Denis Bogros
(1927-2005)
La
secte Hoa Hao contre le nationalisme
ou
l'équivoque
Hoa Hao
(1958)
CENTRE
DE HAUTES ETUDES ADMINISTRATIVES SUR L'AFRIQUE ET L'ASIE MODERNES.
(Cne
Bogros - 30 Décembre 1958)
Cette contribution à l'étude de la secte Hoa-Hao n'est qu'un témoignage : l'auteur, en effet, n'ayant jamais abordé de près l'étude des problèmes humains en Extrême-Orient, n'a pu avoir qu'une vue extérieure de ce phénomène social, que fut la création, le développement et le rayonnement de ce groupement humain d'un type nouveau. L'auteur l'a observé sous le double point de vue d'Officier du 2e Régiment de Spahis Marocains, régiment qui eut la mission d'ouvrir et de tenir l'axe routier Est-Ouest de la Cochinchine qui mène de Cholon à Baclieu Camau, puis de pacifier le cis-Bassac, centre de la Cochinchine utile; et celui de l'adjoint au chef de Cabinet du Général commandant l'Armée Nationale Vietnamienne. Ces observations se situent dans le temps entre Février 1952 et Mai 1954. Il faut savoir que le 2e Régiment de Spahis Marocains eut un peloton entier assassiné dans un guet-apens tendu par les Hoa-Hao de Bacut, qui reçut par la suite le pardon des Hautes Autorités Françaises... ; que, dans son oeuvre de pacification du secteur de Vinh-long, ce Régiment s'est constamment heurté à la secte, soit comme concurrente, soit comme complice, soit même comme ennemie. Il faut savoir, en outre, qu'alors que les autres sectes politico-militaires du sud-Vietnam s'étaient fondues ou ralliées à l'Armée Nationale Vietnamienne - avec beaucoup de retenues et de nuances sans doute (UMDC, Caodaïstes, Binh Xuyen) - seule la secte Hoa Hao, à l'exçeption de l'infime sous-secte de Ngo, refusa de se soumettre à l'autorité gouvernementale et militaire régulière. Dès lors, on comprend mieux le sous-titre de cet exposé : L'équivoque Hoa-Hao. I - Les aspects politiques, économiques et militaires de la secte Il fallait de longs mois au nouvel arrivé dans l'ouest Cochinchinois, en 1952, pour classer dans quelques espèces connues ces « Hachaches » étranges qu'il y découvrait. Ils apparaissaient d'abord sous l'aspect d'unités militaires auxiliaires du corps expéditionnaire : que-quan noirs, officiers à moustaches et à képis français (deux attirails inattendus, quand on connait la faveur de l'humanité moyenne pour la casquette), pavillons tricolores et pavillons lie de vin flottants sans pudeur et avec ostentation sur des territoires dont on disait que des officiers français n'étaient pas revenus. Tantôt obséquieux, tantôt hautain ; tantôt d'une rondeur familière, tantôt impénétrable ; tantôt combattant avec vous, parfois contre vous, le plus souvent seul, tel apparaissait le Hoa Hao de prime abord. Mais l'aspect économique de ce groupement social s'imposait bientôt à l'observateur, qui découvrait que c'était là le mobile de tous les actes de la secte. Cantho, la perle de l'ouest, capitale de riches plaines à riz, déjà encerclée par les territoires Hoa Hao qui s'étalaient sur les deux rives du Bassac, tenant les issues des canaux du riz, était « gardée » par le général Tran Van Soï lui-même qui de Caïvon, son P.C., surveillait la ville enviée, et surtout contrôlait toutes ses liaisons avec Saïgon, la Capitale de l'Etat De la même façon, à l'est, de l'autre côté du mékong, la secte avait tenté de se saisir d'une autre partie de l'axe qui mène à Cholon, avec le petit chef Hoa Hao Bagamo et ses un ou deux daïdoï. C'est dans cette entreprise de main-mise sur les axes vitaux de l'ouest que la secte se heurta au commandement du 2e Régiment de Saphis. Celui-ci, aidé de bataillons. et de gardes vietnamiens, ainsi que de nombreuses unités supplétives, maintenait et étendait l'autorité de l'Etat contre les rebelles communistes sans doute, mais aussi contre ces grandes compagnies Hoa Hao qui, de façon permanente, avec une ténacité paysanne, tentaient de s'emparer de tous les débouchés du « Grenier de l'Indochine ». a) La route d'abord - Baclieu-Cantho-Cholon : Route très importante en période d'insécurité, car elle drainait sur Saïgon-Cholon,le riz, pour une part non négligeablé, mais aussi les canards et les cochons. Tenue à Cantho (Bac de Caïvon), elle devait l'être à Vinh-long, chef-lieu du cis-Bassac et au deuxième grand bac, le mythuan. Le vieux général Tran Van Soï, dit « Nam Lua », connaissait bien, dit-on, l'importance des bacs pour devenir le maître des transports routiers, dans un pays amphibie. Autant que je me souvienne, je n'ai pas connu un mois de 52-53 où le commandement français local n'ait eu à menacer Tran Van Soï de ses foudres s'il persistait à vouloir prendre pied sur son territoire. L' opinion populaire de cette vieille province de Vinhlong, en particulier les nombreuses communautés catholiques, soutenaient le commandement en l'occurrence. Car, il faut le noter tout de suite, les Hoa Hao étaient méprisés par tous les éléments évolués, et toute la bourgeoisie traditionnelle. La vérité oblige d'ajouter que la peur était pour beaucoup dans ce jugement. b) Le canal : Mais, si la route était d'une grande importance momentanée, c'est par le fleuve et les canaux que le riz est drainé chaque année vers l'opulente Cholon. A partir de mars, d'énormes convois de jonques ventrues, gorgées de paddy, traînées en théories de 10 à 20 par des remorqueurs, se rassemblaient sur le Bassac, sous les yeux envieux des Hoa Hao, maîtres des îles, devant Traon, petit port fluvial qui tient l'entrée du canal Nicolaï, voie quasi unique qui mène par le mékong et le canal de mytho à Saïgon-Cholon. La secte contrôlait bien l'un des canaux de l'ouest, celui de Camau à Cai con (face à Traon), mais aucun des autres. Ainsi le trafic se détournant ; il leur échappait en majeure partie. Ne pouvant contrôler ces canaux par voie de terre, où elle avait à combattre un ennemi de taille (le Viet-Minh) la secte entreprit de contrôler le trafic fluvial en annexant purement et simplement le grand fleuve Antérieur. C'est ainsi qu'elle avait créé une véritable flotte de sampans, jonques et chaloupes à moteurs. Le petit cabotage autour de Cantho était un monopole - ou un racket - Hoa Hao. Quand on sait que la Cochinchine de l'ouest est un pays amphibie, on comprend l'importance de cette entreprise. Cependant, le contrôle des grands convois de riz, appartenant à de grandes sociétés, n'avait pu être réalisé de cette façon. Trop de grands intérêts étaient en jeu, les répercussions à Saigon auraient pu être dangereuses. Puis, il y avait la marine française : elle veillait. Chacun sait qu'elle ne se conçoit qu'au service, du pouvoir légitime. Faute de Viet-minh, elle n'aurait pas demandé mieux que de casser du Hoa Hao. Ceux-là le savaient. Ambitieux, mais prudent, Tran Van Soï le batelier rongeait son frein. Mais quelle rage devait le faire trembler chaque année lorsque passaient devant Caïvon, au fil du Bassac, les plantureuses péniches allant au rassemblement des convois vers Traon ! Il devait se sentir frustré et sa vigueur guerrière, qu'il avait bien perdu avec l'âge, la richesse, le reprenait. Il lançait alors ses Daïdoï à la conquête du territoire viet-minh le long des fleuves, des canaux, et dans les îles. J'ai connu ainsi une course à la pacification entre les forces régulières et leurs soi-disants auxiliaires Hoa Hao ; en particulier, pour le contrôle de l'embouchure du canal Baclieu Dai Ngaï, les populations venant solliciter la pacification par le pouvoir régulier. C'était l'époque, 1952-1953, où le Viet-minh retraitait sur toute la Cochinchine utile, de Bentré à Baclieu, en passant par Travinh même en plaine des joncs. C'est à cette époque que je reçus le commandement du quartier de Traon, avec mission de pacifier la zone viet-minh, mais aussi et surtout d’empêcher Tran Van Soï d'étendre son territoire (il fallait pacifier avant eux) et de prendre pied sur le canal. Des renseignements et des indices avaient appris au commandement français l'intention de Tran Van Soï de « s'emparer » de Traon. Pour prendre pied dans la place il avait, aidé de sa terrible femme Le Thi Gam, acheté à un pauvre bourgeois opiomane la décortiquerie de la ville. D'autre part, et depuis plusieurs mois, il en faisait le blocus fluvial et terrestre. Trois compagnies Hoa Hao cernaient Traon sur deux côtés, coupant la circonscription des liaisons avec le chef-lieu, Cantho, contrôlant son ravitaillement par tramways d'eau, le reste du pourtour de la ville étant zone non encore pacifiée. Dans la ville, les factions se faisaient à l'idée de la future domination ; et avec cette admirable sérénité des orientaux, chacune d'elles (de celle du Délégué administratif à celle des Chinois) préparait l'arrivée des Hoa Hao. La politesse servait à cacher le mépris et la peur que leur inspiraient ces paysans. Le peuple, quant à lui, à l'exception de la minorité cambodgienne, était, je crois, assez favorable. Chaque soir, de nombreux sampans traversaient le bras du Bassac pour passer le menu peuple dans l'île Hoa Hao, afin de s'y livrer aux jeux de hasard : la passion populaire cochinchinoise. Si le commandement français ne s'y était opposé, il aurait été sous peu mis devant le fait accompli. L'autorité du pouvoir central aurait sombré plus bas encore. Les rapports que j'eus avec la secte furent très divers et illustrent assez bien ce qu'était « l’équivoque Hoa Hao ». Je dus désarmer des Hoa Hao introduits clandestinement dans la Décortiquerie de Le Thi Gam. Je- dus faire part à Tran Van Soï en personne de l'inconvenance qu'il y avait de sa part à venir avec escorte en territoire français, et sans y avoir été invité ; après, quoi, il m'invitait à aller fêter sa 3e étoile de général supplétif français.... de l'autre côté du Bassac, à Caï con en territoire Hoa Hao. Je dus faire braquer deux canons de 20 sur le P.C. d'un des trois capitaines pour pouvoir lui faire une visite d'amitié. C'était celui dont on disait qu'il avait déjà un officier français sur la conscience. Recherchant le viet-minh sur mon territoire de pacification avec deux commandos supplétifs, je dus ouvrir le feu sur un poste Hoa Hao qui, non seulement me refusait l'hospitalité, mais encore me prenait à partie. Une demi-heure après, rencontrant un Daïdoï viet-minh, je ne reçus aucun secours de nos « auxiliaires » et je dus m'en sortir seul... Heureux, rétrospectivement, que les Hoa Hao ne m'aient pas pris à revers, le renseignement nous appris plus tard qu'un arrangement local les faisaient alliés des viet-minhs. Notons au passage, pour illustrer plus encore ce chapitre, que, par la convention franco-Hoa Hao du 18 mai 1947, ils s'engageaient à observer les lois, à lutter contre les viet-minhs et à collaborer étroitement avec le commandement français et les autorités administratives. En échange, le commandement français ravitaillait en armes et munitions et soldait une partie des effectifs Hoa Hao sous les armes. Ainsi, l'identité des munitions que nous échangions nous unissait, pour le moins. II - Les structures Hoa Hao Tels étaient donc les aspects de la secte ; essayons maintenant de pénétrer à l'intérieur et d'en définir les structures. J'ai eu l'occasion de visiter deux « capitaineries » d'obédience Tran Van Soï. Elles avaient la garde du canal de Caïcon, chacune sur une rive, et occupaient de la même façon la grande île face à Traon. Quels étaient les liens qui les unissaient au général Tran Van Soï ? Bien que la vassalité des capitaines à son égard ne fit aucun doute, il apparaissait que l'allégeance leur laissait beaucoup de libertés. Il m'a semblé que la secte Hoa Hao, sous la forme où je l'ai connue, était une sorte de confédération de « compagnies », en plusieurs « grandes compagnies » ; celles de Tran Van Soï, Lam Thanh Nguyen, Nguyen Giac Ngo, Le Quanq Vinh, et quelques isolés, tel Bagamo. a) Les fondements révolutionnaires : Entre ces différentes unités indépendantes, le lien commun était certainement cet idéal socialo-religieux que le Bonze Fou avait prêché dès 1939. Mais la cohésion réelle, le fondement de ce phénomène social, résidait surtout, à mon sens, dans le fait qu'il s'était réalisé en un mouvement prolétarien agraire. Par là, il s'était enraciné dans la population pour laquelle il représentait certainement une réponse à des problèmes sociaux non résolus jusqu'alors. La militarisation de la secte ne fut sans doute qu'un phénomène annexe. En effet, ce mouvement semblait se recruter exclusivement dans le prolétariat rural des « Ta dien », ces « ouvriers agricoles », suivant l'euphémisme moderne, de ce pays, de vastes propriétés de style colonial, où le serf était maintenu à la terre par le réseau des liens tissés par l'usure et l'endettement, et aussi par le jeu : fléaux sociaux spécifiques à l'Asie, et qui avilissent cet ouvrier plus qu'il ne l'est ailleurs, et lui interdisent tout espoir. Ces trois phénomènes sévissaient particulièrement dans l'ouest. Notons en outre que c'était un pays de colonisation annamite récente et que les cadres sociaux traditionnels du monde rural n'y étaient pas encore constitués, ou l'étaient depuis peu (Village). C'est pourquoi, la nécessité de vivre en société pour se défendre s'imposant, c'était le pays de collectivités de style nouveau, très souvent religieux : Catholiques serrés autour de leur curé et du conseil paroissial ; en particulier, dans les Vieilles Provinces de Vinhlong et Travinh. Caodaïstes, autour de leur pape et dignitaires, dans le trans-Bassac. Hoa Hao, à l'origine, mouvement religieux. Il semble donc que nous pouvons considérer ce mouvement comme un cas particulier de la prise de conscience du prolétariat rural asiatique, qui sera le grand phénomène historique du 20e siècle. C'est bien là, sans doute, la raison qui fit des viet-minhs leurs ennemis irréductibles. La révolution prolétarienne était volée à ceux qui en ont fait un monopole. Chose curieuse, qu'il faut remarquer tout de suite, c'est ce même idéal prolétarien, exclusif de l'idéal national, qui fera de la secte Hoa Hao l'ennemie des Nationalistes Vietnamiens. Nous le verrons tout à l'heure. b) Le manque de doctrine : Car, faute d'intellectuels de, classe, et cela se fit sentir dès la mort du visionnaire fondateur, Huynh Phu So, ce mouvement socialo-religieux qui avait pris racines dans une population aussi favorable, ne parvint jamais à s'élever à la notion d'Etat, voire de parti. Plusieurs essais furent tentés par les proches du fondateur. Le mouvement stagna, et en définitive, se perdit au niveau de la Jacquerie. Pendant un temps, cependant, par suite des événements extérieurs et de l'intervention d'une puissance protectrice, une cohésion relative exista entre les sectataires. Cette cohésion avait pour principal fondement la reconnaissance officielle par le commandement français de quelques chefs de file ; ce qui se traduisait par une distribution mensuelle de subsides. Pour en profiter, il fallait bien se choisir un de ces chefs. L'effondrement assez rapide du groupement de Tran Van Soï après le départ du Corps Expéditionnaire, sous les coups des Nationalistes, peut trouver là un élément d'explication. Que nous l'ayons voulu ou non, nous étions devenus les protecteurs des Hoa Hao qui, d'ailleurs, ne nous acceptaient que comme tels. c) La capitainerie : A l'échelon local, par contre, l'unité élémentaire Hoa Hao donnait une forte impression de cohérence et cohésion : tant dans l'organisation que dans l'action. Nous l'avons appelée « capitainerie » : car en pays, Hoa Hao l'autorité nous est toujours apparue sous l'aspect d'un militaire à trois galons, commandant un Daïdoï, c' est-à-dire une compagnie ; jamais, et cela nous parait important, sous l'aspect d'un chef religieux ou d'un chef civil. Le Capitaine administrait un territoire avec sa troupe, deux adjoints (l'un militaire, l'autre civil), et un état-major d'experts et de courtisans de tout poil. L'adjoint militaire était chargé de la sécurité ; de la construction des postes, de l'organisation de l'auto-défense ; mieux même, de l'expansion de la pacification Hoa- Hao en territoire Viet à partir des seules ressources militaires du Daïdoï. Ainsi était créé l'embryon d'une nouvelle compagnie qui deviendrait autonome un jour, et serait commandée par un cadre ayant fait ses preuves. C'est ce système d'auto-pacification par dédoublement que j'ai vu fonctionner sur la rive ouest et dans les îles du Bassac en direction du sud, à la recherche du contrôle du canal de Daï Ngaï. Ainsi, par ce système de plus pur style révolutionnaire, les zones d'influence des capitaines s'étendaient au gré de leurs personnalités, mais se divisaient aussi constamment en autorités autonomes, montrant par là le fond égalitaire de l'âme cochinchinoise. L'adjoint civil, si je puis dire, (bien que dans certaines capitaineries, il était vaguement en uniforme) était l’administrateur - ou, peut-être, plus exactement, le conseiller politique. Il avait la direction des comités administratifs répartis avec les groupements d'auto-défense, sur le territoire. Ces comités géraient les biens de la collectivité, c'est-à-dire tous les biens de la circonscription, car les Hoa Hao que j'ai vus avaient purement et simplement exproprié les propriétaires ; c'était la base de leur réforme sociale. Je me souviens avoir visité durant une journée entière une île du Bassac où les Hoa Hao avaient : - expulsé les Viet Minh ; - construit des routes et des ponts (je fis toute ma promenade en cyclo-pousse) - mis en culture toutes les rizières ; - construit des postes à tous les points forts. A chaque changement de district, nous étions inévitablement accueillis, le capitaine et moi, par un civil très respectueux qui semblait être le responsable local. C'était souvent l'instituteur. Comment, au sein de cette société collectiviste, se faisait la répartition des biens ? Je n'ai pu le savoir, mais je peux témoigner de deux choses : 1) sur ces territoires, aucune misère n'apparaissait (mais aussi nulle gaîté, car un sévère régime policier y sévissait) ; 2) le personnel de commandement semblait largement nanti ; Enfin, il y avait les « experts » - j'appelle ainsi tous ces gens qui gravitaient comme des courtisans autour du chef de Daï doï : directeur de décortiquerie, directeur des tramways d'eau (véritable racket Hoa Hao), directeur de maisons de jeux rurales (sources de solides revenus, moyens de conserver les paysans sous tutelle, et d'attirer ceux des territoires nationaux), etc ... III - Le particularisme Hoa Hao et le nationalisme vietnamien Voilà donc comment l'on peut sommairement décrire les structures du mouvement révolutionnaire Hoa Hao. Inutile de préciser que dans un tel système, les représentants de l'autorité gouvernementale n'avaient aucun pouvoir. Dans la Province de Cantho où j'étais alors, le chef dé Province tentait de pacifier au plus vite contre les viet-minh en concurrence avec les Hoa Hao, pour conserver quelques territoires au pouvoir central. On juge de la confusion qui régnait en Cochinchine à cette époque. Le commandement français avait été intellectuellement et sentimentalement aveuglé par ces gens qui ne parlaient jamais d'indépendance (mais vivaient de facto en état d'indépendance), par ces gens qui faisaient ostentation de révérer les trois couleurs et le képi, par ces gens qui combattaient fort bien les viet-minh (quand ils en avaient décidé ainsi, et seulement dans ce cas) ; par une confusion sociologique sur la nature réelle de ce groupement humain, confusion religieuse ; analogie trompeuse avec les confréries et autres zaouias, confusion politique : analogie superficielle avec la tribu, ou la confédération de tribus. Le commandement français ne comprit jamais (à l'exception du 2e Régiment de Spahis Marocains) que loin de servir la cause commune, la secte Hoa Hao semait la division dans notre camp, car jamais les élites cochinchinoises, qui méprisaient ces partageux analphabètes et qui en avaient peur, ne pardonnèrent à la France de les avoir soutenus ; jamais les catholiques et les nationalistes même respectueux de la culture française, n'ont cru, de ce fait, à notre bonne foi quand nous entreprîmes, bien tard, une politique nationale. La jeune armée nationale, sortie enfin de nos mains, après tant d'années de lutte coloniale, éprise d'unité comme toutes les armées nationales, n'accepta l'héritage des sectes et principalement de la secte irréductible aux trois couleurs que comme un cadeau empoisonné de la France. Voilà des faits qu'il serait vain de nier. Même si nos intentions vis-à-vis du Vietnam national ont toujours été pures et généreuses, notre politique Hoa Hao aura été une faute qu'au total nous aurons payée cher : la perte de l'estime de nos amis vietnamiens. Et comment le leur reprocher ? Eux qui s'étaient lancés avec coeur dans la lutte contre le communisme, en créant d'arrache-pied un état centralisateur et une armée nationale ! Ils ont montré depuis lors qu'ils savent ne pas transiger avec le communisme, mais que, de même, ils ne transigent pas avec les particularismes. Durant l'hiver 1953-1954, alors que la jeune armée nationale prenait dans le sud Vietnam la relève du corps expéditionnaire, libéré pour les grands combats du nord, j'ai assisté à tous les efforts de l'Etat vietnamien pour unifier les territoires et les unités hérités de l'ancien régime. Les U.M.D.C. s'étaient déjà fondues dans l'armée nationale. Les supplétifs de l'Armée Française devinrent de solides bataillons Quin Quan. Les Caodaïstes s'orientaient peu à peu vers l'Etat national et déjà nombre de leurs officiers avaient opté individuellement pour l'armée régulière (tel le colonel Xun, commandant 1a 2e Région militaire). Les gangsters Binh Xuyen eux-mêmes avaient fait allégeance directe à l'Empereur et cherchaient à se faire oublier pour continuer leur fructueux trafic (ils avaient même reçu en prime la sûreté nationale - sic-). Mais, à l'exception de Nguyen Giac Ngo, les chefs Hoa Hao restaient insensibles à l'appel à l'Unité. De nombreux contacts furent pris. J'assistai à certains. Le ton monta, les rapports se tendirent, même avec le commandement français, soupçonné de soutenir en sous main ses ex-amis (?) ; ou du moins de passer à l'Etat National des territoires non pacifiés (puisqu'il y restait des ennemis du pouvoir central). Rien n'y fit. Tran Van Soï ne voulait pas abandonner ses pouvoirs et privilèges. Bien souvent avec des camarades vietnamiens nous avons évoqué l'ombre de Richelieu, qui fonda l'unité de la France. C'est dans notre Histoire qu'ils cherchaient la vérité, et, comme rien n'est simple en Asie, c'est au moment même où l'Armée Nationale allait rompre avec Tran Van Soï que le gouvernement lui confia la levée des impôts dans l'ouest. Mes camarades officiers vietnamiens en pâlirent de honte. Lam Than Nguyen modelait son action sur celle de Tran Van Soï. Et puis, il était le plus éloigné, à cette époque ; on s'en occupa assez peu. Par contre, on s'intéressait fort au trop fameux Le Quang Vinh, dit Bacut, celui-là même qui avait passé un peloton de spahis au fil de l'épée ; qui avait été pardonné par quatre fois : car, il avait trahi cinq fois ses protecteurs. J'ai assisté,avec deux autres européens, à son cinquième et dernier ralliement, à Long Xuyen en 1954 (ou fin 1953). C'était impressionnant de voir ce bataillon de guerilleros, pieds nus, en que quan noirs (1), se présenter en armes, invaincu, derrière son chef, au Commandant de l'Armée Nationale Vietnamienne. Bacut fut fait colonel sur le champ. Et pourtant, nulle obséquiosité, nulle illusion de part et d'autre. C'était l'ultime tentative du jeune Etat pour guérir une séquelle du passé. Je savais mieux que personne que, au moins ce jour-là, celui qui représentait le pouvoir suprême n'accordait à Bacut aucune qualité représentative autre que celle d'un brigand, chef d'une forte bande. Il ne l'acceptait que comme subordonné : il le lui fit sentir moins d'une heure après son ralliement. L'officier portant les épaulettes du 2e Régiment de Spahis le ressentit et en fut satisfait. Avec Bacut, le mouvement populaire Hoa Hao, respectable en lui-même avait eu sa dégénérescence la plus méprisable : le brigandage. C'était la Grande Compagnie à l'état pur. Il était agréable de voir un commandement militaire n'abdiquant pas ses prérogatives devant un brigand. Il semble que le procédé fut salutaire pour le bandit. Bien que les rapports hiérarchiques entre le colonel Le Quang Vinh et son chef n'eussent rien d'orthodoxes, nous croyons savoir que Bacut entendit, alors, l'appel à l'Unité. Mais c'était en 1954. Les évènements se précipitaient. La France abdiqua ! Le champion de l'unité nationale d'obédience française fut abandonné sans soutien, alors qu’il devait engager la lutte contre le nouveau champion anti-français (2) et ses protecteurs américains. Il tenta, seul, d'accomplir sa mission (3). Ce sont les évènements de septembre 1954 au printemps 1955 : la lutte entre Diem et les sectes, c'est-à-dire la lutte entre le Président Diem et le général Hinh -ou lorsqu'on va au fond des choses, la lutte entre l'influence française et l'influence américaine. Ironie de l'Histoire ? ou sens profond des choses ? Au cours de ces évènements, Bacut, le traître à l'Armée Française, devint le plus fidèle allié du général Hinh, et à travers lui, de la cause française !! après l'échec des maquis nationaux de l'ouest cochinchinois, au printemps 1955, environ, auxquels devait correspondre un soulèvement de l'Armée, Bacut, qui sauva la vie à l'homme auquel il s'était rallié, tomba dans un guet-apens et fut sacrifié à la puissance du nouveau Dictateur. Ainsi, de cette histoire, dont nous avons tenté de restituer les « scènes » dont nous avons été témoin, où rien n'aura manqué - ni les victimes inutiles, ni le mauvais racheté, ni le traître (et ce fut Tran Van Soï) - et où, contrairement au roman, le mauvais l'a emporté, que conclure ? Peut-être ceci : - Sur un phénomène social nouveau et respectable en lui-même, nous avons fait et poursuivi une politique du passé, en misant sur les soi-disant « seigneurs de la guerre » pour lutter contre un fait nouveau : le communisme. - Le raisonnement par analogie en politique semble avoir montré là ses limites et ses dangers. Avant de déclarer l'analogie de phénomènes historiques, il faut d'abord en pénétrer l'essence. Les simplifications historiques se retournent, semble-t-i1, toujours contre leurs auteurs. Notre Histoire récente est remplie d'exemples, du Glaouisme au Baodaïsme. - A la confusion sociologique sur l'essence de là secte Hoa Hao, le commandement ajouta l'ignorance du véritable problème de notre temps : la décolonisation. C'est un fait d'autant plus regrettable que, dés 1947, le Maréchal Leclerc écrivait : "l'anti-communisme en Asie ne peut avoir de sens qu'une fois le « problème national résolu. » NOTES : |