Jules Boissière
(1863-1897)

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La prise de Lang-Xi
( Fumeurs d'Opium - 1896)



Et la route commençait à lui sembler longue,
lorsqu'il arriva enfin au septième ciel.

(JULES TELLIER).



LE sergent Fanien, du 10e tirailleurs tonkinois, se laissa mourir, le quinzième jour du mois d'août, en ce maudit poste de Deo-Lang où joyeux du 30e bataillon d'Afrique et tirailleurs indigènes souffraient et mouraient sans médecin. Ce ne fut pas long : à midi, il mettait au net les écritures du sergent d'administration — un camarade de popotte, — quand il jeta sa plume, se tortilla, vomit du noir, et, en moins de quinze minutes, passa l'arme à gauche.

Le commandant du poste, un vieux lieutenant d'Afrique, vint regarder curieusement le mort, lui tâta les poignets et les ailes du nez toutes froides et me dit à l'oreille : « Ça, c'est un cas de choléra foudroyant. »

Puis, à voix rude et haute, au sergent de piquet : « Il est mort de la fièvre, un accès pernicieux. Tout de même, faites enlever cet homme et qu'on l'enterre sans retard. » Le sergent hasarda : « P't'être le choléra, mon lieut'nant ? » — Il en avait tant vu défiler, le rengagé ! Mais le vieux dévisagea les maigres joyeux, qui écoutaient avec de l'épouvante sur leurs faces hâves, terreuses, jaunes et vertes ; et il répondit au vieux briscard, en clignant de l'œil : « Non, un cas douteux, quelque accès de fièvre cholériforme. Rompez ! »

On l'emporta pour l'enterrer bien vite, le cas douteux avant la décomposition imminente. Un sergent commanda le piquet d'honneur — quatre hommes en bourgeron, les moins malades du poste. Et le cadavre passa la porte, entre les palanques de l'enceinte, les pieds en avant, porté par des coolies en guenilles, roulé dans une natte trop courte, sous la demi-couverture régimentaire. On le déposa de l'autre coté du gué, où, après la prise de Deo-Lang, nous avons couché quinze soldats dont les récentes tombes, pas assez profondes, dégagent par ces journées humides une odeur de pourriture mêlée à l'odeur amère et salubre des herbes de la montagne.

Et le lieutenant me dit : « Encore un fumeur d'opium, ce Fanien. Vous l'avez vu, comme il était maigre. Les sacrés lascars ! comment voulez- vous qu'ils résistent à la maladie, avec leur sang appauvri et plus de muscles ? Tas de crétins ! — Allons, venez à l'apéritif. »

Et ce fut l'oraison funèbre du sieur Fanien, sergent au 10e tonkinois.

Je l'avais connu, cet homme : un pauvre diable de bachelier, un naïf qui se croyait malin pour avoir noté au jour le jour ses « impressions » de troupier et d'intoxiqué. Il m'avait, une semaine avant sa mort, apporté ses cahiers ; j'en extrais quelques lignes, griffonnées sur le lit de camp, à la clarté de la lampe à opium, aux heures où la lourde fumée rendait son esprit lucide et pacifiait son cœur :

« … C'est un triste poste que Deo-Lang ; mais, moi, je ne suis pas triste : j'ai l'opium.

» Un poste que dominent de blanches falaises, moutonnées d'une brousse sombre et frisée comme la tête d'un nègre. Deux cents indigènes, venus de partout et d'ailleurs, se sont groupés autour de l'enceinte : ils cultivent quelques rizières et possèdent douze buffles qui paissent sous la garde de nos hommes — car les yeux aigus des pirates nous surveillent, de l'impénétrable forêt environnante. Nous sommes perdus, plus isolés qu'un bateau en plein océan, au centre d'une immense région hostile où s'espacent quelques misérables villages. Mais l'opium peuple mes rêves de foules cosmopolites, en luxueux haillons de soies multicolores.

» La garnison — indigènes et joyeux — est répartie dans douze chaumières, des toitures et des cloisons de paille sur une ossature de bambous. Et, comme la construction du poste n'est pas terminée, la moitié des hommes dort, la nuit, en plein air et, à midi, sieste sous les lits occupés par les camarades. Il n'y a pas ici dix soldats valides. Les moins malades travaillent au fossé et au remblai, et beaucoup meurent de remuer cette terre malsaine. Les plus malades sont astreints aux corvées de quartier ; maigres et jaunes, ou bouffis de male graisse et le teint cireux, ils traînent mélancoliquement, d'une main, leur balai sur le sable de la place d'armes. Et, parfois, on voit sortir d'une case, soutenu par un camarade et titubant, quelque être décharné, la barbe férocement hirsute et noire sur une face de cire, le corps perdu dans le pantalon et le bourgeron de coutil trop larges, les yeux ternes et déjà morts : c'est un dysentérique. Diarrhée, fièvre, dysenterie, moi je ne crains rien ; j'ai la panacée qui sent bon.

» Hier, on portait un joyeux dans la « salle des morts » — un châlit de bambous sous une paillotte. Un agonisant — un qui s'accrochait à la vie, de ses ongles tordus, comme aux bords polis et glissants d'une margelle de puits — le regardait partir, avec des yeux attentifs et doux, un air très sage et très réfléchi. Celui-ci s'était juré de tenir jusqu'à l'arrivée du convoi, dont on profite tous les deux mois pour évacuer les mourants vers le Delta salubre où ils se remettent à vivre. Or, depuis trois jours, nous savons que le convoi ne montera pas, les chemins étant impraticables par cette saison d'orages. Le pauvre gars s'abandonne ; — et il a rejoint son camarade dans la salle des morts ; ils y ont passé côté à côté cette chaude nuit si belle où j'ai tant fumé.

» Après tout, Deo-Lang n'est pas un si mauvais poste ; l'opium n'y est pas cher, et pas plus impuissant qu'ailleurs à me donner l'absolu bonheur...

… » Cinq heures après midi. J'étais en marche depuis le matin — le sergent-major m'ayant réveillé avant l'aube — et je n'avais pas fumé depuis la veille. Je m'étais mis en route avec vingt-cinq tirailleurs ; il s'agissait de montrer nos fusils dans deux ou trois villages de la vallée du Song-Li, des villages de Thôs montagnards, souvent visités par les pirates. Un vieux mandarin militaire — un quan-co — m'accompagnait comme guide. Tout le jour nous avions cheminé à travers la forêt vierge.

« Donc, depuis la veille au soir, je n'avais pas fumé. A la halte, vers midi, j'avais essayé, avec l'aide de mon boy d'installer ma lampe en rase campagne, au revers d'un fossé. Mais il pleuvait et le vent du nord soufflait en bourrasque ; et mon brave Theu, plus intoxiqué que moi-même, n'avait pu préparer une seule pipe ; et il sacrait, le pauvre bougre ! De guerre las, nous avions dû manger chacun une boule d'opium. Vous savez ? On fait cuire à la lampe une goutte de la noire drogue, la valeur d'une pipe, et on l'avale comme une pilule. Et cela équivaut à dix pipes fumées, ou peu s'en faut. Je ne puis dire que je souffrais, puisque la morphine avait mécaniquement produit son pacifiant effet, mais la bonne fumée me manquait ; c'est pourquoi je me hâtais, pressant mes hommes, vers Lang-Xi, le plus important village de la région, où nous devions nous installer pour la nuit et où, enfin, je fumerais. Ah, misère ! que la route me semblait longue, par ces interminables sentiers — des foulées à peine — couverts d'une herbe courte et drue où mon petit cheval ne perdait pas un coup de dent!

» Vers six heures, mon sergent indigène me dit que nous approchions de Lang-Xi. Nous traversions, sous le ciel gris et noir, une plaine encerclée de montagnes bleues. Ça et là, je remarquais quelques carrés de rizières, entre les vastes terrains vagues, hérissés de brousse sombre où la brise froide sifflait. Avec l'espoir de bientôt atteindre le village, le besoin de l'opium s'exaspérait en moi, et je me rappelais en rageant ces bons jours où, dans notre poste fiévreux, on se hâtait de manger à cinq heures pour fumer après. Et je pensais avec délices que, avant un quart d'heure, je m'étendrais sur un lit de camp, sur une natte — propre ou sale, qu'importait ? — et la sacro-sainte veilleuse enfin allumée.

» Cependant la campagne restait déserte ; pas un homme dans les rizières ni sur le sentier ; et, aux abords d'un gros village, je sentais bien que cela ne nous présageait rien de bon. Par précaution, j'ordonnai la halte derrière une haie vive. La nuit tombait rapidement, sous un ciel d'orage, après le bref crépuscule des tropiques.

» Nous étions arrivés aux bords du Song-Li. Sur notre rive, en amont, apparaissaient les toits en chaume de Lang Xi, et les murailles en briques d'une pagode, dans les masses feuillues de deux banyans. Autour du village on apercevait par endroits, à travers des bambous, le rempart en terre durcie. Tout semblait tranquille ; du reste, incité par le besoin de fumer, j'allais sans autre examen commander « en avant, marche ! » quand deux de mes hommes m'amenèrent un indigène qui se disait envoyé par les notables de Lang-Xi.

» Je l'interrogeai ; voici ce que je compris à sa réponse entrecoupée de prosternations multiples, à ses phrases ponctuées de « Bom quan leun (ah ! monsieur le grand mandarin !) » émises de cette voix lente, basse, hésitante et comme terrifiée, qui signifie le respect dû aux supérieurs en ces pays d'étiquette raffinée, mais qui m'horripilait, pendant ces éternelles minutes d'impatience : un chef pirate, le Dôc-To, était venu avec ses hommes à Lang-Xi, pour y fêter l'anniversaire de son ami Thanh-Hien, tué par nous l'année précédente, et honoré au rang des Génies, en ce village d'où sa famille était originaire. On l'avait accueilli sans difficultés ; mais ses hommes, ivres d'eau-de-vie de riz, avaient violenté des femmes ; les principaux du village s'étant interposés, le vieux Dôc-To, qui ne semblait pas de bonne humeur ce soir-là, avait fait décapiter deux femmes et trois notables et incendier plusieurs cases. A cette heure, Dôc-To dormait, ivre d'opium ; un seul factionnaire gardait le village, et nous pouvions surprendre les pirates dispersés dans les cases et désarmés.

» Un piège peut-être ? Oui, sans doute : mais je ne voulus pas y penser ; fumer, mon Dieu, fumer ! J'avais si fort besoin de fumer ! — Je bâillais invinciblement, un larmoiement piquait et rougissait mes paupières, d'horribles crampes tordaient mon estomac, je tombais en défaillance, et je fusse allé tout droit et sans escorte au milieu des pirates, pour leur demander à genoux la permission de fumer, quitte à me laisser empaler après les premières pipes.

» Cependant un effroyable orage crevait sur nos têtes. — Voyons, si le coolie disait vrai, pouvions-nous caler devant quelques pirates et passer la nuit en plein air, en ce pays presque inconnu, avec la chance pour nous d'être tués le matin, quand on nous attaquerait, tous harassés et mouillés ? — D'autre part, nous précipiter à l'aveugle dans une embuscade, sur la foi d'un indigène suspect ? — Mon Dieu, fumer, fumer, tout le reste est folie et vanité. Et le besoin de l'opium montait, montait en moi. Las, surexcité, en proie à une indicible impatience nerveuse, j'aurais tout massacré, tout vendu, pour fumer enfin ma pipe, en paix. Pour m'arracher à ce malaise et retrouver toute ma lucidité d'esprit, si nécessaire à cette heure de doute et d'anxiété, il m'eût suffi de manger vite une ou deux boules d'opium ; mais alors je n'aurais pu fumer le soir, fumer à ma guise. J'aimais mieux souffrir en mon corps et mon âme, au hasard de sacrifier ma tête, mes hommes et les fusils, et me réserver pour le lit de camp, pour la douce fumée lointaine, que j'avais crue si proche tout à l'heure !

» Donc, je commande la marche en avant. Protégés par la nuit et l'orage, nous arrivons sans encombre, au pied du rempart. Et de plus en plus je me disais que tant de tranquillité dissimulait sans doute quelque piège, que j'aurais dû réfléchir plus longtemps, à tête reposée, sur tout cela ; — mais je voulais fumer, je vous dis. A ce moment, l'orage s'enfuyant vers le sud, la pleine lune apparue entre deux nuages nous laissa voir le factionnaire assis sur le mur, son fusil entre les jambes. Lui nous aperçut en même temps et, jetant un grand cri, essaya de se relever : mon mandarin militaire l’étendit roide d'un coup de son immense coupe-coupe.

» Et je ne pensais qu'à l'opium.

» En moins d'une minute, nous avions escaladé le rempart et sauté dans le village, quand les pirates, rappelés par la clameur du factionnaire, s'élancèrent hors des paillettes. Je voyais passer des ombres, luire çà et là les lames des coupe-coupe ou les canons des fusils ; et j'avançais le premier, rageant, la tête perdue, avec, en mon cerveau défaillant, l'idée fixe que nous allions tous être tués et que je n'aurais pas fumé auparavant. Même je ne me rendais pas compte du désarroi de l'ennemi qui, surpris, n'essayait pas de résister et s'enfuyait par le rempart. J'entrai dans une case, sur les talons d'un caporal indigène : — la lampe à opium, je ne vis que la lampe, sur un lit de camp, douce, pure, luisant clair comme une planète. Je m'élançai vers elle, dans l'oubli complet des pirates et de mes hommes ; mais le caporal courait en avant, et dans la lueur blanche flambait l'éclair de sa baïonnette croisée.

» Deux secondes à peine, il hésita : sur le lit était couché un vieil Annamite à mince barbiche, en les moires violettes de ses vêtements ; d'une main il soutenait la pipe à opium au-dessus de la lampe, et sa main droite étendue nous commandait d'attendre. Puis il laissa tomber la pipe, abaissa la main droite, et, rejetant avec lenteur la lourde fumée amassée dans sa poitrine, il resta immobile devant nous. Le caporal, que le geste avait arrêté, comme par un effet magnétique, fit un pas en avant et enfonça la baïonnette dans le corps du vieux ; l'homme n'essaya pas de résister, il n'étendit même pas la main vers le revolver placé auprès de lui sur le plateau incrusté de la fumerie ; il se laissa tuer sans une plainte, et mourut avec un bienveillant sourire, comme dans l'extase, comme si nous eussions été impuissants — et nous l'étions — à troubler par la force sa surhumaine joie de thériaki. — « Le Dôc-To ! » dit alors le caporal, en me désignant orgueilleusement le cadavre.

» A ce moment, mon sergent indigène se trouva près de moi ; vaguement, en rêve, je l'entendis me raconter que tout était fini, qu'il ne restait plus un ennemi dans le village. Je l'écoutais à peine, dans l'angoisse du besoin de fumer. Je lui ordonnai de tirer à bas du lit et de faire enlever le corps du bonhomme, et je m'étendis à la place du vieux pour fumer à mon tour ; je l'avais bien gagné. Et tandis que mon boy préparait la première pipe, je prescrivais au sergent, en bredouillant, de répartir les hommes dans les cases et d'assurer la garde du village. Il salua militairement, fit demi-tour par principes et sortit.

» Enfin, j'allais fumer ! — Sur le lit de camp, je ne pouvais rester en place, je me tournais et me retournais, tel un fiévreux dans l'épouvantable fatigue qui suit l'accès. Je me sentais las, cruel, incapable de donner un ordre clair et précis. Et comme goulûment je me jetai sur la première pipe préparée, qui ne calma pas ma souffrance! Les notables accourus se prosternaient devant le lit de camp, comme devant l'autel du dieu Opium, où ils avaient déposé en offrande à mon intention un plateau d'œufs et de bananes. Ils me narraient les crimes des pirates ; j'essayais d'écouter et je ne pouvais comprendre ce qu'ils disaient. Je regardais fixement le maire, un grotesque à face d'ahuri, noir comme une taupe, avec un grand nez bêtement cassé, de grandes dents jaunes, et, au milieu de l'échine, une articulation qu'il développait en ses courbettes, pour ponctuer ses phrases admiratives à l'adresse du haut mandarin que j'étais.

» Il me parlait d'un pirate oublié par ses camarades ; et alors les notables poussèrent jusqu'au lit de camp le prisonnier, un spectre inerte, blême d'avoir trop fumé, mais par cela même indifférent aux brutalités de ces pauvres diables. O saint et divin opium ! — Puis, je ne vis plus le prisonnier : peut-être, aussi, que j'avais donné l’ordre de l'exécuter. Il ne m'en souvient plus, et que vous importe ?

» Après quatre ou cinq pipes fumées, je me sentis revenir à la santé ; je ne souffrais plus en mon corps ; et mon esprit, hors des brumes, me semblait luire, doux et clair, comme la lampe elle-même. Je me retrouvais actif, ardent et gai ; et mon mal se dissipait, avec la paresse, la cruauté, l'indifférence à tout ; j'avais vu tout cela remonter brusquement et disparaître dans l'inconnu, exactement à la manière d'un rideau qu'on lève au théâtre. Alors il me souvint de la faute commise — d'avoir confié à mon sergent indigène la surveillance des hommes et la sécurité du village. Bon Dieu ! à cette heure, mes gens étaient bien capables de faire regretter les pirates dans les cases des habitants !

» A cette idée, je sautai à bas du lit, et, prenant mon ceinturon et mon revolver, j'allai m'assurer de l'exécution des ordres donnés. Allons, mon sergent méritait force éloges ; les hommes répartis dans les cases, surveillaient leur riz en train de cuire dans les marmites de terre, et faisaient bon ménage avec l'habitant. Quatre factionnaires gardaient le rempart, se hélant de quart d'heure en quart d'heure. Je revins, tranquillisé, vers ma chaumière, par la longue place du marché, humant dans la brise les lourdes exhalaisons des mares où les gens de Lang-Xi cultivent leurs salades d'eau. Des coolies allaient enlever les cadavres des décapités. Et il me souvient d'une fillette de treize ans que je vis là couchée parmi les morts, étendue sur le ventre, avec ses pauvres mollets blêmis, laissés à nu par la blouse et le pantalon brutalement relevés, et ses bras en croix ; la tète tenait à peine au corps par un lambeau de peau sanglante.

» La place blanche s'étendait sous le ciel éclairci ; en un tableau très académiquement composé, les assassinés froidissaient sous la lune câline, dans le merveilleux cadre de cette nuit du Tonkin, claire à laisser voir le vert tendre des herbes. Un cochon, éventré d'un coup de baïonnette, courait en criant sur les fumants débris de quelques chaumières, d'où se dressaient les tiges noircies des bambous incendiés.

» Et tout cela sentait le marécage, la paille brûlée, le sang refroidi et l'opium.

» Rentré dans ma case et pacifié désormais, je regarde curieusement autour de moi : en un rouge cartouche planent cinq chauves-souris de bois doré, emblème des cinq Bonheurs ; elles entourent de leurs ailes griffues un caractère chinois qui signifie « bonheur suprême ». Sur les colonnes qui supportent le toit, on a collé de larges banderoles de papier ou de sages calligraphes peignirent des sentences énonciatrices de vœux raisonnables ou de bons conseils. Un con-hien, oiseau parleur, à bec rose, à jaune huppe, lisse ses plumes noires et luisantes et bavarde dans sa cage ; et sur un autel, derrière les vases où brûlent des bâtonnets parfumés, s'élève l'effigie sculptée de ce Thanh-Hien dont on a fêté l'anniversaire : une statue de grandeur humaine, la face peinte, et de noires moustaches sur la lèvre ; nos tirailleurs qui, dans les pagodes, trouent au bas des reins, pour chercher de l'or, les trois Bouddhas et la déesse Kouan-An, s'écartent avec terreur de l'image du Génie, parce qu'il fut un chef redouté, parce qu'il a des raisons de nous être hostile, et les Génies inférieurs sont moins cléments à l'impie que les dieux suprêmes plongés dans la définitive béatitude.

» Des coups de fusil éclatent au dehors : une alerte, sans doute une attaque des pirates, furieux d'avoir sans combat cédé la place et abandonné leur chef. Je saute hors de la maison ; je me sens lucide et gai, et je serais content de me battre, avec l'idée que nul de nous ne peut être tué. Merci, vénérable et sacro-saint Opium !

» Mais le quan-co accourt à ma rencontre : les pirates, nous voyant bien gardés, se sont retirés.

» Dans l'ombre d'une maison se meuvent une vingtaines de silhouettes indécises, et par éclairs luit la lame large et longue des coupe-coupe. Le quan-co s'est fait escorter des hommes du village. Thôs montagnards à faces de bandits ; tous ils ont les cheveux noués d'un crépon, en queue de cheval, flottant en arrière, le front découvert, la ceinture sur la blouse. Le mandarin, un bonhomme rabougri, sec comme une racine de buis, brandit un grand sabre à poignée d'ivoire et donne ses ordres pour la nuit. Son domestique élève brusquement une lanterne sourde à la hauteur de nos visages ; et je rentre dans ma case, gardant en mes prunelles les faces féroces, les blouses noires sabrées par des ceintures vertes, la lumière blanche sur les lames, la composition et l'éclairage à la Rembrandt de cette Ronde de nuit.

» A tour de bras, un vivant jacquemart sonne dix heures sur une cloche de fer ; les chiens du village jappent et piaillent férocement, et la lune, ivre d'opium sans doute, poursuit sa paisible ascension lente sur les bruits, les incendies, les pauvres aventures de notre terre.

» Et je fume, je fume, je fume. Et maintenant je vois la vie en rose, une bienveillance universelle monte en moi. Je pense au vieux chef tué, mort heureux sur ce même lit de camp, — au vieux chef, mon semblable, mon frère. Vrai, je voudrais le voir là, à mes côtés, et partager avec lui la sainte drogue, mère du bonheur, qui luit comme de l'ébène limpide dans l'étui en corne de buffle. J'écoute avec bienveillance les plaintes interminables du quan-co. Il dit que les Français, qui tiennent tant aux mandarins civils, ne font guère état des militaires ; on les emploie à surveiller des coolies, eux, les colonels et généraux de l'antique armée de Minh-Mang et de Tu-Duc.

» Et le cœur serré, devant le vieux chef qui pleure lugubrement l'irrémédiable défaite, je me prends à souffrir de sa peine. Une mélancolie monte en moi, comme devant toutes les grandes choses qui s'abolissent, surtout quand on devine que les nouveaux-venus, fils orgueilleux d'une autre race, n'essaieront pas d'adoucir l'angoisse de l'heure suprême aux derniers partisans de la Cause en train de mourir. Et je me sens, en toute sincérité de cœur, le frère du vieil homme, parce que j'ai beaucoup fumé et que, d'un regard attendri, je vois qu'il fume comme moi.

» Je fume encore, encore. Ma vaste bienveillance s'élargit toujours ; mais avec elle voici que monte et grandit l'indifférence et le dégoût d'agir. Un besoin me vient d'absolue inertie, de rester en place, de ne pas parler, et de laisser rouler les mondes, sans y toucher, satisfait de les voir et de les comprendre, du haut de mon intelligent et lucide anéantissement. Je ne rêve pas, je ne suis pas ivre ; non, je pense, je vois, j'entends, mieux que de mon vivant. L'oiseau parleur bavarde en annamite, et sa voix grêle récite — mais qui me l'a dit ? — les ironiques et triomphales litanies de l'Opium. Les chauves-souris, les cinq Bonheurs volent ensemble, pour un hommage, vers le caractère du bonheur suprême : et ce caractère, — je le sais à cette heure, — signifie : opium. Mais cela, c'est trop facile à comprendre, n'est-ce pas ?

» Sur le socle du Génie je discerne, grain à grain, la poussière ; je reconnais le cliquetis de chaque insecte, au loin dans la brousse ; et, s'il me plaisait, j'entendrais aussi l'herbe pousser : la belle affaire ! Et ce Génie qu'on nous disait si hostile, son sourire m'apparaît indulgent et doux ; il sait comme moi, n'est-il pas vrai ? que nous sommes frères, car lui aussi, sans doute, il fut un sage fumeur. Il est mort, pourtant !

» Il est mort... Oui, mourir... je sais ; il paraît qu'on meurt... et d'aucuns disent qu'on en meurt. C'est toi qui dis cela, mandarin ? et que j'ai trop fumé, et que les pirates peuvent revenir en forces. Non ? non ?... Si, tu l'as dit, menteur ! Et après ? qu'ils viennent donc, les pirates! Ce sont des frères, comme le Dôc-To, et comme toi-même, mon vieux. Tu sais, ce soir je suis bon, — pas ivre du tout, par exemple ! — j'aime tous les hommes, tous les Génies, toutes les actions et toutes les paroles. Et puis, ça m'est égal ; et quoique bon diable, je ne me lèverais pas pour saluer le Bouddha lui-même, s'il daignait venir. Qu'a-t-il de plus que moi, en somme ? Il ne peut pas me faire de mal ; personne ne peut me faire de mal ; — du reste, je m'en moque, je suis heureux. Et si, ce soir, les ennemis entraient par la brèche, si je voyais, à deux pas de moi, un pirate levant son coupe-coupe pour m'assassiner, eh bien ! moi aussi, je tendrais le cou ; et, en mourant, j'aurais un bienveillant — et pas même dédaigneux — sourire pour mon assassin, comme ce vieux Dôc-To, — comme mon bon frère !..

(texte non relu après saisie, 02.IV.11)

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