Jules Boissière
(1863-1897)

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Dans la forêt
( Fumeurs d'Opium - 1896)


Nous ne sortirons plus de la forêt ; — la sombre forêt indéfinie qui s'étend du Delta tonkinois à l’immensurable et flottante frontière du Kouang-Si, nous n'en sortirons plus jamais ; nous sommes marqués pour y mourir. Mourir, ce ne serait rien encore ; et longtemps j'ai vécu et bataillé sans y songer, car toujours, avant cette heure, je fus, d'instinct comme de raison, convaincu et satisfait de la nécessité du repos définitif après la vie terrestre. Mais, depuis que j'ai fumé l'opium dans la forêt, je doute, et j'ai peur de mourir, pour ce qui peut advenir ensuite. Je comprends tant de choses dont je ne soupçonnais pas môme l'existence, aux jours bénis de la certitude ignorante et de la joie !

Je devine tant de volontés et tant d'intelligences éparses dans la matière brute et dans le vent de la nuit ! — Hélas ! ce n'est plus pour moi que les vieux arbres sont muets et les minéraux inoffensifs. L'opium m'a rendu si clairvoyant ! — et parfois je m'en enorgueillis, parce que je suis plus savant qu'autrefois ; et plus souvent j'en souffre, parce que j'ai perdu la quiétude de l'âme. Pour les Annamites, un Génie bienfaisant anime chacun des caractères de la sainte écriture chinoise ; — pour moi, derrière tous les êtres que vous jugez privés de conscience et de vie, un mauvais démon s'est caché.

Maudit le jour où, après avoir vainement tenté la fortune dans la vieille Europe, je vins ici, de Hong-Kong, en aventurier joyeux et hardi, pour retrouver de très antiques mines d'or, jadis exploitées par des vivants, *et peut-être aujourd'hui gardées par des morts !*

*
* *

Comment je suis entré dans la forêt mystérieuse, d'où peut-être jamais nous ne sortirons ? — Écoutez :

Il y a six mois de cela, je me présentai chez le résident français de la province de Thai-Nguyen, avec une lettre du Gouverneur Général lui prescrivant de m'accueillir favorablement et de faciliter mon entreprise. Le résident me choisit, dans sa milice, une escorte, composée de quelques Annamites du Delta et d'un plus grand nombre de *Thôs* montagnards, recrutés au nord de la province, dans la région que j'allais parcourir ; ces derniers, au besoin, me serviraient de guides ; ils m'aideraient à entrer en relations avec les habitants à demi sauvages de la montagne et de la forêt.

Ce fonctionnaire ne me cacha pas que j'entreprenais une rude tâche, et que toutes les maladies me guetteraient à chaque pas, pour me surprendre et m'abattre en celte contrée malsaine où les Annamites eux-mêmes, pourtant plus acclimatés que moi, mouraient en quelques mois de la dysenterie et de la fièvre. Bah ! dans la brousse de Bornéo, j'avais couru bien d'autres dangers ! J'étais jeune, alerte, d'esprit froid et positif, et je ne craignais rien au monde. Je remerciai le résident pour ses renseignements comme pour l'escorte donnée, et je me mis en route, accompagné d'un Européen — mon employé, — de trente miliciens et d'une vingtaine de coolies porteurs.

C'est dans la vallée du Song-Li, d'après une vieille carte annamite, que se trouvent les mines aujourd'hui abandonnées, pour lesquelles le gouvernement percevait jadis un impôt, payé en taëls d'or par des exploitants chinois. Mais la carte est si inexacte que, depuis six mois, je cherche en vain leur emplacement, à travers la forêt qui couvre la région maintenant déserte, autrefois riche et peuplée. Quatre postes militaires, — Cho-Ra, Cho-Chu, Cho-Moi et Hung-Son, — y sont disséminés, très loin l'un de l'autre, et sans communication possible pendant la saison des pluies. Aux portes de leur étroite enceinte se presse l'impénétrable forêt.

Les habitants de ces contrées sont de misérables *Thôs* peut-être autochtones — quelques centaines d'âmes à peine — qui vivent dans la perpétuelle anxiété d'être recrutés comme coolies par les pirates ou par nos convois. Parfois, quand nos officiers en reconnaissance s'avisent de battre le pays en dehors des sentiers tracés et s'engagent sur quelque piste presque indistincte, un peu moins large qu'une foulée d'éléphants, il leur arrive de découvrir à l'improviste un groupe de cases de paille, soigneusement dissimulées au centre d’un épais fourré, au sommet d'un mamelon entouré d'une brousse qui semblait inextricable, ou tout au fond d'une ravine, une fente à peine entre deux falaises. A quelques heures de là, on pourra trouver un étroit plateau débroussaillé, où les gens du hameau cultivent le riz et le maïs, dans les cendres d'un hectare de forêt incendiée.

L'eau potable sera plus loin encore. Les cases sont vides, à l'arrivée fortuite de nos officiers, car leurs habitants ont l'oreille fine et l'odorat subtil du chien et du sauvage. Ils ont éventé de loin l'étranger et pris la fuite, emportant la provision de riz, les volailles, les porcs, toutes leurs misérables richesses.

C'est fini ; ils ne reviendront plus ici ; ils chercheront ailleurs, toujours dans la forêt, un autre asile : là, pour quelque temps encore, ils resteront ignorés de tous, sauf du tigre vénéré — *monsieur le Tigre* — qui, malgré les prières, les sacrifices et la bonne odeur des papiers brûlés à son intention, vient dévorer leurs porcs et parfois, la nuit, pousse la porte de chaume, entre dans une case, et enlève à la force des dents un pauvre diable.

Et, malgré tout, ces gens ne descendent pas dans le Delta, riche et salubre ; ils ne quitteront pas leur monde sans air ni horizon, leur terre mortelle. Ils aiment passionnément la forêt qui a fait leur âme sombre, profonde et triste, à sa propre image.

Son indélébile influence subsiste même en ces miliciens, si soumis, si dévoués, dont une discipline quasi-militaire et le contact quotidien des Européens n'ont pas transformé les idées ni atténué les superstitions. Ils appartiennent à cette race des *Thôs à dents jaunes*, que l'Annamite aux dents laquées de noir redoute comme les pires sorciers, et dont il a fixé le type en ses classiques légendes. Pauvres êtres, doux, crédules et bons ! Grâce à leur connaissance intime du pays, presque tous les soirs je trouve une case pour abriter ma tête, et les habitants, qui ne s'enfuient plus à notre approche, m'accueillent en camarade, — en « frère aîné », on dit ici. Mais comme ils redeviennent défiants et craintifs, ces miliciens et ces paysans, quand je les interroge sur l'emplacement des mines anciennes !

Ils les croient gardées par de dangereux fantômes ; ils se refusent à me renseigner, l'esprit hanté d'effroyables superstitions. Et le soir, autour du feu de bois et de la marmite, ils se redisent à voix basse bien des tristes légendes d'autrefois et parlent avec respect des âmes qui errent dans la forêt environnante.

*
* *

Oui, ces terreurs devaient naître en ce monde sans air ni horizon, sur cette terre mortelle. Peut-être qu'aussi, dans ce pays où règne, en souverain orgueilleux et absolu, le végétal ; — où l'homme est si peu de chose, une exception à peine tolérée, et où il ne peut rester qu'en consentant à mourir jeune, par la meurtrière émanation du végétal, — peut-être qu'il survit de ces influences mystérieuses, dont notre moyen-âge sombre eut la pleine conscience, et que les fantômes, dépossédés du monde habité, se sont retirés ici pour y régner en despotes sur les âmes crépusculaires des pauvres gens.

Mais comment, peu à peu, cette pensée s'est-elle glissée en moi, qui fus toujours si assuré dans mon matérialisme ? Ah ! c'est que j'ai fumé l'opium et j'ai senti s'épanouir en moi un sens qui me manquait autrefois ou, tout au moins, qui n'avait pu se développer quand je vivais dans la sceptique Europe. Et, à mesure que je devenais plus conscient du mystère épars dans tous les êtres et dans toutes les choses, par mon intelligence plus affinée et par mes sens plus subtils, pourquoi, au lieu de s'enorgueillir, mon âme s'est-elle assombrie, aux heures surtout où je me réveille, la tête lourde, au lendemain d'un jour où j'ai trop fumé ?

*
* *

Avant d'entrer dans la forêt, jamais je n'avais fumé d'opium ; c'est le sieur Roux, mon employé, qui m’a révélé les rêves et la science enclos dans la bonne pipe. Il mourut l'autre semaine ; et par sa mort et par la pipe, j'ai appris que nous ne sortirons jamais de la forêt : nous sommes marqués pour y mourir.

Savez-vous ce que c'est que la fièvre ? — Dans le Delta et ailleurs, on connaît la fièvre des marais : parfois on en meurt, mais plus souvent on s'en guérit en « changeant d'air », par un simple voyage en France ou au Japon. Ici nous tremblons *la fièvre des bois*, que vos médecins d'Europe ne connaissent pas. La gueuse ! vous la buvez par les poumons et par la peau, le matin, quand vous marchez en forêt.

Elle se tapit, pour vous attendre, dans le sentier, sous les feuilles tombées qui se décomposent en tas et qui gardent sous leur amas, comme une précieuse réserve, — vous le sentirez en y plongeant la main, — l'humidité chaude des mille et mille pourritures animales et végétales. Avant l'aube, elle monte dans le brouillard blanc qui se dégage de la terre et qui s'est imprégné de toutes ces corruptions. Les rois de la forêt, banyans, bambous, lataniers, vivent de ce terreau profond et de cette lourde atmosphère ; pendant des siècles, ils s'en engraissent et croissent plus fiers et plus beaux que dans le voisinage hostile de l'homme dont l'activité, dédaigneuse des géants presque éternels, épuise la terre au profit de ses éphémères et naines moissons. Mais en revanche, ici, l'homme frissonne en suant, aux plus chaudes heures du jour, et, dans ses os et son sang, il sent se glisser la fièvre des bois, celle qui jamais plus ne vous quitte et sûrement vous tuera, — tels ces poisons implacables tirés du bambou parles Malais de Sumatra.

Tous mes miliciens annamites sont irrémissiblement empoisonnés par cette *malaria* bue dans l'eau des ruisseaux et respirée dans les brouillards du matin. La nuit, ils ne dorment pas ; je les entends geindre et s’agiter sur le lit de camp ou sur la terre malsaine. Quand la fatigue ferme leurs yeux, des cauchemars les secouent et les réveillent, des cauchemars toujours les mêmes, où passent les fantômes de la forêt. Et les miliciens *Thôs* expliquent que nous avons irrité les Génies gardiens de l'or ; et les Génies, commis à cette garde par l'Empereur du Ciel, doivent, pour éviter d’être punis, nous chasser de la région ou nous tuer tous. A certaines heures, depuis que je fume, le doute et la peur montent en moi — qui jamais ne les connus aux jours passés ; — et comme mes hommes, en mes nuits troublées, je vois des fantômes sans doute nés de la fièvre qui me ronge et qui me dévorera.

Et je fume de plus en plus, pour oublier la fièvre, et aussi pour écarter les fantômes. Mais s'ils n'eussent été que de vaines créations de mon cerveau débilité, l'opium les eût chassés, sans doute, comme il a fait disparaître tant de rêveries éphémères, et tant de préjugés, remords, scrupules dénués de sens, que certains actes et telles idées soulevaient jadis en moi. Non, l'opium m'a, plus qu'avant, affirmé les fantômes, car il tue l'erreur et dévoile la vérité. Et cela, mon employé, le vieux fumeur obstiné, me le redit souvent quand nous sommes couchés côte à côte, et seulement séparés par la pipe et par la lampe allumée.

Celui-là, je l'avais rencontré dans une rue de Haiphong, mineur sans ouvrage, et je lui avais proposé de m'accompagner dans ces régions du Haut-Tonkin, où il a passé deux ans comme soldat dans la Légion étrangère. Il fumait l'opium, mais je ne m'en inquiétais guère ; je l'en plaisantai, comme d'un goût étrange. Savais-je, à cette époque, ce que c'était que l'opium ? Même, est-ce que je savais quelque chose au monde, avant d'avoir fumé ? — J'avais cru rencontrer en Roux, tout bonnement, un pauvre diable, naïf, illettré, très actif, au cerveau simple et sans pensée. Il parlait avec passion de la forêt qu'il connaissait bien ; il me disait qu'il avait jadis découvert l'emplacement d'une ancienne mine, et qu'il le retrouverait sans peine. Puis, en vérité, il me paraissait doué d'énergie et d'activité ; les fumeurs sont si rusés quand il s'agit de tromper un profane sur l'état de leur intelligence et de leur vouloir !

Mais, dans la forêt, une nouvelle personnalité s'est révélée en lui, et Roux m'est apparu comme un être bizarre et parfois inquiétant : un passionné fou, qui rêve de s'enrichir vite, par quelque merveilleux hasard, et de fumer, après, jusqu'à la mort ; un taciturne songeur, hanté plus que les *Thôs* eux-mêmes par les fantômes et par les Génies. Oui, la forêt mystérieuse a recréé ou repétri à son image l'âge de cet homme, comme l'âme des autochtones. Aux premiers jours, il n'allumait sa lampe qu'à l'étape du soir ; il se rationnait, devant moi ; — je m'asseyais auprès de lui, sur le lit de camp, pour causer et me distraire ; et, peu à peu, de jour en jour, je m'entraînais à fumer, — oh ! quelques pipes à peine.

Alors, je me sentais plus fort et plus gai, et je ne m'attristais plus du vent dans la nuit ni des gémissements des hommes malades. Mais Roux me parlait, toujours, toujours, des mines gardées par les morts, d'une lutte à entreprendre ; il disait que l'opium lui avait donné confiance et révélé tant de moyens d'arracher l'or aux fantômes ; et il insultait les fantômes, et il leur criait des injures ; puis, en fumant, il se pacifiait, par l'effet béni de la morphine, et passait des nuits entières, immobile, muet, comme mort, — les yeux ouverts pourtant et l'ouïe subtilisée, voyant et entendant tout, même les êtres invisibles et silencieux.

Je fumais de plus en plus chaque jour ; et, ayant fumé, je comprenais mieux la forêt. Je savais bien que j'irais toujours fumant davantage, mais cela ne me déplaisait pas ; pendant quelques nuits, je dormis sans fièvre ni cauchemar. Mais bientôt les fantômes apparurent, — ah ! je l’ai bien compris ; pour ne pas m'effrayer et provoquer peut-être un effort de ma volonté vers la délivrance, ils s'étaient abstenus tant que mes nerfs et mon cœur, encore insuffisamment asservis, pouvaient vivre et battre sans l’opium ; mais maintenant, la noire drogue était nécessaire à ma vie, comme l'air du ciel, et les plus épouvantables terreurs ne devaient me déterminer à me priver d'elle.

Et les spectres grouillaient et fourmillaient en mes sommeils. Mais, parmi mes miliciens, il se trouvait des hommes qui discernaient les êtres de l'au-delà, mieux que moi, sans fumer, parle seul effet d'une longue hérédité dans la forêt mystérieuse.

Parfois ils s'interrompaient de parler, un doigt levé, et, fermant les yeux, murmuraient de très antiques formules magiques : ils avaient éventé quelque influence mauvaise, — comme peut-être les chiens quand ils aboient à la lune. Le soir, sous les abris improvisés en plein bois, ou dans les chaumières des hameaux, ils s'assemblaient autour d'un feu clair, se racontaient de terrifiantes légendes, puis frissonnaient en silence quand le vent nocturne sifflait à travers les bambous. Tant de fois, dans la longue suite des siècles, leurs ancêtres avaient ainsi frissonné ! Eux-mêmes, les sceptiques Annamites, s'imprégnaient de l'horreur mystique de la forêt, de la nuit et des légendes ; jusqu'au matin, chacun d'eux veillait à tour de rôle, un sabre à la main ; et quand un cauchemar planait sur ses camarades endormis, le veilleur gesticulait pour écarter les fantômes.

Une fois, nous passâmes huit jours dans un hameau sans pouvoir continuer nos recherches, les chemins étant coupés par les orages ; et là, Roux et moi, nous fumions nuit et jour : plus nerveux et plus fou que jamais, il disait que le moment était venu, que la mine était proche, et les morts gardiens toujours plus irrités contre nous. Ces discours et d'autres faisaient naître en moi de la tristesse et déjà de l'épouvante, par les pluvieuses après-midi qui ravivent la fraîcheur des feuilles vertes emplissant notre horizon, par les crépuscules gris et rouges qui me donnaient de vagues envies de suicide. Je ne me sentais joyeux que le soir, dans la case barricadée qui s'illuminait au centre de tout ce noir de là forêt infinie, quand la lampe veillait sur le lit de camp et que le feu de broussailles flambait clair.

Dans ce monde étrange du végétal, nos intelligences surhumaines et dominatrices s'élargissaient à la compréhension de tous les mystères, après bien des pipes fumées, et c'était la revanche du corps vaincu et ployé par la toute-puissance des arbres. Mais, pour Dieu, qui fit en si peu de temps ma volonté si débile, mes mains si tremblantes ? A certaines heures, il me semble que nous sommes deux pauvres êtres, à demi hallucinés, tâtonnant à l'aveugle et divaguant, à travers la forêt méchante. Le matin, au réveil, cette pensée me hante, quand ma tête est lourde d'avoir trop fumé.

Mais bientôt, dès la lampe rallumée, l'opium chasse cette futile et vaine idée, et *je sais* alors, sans doute possible, que nos intelligences ont exploré des mondes interdits au vulgaire des hommes.

Je dis *nous*, bien que j'aie vu recouvrir de terre et de feuilles le corps de mon camarade. Vous dites que Roux est mort et que je reste seul maintenant ? Oui, c'est vrai. Mais sait-on qui vit ni qui meurt, et qui survit surtout ? Et puis, pensez comme il vous plaira ; — que m'importe ?

*
* *

L'autre semaine, nous arrivions au hameau de Ma-Thé, à l'heure du crépuscule. Ce hameau a gardé, des splendeurs d'autrefois, une pagode dédiée au génie Ba-Truc. Ba-Truc administra jadis cette région, pour le roi d'Annam. Quand il mourut, le roi, par un de ces décrets que contresigne toujours Ngoc-Hoang, Empereur du Ciel, lui confia le soin de protéger cette terre et lui conféra de beaux titres honorifiques. Ba-Truc fit bientôt connaître aux indigènes, par des songes, par des prodiges et par les révélations des médiums, que le souverain du Ciel interdisait d'exploiter les mines et s'en réservait le territoire.

Roux m'avait souvent rapporté cette légende et, je ne sais dans quelle intention de défi, depuis longtemps il voulait m'amener à Ma-Thé, à la pagode où trônait le Génie, chef des milices gardiennes de l’or.

Mais, à notre arrivée, Roux ne pensa d'abord qu'à fumer et s'installa sans retard dans une case, tandis que, poussé peut-être par une force inconnue, j'allais visiter la pagode de Ba-Truc, un vieux temple poussiéreux caché dans un bosquet de banyans, à la lisière du hameau et déjà en pleine forêt. Un milicien, porteur d'un flambeau, m'accompagnait, et j'entrai dans la pagode. Les araignées avaient filé leurs toiles sur les colonnes en bois de teck ; un voile d'uniforme grisaille drapait les murs et la charpente.

Seule, sur un autel éclairé par une veilleuse, la statue du Génie, dorée à neuf et chaque jour nettoyée, brillait dans l'ombre. Ba-Truc, de grandeur humaine, vêtu en haut mandarin civil, se tenait debout, un immense sabre à la main, et l'on eût juré qu'il voulait couper une tête, à voir son geste, et les muscles de son visage contractés par l'effort. Le milicien frissonna, balbutia une oraison ; puis il me montra, posée auprès du Génie, une tablette laquée qui portait, en caractères chinois, un décret royal. Et je lus ces mots, après l'obligatoire énumération des titres et des vertus de Ba-Truc :

« Or, le dît Génie fonctionnaire fut délégué par le ciel pour préserver du contact des hommes les mines où mûrit l'or. *Car l’Empereur Céleste garde cet or pour la solde de ses miliciens*. Et Ba-Truc, puissant et sage, s'est acquitté de son mandat en tuant les profanes qui voulaient cueillir l'or réservé. C'est pourquoi, nous conformant à la volonté du ciel, et soucieux de préserver la vie des hommes justes qui pourraient désobéir par ignorance, nous voulons que nul ne s'approche, à moins de deux *lis*, des mines d'or. Respectez ceci. »

Je relus encore une fois le décret, édicté et signé par Lé-Thanh-Thong, — un de ces rois qui, pendant que leurs lieutenants héréditaires gouvernaient à Hanoï et à Hué, mélancoliques et délaissés dans leur sombre palais ne savaient s'occuper que des rites, rabâchaient de vieilles légendes moroses et balbutiaient des choses d'outre-tombe, pour épandre sur le peuple, comme une poudreuse toile d'araignée, l'immense tristesse de leur âme...

Et comme nous sortions de la pagode, le milicien me dit : « Il y a deux ans, Ba-Truc ne portait pas de sabre, mais il avançait les deux mains, et l'on eût dit qu'il voulait étrangler un homme. Car autrefois il étrangla de nuit, avec ses mains de bois, un notable de Ma-Thé. Mais, l'an dernier, le Génie décapita deux Chinois, venus du Kouang-Si pour chercher l’or, et depuis ce jour la statue est armée d'un sabre ».

Oui, je savais tout cela : nous en avons si souvent parlé dans la forêt.

Je retournai vers mon camarade et je me mis à fumer comme lui, pour dissiper les pensées crépusculaires. La soirée commença très gaie, à la lueur douce de la lampe à opium. Roux, après les premières pipes, semblait content et débarrassé pour un moment de ses idées noires. Mon *boy* chantait de joyeuses chansons annamites et les miliciens riaient aux éclats quand la chanson s'apitoyait ironiquement sur les chagrins de la belle Thi-Ba, qui voulait épouser un fils de roi et qui pour mari n'eut qu'un singe. Vers dix heures, le *boy* alla dormir dans son coin et les miliciens continuèrent la veillée autour du feu...

Lentement, lentement, comme une couleuvre, se glisse en nos âmes la tristesse et la poignante sensation de l'ombre immense qui nous entoure. Maintenant, les miliciens causent tout bas ; ils parlent, de quoi ? toujours des morts et des Génies. Roux ne dit plus un mot ; et je n'entends que l'agaçant chuchotement de ces hommes. Puis, ils se taisent tous, et il me semble que la Nuit vient d'entrer. Le vent bruit au loin dans les feuilles — c'est une large et profonde lamentation — et tout près, tout près, il susurre dans les chaumes du toit — c'est une plainte grêle et triste. En ma poitrine et ma tête monte une indéfinissable terreur. Par moments, dans une rafale qui ébranle la charpente de bambous, on dirait qu'une bande de spectres accourt en hurlant, pour un assaut, du plus noir de la forêt. Roux s'est endormi.

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Maintenant, il est minuit ; les miliciens se sont enroulés pour dormir dans leur demi-couverture de laine rouge ; mais, à la clarté du feu de bois, l'un d'eux veille encore, le sabre à la main ; et son corps tressaille d'épouvante, quand le vent souffle plus fort dans les arbres.

Enfin, je me suis endormi, moi aussi, sur le lit de camp où Roux reste immobile depuis deux heures.

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Une main m'a secoué pour m'éveiller, et j'ai vu devant moi dressée la forme longue et maigre de Roux. Les chiens du hameau hurlent à la mort, et ce lugubre aboiement monte dans la nuit déserte.

« Ne dors plus ; viens, viens ! — me dit à voix basse mon camarade. Il se passe des choses épouvantables, et, si nous restons ici un moment de plus, je crois notre dernière heure à tous arrivée. »

D'un sursaut je me relève : avant d'avoir compris, par machinale habitude, j'essaie de rassurer Roux épouvanté. Il a les yeux hagards du fumeur qui a trop fumé, brusquement éveillé au milieu de son lourd sommeil. — « Viens, viens, ne restons pas ici ! » Sans m'écouter, d'une voix brève et saccadée, il me répète dix fois les mêmes paroles. Et déjà j'ai peur comme lui. J'ai peur de m'attarder ici, mais j'ai peur plus encore d'aller à cette heure par la forêt mystérieuse et la nuit, loin de la lumière qui rassure. A grand peine, je prouve à mon camarade que nous ne pouvons partir avant le jour, par des sentiers inconnus, inondés et coupés de fondrières ; je l'oblige à se recoucher et à fumer deux ou trois pipes. Grâce à l'opium, il retrouve quelque intelligence et quelque courage ; enfin, répondant à mes questions pressantes, il parle ainsi, parfois secoué de subits tressaillements d'épouvante, — et moi, hélas ! je n'étais guère plus rassuré :

« Vois-tu, je dormais... Non, je n'avais pas trop fumé... Mais est-il bien vrai que je dormais, et bien vrai que j'ai rêvé ? Ah ! les choses horribles que j'ai vues sont trop présentes à ma mémoire, et de trop réelle apparence, pour que je puisse croire à une erreur, à un cauchemar né des songes. Je l'ai vu, le Génie, Ba-Truc, le persécuteur ; il m'a maudit et menacé de sa vengeance. »

Et les chiens aboyaient toujours dans la nuit.

« Je l'ai vu : en mon sommeil il m'est apparu. Je me suis réveillé, haletant, terrifié. Mais pour le défier, le gueux, je me suis levé ; j'ai pris une lampe et je suis allé dans la pagode, où jamais auparavant je n'étais entré. Et là j'ai reconnu le Génie, tel qu'il m'était apparu. Est-ce un mensonge, cela ? Mais hier tu vis la statue, menaçant de son sabre on ne savait qui. Tu l'as vue, n'est-ce pas? tu l'as vu, le sabre ! Et cette nuit le sabre est, devant mes yeux, tombé sur le sol, — et le Génie a tendu vers moi ses mains, comme s'il voulait m'étrangler. Alors je me suis enfui vers la porte, et comme je franchissais le seuil, en entrant dans l'ombre extérieure, la statue s'est mise à rire et son ricanement m'a poursuivi jusqu'ici. Oh ! le rire de ses lèvres de bois !... Un malheur est sur nous ; j'ai peur ; — et jamais nous ne sortirons de la forêt ! »
 
Et moi aussi, je frissonnais d'épouvante, en écoutant ces folles divagations d’un malade ; — mais aujourd'hui, oserais-je dire qu'il était malade et fou, celui qui parlait ainsi ?

Les miliciens réveillés l'écoutaient sans le comprendre, et terrifiés par ses gestes saccadés et par les intermittents éclats de sa voix, ils tremblaient dans leur coin d'ombre et se serraient les uns contre les autres, tels que des moutons effarés. Moi, je répondis à Roux, pour me rassurer par le son de mes vaines paroles :

« Demain, au matin, nous partirons. Mais cette nuit, dors encore ; essaie d'oublier les songes et la colère peut-être imaginaire des morts. Nous te veillerons, et tu sais que les démons n'approchent jamais de ceux qui veillent. A cette heure, nous ne devons pas errer dans la forêt inconnue et sombre, où les mauvaises influences de l'au-delà rôderaient autour de nous. »

Envahi par l'appréhension de l'ombre dense, sous les arbres géants, Roux consentit à se recoucher pour essayer de dormir. J'appelai un milicien qui, pour veiiler son sommeil, resta debout près du lit de camp, et je me remis à fumer, — car, si j'avais eu le courage de rassurer mon camarade, qui m’eut rassuré moi-même, qui, sinon le bienfaisant opium ? Oui, si l'opium nous fait clairvoyants et nous révèle les mystères, en récompense il arrive un moment où la sainte drogue, en qui tout le bonheur est contenu, sait nous rendre indifférents à tout ce qui peut nous faire du mal — que ce mal vienne de la terre ou de l'enfer.

Et les chiens de Ma-Thé hurlaient dans la nuit.

Donc je me remis à fumer, négligeant pour la première fois de compter mes pipes, décidé à fumer jusqu'à l’anéantissement des sens et de la douloureuse pensée.

A la trentième pipe, je m'aperçus que ma main ne pouvait plus agir et que l'heure de l'absolue inertie était venue. Mais, horreur ! tandis que le tact, la vue et l'ouïe, exaspérés, percevaient mieux que jamais les êtres et les phénomènes du monde matériel, ce sens intérieur, qui se révèle en nous par l'effet de l'opium, pressentait l'environnante approche d'êtres intangibles, innommables, préparant l'assaut.

Le milicien de garde, effrayé par je ne sais quel bruit, se dirigea en tremblant vers la porte, que le vent — était-ce bien le vent ? — venait d'ouvrir, et, pour un instant, détourna ses regards de mon pauvre ami. Alors, — je ne sais comment exprimer et rendre concevable ce qui suit, ayant fermé les yeux, il me sembla qu'une grande ombre s'appesantissait sur nous, comme une toile d'araignée sur deux insectes. Et le souffle d'un être qu'on devinait immatériel, intelligent et hostile, passa sur le lit de camp. Tout mon poil se hérissa. Le milicien revenait vers nous, à pas lents ; mais, tout à coup, cet homme jeta un cri si terrifiant que, par un suprême effort de volonté, j'ouvris les yeux, je détournai la tête vers mon camarade.

Le milicien me désignait du doigt Roux toujours immobile et couché sur le dos ; et je vis la face convulsée de mon ami, ses yeux ternes démesurément ouverts, son cou noir comme si quelque main de fer ou de bois l'eût serré jusqu'à la mort ; et je sentis que la vie s'était pour jamais retirée de cette pauvre chair si longtemps animée par le seul opium. Une furieuse rafale emporta l’Ombre maudite qui pesait sur mon âme, et d'épouvantables clameurs de joie s'enfuirent avec elle dans la nuit.

Mais, malgré la terreur galvanisant mes muscles et mes os, je ne pus ni crier ni me lever. Puis, à ce moment, l'opium avait enfin dompté ma pensée, comme mes sens, — et, pour Dieu ! que m'importaient désormais la mort de mon ami, ses causes possibles et ses probable conséquences ? Qui peut prouver, du reste, la réalité de tout cela ?...

Le lendemain, j'ai fait enterrer le cadavre de Roux derrière la pagode de Ma-Thé, et j'ai tremblé, puis j'ai fumé pour chasser loin de moi la crainte et le deuil. Je suis consolé, je n'ai plus peur ; et pourtant la forêt impénétrable m'entoure et m'enlace, et je sais bien que plus jamais je n'en sortirai.
..

(texte non relu après saisie, 18.III.11)

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