Denis Bogros
(1927-2005)

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Essai d’analyse du discours français sur l’équitation arabe
(1988)


Résumé :

Produit d'une civilisation avancée, l'équitation arabe a atteint très tôt (Xe siècle) son expression originale. Au contraire, au cours de ce millénaire, l'équitation française ne cessera d'évoluer. Ses différentes mutations ne manqueront pas de modifier le discours français sur l'équitation arabe. Les croisades sont marquées par un refus de l'échange technique. Le Bas Moyen Age se caractérise par des influences arabes diffuses, par l'Espagne et l'Italie. Au XVIIe Pluvinel adopte le mors arabe. Au XVIIIe, malgré le plaidoyer des stratèges, la société française refuse la technique arabe. C'est au XIXe que se réalise le transfert, au plus grand profit de la Cavalerie française qui devient performante. Au XXe siècle après une réaction xénophobe caractérisée, la cavalerie redevient arabe. Le dernier cavalier français en campagne sera Spahi donc « arabe ».


Mon propos a pour sujet : Essai d'analyse du discours français sur l'équitation arabe ... sujet ambigu ! C'est pourquoi je récuse d'avance tout procès d'intentions. J'enseigne l'équitation française depuis longtemps. J'ai utilisé l'équitation dite « Arabe » durant plusieurs années lors des dernières campagnes au Maghreb. Je n'ai pas de préférences, parce que - pour ma génération - il est clair que ces deux équitations ne se proposent pas les mêmes buts ... de nos jours ! De quelles équitations s'agit­il ? Ce que les français ont appelé équitation arabe est celle qu'ils ont rencontrée : en Palestine, Egypte, Maghreb sans oublier l'Europe orientale. Il conviendrait sans doute de la nommer : TURQUE, MAMELUKE, MAGHREBINE. En tout cas, l'équitation de la péninsule arabique est hors de notre sujet !!! Depuis les Califes Abbassides, l'équitation dite « arabe » possède ses caractéristiques essentielles, qui ont peu varié au cours de ce millénaire. Elle se définit par rapport à trois composantes : Un « cheval » vif et équilibré, - une « selle » . (1)(2)(3)(4)(5) donnant au cavalier une aisance immédiate, et lui permettant de libérer le dos du cheval au galop, l'allure du Combat. - Une « embouchure » qui permet la domination du cheval, sans emploi de la force. Elle est décrite dans le Naceri. Au contraire, depuis Hugues Capet, l'équitation française a connu de nombreuses modifications. Définissons d'abord ses deux premières expressions : Celle de Guillaume le Conquérant, et celle de Guillaume le Maréchal aux pauvres chevaliers d'Azincourt. La Tapisserie de Bayeux nous montre les « milites » du Bâtard, bien assis, décontractés, à l'aise, sur des chevaux à sang chaud (comme on l'a écrit (6), galopant l'encolure libre, et se ramenant aisément. Belle équitation en vérité !! L'équitation des « Chevaliers » leurs successeurs sera bien différente. Elle sera en régression évidente, et cela dans la mesure même où : la technique de Combat viendra de plus en plus contrarier la technique équestre. Le cheval et l'homme perdront peu à peu les qualités de la cavalerie du Conquérant. Deux chiffres illustrent cette affirmation. A Hasting le cheval de Bataille portait 90 kg bien placés ... à Azincourt ... 160 ... sur les épaules ! (7)

Ceci dit je vous emmène maintenant, dans un survol de ce millénaire, avec quelques escales. - La Palestine d'abord. Les Croisés n'en auraient rapporté que l'abricot ! (J. Le Goff). Et pourtant les Templiers avaient engagé des TURCOPOLES, supplétifs cavaliers arabes, montant à l'arabe et combattant à l'orientale ? Les « Francs » avaient déjà rencontré les Mameluks    ? Ce mot entre dans la langue en 1192 - Il est certain aussi que les Chevaliers avaient allégé leur équipement et adopté les chevaux du pays (8) ... ? Mais pas l'équitation ! Ce refus de l'échange des techniques - contrairement aux Espagnols - nous interpelle. - 160 ans après la dernière croisade, Bertrandon de la Broquière, gentilhomme bourguignon (9) nous donne la clé de l'énigme. Il écrit : « Les selles (des arabes) sont habituellement très riches, mais avec le siège encaissé entre un pommeau devant et un autre derrière (sic), des étrivières courtes, des étriers larges. On y est assis comme dans un fauteuil, profondément enfoncé, les genoux haut levés, les étriers ajustés très courts, position qui ne permet pas d'encaisser le moindre coup de lance sans être désarçonné ». Voilà, la raison de l'attitude des français ! Les yeux sur la métropole, ils ont voulu conserver le mode de combat de la société féodale. Or, ce mode induit la technique de l'équitation. En outre il incite l'élevage à produire un cheval massif et mou. La calamité des cavaliers durant des siècles. ... Car, durant des siècles, il n'y eut pas de sang sous la masse ! ... en France.

Survolant les XIIIe, XIVe et XVe siècles, nous observons le triste spectacle de la « cohue féodale », montant mal et mal remontée, inefficace contre les cavaleries orientales ou espagnoles, et les infanteries européennes (flamande - anglaise - suisse). De Hattin en Palestine à Pavie en Lombardie, en passant par Crécy et Azincourt où l'on atteignit le fond de l'horreur dans le massacre délibéré de la Noblesse française. Bien sûr, il y eut Bouvines ! mais était-ce une bataille ou un grand tournoi, ordalie aux règles préétablies ? - L'espoir d'une transformation de la manière française de se servir du cheval à la guerre, n'apparaît-il pas plutôt dans l'épopée de Bertrand du Guesclin, le Connétable de France ? - Homme d'armes, champion de tournois, chef des partisans de la forêt de Paimpont, qui firent des ravages chez l'occupant, Vainqueur de la bataille classique de Cocherel, son apport personnel dans la rénovation de la guerre est considérable. Mais il faut y ajouter son expérience d'Espagne, contre les cavaliers maures de Pierre le Cruel, avec les génétaires du Roi de Castille contre les routiers du Prince Noir. Cette expérience fit de lui un grand Capitaine. Il libéra le Royaume de France, par des campagnes où la guerre de partisans fut élevée au niveau d'une stratégie globale, acceptée par le Roi : « pays pillé n'est pas conquis ». Il créa des groupes de cavaliers légers, montés sur des bidets endurants (10), qui le renseignaient, et qui harcelaient les « routes anglaises ». Il utilisa surtout sa Chevalerie comme une cavalerie, remontée de « fleurs de roussins » ou de chevaux « d'Aragon »( 10). Ses raids, sur Pontvallain, et de Sainte-Sévère à Poitiers (11), sont restés des modèles de la guerre de cavalerie. Il chassa les Anglais ! - Mort en 1380, les français revinrent vite à leurs errements. - Rencontrant une nouvelle fois les cavaliers orientaux à Nicopolis (Bulgarie) en 1396, la gendarmerie française aux ordres du duc de Nevers se fit décimer par les Turcs, après une charge furieuse ... dans le vide. C'est avec ces « Hommes d'Armes » (12) que Charles VII formera la première cavalerie soldée. Elle engendrera la cavalerie « pesante » (spécialité européenne et bien française). Cette « grosse » cavalerie restera marquée par ses origines jusqu'à sa fin en 1914. Cependant sous l'influence Turco-orientale, comme l'a écrit Nolan (op.cit.), la mutation s'imposa enfin. Partis en Italie avec cette cavalerie « lourde », les français en reviendront avec une cavalerie « légère », débarrassée des cuirasses et des lances de joute. Ils ramèneront les « Argoulets » (d'Argolide) et les « Estradiots » (d'Albanie). Trois siècles après l'adoption par les Espagnols de la Cavalerie des « Génétaires », imitée de la Cavalerie marocaine. Mais ne serait-ce pas l'influence Maghrebine-espagnole, renforcée du courant équestre oriental, qui se serait transmise aux français, dans le Royaume de Naples ? - Ce qui est certain, c'est qu'en ce lieu, à ce moment-là ... l'équitation des « Génétaires » espagnols a rencontré celles des « Stradiottos » albanais ! Troublant ! Quelle gestation extraordinaire !! ... car c'est de Naples que nous viendra, aussi, l'équitation Académique.

C'est la Renaissance. La période faste de notre équitation classique commence. Cette équitation vous la connaissez - totalement différente de la précédente. Elle recherche l'équilibre ... sur les hanches ! nous passons d'un extrême à l'autre. Or cette période s'ouvre par un emprunt caractérisé à l'équitation arabe. De quoi s'agit-il ? Du mors arabe à palette et anneau gourmette ! Tout simplement. Ainsi, toutes les bêtises que l'on écrira et dira sur cette embouchure, en particulier au XXe siècle, sont démenties d'avance. Dessiné par Crispin de Pas sur les directives de Pluvinel, le document que l'on trouve dans le Maneige Royal et l'Instruction du Roy (13), présente deux mors : l'un à pas d'asne et jouets, l'autre à palette, avec les légendes suivantes : - Le premier « Genette propre pour mener la tête du cheval qui s'abandonne sur l'appui de la Bride, et bonne aux haquenées et chevaux de pas, ... etc … ». Le second - "Genette propre pour le cheval qui a la bouche forte et qui s'abandonne sur l'appui de la main ... etc... ». Cela se passe de commentaires ! Cependant une question se pose. Les français ont-ils été conscients de ce transfert de technique dans le sens, Maghreb arabe, France ? - Je n'ai pas la réponse. Quoi qu'il en soit, la nouvelle équitation française évolua vers des pratiques et une expression qui en firent un ART, sur lequel on a beaucoup écrit. Mais elle tourna le dos à l'équitation militaire. La preuve en fut administrée par l'humiliation de Rossbach (1757). L'Equitation de la cavalerie française n'était pas opérationnelle. Depuis Gaspard de Saunier, les écuyers militaires avaient, en vain, dénoncé cette dégradation de notre équitation de guerre.

En cette moitié du XVIIIe, de nombreux réformateurs se mettent à l'oeuvre. Citons pour mémoire les Melfort et D'Auvergne, les Choiseul et Castries. Mais écoutons le Général Comte de Guibert, Maître en stratégie, dont l'oeuvre a nourri Bonaparte. En 1772 dans son « Essai général de Tactique » (14) il écrit : « ... Les Maures d'aujourd'hui, les Turcs actuels tous ces peuples que la nature a fait cavaliers en naissant, sont assis (autrement) sur leurs chevaux et les manient autrement que nous ». Ceci est un jugement sur les techniques équestres et témoigne de la prise de conscience du clivage entre les cavaleries de l'Est et celles de l'Ouest. Guibert ajoute « Encore aujourd'hui la cavalerie du Maroc et d'Alger ... galope le haut du corps en avant ... ces peuples n'ont ni votre assiette, ni vos principes. Tous sont d'accord sur un point dont vous ne convenez pas, c'est qu'il faut étriver très court. » Guibert interpelle la caste cavalière de son temps et lui donne une leçon en citant en exemple l'équitation arabe du Maghreb - Rapprochons ce texte de celui de Nolan (15), un anglais qui écrit en 1853 (82 ans plus tard) « Ils (les français) ont un préjugé héréditaire en faveur des étriers longs et d'une position qui ne permettra jamais de galoper dans un terrain difficile sans accident ». Ces deux textes, écrits pendant la période historique où la Cavalerie prit, en Occident, une place importante dans la guerre et la bataille, montrent les discordances du discours français sur sa propre équitation. Malgré les efforts des maîtres et stratèges ce discours restera toujours ambigu. - Pourtant Bonaparte avait donné l'exemple. Avec son Etat-Major et ses Dragons, il adopte, en Egypte, le mors et la selle des Mameluks (16). Bien plus, il ramène en France un Escadron de Mameluks : La première unité de Cavalerie pratiquant l'équitation arabe, inscrite à l'ordre de bataille de l'armée française.

Cet exemple ne sera suivi qu'au XIXe siècle. - Siècle qui se pro­longe jusqu'en 1918, - siècle capital en France pour la Cavalerie, l'équitation et l'élevage du cheval de selle, le siècle le plus important pour notre sujet.

Dans une première période (1830-1870) - Les Cavaliers militaires choisiront l'équitation et le système hippique arabe (17). En 1830, les français reprennent contact avec le monde arabe - c'est l'enthousiasme. Les militaires trouvent, enfin, le cheval de guerre qui leur fait si cruellement défaut en Métropole. En même temps ils apprennent l'équitation arabe ! - Les choses sont faites sérieusement. En 1831, le spécialiste en Cavalerie légère, de Brack, sur instruction du Ministre, étudie un mors arabe typiquement algérien : le mors annulaire (18). Cette même année les Chasseurs d'Afrique, remontés de Barbes, sont créés. Ils sont équipés de la selle de cavalerie modèle 1828 (de type oriental / Hongrois) et du mors genette dit « arabe » (19). Preuves formelles de l'adhésion à l'équitation maghrébine : Le mors et le cheval. En 1834 « Les spahis réguliers d'Alger » forment Corps (20). Pour cent trente ans, c'est le système arabe dans sa totalité qui est adopté Cheval - Harnachement - équitation. Car ce harnachement qui est l'un des meilleurs pour une cavalerie en campagne, impose la pratique de l'équitation arabe - Ces choix fondamentaux seront un bon investissement pour la cavalerie. En effet les régiments d'Afrique seront désormais les plus performants de tous. C'est pourquoi ils ne cesseront de faire campagne jusqu'en 1962 : en Europe, en Amérique, en Asie, en Afrique, au Proche Orient ! Ils donneront à la Cavalerie ses plus grands succès jusqu'à et y compris la 1ère guerre mondiale. - En 1851, Daumas fait paraître « Les chevaux du Sahara », de nos jours connus de tout le monde. Les lettres (21) qu'il reçoit en 1852 montrent le caractère général de l'engouement pour le système hippique arabe : Saumur - Janvier 52 – « ... cette publication est un véritable service rendu au progrès de la science hippique ». Le Général Commandant l'Ecole de Cavalerie de Goyon,- Paris - Avril    52 – « ... Les Arabes, en effet, ont commencé l'instruction hippique du monde ». L'Inspecteur des Haras Ephrem Houel,- Saumur – Septembre 52 - Lettre de l'écuyer commandant du Manège de l'Ecole de Cavalerie - Daure - qui, on le sait, s'est intéressé toute sa vie à la question de l'élevage du cheval de selle en France, au moins autant qu'à l'équitation - Il apprécie en spécialiste toute la culture arabe sur le cheval et son éducation : « Votre ouvrage sera commenté à l'Ecole de Cavalerie. Afin que nos élèves se pénètrent bien de ces principes généraux du Cavalier arabe ... la question chevaline tout entière, depuis si longtemps dans l'ornière, doit enfin en sortir ». Voilà un discours totalement pro arabe, ce sera celui des français durant les vingt années à venir. Daure terminera sa carrière comme Inspecteur général des Haras nationaux. - Mais le témoignage le plus riche est celui de Marey-Monge (petit-fils du savant), Polytechnicien, premier Chef de Corps des Spahis, il terminera sa carrière Inspecteur de la Cavalerie ... Durant toute sa vie il a cherché à faire la synthèse du combat de Cavalerie à l'occidentale (il a commandé aussi un régiment de Cuirassiers) avec le combat à l'orientale. Il inventera même un sabre performant autant pour le coup d'estoc (à l'occidentale) que pour le coup de taille (à l'orientale) (22). Nul mieux que lui ne pouvait parler de l'équitation arabe. Il écrit à Daumas en Avril 52 : « La Selle arabe est beaucoup plus favorable que la nôtre pour le combat. Elle fatigue moins au galop, le cheval et le cavalier qui a le corps penché en avant ». Il fait remarquer que cette attitude « est usitée chez tous les peuples et dans toutes les professions qui ont la réputation de tirer le meilleur parti du cheval : tels sont les Arabes, les Turcs, les Persans, les Tartares, les Cosaques et ...    les Jockeys… » Il écrit encore : « Le mors arabe est simple, puissant, solide ... (il est) employé maintenant (1852) par tous les officiers d'Afrique ». - Nous sommes à l'apogée de la symbiose entre les deux cultures équestres. - Mais la réaction se prépare. - Elle se développera peu à peu, dans une évolution qui finira par créer dans la Cavalerie une séparation culturelle, professionnelle et même sociale. L'historien de la Conquête de l'Algérie, Charles André Julien a étudié ce phénomène. Il écrit « ... avec le temps, le contraste s'accusa. Il y eut deux cavaleries. Celle de France pour la parade, celle d'Algérie pour l'Action ». (23)

Dans une deuxième période (1870-1918) - aussi curieux que cela puisse paraître, les deux cavaleries vont préparer la revanche, chacune à sa façon ! En effet la terrible défaite de l'armée du Second Empire, et singulièrement de la Cavalerie Métropolitaine - disparue du champ de bataille de Sedan, où, « seule » (24) la Division d'Afrique Margueritte s'illustra - confirme le jugement de l'historien. Il y aura, désormais, deux cavaleries, ayant deux façons de concevoir la préparation à la guerre ! - L'une adoptera le système hippique arabe, l'équitation arabe, et s'entraînera aux raids à longues distances, en grandeur nature : par les tournées de police, et les conquêtes (Tunisie, Madagascar, Fort Saganne, Maroc). Sa victoire d'USKUB en 1918, qui entraîna la capitulation de la XIème armée allemande, autorise à dire qu'elle fut notre meilleure Cavalerie (25). - L'Autre, refusera tout emprunt au système de combat oriental « Ne parlons pas des expéditions coloniales dont nous vivons en ce moment la dernière : Le Maroc ». Voilà ce que disait à ses élèves le 10 mars 1913, le professeur d'histoire militaire de l'Ecole de Saumur (26) ! Ainsi cette Cavalerie s'enfermera dans des idées conservatrices, soutenues par une formulation archaïque de l'histoire : « charge - choc - rupture - lance – Chevalerie » (27), et, encouragées par les influences marchandes et protectionnistes de  « l'industrie chevaline ». Cette cavalerie ne résoudra aucun de ses problèmes. Elle cherchera en vain son cheval de guerre (28), son équitation (29) et même son mode de combat (30). Tout cela se terminera dans la faillite (26) des deux Corps de Cavalerie, six divisions de cuirassiers et « Lanciers », au cours des six premières semaines de la grande guerre, de Belgique et Lorraine à la Marne !

Après la guerre, la cavalerie sera considérablement réduite en Métropole. La Cavalerie d'Afrique - au contraire - sera augmentée. Elle prendra une place de plus en plus importante ; en 1939 avec 18 Régiments, elle sera la moitié de la Cavalerie française. Mais cet état de choses aura un effet pervers : l'affectation dans cette cavalerie de nombreux cadres métropolitains ignorant totalement la culture arabe. Et c'est pourquoi se produira alors la réaction la plus xénophobe dans le discours français sur l'équitation arabe.

En 1919, le général Descoins (31) dans un rapport au Ministre, dénonce la détérioration grave de l'équitation dans les Régiments de Spahis. En effet des cadres ignorants, ou ayant des prétentions en équitation dite « savante », transfèrent dans ces régiments « arabes » l'équitation du Nord de la Méditerranée. Ils font mettre les porte-étrivières en avant de la sangle ! - allonger les étriers ! - pratiquer le trot à l'anglaise ! remplacer la bride arabe (al Ljam) par le bridon ! - pratiquer la conduite à deux mains !!! ... C'est la négation de l'équitation arabe et de l'équitation de guerre. Pour arrêter ce déviationnisme culturel et professionnel, le Ministre approuve en 1920 : « Le Manuel à l'usage des Gradés des Régiments de spahis ». Il sera réglementaire jusqu'en 1962, fin de la Cavalerie française. Mais on ne change pas les mentalités par un règlement. D'autant qu'à cette époque un mouvement colonialiste est entretenu en France par des « intellectuels », tel Albert Sarraut - et des « institutions », telle la Ligue maritime et coloniale. On peut compter parmi ces « penseurs » Louis Mercier, consul à Casablanca. Arabisant distingué, il publie « La parure des cavaliers » (32). Mais il ne semble pas avoir quitté son consulat. Il ne connaît pas le Maghreb profond. De sorte que si sa traduction du manuscrit d'Ibn Hodeil et Andalusi (XIVe siècle) est bonne, par contre ses commentaires sont discutables. Il confond équitation de la péninsule arabique, et celle que les français appellent arabe : La Turco-Maghrebine. Au passage, il dénigre le Docteur Perron, le traducteur du Naceri (début XIVe), qui de 1852 à 1860 a contribué au rapprochement des cultures (33). Dans ce contexte, s'appuyant sur ces travaux suspects, des propos de popotes, et l'observation d'une équitation arabe de casernes, le Lieutenant Licart (autorisé par sa hiérarchie ! car c'était la règle à l'époque) publie « Le Cheval Barbe et son redressage » (34). La deuxième partie de cet ouvrage de jeunesse est un véritable pamphlet. Il attaque avec violence l'équitation arabe des Régiments de Spahis et le règlement de 1920. Il reconnaît cependant la qualité de l'équitation arabe de tribu, mais conclue à l'adoption de l'équitation française. C'est le discours idéologique colonial de l'assimilation. Quant au procédé employé, pour développer ce discours, il apparaît, en comparant les photos de cet ouvrage, à celles du livre du Général Descoins. L'auteur a fait un véritable « montage » pour désinformer le lecteur. Or, il exprimait les idées des Cavaliers français de ce temps là ! Nous en avons la preuve, apportée par le Colonel Dugué Mac Carthy, dans son beau livre (op. cit) : « La Cavalerie française et son harnachement » (1984 - page 465). De sa main, il a représenté un cheval de spahi des années 35-39, prêt à partir en campagne. Nous observons qu'il est embouché du « bridon d'abreuvoir », et que, l'étrivière tombe en avant de la sangle !!! - Le discours français des années trente est donc anti-équitation Arabe.

Mais ce discours se poursuivra après la seconde guerre mondiale, avec la reconstitution de trois Régiments de Spahis à cheval, lors de la dernière campagne au Maghreb. En juillet 1960, prenant le commandement du 2ème escadron du 23e Régiment de Spahis, à Bu alam dans le Djebel Amour, mon premier acte fut de remettre tous les chevaux de Sous-Officiers, Brigadiers et Spahis en MORS-ARABE. Les appelés du contingent, en majorité français de Métropole, sans idées reçues, s'adaptèrent tout de suite à cette bonne embouchure. Au printemps 61, avec mon escadron, renforcé de ma Harka à cheval, je fis un raid-coup de main sur le petit Oasis d'El Maïa. Au cours de ce raid de trois nuits, mon attention fut attirée par un spahi qui, de tout évidence, se posait des questions. Son lieutenant me rendit compte, qu'étant donné notre sous-effectif, il avait dû l'emmener... bien que... il ne fut arrivé à l'escadron, par la liaison bimensuelle, que le jour du départ en raid ! Ainsi, ce garçon, breveté tireur sur char, au canon de 90 mm, en Allemagne, n'étant jamais monté à cheval, se retrouvait Spahi, et dès le premier jour en opération, par les hasards des renforts. Au retour, je le pris avec moi, et durant quelques heures je lui enseignai l'équitation arabe. - En quelques semaines le Spahi Le Gallic devint « fiable ». Trois mois après il était « performant » et je le nommai Brigadier. Ce fut l'un de mes meilleurs chefs de Patrouilles. Je le revois encore rentrant de mission, à la tête de son escouade en fourrageurs, au galop dans la steppe d'alfa. En équilibre sur ses étriers, rênes longues, encolure du cheval allongée, il est très à l'aise... Puis passant au pas en douceur, il rentre au bivouac... ayant mis son escouade en colonne.

Il n'y a que le système équestre arabe – « selle - mors - équitation – cheval » qui permette de faire un cavalier opérationnel au combat en si peu de temps.


NOTES :
1. DIGARD - De la voûte céleste au terroir - éditions EHESS- Paris 1987, Page 614.
2. LEFEVRE des NOETTES - Le cheval de selle à travers les âges - T 2 - Paris 1931, Fig. 291.
3. GIANOLI - Le cheval et l'homme - Denoël - 1968, planche 51.
4. LEFEVRE des NOETTES. Op. cit. Fig. 294.
5. GIANOLI - Op. cit. planche 53.
6. CHAMPION - Les chevaux et les cavaliers de la Tapisserie de Bayeux - Caen, 1907.
7. DUGUE MAC CARTHY - La cavalerie française et son harnachement - Paris 1984, p. 78.
Note : cuirasse, lance, chevaux massifs, charges à « tombeau ouvert » idées qui marqueront l'esprit cavalier français jusqu'à la première guerre mondiale.    (D. B.)
8. WIESENTHAL - Le Livre de la mémoire juive - Laffont 1986, p. 175.
9. DUGUE MAC CARTHY - op. cit. page 67.
10. Idem - op. cit. page 87 - En vieux français "Aragon" est synonyme d' "Arabi".
11. FROISSART - Chroniques XIVe siècle / Henri Pourrat. Batailles en Auvergne - Albin Michel 1952 - Chapitre X - Ste Sévère Poitiers 120 Km/24h !
12. Homme d'armes - gens d'armes, mots employés par FROISSART et JEANNE d'ARC, etc…
13. PLUVINEL (de) - Le Maneige Royal - Leipzig - Fribourg 1626 -
Fig. 59 et 60. L'instruction du Roy - édition 1625 Paris- Fac similé B. LAVILLE 1986.
14. GUIBERT (de) - Essai général de Tactique - Liège - 1772.
15. NOLAN - Histoire et Tactique de la Cavalerie - Paris 1854.- p. 40.
16. DUGUE MAC CARTHY - Op. cit. page 452 passim.
17. Il s'agit bien sûr des Cavaliers Militaires - Quant aux cavaliers civils de Daure à Lebon en passant par Baucher et Fillis, ils rechercheront une équitation rénovée (!) mais toujours en référence à l'Armée.
18. BRACK (de). Instruction pour l'emploi du mors annulaire. Dôle, 1831.
19. DUGUE MAC CARTHY - Op. cit. page 459 passim - Ignorance des français ! aucun n'a reconnu le mors genette de Pluvinel.
20. SPAHIS - mot turc - Org. définitive par Ordonnance 20.1.1842, ayant conservé l'habit et le harnachement arabe, mais francisés à plus de 50 %,les 5ème, 9ème, 23ème, Régiments de Spahis, ainsi que l'escadron de Senlis, furent les derniers Corps de Cavalerie de l'Armée française. Dissous en 1962.
21. DAUMAS - Les chevaux du Sahara - 4 éd. Paris 1858, p. 9-10-19-20-23-82.
22. MAREY-MONGE - Mémoire sur les armes blanches – Strasbourg, 1841.
23. CHARLES-ANDRÉ-JULIEN - Histoire de l'Algérie contemporaine - T. I La Conquête et les débuts de la Colonisation (1827 - 1871) – Paris, 1979.
24. FAVEROT de KERBRECH (de) - Mes souvenirs. La guerre contre l'Allemagne, 1870-1871 - Paris, Plon - 1905.
25. JOUINOT - GAMBETTA - USKUB ou du Rôle de la Cavalerie d'Afrique dans la victoire - Paris, 1920.
26. CHAMBE - Adieu Cavalerie.- Paris, 1979. page 204
27. DUGUE MAC CARTHY - op. cit. p. 422 « La lance réapparaît ! »
28. 1898 - Création de la Société d'encouragement à l'Élevage du cheval de guerre français.
29. Voir dans M. de la Lance - Paris 1915. LE BON-BENOIST - BEAUCHESNE - B.BELAIR.
30. DESBRIERES - Tactique de Combat de la Cavalerie - Berger Levrault - 1911.
31. DESCOINS - L'Équitation arabe - ses principes, sa pratique - Paris, 1924. 32. MERCIER - La Parure des Cavaliers - Paris, Geuthner - 1924.
33. ABU-BEKR - Kamal es Sanaateïn – dit Le Naceri - traduit par PERRON.- Paris, 1852 – pages 59-60.
34. LICART - Le Cheval Barbe et son redressage - Paris, 1930 - un siècle après l'expédition d'Alger.
Note : Ironie de l'Histoire - Licart, devenu Ecuyer - Professeur réputé, ayant publié un ouvrage excellent : « L'Équitation raisonnée », sera le vulgarisateur de la « monte Danloux », imitée de la monte arabe : étriers raccourcis, corps penché en avant !!! (D.B.)


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