Denis Bogros
(1927-2005)

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L’anglo-normand,
cheval de la cavalerie métropolitaine de la IIIe République
1874-1914

(1993)

La défaite de la France en 1870 avait mis en lumière, une fois de plus, l'incapacité de « l'industrie chevaline » nationale à fournir ses armées en chevaux, tant en qualité que pour la quantité. C'est pourquoi, à l'Assemblée nationale réunie à Versailles le 25 janvier 1873 (1), le député normand Delacour, soutenu par plus de 50 collègues de l'Ouest, déposa un projet de loi, à examiner en urgence « sur les haras et remontes » et concernant donc l'élevage des chevaux, et leur fourniture à l'Armée. Il sera voté le 29 mai 1874.
   
Sur proposition du monde agricole de la région ouest, il s'agit d'augmenter considérablement l'assistance de l'État aux producteurs : en services des étalons, et en primes un argent ! L'effectif des étalons nationaux, 1087 en 1873, devra atteindre 2500 dans un premier temps ; il sera de 3450 en 1909 pour 22 dépôts de l'administration répartis sur toute la métropole (2). Les primes passeront de 683000 F à 1500000 F (art. 5), dont seulement 50000 F pour les Arabes et Anglo-Arabes du Sud-Ouest (fait révélateur).
    
Le député Bocher, ancien préfet du Calvados, fut le rapporteur de cette loi. Son rapport (3) est un chef-d'oeuvre de dialectique parlementaire.

Thèse : il faut augmenter la production pour remonter l'armée. La Défense ne saurait attendre : il faut mettre en production, immédiatement, un cheval de type approprié. L'idéal serait l'anglais ou l'arabe. Mais c'est impossible pour une production de masse. Il faut donc choisir parmi les « races intermédiaires » c'est-à-dire de « demi-sang ». La première et la meilleure est celle du Midi, par son aptitude au galop. Mais sa production est au plus bas, et sa jumenterie très réduite.

Anti-thèse : « La seconde, au contraire, est en plein développement, en pleine prospérité. » Ç'est la race anglo-normande (JORF, p. 8203). « Or l'anglo-normand est le cheval de l'époque (sic)... apte à tous les services (sic)... au montoir comme à l'attelage » (p. 8052). Cheval qui est recherché autant par le commerce que par l'armée.
    
Synthèse et conclusion : après un débat qui dura deux jours en mai 1874, le 29, la loi « sur les haras et remontes », fut votée. Bonnefont, officier des haras, écrira en 1908 que la mission des haras nationaux est définie par cette loi : « ... diriger l'industrie chevaline française dans un sens tel que la Remonte puisse trouver les chevaux nécessaires à toutes les armes, avec la qualité requise pour chacune » (4).
    
Avant de suivre l’application de cette loi fondamentale, appelée par la suite « loi organique des haras », rappelons ce qu'est l'anglo-normand. Gallier, vétérinaire, conseiller général du Calvados, nous apprend en 1909 que : « Sous le nom générique d'anglo-normand » on trouve « toujours des Métis, issus de croisements (divers)... avec des juments ayant plus ou moins d'origine ». Cette population n'est d'ailleurs catégorisée que par ses finalités commerciales :

1.- Les plus rapides seront des trotteurs d'hippodromes ... ;
2.- d'autres qui ont « de la taille et de l'étoffe », mais moins rapides, seront les « Carrossiers » pour le commerce de luxe ;
3.- ceux qui restent seront destinés à l'armée : cavalerie lourde, de ligne et légère, artillerie de selle et de trait.
    
Trente-six ans après le rapport Bocher, député du Calvados, on constate que les certitudes des notables normands restent entières. Elles le restent aussi dans l'administration qui, depuis 1848, a établi que les courses d'essai pour les achats des étalons de demi-sang par l'État auraient lieu exclusivement au trot (5). Les étalons de demi-sang de la loi 1874 seront donc des trotteurs. Bonnefont confirme en 1908 ce choix, cette politique du trotteur: « (L'administration) accorde ses faveurs aux trotteurs qui lui fournissent ses étalons de tête... ; le sang trotteur se répand dans toute la race ... ». Il ne peut s'agir que des anglo-normands. Ainsi l'application de la loi Bocher qui, on l'a vu, a choisi le demi-sang anglo-normand, a privilégié en outre l'influence du trotteur. La France produira donc des trotteurs, non des galopeurs ou leurs dérivés.

Les chiffres ? Dans les dépôts d'étalons des haras, répartis sur tout le territoire    métropolitain, nous trouvons : en 1873 :    859 demi sang, en 1880 : 1641 demi-sang, en 1892 : 1738 demi-sang, en 1905 : 2150 demi-sang.
    
Bonnefont note encore : « ... La Remonte (de l'armée) se plaint de ne trouver qu'accidentellement le cheval de selle. » Nous en comprenons la raison fondamentale : « l’administration se refuse à entrer dans la voie des réformes demandées par la Remonte. » En clair : le ministère de l'Agriculture refuse de faire produire à l'élevage national un type de cheval adapté au service en campagne de guerre. C'est là un étonnant renversement de perspective, de politique d'élevage et un détournement de la loi sur « les haras et remontes », dont le but était de fournir les « armes » en chevaux aux « qualités requises pour chacune ». Ainsi, pour la deuxième fois au XIXe siècle, les intérêts de l'industrie et du négoce privés l’emportent sur l'intérêt de la Défense. Mais en cette fin de siècle, le ministère de la Guerre laissera agir les « civils patriotes », plutôt que de se retrouver - comme dans les années 1840 - face à la coalition des notables.
    
En effet ce « dévoiement » de la direction d'application de la loi livrait la « France chevaline » aux étalons trotteurs. Cela provoquera une réaction des hommes de cheval cavaliers. L'histoire a retenu les noms de Sautereau, journaliste hippique parisien, du comte de Bresson, éleveur vendéen, de Doléris, éleveur des Basses-Pyrénées, et, du plus célèbre, le normand de Gasté, né à Lisieux en 1859 et mort à « La Genevray » en 1947 (?). Ils fondèrent en 1898 « la Société d'encouragement à l'élevage du cheval de guerre français » (6) ! Ce nom était tout un programme. C'était aussi un terrible constat d'échec de l'élevage français qui aurait dû fournit « les chevaux nécessaires à toutes les armes » (Bonnefont).
   
On peut expliquer cette fracture du monde hippique, d'une part, par les récriminations des officiers de la Cavalerie, dont une partie importante appartenait à des familles de hobereaux de l'Ouest ; d'autre part, par l'influence des travaux d'hippologie de Gasté qui eurent un grand retentissement, et que toutes les intrigues ne purent déconsidérer. Citons : « La faillite du trotteur normand comme cheval de selle » (7).
   
Sur le terrain aussi la critique était sévère. Dans le Bulletin n° 1 de 1a Société du cheval de guerre, en 1906, un officier des remontes écrit « Un cheval de selle n'est pas un laissé-pour-compte... un déchet : c'est au contraire le chef-d'oeuvre de l'espèce ; ... il doit marcher vite, longtemps, voilà pourquoi il exige un élevage absolument spécial. » Il lui faut « un équilibre naturel parfait » pour avoir un pas qui s'exprime avec le minimum de fatigue et qui, de ce fait, peut durer longtemps. Particulièrement dans les longues marches des manoeuvres, avant la bataille. Quand l'heure du combat a sonné, alors, il lui faut - malgré la fatigue - la capacité de la rapidité pour atteindre l'objectif sous le feu : C'est le galop. « C'est pourquoi nous voulons un cheval qui ait le galop à "fleur de peau" et non un cheval auquel il faille arracher cette allure à coups d'éperons. » Incantation désespérée, puisque l'officier des haras, précité, Bonnefont, confirme que le choix de la société civile et politique est à l'opposé de cette description. « L’administration... consciente de sa mission qui est de sauvegarder les intérêts de l'industrie hippique française, se refuse à entrer dans la voie des réformes demandées par la Remonte... » Il conclut : « Notre système d'élevage actuel... tout critiquable qu'il soit au point de vue selle » a multiplié « sur notre territoire (national) le cheval d'attelage à deux fins pouvant à l'occasion tant final que bien se monter. »
   
Donc la cavalerie métropolitaine de la IIIe République devra partir en campagne avec ce cheval imposé par la société libérale à son armée : le cheval d'attelage an trot - dit « à deux fins », pour les besoins du négoce !

Situation de la remonte à la veille de la « grande guerre »

Les prix : on a souvent affirmé que si le ministère de la Guerre avait mieux payé les chevaux de remonte, ils eussent été convenables, voire de qualité. Or, en 1908 (8) la moyenne de tous les prix officiels, du cheval de cuirassier au cheval d'artillerie, en passant par toutes les catégories, est de 1348 F (soit 25618 F 1993).
   
Le « négoce » en question ? Les budgets annuels du service    des remontes de l'armée, de 1902 à 1907, étaient de 20 millions de francs en moyenne, soit 380 millions de francs français 1993 dont bénéficièrent les départements d'élevage.
   
Les achats de l'année ? En 1890, 11000 chevaux ont été achetés au nord, nord-ouest, nord-est de la Loire et dans la région entre Basse-Loire et seuil du Poitou et 2600 chevaux au sud-ouest de la Loire. Les chevaux grands, viandeux et trotteurs l'emportaient donc sur les chevaux légers et galopeurs, dans la proportion de 10 pour 2. Les chevaux de charretiers l'emportaient nettement sur les chevaux de cavaliers. En 1906, les chiffres sont respectivement de 7000 et 3 800 ; en 1911, de 6700 et 3900.
   
La Société d'encouragement à l'élevage du cheval de guerre a-t-elle été un peu entendue ? En effet, ces derniers achats indiquaient une tendance vers le cheval de selle : environ 7 « trotteurs » pour 4 « galopeurs ». Mais ces achats ne portaient que sur le dixième de l'effectif de paix.
   
Aussi, dans la cavalerie qui partira en guerre, les chevaux de « charrette » seront en beaucoup plus grand nombre que les chevaux de « selle ». Les grands, charnus, trotteurs, l'emporteront dans les régiments sur les petits, minces, galopeurs ! Ce qui aura de graves conséquences ; car on « s'aligne » toujours sur les individus les moins rapides et les moins endurants, et, par ailleurs, la taille et le développement musculaire excessif diminuent la « résistance » des animaux.

La cavalerie à l’épreuve de la guerre

Le 3 août 1914, quand les Allemands envahissent la Belgique, Joffre jette son 1er corps de cavalerie (3 divisions, 13000 chevaux) en avant des armées. On va voir à l'oeuvre les demi-sang de la loi Bocher. Ces chevaux feront un raid d'un mois : de Mézières à Liège, puis en retraite à l'aile gauche, jusqu'au sud de la Seine, qu'ils atteindront au niveau opérationnel zéro.
    
Suivant L'Information hippique (9), « cette randonnée fut accablante... les chevaux furent mis dans un tel état que le 1er corps ne put participer à la bataille de la Marne ». Dans Plaisirs équestres (10) un cavalier témoigne : « Nous ne marchions qu'au pas, car les chevaux auraient été incapables de faire 100 m au trot. » Cet effondrement du 1er corps de cavalerie en août 1914 rappelle étrangement celui de la cavalerie de Murat en juillet 1812.
    
La bataille de la Marne commence par le célèbre ordre du jour du 6 septembre. Une brèche s'ouvre devant les Français et les Anglais, le 7, entre les Ire et IIe armées allemandes. Elle est de 40 Km de large le 10. Face à cette brèche: 16 régiments de cavalerie, du 2e corps, 12000 chevaux sont là, venant du front de Lorraine où ils n'avaient participé qu'à des escarmouches. Le 10, quand Franchet d'Espèrey envisage de les lancer, le commandant du corps rend compte que « ... la limite extrême [de fatigue] des chevaux était atteinte » (11). Gamelin à l'état-major de Joffre note: « Notre cavalerie est-elle toujours fatiguée ? » De toute évidence, il parle des chevaux et c'est la réalité ! En effet sur le terrain le 11, un lieutenant du 20e Dragons (12) note sur son carnet de marche : « Les chevaux sont très fatigués » (39 jours après le début des opérations, et sans bataille). « Une odeur écoeurante [qui] remplit les narines. Elle provient de tous ces malheureux chevaux avec les plaques suppurantes de leurs dos blessés. » Une seule raison peut l'expliquer : l'amaigrissement rapide de ces chevaux « charnus », qui change les appuis du harnachement et produit les blessures. Le général de Brack, qui fit la campagne de Russie comme capitaine, a décrit le phénomène (13). Cette « misère physiologique » frappe les effectifs de chevaux viandeux, non sobres, peu résistants aux climats, peu endurants aux fatigues répétées.
   
Cependant, le 13 septembre, la 10e division s'engage dans la brèche, atteint Sissonne en Champagne et prend les Allemands à revers ; mais le 14 à 15 heures, arrive l'ordre de repli général. C'est la fuite humiliante. « L'allure a dû être rapide - note le lieutenant Chambe - et beaucoup de chevaux n'ont pu la soutenir [...]. Çà et là gisent des cadavres [...]. De malheureuses bêtes ont été abandonnées [...], immobiles, debout sur leurs jambes raides, têtes basses, sans faire un mouvement » : dans quel état de déficience organique se trouvaient donc ces chevaux de demi-sang français !
   
On ne peut que constater l'échec de la loi de 1874, qui a promu la « race anglo-normande » au rang d'amélioratrice de toute la population chevaline en France, et qui a rempli les écuries des haras et de la cavalerie de demi-sang du Nord (par opposition à ceux du Midi) (14). L'agriculteur normand a produit ce qu'on lui conseillait de produire. Les notables normands ont été dans leur rôle en dirigeant les aides et les achats de l'État vers leur province mais le cheval anglo-normand n'était pas fait pour la guerre de cavalerie. Car il n'était ni sobre, ni agile, ni résistant, ni endurant, ni galopeur : « Le biotope normand » ne pouvait produire qu'un cheval de service, encombré de muscles, et « l'écosystème normand », peuplé de cultivateurs charretiers, ne pouvait engendrer que des chevaux de traction.

Colonel Denis BOGROS.


NOTES :
(1) JORF du 15 février 1873, p. 1143, annexe n°1574 (liste des cosignataires).
(2) A. Gallier, vétérinaire inspecteur de la ville de Caen, conseiller général du Calvados. Mémoires de l'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen, 1909, p. 68 : « On peut dire... que c'est la loi (de) 1874... qui en augmentant considérablement l'effectif des étalons nationaux... a développé la production de cheval de demi-sang... »
(3) JORF décembre 1873, p. 8047 et s.
(4) Georges Bonnefont, Encyclopédie agricole, « Elevage du cheval », Paris, 1908, p. 85.
(5) Les courses au trot ont été créées par l'arrêté du 30 septembre 1846.
(6) Mennessier dela Lance, Bibliographie hippique, t. I (A à K), t. II (L à Z), Paris, 1915-1921, voir t. II, p. 518.
(7) Ibid., t. 1, p 528.
(8) Georges Bonnefont, op. cit., p.166.
(9) N° l49,1970.
(10) N° 22, 1965.
(11) A. Gouttard, La Marne, victoire inexploitée, Paris, 1968.
(12) Chambe (général), Adieu cavalerie, Paris, 1979. « Ce livre, j'ai longtemps hésité avant de l'écrire, hésité pendant plus de soixante ans. C'est peut-être le dernier que j écrirai, ... je l'ai promis à mes camarades..., je l'ai promis à nos chevaux. »
(13) F. de Brack (général), Souvenirs, « Avant-postes de cavalerie légère » (Dole, 1831), EAABC : Saumur, 1960.
(14) JORF décembre 1873, p.  8203. « Race anglo-normande », « La seconde (race intermédiaire) est en plein développement, en pleine prospérité. Les progrès qu'elle a fait taire à la population chevaline de la France... ont fondé son autorité et son renom » (Bocher). Désonnais l'immense majorité des étalons de demi-sang seront donc anglo-normands.


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