Denis Bogros
(1927-2005)

leaf.gif

Algérie 1958 vue par un officier S.A.S.

(1959)

Conférence à bâtons rompus, (ce qui explique son caractère décousu), donnée par le capitaine Bogros, officier S.A.S. à El Meridj La Prairie, et Monsieur Naja devant les élèves du Scolasticat des Pères du Saint-Esprit  à Chevilly, Seine, le 4 février 1959.


Mon camarade Naja et moi-même ne voulons vous apporter, à bâtons rompus, qu'un témoignage, témoignage qui sera très subjectif ce n'est pas la vérité que nous vous apportons, c'est ce que nous avons vu, ce que nous avons cru voir.
            
Mes observations se situent géographiquement dans l'Aurès où la rébellion se déclencha le 4 avril 1954 et où, j'eu la chance d'avoir à administrer pendant 5 mois de l'été 56 le douar même où s'est déclenchée cette rébellion. Puis, pour des raisons « confidentielles », j’ai été muté sur la frontière tunisienne, près de Tebessa et d'Ouensa où j'administre deux communes depuis maintenant près de trois ans. D'autre part mes observations s'appuient également sur ce que j'ai vu à Alger, mais là ce sont des observations percutantes que je n'ai pas pu approfondir, à Bône et à Constantine. Je vous dirai d'abord quelles furent mes découvertes, puisque je venais en Algérie pour la première fois, après être passé par l'Allemagne, l'Indochine, le Maroc... Après je tenterai de vous dire les quelques expériences personnelles que j'ai cru tirer.

Ce qui m'a tout d'abord frappé en arrivant en Algérie, bien qu'ayant fait déjà deux pays sous-développés, l'Indochine et le Maroc, c'est la découverte de la misère. Je ne l'avais jamais découverte auparavant et de plus en plus je crois que c'est en Algérie que je l'ai découverte. La misère matérielle d'abord, parfois physiologique dans l’Aurès, et aussi un peu partout, je l'ai découverte et ensuite je me suis demandé d'où elle pouvait provenir. Les raisons ? Il y a évidemment la démographie, tout le monde l'appelle à son secours, elle excuse tant de choses, et allez donc, la pression démographique, et nos consciences sont tranquilles. Il n'y a pas que cela ! Et cette misère matérielle, la considérant de plus près, j'ai découvert qu'elle était doublée d'une misère morale invraisemblable. J'ai fait hurler, au mois de février 57, un administrateur de commune mixte qui était là depuis 20 ans, quand je lui ai dit que chez ces hommes tout ressort moral était détruit, car en fait, et je le maintiens, nous avions et nous avons bien souvent une population moralement dans la misère. Une dégradation de l'homme, un homme avili. Avili d'abord par sa situation matérielle. Combien de fois, dans les popotes, avec mes camarades militaires, on me sortait ces poncifs, que vous employez vous-mêmes peut-être, nous les pratiquons tous : Oh ces gens-là,  ils ne veulent pas travailler, ce sont des fainéants ! Combien de fois n'ai-je pas répondu : Savez-vous qu'il existe des gens qui ne font qu'un repas tous les deux jours ? Croyez-vous que ces gens-là peuvent se lever pour travailler, croyez-vous qu'il n'y a pas autre chose ?   Et puis d'où, vient cette misère morale, car la misère matérielle ne suffit pas ? Eh bien j'ai découvert que le sentiment religieux, je parle évidemment dans les campagnes, était très faible, que les campagnes algériennes telles que je les ai vues, étaient désislamisées, au sens que nous disons que certaines de nos provinces sont déchristianisées. J’ai découvert un fond de religiosité, des pratiques d'une religion, mais quand j'essayais d'aller au fond, je ne trouvais pas cet Islam dont on m'avait dit tout ce qu'on en dit, parfois que c'est un mur et parfois que c'est la meilleure des religions, enfin on dit tout sur l'Islam... Eh bien j'ai découvert des gens qui étaient disponibles : il leur restait un fond de religiosité, et c'est ce qui m'a expliqué un peu cette misère morale car en fait j'ai compris comment ces gens ne pouvaient même pas se raccrocher à ça. Et c'était d'autant plus frappant que je venais du Maroc où j'avais découvert l'Islam, l'Islam puritain, l'Islam le plus paysan, le plus pétrifié. Certes au Maroc les gens sont très pauvres également, mais il y avait cet Islam qui les soutenait, et puis aussi il y avait, et c'est là mon dada, il y avait la tribu, et dans une tribu il n'y a pas, je n'y ai jamais vu de pauvres, ni de mendiants ; pour moi s'il y a des mendiants, c'est le signe que la civilisation européenne est passée par là ! Donc, sentiment religieux très faible.

Sentiment national, en 1956 ? Inexistant. Je le dis et je le crois. Car ils n'avaient même pas cela pour se raccrocher. Je parle de 1956.

Voilà donc des pauvres hères, sans revenu terrestre, sans élévation de la pensée, de l’âme, qui puisse les soutenir, nettement des gens gui s'abandonnaient. J'ai vu un de mes administrés, un vieillard, venir me demander un laisser-passer pour Bône, motif ? Mendicité. Comment, lui ai-je dit tu veux quitter ton pays...? Mais, me répond-il, je n'ai plus rien à manger ! J'étais, par suite de mon séjour au Maroc et dans l'Aurès, encore plein de la fonction tribale, aussi je lui dis : Mais enfin, ta fraction, ta famille patriarcale, ta tribu... ?  Oh, me dit-il,  tout ça, c'est fini. Et alors j'ai compris. Il n'y a même plus de tribu, et je l'ai laissé partir à Bône.

Voilà : Misère matérielle, d'où misère morale, rien pour soutenir cette misère matérielle, sentiment national inexistant, sentiment religieux détérioré... Et puis alors j'ai découvert que ces gens-là n'ont plus de raisons pour se raccrocher à quelque chose en ce bas monde. Ils doutaient même des institutions de l'Algérie et de la France, Hélas ! Moi aussi je doute des institutions de la France quand je les vois en Algérie ! J'ai découvert par ce fait que le visage de la France, là-bas, est déformé. Bien plus, en conséquence de cela, j'ai découvert la rancœur de certains algériens, de ce que l'administration algérienne et la France, donc, les ai laissés, comme le dit Madame Tillion « au milieu du gué ». De leur avoir montré les magnificences de la civilisation occidentale, tout en s'arrangeant pour les empêcher d'y accéder. D'où ce sentiment de frustration. Et même dans le peuple, même chez les ruraux j'ai senti cette rancœur, car ce sont des gens qui ont été dupés et, s'ils ne le disent pas, j'ai cru sentir qu'ils le sentent. Au total, une population rurale à l'abandon. Voilà une première catégorie de découvertes sur la population elle-même.

Evidemment j'ai découvert aussi le fait révolutionnaire; on m'avait envoyé pour cela ! Mais tout de suite je l'ai découvert beaucoup moins ancré dans la population que je l'avais vu en Indochine, infiniment moins. Au contraire je l’ai découvert cherchant à pousser ses racines dans la population, population qui évidemment était disponible.

Ce sont mes administrés de l’Aurès, chez qui avait pris naissance la rébellion, qui m'ont fait comprendre qui c'était uns population qui avait pris parti sous la conduite d’hommes d’actions qui eux avaient des idées mais qui n'étaient pas du tout révolutionnaires. Ça a été une jacquerie, non un mouvement révolutionnaire. Ça l'est devenu après mais, au départ, ça n'avait aucune racine profonde dans le peuple, qui était disponible et à la merci du premier occupant.

A côté de cette population rurale, en face d'elle pourrait-on dire, j'ai enfin découvert la population chrétienne. J'ai alors découvert un fait invraisemblable une population chrétienne, dont l'Algérie est le pays, la patrie, et ils ont raison quand ils le disent, une population chrétienne ignorante de la population musulmane, ignorante non de son existence mais de tout le reste, ne l'ayant jamais pénétrée. J'en ai l'exemple chez les colons de mon douar ignorant tout de cette population habitant à quelques pas de chez eux, Ceci dans le secteur rural mais en ville je suis persuadé qu'il en est de même et que le citadin n'a vu dans le musulman qu'il côtoie qu'un rural arrivant à la ville et inadapté. Mais alors, qu'il l'ignore, passe encore, mais cette ignorance est le foyer d'une chose que je découvris en Algérie, que j'avais senti en moi individuellement, c'est que nous sommes tous, nous Français, des racistes qui s'ignorent. Nous avons en nous des racines racistes et il faut faire effort pour les supprimer. J'ai découvert là un racisme collectif, un racisme dont j'ai cherché l'équivalent et que j'ai cru découvrir dans le racisme sudiste des U.S.A ou, moins fort cependant en Algérie, dans celui de l'Afrique du sud. C'est à dire un racisme collectif, alors qu'au contraire individuellement, nous ne le sommes pas ouvertement. Ainsi à Alger les patrouilles militaires : elles n'arrêtent personne, sauf automatiquement toute personne qui a le visage trop brun. Si bien que les berbères de l'Atlas dont je connais des roux aux yeux bleus n'auraient jamais été arrêtés, Ceci est un signe mais c’est beaucoup plus grave que cela et je crois pouvoir dire qu'il y a un racisme correspondant au racisme de Faulkner. D'ailleurs ce racisme a un côté amusant, car il n'y a pas seulement racisme vis à vis des concitoyens musulmans, il y en a un vis à vis du concitoyen métropolitain, et nous y sommes englobés. La minorité chrétienne est raciste vis à vis du métropolitain et nous voit très mal. Nous ne sommes pas de leur province et ça se manifeste par cette condescendance, par cette lutte : quel est le chef de S.A.S. qui n'a pas été muté une fois non pas à la suite d'interventions politiques venant de ses administrés berbères qui se jetaient dans ses bras et cherchaient avec lui le chemin de la vérité mais parce que ses colons européens lui en voulaient. Donc, cette population, cette minorité chrétienne s'est figée dans le racisme, s'est repliée sur elle-même, entourée de racisme. Certes elle est issue de pionniers, et quand on voit le travail accompli, on est saisi d'admiration. Mais ce ne sont pas les hommes d'aujourd'hui, ce sont leurs grands-pères qui étaient projetés vers l'avenir et étaient bien sur un peu rudes. Au contraire la génération actuelle n'a plus le dynamisme de ses grands-parents, au lieu de voir un pays en expansion économique, on découvre au contraire une espèce de colonie qui veut sauvegarder ce qu'a fait la génération précédente. Ainsi des 6 colons qui sont dans ma S.A.S., tous ont des fils dont aucun ne veut travailler avec moi ; ils sont en France, et je suis contraint de prendre comme secrétaire un demi illettré. Aucun pied-noir de la côte, ces buveurs d'anisette comme on dit, ne veut venir. Ça nous a obligé à foncer dans le milieu autochtone et ce sont ces secrétaires de mairie les futurs chefs de la démocratie communale que nous instaurons, donc population minoritaire repliée sur elle-même.

Et si c'était tout! Mais cette population est politisée à l'extrême. Il y a plus de partis dans une petite ville de la côte algérienne, ou à Bône, qu'il n'y en a à Paris, tous les jours, à la même heure, à l'anisette, on se réunit et on régit, on dérègle le problème algérien. Et le malheur c'est que tous ces gens-là ont la légion d'honneur, ils sont tous entendus, ils ont tous une filière pour se faire entendre. Et c'est ce qui vous explique qu'ici le visage de la France soit déformé car il se passe entre Paris et le bled, dans toute loi, une déformation qui vient d'Alger. C’est pourquoi l'Algérie foisonne de bonnes lois qui ne sont pas appliquées.

Autre découverte, récente celle-ci : c'est que cette population repliée et politisée à l'extrême a peur. Elle a peur et elle s'en rend compte. Et certaines choses vues s'expliquent je crois par cette peur doublant ce racisme. Et c'est à l'honneur de l'armée que le 13 Mai, qui, d'après ce que j'ai vu, aurait pu être un pogrome, a été détourné vers un mouvement d'union national.
                   
Et maintenant, mes expériences.

Quel était le problème qui se posait à nous, officiers et fonctionnaires, représentant l'autorité et appliquant la politique gouvernementale. EH bien, le problème qui se posait à nous était de restaurer l'autorité, l'autorité reconnue. Et nous avons découvert, si nous ne le savions déjà, qu'une autorité n'était vraiment reconnue que lorsqu’elle s'appuie sur une responsabilité. Et qu'elle ne souffre pas la carence. Il nous a fallu aussi recréer la confiance, car en fait tout cela se tient, autorité, confiance. Enfin, pour schématiser nous avons compris qu'il fallait tirer le meilleur du passé et restaurer le prestige de la France, le vrai visage de la France. Et c'est ce que tous les officiers S.A.S. ont essayé de faire, aidés par les gens de l'armée et par l'administration.

Nous nous sommes heurtés à trois obstacles : Les hors la loi, les chrétiens et l'administration.

Les hors la loi bien sûr. Du fait que cette population était disponible, nous devenions concurrents. Car nous avons tous pris nos circonscriptions dans un état d'abandon total. Pratiquement je prétends que lorsque je suis arrivé dans ma deuxième circonscription, six mois encore et la population entière basculait du côté des hors la loi. Jusque-là elle ne s'en était pas occupée, étant d'ailleurs très pacifique de nature. Et j'avais d'ailleurs en face de moi un bandit d'honneur, un enfant du pays, poussé à la rébellion par tout un processus administratif connu d'ailleurs de tout le monde, un garçon très bien doué, de famille riche, et qui s'est dépêché de rentrer dans la rébellion poussé par la population. Et comme il avait de l’'autorité, il a évincé d'abord les étrangers et on s'est fait une petite rébellion à nous. Nous n'avons que des rebelles de notre circonscription. Donc population très pacifique mais qui allait basculer du côté de la rébellion, Et les derniers représentants de l'administration, non les caïds tous réfugiés dans les villes, mais mon garde champêtre, que j'aimais beaucoup, était un des chefs fellaghas. C'était un transfert d'autorité. Population basculant d'ailleurs sans le savoir et en tout cas sans l'avoir choisi. Par le fait même de notre carence.

Les chrétiens, mot pris dans son sens de non-musulmans. Masse politisée contre laquelle nous nous heurtions et qui était cause de tant de nos mutations. Au début nous avons été leurs amis ; puis ils n'ont plus compris notre politique. Ils ont cru d'abord que nous étions venus pour eux. C'était eux les premiers administrés, les milliers de musulmans ne venant qu'après. Maintenant je crois que les plus intelligents d’entre-eux comprennent que la politique gouvernementale est très saine au fond et que c'est la seule voie de la sagesse, de la réconciliation des deux communautés.

Troisième obstacle, terrible pour nous l'administration, dont nous étions les derniers représentants. Le Résident Général posant une réforme, il fallait que les S.A.S. se battent pour l’obtenir, et heureusement, le résident, sachant bien que l'administration algérienne était un mauvais outil qui trahit la politique du gouvernement avait pris la bonne habitude d'envoyer directement ses ordres aux S.A.S. L'administration intermédiaire voulait prouver au Ministre que ce qu'il avait signé était faux. Nous avons eu donc à lutter contre elle. C'est qu'en effet nous étions la preuve patente de son échec. C'est une sorte de dépit humain. Nous étions la preuve que les administrateurs avaient raté et ils auraient voulu que nous rations aussi de façon à prouver qu'ils ne pouvaient faire autrement.

Quant à la population, eh bien elle, elle est nature et c'est elle qui nous a apporté le plus grand réconfort. Elle nous a montré que lorsqu'on réussi à l'accrocher, c'est elle qui pousse, et pourquoi nous hurlons tous quand nous rentrons chez un sous-préfet : « maintenant que nous avons la réforme communale il faut faire la réforme agraire et ne pas s’endormir », c'est parce que derrière nous il y a cette population qui nous pousse. Nous avons restauré la parole de la France, elle commence à y croire, mais attention, car pour la première fois elle a vu un début d'exécution, une parole se concrétiser, donc si elle est déçue, ce sera terminé, elle tombera de beaucoup plus haut et cette fois ça ne pardonnera pas. Donc elle pousse et c'est pour ça que nous crions tous « Qu'on nous la fasse cette réforme agraire », et nous avons tous des dossiers en instance à Alger, depuis un an et demi, alors que là-bas ils disent que les musulmans ne veulent pas de cette réforme, qu'ils ne veulent pas des terres données par la République, nous en avons distribuées cette année, dix hectares chacun, et mieux, ils prennent un fusil pour les défendre. Cette population nous pousse donc, et cela dans la mesure où la solution que nous proposons est une solution globale, c'est-à-dire, une solution au problème de la faim, une solution au problème de l'instruction : voila une population analphabète, qui le sait et qui en souffre, qui veut s'instruire ! Une solution au problème de la sécurité. Car cette population ne s'engagera que le jour où elle sera sûre de cette sécurité, qu'elle ne lui fera pas défaut au moment critique. Il faut enfin leur apporter la stabilité sociale. Ils veulent comprendre qu'ils ont maintenant entre les mains de quoi faire ces projets. Si ces gens sont fatalistes, ce n’est pas par l'Islam. Je crois qu’ils le sont parce que cette population n'avait encore jamais trouvé le moyen de rompre le cercle vicieux de la faim, ne savait pas ce que c'était que l'espérance. Je crois que maintenant ils le savent.
                          
Alors que conclure brutalement, en quelques mots ? Eh bien je pense, à l'encontre de beaucoup de gens, que l'Islam, loin d'être un mur à l'évolution, est au contraire un magnifique tremplin pour pousser ces populations de la province algérienne, de religion musulmane, sur la voie du progrès. C'est un ferment, et pour nous le problème est de l'utiliser au mieux dans l'intérêt de notre pays et au profit de nos administrés, de la population musulmane elle-même, car évidemment il y a un appel venant d’ailleurs : il y a un Islam très progressiste [intégriste]. D'autre part que l'Islam est très près de nous, l'Islam simple, qui a les pieds sur terre, non celui des « islamisants ». Il peut très bien s'adapter au monde moderne, et pour s'en convaincre, il n'y a qu'à regarder ce que fait Bourguiba. Et puis, enfin que le meilleur facteur d'évolution c'est la femme musulmane, le jour ou la femme musulmane pourra vivre dans son foyer en paix, et non plus sollicitée par ces terribles problèmes de la nourriture quotidienne, car dans cette société, l'homme peut tromper sa faim en allant fumer le Kif ou autre chose , mais la femme, elle, a les enfants, lorsque cette femme se sera libérée de la misère dans son foyer et de tous ces soucis domestiques, nous aurons alors un facteur d'évolution extraordinaire qui peut tout changer.

Cette conférence, faite à hâtons rompus et sans aucun texte composé, ce qui explique son décousu, fut suivi d'un exposé très libre et spontané également par Monsieur Naja, président d'une société de prévoyance agricole originaire de El Oued, dans le Sud Algérien.
                        
Il s'attacha à montrer que le problème ne se pose pas du tout de la même façon dans cette région. Plus pauvre peut-être encore que l'Algérie du nord, mais transformé économiquement par l'essor donné au Sahara, cette région, conquise sans un coup de fusil il y a près d'un siècle, n'est pour ainsi dire pas touchée par la rébellion. Du fait de l'essor apporté, les gens respirent la joie de vivre et la foi dans l'avenir.

Autrement dit le problème algérien ne se pose pas de la même façon dans toutes les régions. La plupart du temps, la situation économique, la misère dans laquelle vivait les gens, nous ont amenés à la situation dans laquelle non nous trouvons actuellement. Du fait de cette situation économique désastreuse, auquel s'ajoute une démographie qui fait que chaque jour il y a 700 bouches supplémentaires à nourrir, la population, en majorité rurale, n'a pas assez de terre à cultiver : il y a 300.000 exploitants qui ont moins de 10 hectares, et ils sont chefs de famille. Aussi ces gens n'arrivent pas à se suffire. D'où complexe : ces gens sont aigris contre l'administration, contre la société, leur caractère se modifie. Les structurés ancestrales s'écroulent. Les fils sont humiliés, n'ayant pas de travail, de vivre en parasites de leur famille. Et cette humiliation les pousse consciemment ou non, vers toutes les extrémités.
                       
En ville, le problème est un peu le même : le chômage y sévit également. Mais s'y ajoute ce fait que les masses musulmanes, surtout à partir d'un certain âge, ont fréquenté l'école. Cette éducation à l'occidentale leur a ouvert les yeux et augmente leurs aspirations. L'individu qui est sorti d'une famille modeste, humble même, sur les bancs de l'école apprend à résonner à sa façon, découvre 1'hygiène,apprend ce que c'est que d'habiter dans une belle maison, d'être bien habillé, et une fois qu'il quitte l'école et rentre chez lui, où il n'a pas les moyens de satisfaire à ses besoins et de réaliser ses désirs, il devient un esprit trop critique, trop ambitieux même, et qui en veut plus ou moins à toute la société qu'il rend responsable de ses échecs. Ce qui s'explique d'ailleurs humainement. Pour ce qui est du profond du problème, je pose la question : est-ce que les musulmans veulent que les français partent ? Ou plus exactement est-ce que la majorité des musulmans veut rejeter les français au-delà de la mer ? Et bien en toute franchise, je crois que non. Mais cette déficience économique, ce complexe qui a été créé par la situation matérielle, la vague de slogans et de nationalisme qui se répand a rencontré des esprits plus ou moins désespérés qui, dans l'état de dénuement ou ils se trouvaient, n'avaient rien à perdre et tout à gagner. Je crois cependant que la confiance en la France est restée enracinée dans beaucoup de cœurs. Par peur cependant ces sentiments ne sont pas exprimés.
                    
*
* *
                    
De l'échange de vue qui a suivi cet exposé, on peut extraire et résumer ceci :
                   
Nous nous trouvons en Algérie devant une population en immense partie analphabète. En conséquence, parler de suffrage universel est un leurre. Listes uniques, immense étendue des circonscriptions électorales qui fait que les gens ne connaissent pas la personne qu'ils peuvent élire, tout ceci entraîne cette conclusion que les dernières élections furent selon l'expression du Capitaine Bogros, « un coup pour rien »
                   
Egalement on peut dire que les structures politiques n'existent pas, aucun parti ne peut prétendre exercer une véritable influence, au moins dans le bled. La seule unité dans le pays est due à l'administration française qui unit sous les mêmes lois diverses tribus que l'indépendance amènerait à se combattre.

Enfin, d'une comparaison établie avec le Gabon il ressort que ce dernier pays est fortement scolarisé et donc aurait choisi en toute conscience et connaissance ses représentants, cela est dû à la présence des Missions Catholiques notamment qui dès leur arrivée en 1854 ont ouvert des écoles. Par ce fait l'administration s'est vue obligée de répondre à cette « concurrence » par le même moyen. En Algérie, cette concurrence n'a pas existé du fait de l'effacement des Missions dû sans doute à cette croyance en l'inefficacité du travail face à ce mur qu'est l'Islam, et c'est ce qui expliquerait en partie le retard pris par la scolarisation.


(texte non relu après saisie, 21.VIII.14)

ACCUEIL   -   SOMMAIRE   -   JOURNAL DES NOUVEAUTÉS   -   BIBLIOGRAPHIE