douleur, c'est que mon âme est habituellement environnée de ces ombres lamentables. Je vous dois beaucoup parce que vous êtes venu au devant de ma peine sans que je vous eusse imploré et je ne puis concevoir que vous sentiez le besoin de vous excuser. Il est vrai, pourtant, que votre silence inexpliqué m'avait causé un peu de chagrin. je ne vous écrivais plus parce que je craignais de vous être importun et de paraître indiscrètement vous reprocher la cessation d'un secours auquel je n'avais nul droit. L'arrivée récente d'une lettre de Verhaeren me décide à vous dire toute ma pensée. Verhaeren (19) vint me voir au mois de mai chargé d'un message de vous. Notre entrevue fut ce qu'elle devait être, des plus cordiales. Il me donna le lendemain un excellent dîner et nous passâmes ensemble quelques heures. Puis, je ne le revis qu'à la veille de son départ, quelques instants à peine et malheureusement il en profita pour exprimer certaines doctrines à la réprobation desquelles j'ai voué ma vie. Il lui plut de me dire que l'égoïsme absolu doit être la règle de tout artiste, le substrat de toute pensée supérieure. Il s'appuya même d'un exemple révoltant. Moi, je crus à une de ces boutades vaines, délibérément paradoxales, comme nous en avons tous à de certaines heures de souffrances ou de lassitude et qui n'impliquent rien de l'âme d'un homme. ]e me souviens même que je me prétai un instant à cette fantaisie. Le souvenir m'en resta cependant, après son départ et quand je lus, quelque temps après, cette même chose exprimée littérairement par Verhaeren, je compris qu'il avait parlé de la façon la plus sérieuse, qu'il m'avait montré le fond de son âme, et que j'avais serré la main d'un ennemi très intime. Il était assez naturel que cette impression m'exposât à manquer de justice dans mes conjectures. Vous allez en juger. Je remarquai que le retour de Verhaeren à Bruxelles avait coïncidé avec l'interruption subite de vos lettres et de vos envois et je ne pus m'empêcher de croire qu'il avait agi sur vous contre moi, en conséquence de sa doctrine de ne jamais secourir personne. Ce soupçon se fortifiait en moi d'un grief certain. Je lui avais confié dès le premier jour mon projet d'adresser à l'Artiste, sur la prière de Destrée, l'article qui vous a déplu. J'ignorais absolument les querelles de la Jeune Belgique et de l'Art moderne et je n'avais pas à prendre parti. Mais vous m'aviez donné l'hospitalité de votre feuille et je ne voulais pas vous désobliger. Je consultai donc Verhaeren en ami et il me laissa vilainement commettre cette gaffe dont un seul mot de lui m'aurait préservé. Telles sont les raisons qui m'empêcheront désormais de répondre aux lettres de Verhaeren. Il me réclame de votre part l'étude sur Villiers. Il paraît croire que personne n'est plus à portée que moi de faire ce travail, ce qui est peut-être vrai, pour diverses raisons. Mais je vous l'ai dit, j'ai été fort malade. L'étude sur mon cher Villiers se fera néanmoins. Voici comment. Je me suis assuré d'un grand éditeur pour un volume de critique littéraire devant paraître au mois de janvier prochain. Ce volume d'un succès espérable à cause de certaines circonstances que vous ignorez, sera composé d'une série d'études semblables à celle que j'ai donnée à l'Art moderne et naturellement Villiers doit en être. C'est une espèce de bilan littéraire que j'ai rêvé. Quand le chapitre Villiers sera fait, je vous l'enverrai, comme une primeur de ce prochain livre, pour lequel j'ai dû suspendre le roman dont je vous avais parlé. L'intérêt de ma situation littéraire exige que je frappe d'abord ce coup, qui paraît devoir être retentissant. Je reprends donc mes travaux dès maintenant. je serai prêt pour janvier, malgré le temps perdu, pour février au plus tard, si Dieu le permet, c'est à dire (20), si les ressources matérielles ne me manquent pas tout à fait. Je vous écris ce dernier mot, sans arrière pensée (21), je vous supplie de le croire, simplement parce que je vous dois la vérité. Ma première sortie toute récente a été employée sans succès à la recherche d'une somme qui me permit de travailler en paix deux mois. Peut être (22) trouverai-je quelque usurier qui me livrera cette somme en échange des 6 ou 700 fr. que je suis certain de toucher le jour de la remise de mon manuscrit. Sinon, le livre ne se fera pas. je ne suis pas un thaumaturge. Voilà tout. Je vous supplie, mon cher Khnopff, d'être persuadé de ma grande affection pour vous. Vôtre (23) LÉON BLOY PARIS, 17 nov. 88
Mon cher ami, Votre lettre si affectueuse m'a un peu consolé et je vous assure qu'en cet instant, j'ai grand besoin de consolation. J'ai toujours souffert d'une manière exquise et rare, mais dans ces derniers mois, il semble que la Providence ait voulu me traiter avec une particulière férocité. Je devais vous répondre le jour même et voilà plus de trois jours que j'ai reçu votre lettre. La dépense d'un timbre de cinq sous est un grand faste pour moi. Ce détail doit vous suffire. Mes journées entières, mes précieuses journées que je devrais employer à écrire, se consument en courses et en démarches affreuses pour arriver simplement à ne pas mourir. Mes forces s'épuisent et ma tête parfois s'égare à force de chagrin et d'angoisse, et comme j'ai un enfant à élever, un petit garçon que j'adore, il ne m'est pas plus permis de faire halte un seul instant que de me laisser approcher par des tentations de désespoir. C'est toujours Marchenoir qui continue. Lorsqu'il se reposera, ce réprouvé, c'est qu'apparemment il aura cessé de vivre. Vous me demandez mon portrait. je vous l'enverrais de bon cœur si je l'avais et je vous promets d'aller tout exprès chez un photographe aussitôt que ce luxe médique me sera permis. Vous êtes vraisemblablement informé par les journaux qui l'ont annoncé, que je viens de lancer une nouvelle oeuvre. C'est une courte plaquette qui, je le crois, vous intéressera. C'est un fragment détaché d'un gros volume de critique qui reste en chantier ainsi que mon grand roman sur les femmes, puisque la misère me met dans l'impossibilité presque absolue de travailler. Par malheur, j'ai donné votre ancienne adresse, rue du Luxembourg, à mon éditeur qui a du (24) faire l'envoi d'un exemplaire pour vous avec dédicace. Faites-le donc prendre au plus tôt. Rendez à votre ami Bloy le service de faire acheter son livre par le plus grand nombre possible de vos compatriotes. ]e ne puis raisonnablement compter sur cette publication pour alléger mon dénuement. Mais je voudrais que mon éditeur vit (25) un semblant de succès qui l'encourageât pour l'avenir. Voilà, mon cher Khnopff, tout ce qu'un homme très malheureux trouve à vous dire. Je sens pour vous une affection très vive, croyez-le et je voudrais avoir quelque moyen de vous le prouver. Vous avez eu pitié de moi alors que j'étais pour vous un inconnu et vous m'avez secouru de la façon la plus délicate et la plus noble. Cela, je ne l'oublierai jamais. Votre profondément dévoué LÉON BLOY. 127, rue Blomet. Le Révélateur du globe se trouve à la librairie Savine. PARIS, 17 janvier 89
Cher ami, Je ne suis pas malade, en effet, mais triste, profondément, et quelque peu affolé. Ma nouvelle situation au Gil Blas est plus que difficile et je ne parviens à m’y maintenir que par un continuel miracle. J’aurais dû vous écrire et j'ai plusieurs fois décidé de le faire. J'ai dû y renoncer chaque jour pour courir au feu sur divers points menacés. Cette vie peu faite pour moi me serre le cœur et me désole. Mais je vous estime et vous aime profondement, je vous assure, et je vous le dis du plus intime de mon âme. Seulement, je vous en conjure, ne m'envoyez jamais de "baisers". Il y en avait un dans votre lettre datée, je crois, de Novembre, qui m’a fort troublé. Votre dévoué LÉON BLOY (26) Ne vous tourmentez donc pas pour moi, mon cher malade. Si vous pouvez me secourir, donnez-vous cette joie, si vous ne le pouvez pas, la Providence y pourvoira. En ce moment, j'ai trouvé quelques misérables travaux de copiste dans une mairie, C'est une besogne répugnante, provisoire et très peu rétribuée. N'importe, elle m'empêche de mouriret quand elle me manquera j 'espère en trouver quelque autre. Il serait bien surprenant qu'avec une parcelle d'héroisme, je ne trouvasse pas quelques heures chaque jour à donner à mon oeuvre. Je vous en supplie, mon ami, ne vous faites pas un supplice de votre affection pour moi. Vous me parlez de Max Waller. Je lui ai écrit, en elÎet, mais fort antérieurement à nos relations et depuis, nous avons cessé de nous écrire, j'ignore pourquoi. Waller que je ne connaissais pas et que je n'ai jamais vu, s’offrit à moi, avant l'apparition du Désespêré pour la publicité de la "Jeune Belgique". Il me parut admirablement disposé à me servir et je lui écrivis comme à un ami. Mon livre ayant paru, j'attendis l'effet de ses promesses et je l'attends encore. je n'ai reçu ni sa revue, ni une lettre de lui et j'avoue ne pas comprendre. Je ne lui ai donc fait aucune confidence de nos relations et s'il venait. . .. NOTES
"Vous savez à quel point ma langue est personnelle", a écrit Léon Bloy dans une des lettres que nous publions ; sa ponctuation ne l'est pas moins. Nous avons reproduit sa ponctuation scrupuleusement. et son orthographe avec le même soin, jusque dans ses particularités les moins défendables, qu'il eût certainement corrigées : à partir d'un certain degré de culture, la ponctuation et l'orthographe sont des documents assez précieux pourquïl soit souhaitable que les éditeurs de correspondances reproduisent souvent, comme nous l'avons fait, les graphies accidentelles ou systématiques, propres à l'auteur. Pour ne pas émailler notre texte de "sic" aussi laids que désobligeants, nous avons ajouté ici aux quelques notes indispensables la reproduction des particularités qu'il ne faudrait pas prendre pour des coquilles. (1) "indispensable" est souligné au crayon rouge; nous ne savons si c'est par L. Bloy. (2) "a fait pauvres". (3) "c'est à dire". (4) Le timbre de la poste au départ donne la date du 5 mars 1887. (5) "frais de toilette". Même remarque que (1) (6) "confidence". Même remarque qu'aux (1) et (5) (7) "chute". (8) "Knopff". Dans le texte des lettres. L. Bloy a écrit tantôt Khnopff, tantôt Knopff. Sur les enveloppes qui ont été conservées le nom est en général correctement écrit. (9) "fatiguantes”. (10) "Votre" (11) "revue indépendante". (12) “Votre”. (13) "Votre". (14) La partie inférieure du second feuillet est coupée comme si l'on avait voulu supprimer un post-scriptum. (15) "Votre". (16) "âffres". (17) "Votre, absolument”. (18) Date de la poste au départ: 1 Nov. 87. (19 Nous avons entre les mains de nombreuses lettres de Verhaeren à Georges Khnopff ; elles montrent la délicatesse active et la sympathie réconfortante de son amitié, ce qui n'étonnera point ceux qui l'ont connu. Aussi croyons-nous légitime de supposer que la première interprétation de L. Bloy était plus juste que la seconde : l'éloge de l'égoïsme par Verhaeren était, sans doute, l'expression paradoxale d'une déception et la protestation vaine contre l’a1truisme invincible qui l'avait souvent détourné de son œuvre. (20) "c'est à dire". (21) "arrière pensée". (22) "peut être". (23) Vôtre". (24) “du”. (25) "vit". (26) Fragment sans date du deuxième feuillet d'une lettre dont le reste est perdu. (texte
non relu
après saisie, 24.10.14)
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