Denis Bogros
(1927-2005)

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La révolution communale en Algérie ou le décret 56-642 du 28 juin 1956
Contre offensive révolutionnaire
(1958)


CENTRE DE HAUTES ÉTUDES ADMINISTRATIVES SUR L'AFRIQUE ET L'ASIE MODERNES

Ces notes sont réservées aux administrateurs en stage
et ne doivent pas être communiquées ni utilisées à l'extérieur.

Cne. Bogros

27 Novembre 1958

LA RÉVOLUTION COMMUNALE EN ALGÉRIE OU LE DÉCRET 56-642 du 28 JUIN 1956 :
CONTRE-OFFENSIVE RÉVOLUTIONNAIRE


Je me propose de vous faire le récit des aventures qui me sont arrivées au cours de deux expériences de mise en oeuvre de la réforme communale.
      
Ayant été partie dans cette affaire, je sens qu'il me sera impossible d'atteindre à l'objectivité. Je m'efforcerai cependant à la sérénité, suivant en cela les conseils de notre Directeur. Cet engagement qui m'interdit de donner à cet exposé la valeur d'une étude, m'autorise en contre-partie à en faire un témoignage, et ç’est comme tel que je vous demande de le juger.
      
Ces expériences ont débuté en juillet 1956 et se poursuivent à l'heure actuelle. Elles ont pour théâtre l'Aurès berbère et le Far East constantinois arabophone.
J'en ferai le récit suivant ce plan :

1 - Etat sociologique de la population rurale algérienne au 28 juin 1956
2 - La réforme communale et son application : A) en pays berbère ; B) en pays arabophone
3 - Quelques considérations sur la Réforme
4 - Essai de conclusion
   
I - LA SOCIETE ALGERIENNE RURALE EN 1956
      
Dans mon mémoire d'entrée, j'ai tenté de faire le point de cette questïon en étudiant le processus de « détribalisation » en Algérie. La description que j'en ai faite est amère sans doute, mais elle permet de faire justice d'un certain nombre d'idées anciennes et erronées qui traînent encore parfois dans notre administration. Dans son « Algérie 57 » d'autre part, Madame Germaine Tillion a décrit, avec autorité, l'état des populations algériennes en 1957 et a employé pour le caractériser le mot,qui a fait fortune, de « Clochardisation ».
      
Détribalisation ? Les cadres traditionnels ont disparu au cours de notre siècle d'administration : le fait est là ! Le fait qu'il faut bien accepter dans sa brutalité. En 1956, non seulement la population était sous-administrée, mais elle ne possédait plus de cadres sociaux.
      
On peut vivre sans administrateur - fort bien même (je connais certaine tribu de l'Atlas qui ne voyait l'Officier A.I. qu'une fois par an, et ne s'en plaignait pas). Mais, on ne peut vivre sans cadres sociaux (et cette même tribu en possédait de fort solides). Car alors la société devient anarchique, elle ne joue plus qu'en faveur des intrigants. Après la sous-fraction, c'est la famille patriarcale qui est atteinte. C'est le tour ensuite de la pauvre famille conjugale (frappée de la polygamie des pauvres).
                
Alors, c'est la « Clochardisation », car le phénomène se complique et se précipite par le jeu du facteur économique. L'économie traditionnelle de subsistances s' effondre, sans se renouveler. C'est la chute irrémédiable qui porte atteinte même à la personnalité de l'individu.
                
Le folklore disparaît - chants - costumes - Venant du Maroc rural, une des choses qui frappe le plus, c'est de découvrir en Algérie une population habillée de friperie. La friperie est un des commerces les plus florissants sur les souks algériens-. Une des expériences les plus attristantes à faire c'est d'avoir à ré-enseigner à ces pauvres hères l'usage du Bendir (tambourin), et les convenances qui entourent d'ordinaire en tribu le festin du Méchoui. L'artisanat lui-même est atteint. Il se fige à son niveau inférieur : le tissage de Tellis et de quelques méchants burnous. Le niveau de vie dégringole et il n'y a plus, dans la société rurale, de possibilité de remonter la pente. En vérité, nous sommes bien au niveau du « clochard ».

Ce que je viens de décrire peut être observé, ou mieux, pouvait être observé (Révolution = personnes déplacées = accélération de la chute du niveau de vie) dans tout le Constantinois en 1956. Mais avec des degrés divers. C'est ainsi que dans l'Aurès (et bien que ce soit là-haut que Mme Tillion semble avoir fait ses observations) le processus n'est pas encore arrivé à son terme. Si économiquement il semble être atteint, socialement il resté encore quelques cadres, qui permettent – toutes choses égales d'ailleurs - de mieux supporter la misère. Au contraire, sur la frontière de l'Est, sur les hauts plateaux, nous sommes au terme. Bien sûr, et c'est conforme au processus classique, quelques familles plus solides survivent à cette égalisation par la misère dans une aisance relative et cependant choquante (choquante parce qu'elle est fondée, bien souvent, sur la spoliation des plus faibles, le trafic du pouvoir politique, voire sur l'usure - cas peu fréquents).

Mais, si telle avait été la situation de la société algérienne rurale en 1956, le problème aurait été très simple : la lutte contre la sous-administration par les S.A.S. signées Soustelle :

- Quelques chantiers de "charité", des distributions de semoule et de friperies nobles (provenant de quelques collectes en Métropole)
- Voire une ferme et salutaire répression,

auraient satisfait nos esprits, tranquillisé nos consciences et, peut-être, rétabli la paix ... pour dix ans !
                
Mais ma description est incomplète. Car cette population subissait en 1956 et ce, depuis plusieurs années, un phénomène de ré-encadrement spontané et clandestin ; mais, hélas, contraire à notre autorité et, je le pense sincèrement, contraire à l'intérêt de nos populations. Ce ré-encadrement était l'oeuvre de la Rébellion. Il revêtait un double aspect : militaire et politique. Cet encadrement que l'on peut qualifier de « révolutionnaire » (en éliminant de prime abord tout ce que cet adjectif peut avoir de résonances marxistes aux oreilles de certains), cet encadrement, dis-je, est fort bien connu actuellement. Des militaires plus qualifiés que moi vous en parleront sans doute. Retenons qu'il existait déjà en 1955 et que - quoique récent - il faisait indéniablement pencher le peuple du côté des H.L.L. Cet encadrement avait toutefois des formes différentes et des succès mitigés, d'une région à l'autre car, bien que se révélant à nous par des appellations standardisées, il lui fallait bien - lui aussi - s'adapter aux contingences locales.
     
C'est ainsi que dans l'Aurès berbère, encore quelque peu tribalisé, cette organisation avait dû se contenter, après une courte période d'unanimité, de noyauter un des deux çoffs ; l'autre étant généralement du côté de l'administration. La S.A.S. de Medina, dans la Commune-Mixte d'Arris, au pied du Djebel Chelia (sommet de l'Algérie), avait en 1956 une Harka de 100 fusils dont 70 au moins étaient tenus par des Boussaad et des Guerza, et dont le Garant-Boussaad Salah était le beau-frère du chef rebelle Ben Soulaid Mustapha (†). En revanche, la rébellion se recrutait, dans ce douar Ichemoul, dans la famille maraboutique de l'autre çoff, les Azzoui. Cette harka était très solide, elle était opérationnelle.
     
Par contre, dans l'Est frontalier, sur les hauts-plateaux, où la détribalisation a atteint son terme ; ainsi que la « clochardisation », l'administrateur venant du Maroc berbère devait constater - marri et navré - que les çoffs qu'il avait réussi à rétablir dans l'histoire de la tribu étaient totalement inconnus des rebelles, qui avaient une fois pour toutes classé ces vieilles histoires (cette détribalisation mérite cependant un léger correctif.que je donnerai plus loin).
     
Evidemment, puisque les çoffs et clans historiques n'avaient plus de réalité sociale, ne parlons pas du clan fictif des « anciens militaires » qui n'a jamais exissté que dans l'esprit d'Administrateurs cocardiers et de colonels en retraite,
   
Au total, le brave soldat envoyé en 1956 pour « pacifier » (on avait inventé le nom de la doctrine en attendant d'inventer celle-ci), le brave soldat administrateur se trouvait plongé dans une foule d'individus ou de clochards, où il jouait au jeu « du gendarme et du voleur », avec l'impression désagréable d'être un policier sans vocation, maintenant l'ordre dans une population indifférente, voire complice, du voleur. C'est très déplaisant - et c'est inefficace,

II - LA REFORME COMNUNALE ET SON APPLICATION
     
C'est dans ces conditions sociologiques que le 28 juin 1956, sous le n° 56-642, fut décrétée par le Ministre-Résidant Lacoste : « La transformation des Communes-Mixtes en Communes régies par la Loi du 5 avril 1884 ».

Afin de bien marquer sa volonté d'appliquer ce décret - acte de décès des Communes-Mixtes, sans doute à l'attention de ceux qui avaient oublié d'appliquer le statut de 1947, qui portait déjà suppression de ces Communes-Mixtes, M. Lacoste prenait la peine de rédiger et de signer le 11 juillet 1956 une directive d'application, car en Algérie ce qui manque le plus ce ne sont pas les bonnes lois, mais la volonté de les appliquer.
             
Chose curieuse, ce décret, bien que faisant siennes des réformes depuis longtemps battues en brèche (suppression des Communes-Mixtes - institution du collège unique dans le cadre communal), et dont l'application devait avoir des développements réellement révolutionnaires, ne suscita à l'époque que peu de commentaires. Je retiens - quant à moi - des réactions de l'époque, deux états d'esprit (L'Afrique et L'Asie, n° 30)    :

Celui des héritiers de L'Administration qui s'ingénièrent à démontrer par la critique que ce décret était inapplicable et par l'inertie qu'il né pouvait étre appliqué ;

Celui des gens de terrain, celui des engagés qui pensaient avec M. Jausserand (L'Afrique et l'Asie, n° 38).: « Il y a là, sur le plan politique et idéologique, une arme de premier plan, dont les rebelles ont parfaitement compris la valeur et qu'ils redoutent et combattent à la mesure de la crainte qu'elle leur inspire ... ». Et, écrivant huit mois après la parution du décret, alors que son application avait commencé, il ajoutait : « Les nouvelles communes avec les délégations spéciales constituent dès maintenant une armature politico-administrative valable ».

Ainsi rendant grâce à Dieu, nous qui devions appliquer cette réforme, nous pensions qu'enfin « le Politique » avait mis entre les mains de l'Administration et - Honni soit qui mal y pense - à travers elle, dans les mains de l'Armée, un outil de combat valable. Mieux même, nous nous félicitions que le commandement nous enjoignit d'engager la lutte là où était l'ennemi : dans le peuple.

A – Expérience berbere : « la recherche de la djemaa »

Mais tel n'est pas l'avis des experts ès choses musulmanes et algériennes qui, entre Alger et Medina, s'interposaient entre la conception et l'exécution. J'ai vu là le plus bel exemple de détournement de la pensée du chef, par une administration que, globalement, je veux croire honnête.

ET VOICI MA PREMIERE HISTOIRE

Elle se tisse durant l'été 1956, dans l'Aurès, foyer de la rébellion, où j'administrais le douar Ichemoul (qui eut l'honneur de déclencher la révolte) et le Zellatou Nord.

C'est dans ce douar Zellatou que j'entrepris de mettre en oeuvre les opérations préparatoires à la Réforme. En effet, dans sa directive du 11 juillet, le Ministre-Résidant avait ordonné de susciter des conseils locaux par tous les moyens - conseils de S.A.S., et d'étudier avec eux le découpage des futures communes.
               
Ce douar Zellatou Nord est situé à 5 kms du dernier poste militaire et administratif (une compagnie de Légion et une S.A.S.), au pied du Djebel Chelia, dans les gorges de l'Oued El Abiodh. La forêt de pins jusqu'à Zeribetel Oued - incontrôlée -, fief de la rébellion, le borde au Sud.

Fait curieux et combien édifiant ...., ce douar miséreux avant les évènements, était en train de faire fortune grâce à la rébellion. Le mulet, signe de richesse, et le cheval de bât, apparaissaient dans les moindres familles. Les 14 moulins à eau fonctionnaient toute l'année durant, alors qu'à 5 kms l'administration devait pourvoir à la subsistance des Ichemouls. Les épiceries étaient passées de 1 à 5, en moins de six mois. Le douar Zellatou servait fidèlement et collectivement la rébellion.
             
La population présentait aux efforts impatients de l'Armée et de l'Administration le front sans faille d'une unité tribale ressuscitée. Notons qu'elle fournissait assez peu de H.L.L. armés - à peine 1 homme sur 10. Elle possédait bien quelques éléments libéraux ; les ayant cherchés, je les trouvai au « camp d'hébergement » de Msila (1). C'était ennuyeux.
             
Comment faire alors pour entamer ce bloc du silence et de la non-collaboration, avec mon seul garde-champêtre et un Khodja douteux ? Convoquer la Djemaa administrative de douar ? Quand je tentai de le faire, je ne trouvai que quelques pâles individus apeurés, qui s'empressaient de me dire qu'il fallait la majorité des membres pour qu'ils puissent délibérer valablement. C'était pertinent ! Je décidai donc d'attaquer de front. Il fallait faire sortir la véritable Djemaa. Dieu aidant, les Zellatous me fournirent eux-mêmes l'occasion d'attaquer. Une de leurs fractions massacra mon berger qui s'était écarté du périmètre défendu et me vola cent moutons frappés de ma marque. C'était l'Achouma. Je découplai ma harka sur les pistes du Zellatou et Guerza Ahmed m'apporta la preuve de leur turpitude : les toisons portant mon sceau.
               
Dieu m'aida encre en m'envoyant comme Commandant de la compagnie de Légion un Officier des A.I. Me laissant la responsabilité de ma politique, cet Officier déclencha une opération de pression militaire sur ce douar, et quant à moi j'entrepris une opération administrative identique. Pas de jour, pas de nuit que des patrouilles de Légion et de harka ne rôdassent dans le Zellatou et ses alentours. J'appliquai inflexiblement toutes les restrictions légales à la liberté : interdiction de circuler - fermeture des épiceries et des moulins. En outre j'entrepris une action psychologique complémentaire par bruits chuchoté. Enfin, je concentrai tous les moyens administratifs à ma disposition sur l'autre douar : assistance médicale gratuite, chantiers, semences, habitat. Je cultivai jalousement dans l'esprit de mes « Chaouias » (2) l'aspect sévère et terrible de la Légion et... par personnes interposées je leur proposai le choix. J'étais le miel, la Légion le bâton. Le choix était possible jusqu'au jour où je me lasserais... Alors ?

Alors vint une délégation, se présentant au nom de la population. Elle était attendrissante, rien n'y manquait : le mutilé décoré, le vieillard, la veuve et l'enfant malade. Je ne l'autorisai pas à entrer au poste, et face aux Légionnaires et aux ouvriers d'Ichemoul qui souriaient, je lui signifiai que je ne la reconnaissais pas comme représentative. Que j'attendais la Djemaa - la vraie - (je citai quelques noms que j'avais eppris par renseignements).

J'appris que j'avais tapé juste. Le soir vint la nouvelle que cette délégation avait été envoyée à la suite d'une séance plénière avec les H.L.L. Quelques jours plus tard, vint une autre délégation, mandatée elle aussi par les H.L.L. comme je l'appris plus tard. D'un coup d'oeil je compris qua j'avais à faire à une bonne part de la véritable Djemaa. Je la reçus suivant son rang. Je lui dis mes conditions : un conseil de S.A.S. de 9 membres, élus par les chefs de tentes réunis par mechtas (3)... réponses dilatoires ... J'allais devoir poursuivre ma politique sévère. Je le craignis un instant ... quand je vis l`ancien - l'amghar -, qui jusqu'alors n'avait rien dit, se décider, arrêter les mensonges d'un geste : « J'ai compris, me dit-il, tu veux des paroles d'hommes, des paroles fortes, eh bien viens en pays Zellatou nous égorgerons un mouton et nous tiendrons conseil ». Nous primes rendez-vous.
               
Le jour arriva ; accompagné du Bâton, le Capitaine de Légion, Je vins, moi le miel, mais un miel peu raffiné, je vins par la montagne avec mes partisans d'Ichemoul, alors que la foule m'attendait obséquieuse sur le chemin. La Djemaa était là, la vraie, et une population nombreuse. Nous mangeâmes le méchoui, et au cours de celui-ci ces délicieux Berbères tentèrent de me rouler en me priant d'accepter un conseil pré-fabriqué. Je déclinai l'offre et renouvelai les termes de mes conditions :    « des élections - abstentions autorisées 10 %, non compris les H.L.L. dont j'avais la liste ». La Djemaa plia.. enfin ! les élections, furent fixées au 1er octobre 1956.

Je vins avec 40 Harkis, seulement. En effet, nous avions décidé de ne pas faire voir l'Armée, qui restait en alerte. Un observateur ami avec radio était installé sur un piton. Je fis l'appel : devant moi étaient rassemblés 550 chefs de « tentes » (4) dont près de 150 venant de zones H.L.L., ceci sur un total de 650 (100 - 60 H.L.L. + 25 internés + 15 disparus). Je déclarai le vote ouvert par mechtas. Tandis que les mechtas délibéraient, par deux, fois Guerza Ahmed, mon chef partisan, vint me dire « prends tes jumelles et regarde sur la crête derrière toi ». Je vis des observateurs H.L.L.

Le soir j'avais mon conseil provisoire élu par le peuple et par la rébellion. Le vrai travail allait commencer. Ainsi, trois mois après la signature du décret, il était prouvé qu'il était applicable, que des élections étaient possibles même dans le bastion de la révolte, moins de deux ans après les marches sur Arris (5) et Foun Toub (6). Ceci n'eut pas le bonheur de plaire à mes chefs, qui voulaient justement prouver le contraire au Ministre. Aidés de quelques colons, ils me firent muter.
        
B - Conclusions provisoires et nouveaux avatars de la Réforme
             
Je mis 15 jours à rejoindre ma nouvelle affectation : El Meridj, bordj en ruine sur la frontière tunisienne - 25 rappelés hurlant « la quille », 13 mokhazenis, désarmés parce que suspects, et la frontière à 3 kms. J'étais bien limogé !

Pensant à mon expérience auresienne, je tirai les conclusions suivantes :

1) Lorsqu'on engage le fer avec les H.L.L. dans la population et sur le plan politique, on est à égalité et l'on peut les forcer à venir à composition, et peut-être même à les battre ?
             
2) Le Décret du 28 Juin est la seule arme véritable que nous possédons pour vaincre la révolte. Mais il faut la volonté de l'appliquer.
             
3) Lorsqu'il y a un résidu de cadre tribal, ou en tout cas une cohésion tribale, existante, la mise en oeuvre est plus aisée, dans la mesure où l'on peut faire jouer cette cohésion en notre faveur.
               
Je pensais à tout cela au passé. Car lorsque j'arrivai à Morsott, ma nouvelle Commune-Mixte, il me fut dit clairement qu'en ce lieu il n'était pas question de réforme ccmmunale, C'était le 5 novembre 1956. Mais Lacoste veillait, et tout à coup, vers la mi-janvier 1957, l'affolement atteint messieurs les chefs de C.M., qui - tels de mauvais élèves s'apercevant la veille de la rentrée qu'ils n'ont pas commencé leurs devoirs de vacances - baclèrent en quelques heures ce que le Ministre avait voulu qu'on prépare en huit mois.
             
Avec un gros crayon rouge, dont le tracé devait faire 250 mètres sur la carte, suivant oueds, chemins, voire quelques courbes de niveau, on découpa en trois quarts d'heure « feue » la Commune-mixte de Morsott (il fallait que la carte de découpage fût le lendemain à Bône et le surlendemain à Alger).

Il y eut des résultats inattendus, dont on s'aperçut par la suite - trop tard. Celui-ci par exemple : une S.A.S. de l'Arrondissernent de Tebessa, Département de Bône, avait été placée en dehors de sa circonscription, sur le territoire d'une autre S.A.S., d'un autre Arrondissement et d'un autre Département. Elle y est toujours... le crayon était mal taillé.    .

Brefs malgré l'inertie, le dépit et les mauvais conseillers, Lacoste, têtu, avait tenu bon. Pour une fois on allait voir une réforme appliquée.

C – Expérience en pays arabe ou « la lutte dans la foule »

C'est ainsi que quatre mois après mon expérience auresienne, j'étais de nouveau sur le turf pour une expérience en pays arabe.

Elle fut totalement différente, car les conditions étaient différentes. Durant les quelques mois passés dans ma nouvelle circonscription je m'étais aperçu que la tribu sans ses cadres sociaux n'existait plus ; que la « clochardisation » avait atteint la population dans sa quasi-totalité. Il restait toutefois un sentiment tribal diffus qui s'était cristallisé dans le fait qu'un enfant du pays, de bonne famille, avait levé une bande de H.L.L. locaux, dont la première mission avait été d'éliminer les rebelles étrangers. De sorte qu'en face de moi j'avais une espèce de bandit d'honneur.
     
Mais s'il ne restait plus de la tribu que ce particularisme local, par contre la partie adverse avait mis en place un encadrement politico-administratif efficace, jusqu'à l'échelon hameau, avec des ramifications sur les chantiers de l'administration, voire dans le Makhzen même de la S.A.S. L'Idara rebelle tenait par ses meshuls (7) la population et l'administrait. En fait, l'autorité avait changé de mains.

Tout cela se présentait sous l'aspect d'une anarchie accueillante. Le marché du mardi réunissait des centaines de gens venus de Tunisie, du Djebel et de France ; des gens honnêtes et des H.L.L. et le Chef de S.A.S., aussi, perdu au milieu de cette foule. De cette foule d'où il fallait faire sortir un conseil municipal. C'était un ordre impératif.
      
Inutile de dire que toutes les propositions honnêtes que j'avais faites en ce sens étaient poliment repoussées (anecdote de la délégation au chef rebelle). Impossible dans de telles conditions de renouveler mon expérience berbère. Deux conclusions s'imposèrent à mon esprit : 1 – il fallait d`abord détruire l'organisation rebelle politique par des antibiotiques énergiques ; 2 - il fallait, en outre, et corrélativement reconstituer une cellule sociale de base, même très modeste et y appliquer nos réformes. Ceci afin d'engager le processus de ré-encadrement de la population, car nous avions posé le principe, le Commandant de Sous-Quartier et moi-même, que notre cause était bonne et que si nous réussissions à créer les conditions d'un choix équitable, une partie de la population pencherait de notre côté. Ce principe était fondé sur de multiples observations.

Aidé par le service de renseignements de la S.A.S., le Sous-Quartier décapita et désorganisa le réseau des responsables de mechtas. En même temps, nous entreprenions le regroupement de soixante familles dans un village construit de toutes pièces près du poste militaire. Village en dur, avec voierie, édilité, hydraulique, marché, village protégé. Alors je pus proposer un choix honnête à ce petit groupe réuni de la sorte. Cinq personnes acceptèrent de siéger avec moi dans la délégation spéciale. C'était en août 1957. Le résultat était mince, mais positif. Les H.L.L. réagirent en menaçant les « regroupés ». Certains de ceux-ci émigrèrent. Je piétinais.
      
Un fait inattendu vint me sortir d'embarras. J'ai dit que le Sous-Quartier avait décapité le réseau de l'O.P.A. (8). Sur mon conseil, le Capitaine, Commandant le Sous-Quartier, sauva des prisons l'un des meshuls et le relâcha. C'était un nouvel essai d'une méthode qui en général échoue. Ce meschul rentré dans le rang fut suspecté par ses chefs et, comme il tenait à la vie, il vint une nuit solliciter notre protection... Il faisait nuit noire, il avait une lanterne sourde à la main, il hurlait de terreur, ayant deux égorgeurs sur les talons ; le vent soufflait sur la steppe ; la sentinelle n'en croyait pas ses yeux. Ce monsieur eut le bon goût, une fois en sécurité, d'entrer dans mon conseil et quelque temps après d'en accepter la présidence. C'était et c'est encore le premier maire de la commune d'El Meridj. J'étais sorti de l'impasse :
  • car j'avais un village protégé où l'on pouvait afficher son attachement à la France et que les gens d'obédience rebelle fuyaient,
  • j'avais un conseil municipal,
  • j'avais enfin un président représentatif. Un « cadre » sorti de la rébellion où l'avait jeté sa representativité même.
Entre la tribu disparue et le Commune, nouvelle forme de groupement social, j'avais fait le pont (au-dessus des clochards, des fantoches et créatures de l'ancien régime, et même des H.L.L.). Je possédais ma cellule initiale. Il fallait maintenant la faire prospérer, la faire rayonner.

III - LA COMMUNE

Aboutissement d'une évolution - Lieu de rencontre des hommes - Cellule de rénovation de la société sous-développée,

Aboutissement : Oui, car, sans parler du Statut de 1947 qu'il vaut mieux oublier, c'est au Senatus Consulte de 1863 et aux textes subséquents que je songe. Textes qui prévoyaient la création de Douars-Communes, premiers pas vers la Commune de plein exercice,
      
C'est dans cet esprit qu'ils avaient été appliqués par les premiers administrateurs. Je citerai un paragraphe édifiant du P.V. de délimitation du Douar El Meridj en 1889 :

« Enfin un coup-d'oeil jeté dans la colonne 15 de l'état inclus permet de s'assurer que tous les indigènes qui sont compris dans ce douar-commune y auront à proximité leurs terres de parcours et de culture..., de sorte que, lors de la constitution de la propriété individuelle, le commissaire enquêteur trouvera dans l'intérieur même des limites tous les éléments nécessaires pour satisfaire les droits de chacun.

Enfin, pour la constitution de ce douar-commune, la commune future, dont il est l'embryon, est d'avance créée viable sous tous les rapports .

Tebessa, 28 février1889
Le Commissaire délimitateur Menestrey ».

La Commune, lieu de rencontre, cellule de rénovation de la société - Jusqu'à ce jour d'août 1957 où, enfin, nous avions trouvé des partenaires, le Commandant de Sous-Quartier et le Chef de S.A.S. - plus généralement l'Armée et l'Administration - étaient dans la situation de la Police parisienne au milieu de la foule, avec en moins, de la part de la population, la sympathie que vous accordez à votre Police, toutes choses égales d'ailleurs. Mais peut-on prétendre cependant que la police de cette ville représente sa population ? Non !, du moins je l'espère. La population est représentée d'abord par ses conseillers municipaux, dont la légitimité vient beaucoup moins de l'acte électoral que de l'ardeur qu'ils mettent à gérer les affaires de la collectivité.

On en a la preuve quotidienne en métropole. Et c'est ainsi que nos délégations spéciales d'Algérie, par le sérieux de leur gestion, se sont rapidement affirmées comme une élite véritable : celle des responsabilités - du coeur et du courage.
     
Au sein de nos conseils, sous notre ferme tutelle, respectueuse de la démocratie, toutes les vieilles haines s'effondrèrent. On vit le colon (600 hectares) se pencher sur la situation du fellah, son collègue et concitoyen (2 moutons, 3 chèvres, 4 poules). On vit ces êtres « paresseux, subalternes et égoïstes » avoir une haute idée des intérêts de la collectivité. On vit des oppositions saines apparaître, après quelques mois d'éducation à cette notion de l'opposition - principe moteur de toute véritable démocratie. On vit surtout les « clochards » prendre conscience qu'une bonne partie de leur destin est entre leurs mains.
     
Ces illettrés montrèrent qu'il avait raison celui qui écrivait en mars 1957 (L'Afrique et l'Asie, n° 38) : « L'art d'administrer localement procède bien plus de la connaissance, souvent intuitive, des réalités et des hommes d'un groupement donné que de la possession de formulaires administratifs ».
   
Dans l'exemple choisi, celui d'El Meridj, commune située au Sud de l'Ouenza, dans l'Arrondissement de Clairfontaine, on peut déceler cette montée progressive, certes, mais rapide, du Conseil municipal à la plénitude de ses prérogatives, à l'acceptation totale de ses devoirs.
  • Octobre 1957 - Devant la carence de l'État et de l'Administration à réaliser une réforme agraire nécessaire, et devant l'urgence : location sur le budget communal de terres de colons, partage de semences de la collectivité - création de brigades de labours (boeufs, équidés, tracteurs), remise en état d'un réseau d'irrigation.
  • Février - Régularisation des mariages suivant la loi du 11 juillet 1957 (9). La délégation entraîne la population auprès de l'officier d'état-civil.
  • Mars - Elaboration du budget communal, vote des centimes additionnels - engagements de dépenses pour la constitution d'une agence postale.
  • Mai - Participation aux manifestations de Bône en faveur de la loi cadre du 13 février 1958 – élection des grands électeurs en vue des élections à l'assemblée territoriale.
  • Juin-Juillet - Moissons en petites associations.
  • Août - Destruction d'un village frontière infesté par les H.L.L. sur demande du conseil.
  • Septembre - Augmentation du conseil : un frère d'émigré et l'oncle du Chef de « S.A.S. H.L.L. » viennent sièger. Recrutement par le conseil d'une harka de 30 fusils pour défendre le bourg - et ce à moins de 2 kms 500 de la frontière - Référendum - Le conseil entraîne la population.
  • Octobre - Discours de Constantine, le Maire demande que soit diffusé le discours du Président de Gaulle.
  • Création d'une coopérative communale d'agriculture, achat de matériels. - tracteur - charrues - moissonneuses - moulin tarare ensacheur - location de terres et partage - stockage des grains de réserve.
  • Inauguration de la mairie construite en un an et offerte par l'Etat - Fête religieuse de Sidiyahia malgré l'interdit H.L.L.
REMARQUE - Certaines de ces réalisations faites au jour le jour, au gré de l'action, doivent orienter vos esprits vers l'idée qui s'impose de plus en plus à tous ceux qui mettent en place la réforme communale en Algérie, à savoir : qu'il sera nécessaire de lui donner un développement économique.

Mais le tableau de cette année de vie communale serait incomplet si j'oubliais le détail suivant, qui est le plus important :

- Face à la Tunisie hostile, qui se débat dans les tourments de l'indépendance nationale et de l'interdépendance pan-arabe
- Face au Djebel d'où le révolté nous observe,

La commune porte témoignage :
  • de la bonne foi retrouvée de la République,
  • de l'adhésion de la population à cette souveraineté communale, où elle retrouve : un équilibre social, où elle trouve l'égalité politique (un maire ça s'engueule - pas un administrateur), mieux, où elle entrevoit la possibilité de rompre le cercle de la faim par l'entr'aide de nouveau possible, et par le plein emploi des ressources du pays au seul profit des membres de 1a nouvelle collectivité.
Au total elle découvre l'espoir. L'espoir de sortir du club de la misère des pays sous-développés et d'en sortir par sa seule volonté. Vous savez que c'est important.
     
Alors le révolté de la montagne s'interroge, et sa vie austère lui pèse chaque jour davantage. La montagne se vide et le commandement rebelle est obligé le réunir ses troupes en grandes unités fortement encadrées.
     
Alors le paysan attentiste, le malheureux réduit jusqu'alors à la désespérance entre les deux partis, tourne son regard vers le bourg et observe - lui aussi s'interroge.
     
Bien plus, le ressortissant d'autres circonscriptions où d'autres politiques ont été suivies et qui, par accident peut-être, aurait décidé de fuir la France, fait un détour par El Meridj et demande l'autorisation de se fixer sur son territoire, oh ! tout près de la frontière comme pour observer si tout cela est bien vrai, et pouvoir fuir si ça ne l'était pas. Il n'avait pas fui le 28 septembre, cet électeur demeurant à 20 mètres de 1a frontière qui est venu voter ... et voter la France.

Alors l'idara rebelle sombre dans le militarisme (déviationisme connu du mauvais révolutionnaire) et décide, abandonnant sa lutte proprement révolutionnaire, d'attaquer et de détruire le Bourg-scandale.

IV - ESSAI DE CONCLUSION
         
Les rôles désormais sont inversés, c'est l'administration de la République qui a l'initiative et qui mène le jeu.

Dans un discours d'août 1937 intitulé : « A propos de la contradiction », Mao Tsé Toung, qui s'y connaît en affaire révolutionnaire n'est-ce pas ?, semble, je dis bien semble, faire la gradation suivante dans les révolutions nécessaires pour amener un peuple colonial à l'état de peuple évolué :
  • 1er temps : la guerre révolutionnaire nationale
  • 2ème temps : la révolution démocratique
  • 3ème temps : la révolution socialiste.
Si tel est le processus, révélé par l'analyse de ce grand révolutionnaire, et que, sentimentalement, on peut au moins accepter dans ses deux premiers termes, alors, le Ministre Lacoste a montré son courage et sa perspicacité :

1°) en acceptant le combat dans le peuple.
2°) en forçant l'évolution des choses, car il a eu l'idée et la volonté de déclencher au profit de la République : la Révolution démocratique.
         
En résumé, on peut dire d'une phrase : le F.L.N. est le voleur volé. Dans la Province algérienne, c'est la France qui fait la véritable révolution (10).


NOTES (1998) :
(1) Euphémisme pour dire « camp d'internement ».
(2) Chaouia : nom générique des Berberes autochtones de la Région Aures.
(3) Mechta : le hameau ou le village. Sous-division du Douar (commune).
(4) Tente : terme employé, mêmes en pays sédentaires, par l'administration française pour désigner une famille, un foyer.
(5) Arris était le centre administratif de la Commune-mixte.
(6) Foun Toub était le centre de la colonisation européenne.
(7) Meschul : envoyé, correspondant, représentant.
(8) O.P.A. : Organisation Politique et Administrative : terme de l'E.M. De l'Armée française.
(9) Mariage civil (début de laïcisation du mariage).
(10) Cet exposé-témoignage est celui d'un pacificateur oeuvrant dans l'Algérie profonde. il rappelle un fait historique oublié : les actes de paix posés dans un contexte de révolte populaire par l'administration préfectorale et ses sections administratives au cours des années 1956-1958. Les évènements d'Alger de mai 1958 orienteront le traitement de la question algérienne tout autrement, on sait la suite.


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