Edouard de Beaumont
(1812-1888)

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Un drame dans une carafe
(1882)


NOTE DE L'ÉDITEUR

J'ai trouvé dernièrement chez Édouard de Beaumont, pour qui je vais mettre sous presse le second volume de sa Bibliothèque de l'Épée, une toute petite nouvelle qu'il s'est amusé à écrire durant son séjour d'été à Dieppe.D'abord il refusait de me la laisser publier, alléguant surtout le peu d'importance du texte. Mais son ami, Louis Leloir, étant venu à mon aide en lui offrant, pour ce récit charmant, les délicieux petits dessins que vous allez voir au courant de ces pages, j'ai triomphé de sa résistance.

C'est pourquoi je puis mettre aujourd'hui sous les yeux des bibliophiles cette plaquette d'Un Drame dans une carafe, que je leur présente comme une friandise de haut goût.

D. J.


DÉDICACE

A vous, Madame, qui avez
Un corps d'albâtre,
Un sein d'ivoire,
Des lèvres de corail,
Des dents de perle,
Des yeux en saphir,
Des sourcils d'ébène
Et des cheveux d'or,
Est dédié ce mince volume dont
mon ami bien aimable Louis Leloir a parsemé les feuillets de délicats et ravissants dessins.

Après cet hommage que je vous prie d'agréer, Madame et si joli petit monstre, je vous fais avec recueillement les six grands saluts de l'Inde.

E. DE BEAUMONT.



UN DRAME
DANS UNE CARAFE

I

S'IL me fallait deman­der la grâce d'un condamné, je sup­plierais, si faire se pouvait, le quelconque tout-puissant du jour aussitôt
après son dîner, et voici pourquoi je choisirais cet instant-là.

Il est à remarquer que sur la fin d'un repas succulent il se produit, même dans les plus apathiques, une éphémère exaltation, soit outrecui­dante, soit attendrie. Alors procède de l'estomac satisfait une sorte d'accès de bonne humeur où cha­cun, selon son genre de tempéra­ment, se suppose et s'exagère des mérites qu'il n'a pas du tout à jeun.

En pareille condition, a dit Sterne (chapitre II de son Voyage sentimental), nos veines se dilatent, nos artères battent dans une par­faite harmonie, et les organes de la vie accomplissent leurs fonctions avec un frottement des plus légers.

Pendant une heure environ que dure cet état plus ou moins sur­excité, on se sent héroïque, magna­nime, compatissant, et quelquefois même tout à fait tendre. Ce dernier phénomène gastrique se manifeste surtout dans la galante bienveil­lance des dames, quand elles ne sont pas à outrance sanglées par leur corset.

II

A la fin de certaine belle et dernière journée de septembre, j'étais animé des sentiments d'élite que comporte, comme je viens de le dire, l'intime fermentation. Ayant dîné seul, ce qui laisse au sans gêne égoïste son bien-être intact et sa complète élasticité, je jouissais entre chien et loup de ce plaisir qui consiste à se sentir infi­niment mieux aimé par soi-même que par les autres, quand, à la lumière rose et dorée de la lampe que l'on venait d'apporter sur la table, j'aperçus devant moi, tombée dans l'eau de la carafe, une des dernières mouches de l'année.

III

Malgré la bienveillance banale que provoque et exalte l'usage des mets délicats et des vins légers de France, ce n'est pas à dire pour cela que durant leurs effets prévus l'on ne se tienne très en garde contre toutes espèces d'idées ou d'émotions désagréables ou cha­grines.

Si par hasard on est forcé d'en subir une pour une fois, on exige du moins qu'elle soit convenable­ment amenée et présentée sans éclat ni secousse, avec quelque recherche et quelque ajustement de mise en scène.

Pour le monde, évoquer une idée pénible, fût-ce même entre deux tasses de thé, ce qui cependant fait passer bien des choses, c'est commettre un acte manifeste de mauvaise compagnie,. « Ça jette un froid », comme dit certaine chère madame, vraie déesse surannée de toutes les actuelles libertés. En résumé, c'est pour l'acquit de sa conscience et par besoin d'irrespon­sabilité que, pendant ou après le dîner, avant de retomber en habi­tuelle sécheresse de coeur, la per­sonne sollicitée (si l'on ne s'attaque ni à ses écus ni à son bien-être) se montrera presque toujours acces­sible.

Cette certitude une. fois établie, je dirai que, me trouvant tout à coup spectateur du drame en miniature dont j'ai commencé d'indi­quer le prologue, j'eus le bon esprit de ne pas me formaliser de voir exposée devant moi, sans le moin­dre préambule, l'image d'une rup­ture avec la vie, — ce qui est un fait toujours désagréable, même aux yeux d'un héritier.

Une plus grosse bête dans ma carafe, un frelon par exemple, ou seulement une guêpe, m'aurait alors sans doute agacé bien plutôt que distrait ! Ma susceptibilité cho­quée eût à coup sûr mal pris la chose si elle se fût présentée sous une forme moins délicate que celle d'une mouche de chambre. Cela m'eût poussé trop loin sur la voie du mécontentement toujours in­digeste. Au contraire, j'avais là, presque sur mesure, ce qu'il me fallait pour l'instant d'intérêt futile dans une sorte d'attraction visuelle d'effet indécis et quelque peu pit­toresque en ses reflets.

IV

Au mois de juillet (je m'en ex­pliquerai plus loin), j'eusse, sans le moindre doute, en faisant simple­ment enlever la carafe, laissé l'in­fusion de la mouche se prolonger indéfiniment ; mais, comme je l'ai dit plus haut, on était à la fin de septembre, et j'avais eu le temps, depuis la canicule, d'oublier les persécutions dont, pendant cette brûlante période, m'avaient obsédé les taquins démons de l'été. Ma rancune s'était calmée avec les premiers frais de l'automne.

L'espèce de harpe éolienne, la corde ou plutôt la fibre mystérieuse qu'un vieux refrain, un parfum ou quelque mélodie passant dans l'air, en rappelant certains jours d'autre­fois, font vibrer dans l'intimité de mon être, s'émut tout à coup, et, sous l'influence occulte déjà signa­lée, je m'apitoyai sur le sort d'une mouche en détresse. Vu ainsi, isolé au milieu de l'eau et d'un vase de cristal, ce petit corps sans mouvement présentait une sorte d'intérêt piteux. Je trouvais dans son immobilité discrète, et précisé­ment en raison de son peu d'im­portance, un je ne sais quoi tout en sa faveur dont s'émut l'ensemble de ma sensibilité disponible.

V

Je veux ajouter ici, comme nou­velle excuse à ma pitié ridicule, que cette mouche n'était pas une de ces mouches bleues, bourdonnantes, grossières et malsaines, qui fréquen­tent les mauvais lieux et recherchent les friandises de corbeaux ; non, je dirai de nouveau, pour justifier quelque peu la bizarrerie, mieux serait l'absurdité de ma conduite, que c'était une mouche silencieuse et proprette, aux ailes transparentes et lustrées, à la taille mince, au corselet noir cendré ; une de celles qui hantent les bonnes maisons, où durant le jour elles voltigent dans un rayon de soleil ou marchent au plafond tout à l'envers, comme les pensées des jeunes femmes, et qui, le soir venu, se nichent de préférence dans les chambres à coucher qui sentent bon les fleurs, la poudre d'iris ou la peau d'Espagne.

C'était, en un mot, une de ces fines mouches qui, de leurs pattes menues trempées d'encre, fourni­rent, il y a près de deux siècles de cela, le premier modèle de ce genre d'écriture illisible dont les dames ont tant abusé depuis. Enfin c'était une de ces mouches impertinentes et coquettes qui donnèrent jadis aux galantes précieuses, puis aux libertines marquises, l'idée de se moucheter le coin de l'œil, la joue, les lèvres ou le sein.

VI

Avant de continuer mon récit, je dois avouer que mes sentiments pour les vraies mouches avaient été jusqu'alors absolument contradictoires. Ils étaient alternatifs, en raison du chaud ou du froid. L'été, j'étais contre elles du parti de l'empereur Domitien, qui se plaisait à les empaler toutes vives avec un poinçon ; mais pendant l'hiver j'in­clinais au contraire à la sollicitude que leur montraient certains an­ciens brames de l'Inde.

L'été, je voyais avec une extrême satisfaction des assiettes pleines de mouches mortes sur des carrés de papier imprégnés d'arsenic ; il m'é­tait même arrivé de lire avec joie, en plein soleil d'août, cette affiche dictée par un Comité consultatif de bien public : « Il suffit d'un mélange de quassia, de miel et de savon pour tuer les mouches    »

J'étais donc pour elles un en­nemi juré durant les grandes chaleurs ; mais je devenais indulgent une fois la neige et les froidures de décembre arrivées. Alors, si j'apercevais chez moi, y étant seul, une de ces pauvres petites repré­sentant assez bien la misère humaine qui, tout épuisées par le jeûne et engourdies par le froid, ne deman­dent pour ne pas mourir qu'un peu d'aliment et de soleil, je me sentais, je l'avoue en rougissant, tenté de la réchauffer de mon souffle et de la nourrir de mes confitures. J'ai toujours eu la plus grande véné­ration pour le mécanisme de la vie , aussi bien dans le plus petit insecte que dans une alerte jolie personne.

VII

Le cœur humain, c'est-à-dire l'estomac des gens  bien nés, a parfois, entre les repas, des raffinements de sensiblerie rappelant les vapeurs qui font pleurer en cachette les toutes jeunes filles et même les vieilles. C'est sur cette hystérie de l'attendrissement que repose et que s'exerce le charlatanisme des tressaillements de profondeur intime. Ils se manifestent dans l'année à certaines époques fixes, entre autres (et cela même sans l'excuse d'un deuil personnel) chaque Ier novem­bre devant des couronnes d'im­mortelles en zinc, en porcelaine, ou en fonte émaillée, pour douleur éternelle ou pour regrets, absents et économiques.

De tout temps les divers degrés d'intensité que doivent avoir telles ou telles émotions humaines ont été réglementés par les convenances et par les modes ; il est en ce monde avec la fibre nerveuse bien des accommodements. Ainsi, à dater de 1832, fut réformée comme vieillerie l'odorante manifestation de l'éther dans les si­magrées de sen­sibilité féminine.

Les femmes de qualité, qui, de­puis Lesbie, pleurent parfois sur quelque oiseau mort de nostalgie dans une cage dorée, présidaient d'ordinaire, avec joie, avant la sensiblerie chré­tienne, aux égorgements humains dans les cirques de Rome.

De nos jours, les dames les mieux faites pour s'attendrir assistent assez gaiement et applaudis­sent de leur éventail fermé ou de leurs petites mains, dégantées sur prétexte, aux sanglantes courses de taureaux, aux élégantes tueries de la chasse, à l'hallali du cerf et au massacre du tir aux pigeons, durant lequel elles ne montrent aucune pitié devant la palpitante agonie de l'oiseau chéri de Vénus.

Émettez sur cette observation le jugement qu'il vous plaira ; quant à moi, je me bornerai à déclarer que je ne m'explique guère cer­tains effets disparates produits en général dans l'esprit d'une jolie femme de classe et d'intelligence moyennes, ou bien dans l'estomac d'un n'importe qui, par la lecture des deux entre-filets que je vais, dans leur forme textuelle, citer ici comme simple exemple.

« Un épouvantable accident vient de plonger dans la conster­nation les habitants de la commune d'Ozery : une vieille paysanne, âgée de quatre-vingt-deux ans, s'est laissée tomber la tête la pre­mière dans un puits d'eau bour­beuse ; faute de cordes on est allé, mais trop tard , chercher les pompiers... »

A cette nouvelle, notre ineptie, chez l'un et l'autre sexe, dresse l'o­reille, et l'émotion se manifeste tout à coup. Mais si, plus loin, le même journal publie les lignes suivantes : « Nos troupes, les représentants de notre jeune armée, ont, dans cette rencontre partielle, très bravement culbuté l'ennemi, lui infligeant des pertes considérables, quant à nous, nous n'avons guère perdu qu'une centaine d'hommes et seulement quelques officiers, » ce bulletin de victoire, loin de nous affliger, nous satisfait au contraire, et nous passons d'un cœur léger à l'article financier, plus intéressant aujour­d'hui que tout au monde.

Je ne raisonne pas, je constate seulement que notre sensibilité journalière, ayant, pour s'émou­voir, à choisir entre un événement mesquin et une catastrophe impor­tante, trahit toujours sa prédilec­tion pour l'accident rétréci.

Celui du puits, dans sa mise en scène villageoise, a bien plus d'ac­tion sur l'appareil nerveux du lec­teur que la péripétie terrible et san­glante des blessés et des morts d'un champ de bataille. La pensée se dé­robe devant cette dernière image.

« Après tout, c'est de la chair à canon que tous ceux-là » ; quant aux ennemis, on considère leur des­truction en masse avec ce même contentement qu'on a de voir sur un buffet de table d'hôte, en plein in été, des tas de mouches, mortes asphyxiées sur les crèmes ou autres douceurs du dessert préparé. C'est autant de moins pour demain, aime-t-on à se dire.

Ce que je viens de citer expli­quera comment je fus séduit, ainsi que tant d'autres, par l'attraction d'un sujet d'attendrissement rape­tissé.

Donc, mon état de bien-être y aidant, j'eus pitié de la mignonne créature que je voyais submergée. Il me semblait, malgré son immo­bilité, qu'il y avait en elle encore quelque soupçon d'existence. Puis une pensée absolument folle me traversa le cerveau. Cette mouche avait l'air jeune ; peut-être s'était-elle noyée par amour. Cette sup­position de suicide passionné me plut, j'en conviens, et me fut sym­pathique au dernier point.

VIII

Avec toute mon adresse ma­nuelle et ma prétention à la légè­reté de tact, je parvins, non sans peine, mais du moins sans secous­ses, à repêcher la pauvre petite que j'espérais pouvoir, par mes soins, sauver de l'asphyxie complète. Je l'étendis sur la nappe, dans la pose de la Virginie noyée de James Bertrand, et, tout en guettant l'état de ma proté­gée, je laissai divaguer ma pensée.

IX

Rappeler à la vie un être mou­rant, quel qu'il soit, c'est une action digne de la suffisance humaine. C'est le mieux que nous puissions faire, car le bon Dieu nous a dit : « Mes enfants, vous n'irez pas plus loin, contentez-vous de vous re­produire, puisque cela semble vous être agréable ; créer n'est point votre affaire, quoique vos diction­naires gasconnent sur le mot.

« Je vous arrête net aux œufs de canard, que certains gentlemen se sont appliqués à couver par morgue ou flegme britannique.

« Vous pouvez à distance, sans trop courir de risque, tuer beaucoup de vos semblables avec vos obus, vos mitrailleuses, vos torpilles, ou rien qu'avec une casquette chargée de dynamite, mais je vous défie bien de créer une simple mouche. »

Ici le mot simple est de pure modestie divine, car sous le ciel rien n'est simple, pas même la bêtise d'un imbécile.

X

Vous êtes-vous jamais représenté l'importance d'une mouche dans l'ensemble social en plein été ? Avez-vous songé que depuis les Grecs depuis les empereurs de Rome les mouches figurent dans la fable, dans l'histoire, le blason, les ordres honorifiques, et même, de nos jours, dans le potage des banquets populaires ?

Une simple mouche, par son ac­tion irritante, peut, en s'attaquant aux diplomates d'un congrès, dé­cider de la destinée des royaumes ou des républiques. Elle peut aussi, en se posant mal à propos sur notre nez ou sur celui de nos censeurs ou de nos juges, compromettre notre avenir, notre avancement et notre fortune. Elle peut, d'autre façon, anéantir nos espérances ou faire avorter nos projets. Partout elle nous poursuit, nous atteint et nous persécute dans l'accomplissement de nos fonctions cachés ou de nos devoirs officiels, dans l'exercice de notre profession la plus pédante aussi bien que dans celui de nos plaisirs les moins so­lennels et les plus mystérieux.

Au collège, à la Sorbonne, au parquet, à l'Académie, et surtout à la Chambre, où du temps des mouches (quelle mouche les pi­que ?) les orateurs maussades de­viennent grotesques ou furieux, une mouche taquine peut, en trou­blant notre mémoire, nous faire perdre notre dignité profession­nelle, notre esprit préparé, notre considération surfaite, notre place dans le gouvernement ou l'estime et les faveurs de nos contempo­raines, en nous rendant à leurs yeux ou à leurs pieds absolument incapables de ne pas être ridicules.

Une mouche peut aussi, en séance de cour d'assises, faire con­damner un innocent par un prési­dent et un jury qu'elle vient d'exas­pérer à l'excès. Elle peut réveiller la garde qui dort à la porte du Louvre (mais des mouches ne dé­fendent pas les rois). Elle peut in­terrompre un joli rêve, ou bien évoquer tout à coup un gentil vieux souvenir.

XI

A propos des souvenirs que les mouches peuvent réveiller, je vais, si vous le permettez, vous dire le rôle que deux mouches à l'état de cadavres ont joué jadis dans ma vie.

J'étais à Paris, j'avais vingt-deux ans, un oncle en Bretagne, et pour l'instant une maîtresse rue Saint-Jacques : le premier m'envoyait de l'argent trop rarement, et la se­conde m'envoyait trop souvent promener, car elle était incapable, cette chère petite, de la moindre privation, et je ne pouvais guère qu'en rêve lui offrir de scarabée d'émeraude dans quelque rose na­turelle ou dans une anémone, dite fleur des soupirs.

Jolie comme un cœur, joyeuse comme un éclat de rire, enfant d'un premier lit — en acajou, — elle s'appelait Nina, ou Ninette, si vous aimez mieux. Elle n'avait en ville qu'un seul défaut, selon moi, celui (qu'on me passe ce calembour ) de faire, comme la loi, tout son possible pour être suivie.

Un jour qu'à son intention j'étais en partance pour aller à Quimper draguer un peu d'or dans le Pactole, c'est-à-dire demander à mon oncle de m'avancer quelques louis, elle me servit, à la fin de notre déjeuner d'amoureux, un fromage à la crème paré de deux mouches défuntes. Ces deux mouches furent le pré­texte de notre brouille. En cette circonstance, le repas étant des plus chiches, la mauvaise humeur y remplaça l'aimable épanouisse­ment de la belle digestion.

Après un échange de paroles acerbes, nos adieux mutuels furent très froids, et dès mon arrivée à destination, le soir du lendemain, je signifiai par la poste à Ninette son congé définitif.

Pour le formuler avec une cer­taine politesse, pour dorer la pilule (expression détestée des Médicis), j'employai cette façon de procéder que dicte en poésie la prétentieuse muse Érato :

« Prendre quantité de phrases indépendantes de la pensée princi­pale, afin de délayer l'idée que l'on pourrait en prose exprimer d'un seul mot, et puis mêler le tout bien en mesure. »

Je commis donc pour Minette des vers, — quoique je fusse bien convaincu qu'elle ne saurait trop sur quels pieds les prendre.

Les voici, je me les rappelle : car, malgré leur peu de mérite, je pris beaucoup de peine à les faire.

XII

Sur un fin rameau d'une épine blanche
Où vient se bercer la rosée en pleurs,
Chante un rossignol, et la fréle branche
Tremble et doucement effeuille ses fleurs.

Ninette, il fait nuit, j'ai le rêve triste,
Je tourne au tragique, et dans un soupir,
Nini, mon amour, devenu trappiste,
Dit à ton amour : Frère, il faut mourir !

Ils ont tous les deux duré trois semaines,
C'était par bonheur le temps des lilas ;
O fragilité des choses humaines !
A chaque moment il faut dire : Hélas !

Chacun dit : Hélas ! Le Grand-Turc lui-même
S'attriste en jetant un nouveau mouchoir.
Voilà qu'un matin tout à coup l'on aime,
Hélas ! et déjà c'est fini le soir.

Je suis loin de toi, tu vois, j'en profite,
Prenant de grands airs de légèreté,
Pour te rendre aussi libre, ma petite,
Que l'est un oiseau mis en liberté.

Va ! mais ne crois pas, blonde charmeresse,
Que nous l'oublîrons d'ici bien longtemps
Cet accès de joie où notre jeunesse
S'est épanouie avec le printemps.

Quand tu souriras de te voir jolie,
Quand j'irai gaîment à d'autres plaisirs,
Bien sûr, dans un peu de mélancolie,
Ils nous reviendront nos bons souvenirs.

Partageons, veux-tu, dis, mon ex-Ninette ?
Ces restes chéris du roi des beaux jours,
Et chantons sur l'air de landerirette :
Notre amour est mort... Vivent nos amours !

XIII

J'avais tant bien que mal, comme vous voyez, adouci la chose. En ré­ponse à mon épître, je reçus sous enveloppe et non affranchi, ce sim­ple mot : — Zut !

Ainsi se résuma pour moi le pre­mier chapitre des déceptions fla­grantes et des illusions perdues. C'était bien la peine d'avoir ciselé trente-deux rimes, puisqu'un seul mot, rien qu'un tout petit mot de trois lettres et d'une syllabe, exprimait mieux dans son laconisme tout ce que j'avais voulu dire avec beaucoup trop de phrases et de ménagements.

J'en étais donc à me rappe­ler que je devais surtout à deux mouches mortes sur un fromage à la crème d'avoir depuis sim­plifié mon style sentimental, et je m'en félicitais, je l'avoue, quand, à ce point de ma rêverie, je sur­pris avec plaisir dans un faible tres­saillement du petit être en syncope (que durant mes réflexions je n'a­vais pas cessé d'observer) un pre­mier signe de son retour à la vie. Une de ses ailes venait de frisson­ner, la légèreté reprenait le dessus.

Il m'était arrivé déjà, en circon­stance de pareil genre, d'assister à la fin de certaine pâmoison termi­née dans le même esprit.

Un jour, à Meudon, me trou­vant sur la rive de la Seine, j'avais contribué au sauvetage d'une jolie fille évanouie. Cela m'avait permis de l'admirer tout à mon aise, au moment où, gisant en son plus que collant costume de bain, elle re­prenait avec minauderies ses sens et les charmeurs instincts de son sexe. Eh bien, je retrouvais peu à peu dans ma mouche étendue sur la nappe les mêmes attitudes et les mêmes gestes maniérés que j'a­vais.remarqués dans la jeune femme toute mouillée, me montrant avec une extrême complaisance son ensemble potelé et son pied fort petit.

Ne regardez jamais que les pieds qu'on vous montre. Selon cette sen­tencieuse recommandation de ma jeune expérience d'alors, je me trouvais a Meudon, tout à fait dans mon droit en continuant de bas en haut mon simple examen préa­lable, et je pus, cette fois encore, remarquer que moins une femme est vêtue, plus elle est coquette.

XIV

Il y a chez les dames en général, dans leur façon de s'évanouir ou plutôt d'en faire le semblant, une idée fixe et dominante : imiter dans la pose pâmée celle d'une fleur d'ancolie, puis tomber avec grâce, comme les gladiateurs s'y étudiaient pour mourir dans les cirques en amusant leur gentil public de courtisanes et de vestales. Par­donnez-moi cette remarque incidente, et que la dernière femme réellement évanouie par sensibilité qui me blâmera de douter que c'est bien vrai me jette où elle voudra une première goutte de vitriol.

Je reviens à mon sujet : ma mou­che, dont, en raison de l'extrême rapprochement, je voyais toutes les formes (encore mieux que je n'a­vais pu voir, le jour même de l'ac­cident, celles de la baigneuse de Meudon), s'était, « tirant l'aile et traînant le pied », séchée en s'é­pongeant de la nappe. Alors, ra­gaillardie par la chaleur de ma lampe, elle commença une de ces toilettes prétentieuses qu'avec tant de satisfaction nous avons vu faire, sur le minuit, à certaines maîtresses élégantes et très soignées.

Petite patte deci, petite patte delà, passant d'un geste coquet sur le front et sur la nuque, geste de nymphe sortant de l'eau et geste qu'on voit aussi faire aux chattes, annonçant la pluie ou l'orage. Puis, après cette toilette pleine d'afféte­rie, la mouche s'étira plusieurs fois la taille, et ses ailes firent gaiement frou-frou comme la soie d'une robe à traîne.

XV

Il y a, remarquez-le, je vous en prie, dans une mouche d'apparte­ment, beaucoup de l'être féminin ; j'insiste sur cette idée. Si, n'étant pas observateur, vous doutez du fait, reconnaissez du moins, dans le simple but de m'être agréable, qu'il y a beaucoup d'une mouche dans les chères idolâtrées.

J'ai besoin, je l'avoue, de cette attrayante analogie, qui peut seule expliquer et justifier jusqu'à un certain point le plaisir que j'éprouvai en voyant par degrés mon sujet ailé rentrer en possession de sa toute petite âme.

Considérez une mouche et une femme, et vous surprendrez, dans ces évaporés chefs - d'œuvre de toutes les créations légères, la même activité incohérente, affo­lée, fantasque, infatigable, la même façon de s'agiter en zigzag, sans raison et sans but, sous le soleil, ou bien de tourner en cercle sous les lustres des salons. La même inconscience du vrai, de l'impossible, de l'éternelle vitre enfin, contre laquelle, au réel et au figuré ; femmes et mouches se bu­tent imperturbablement depuis le premier moraliste et le premier vitrier.

Les femmes ont, comme les mouches, la même persévérance dans l'action taquine, la même ob­stination à poursuivre qui les fuit ou qui les chasse. Remarquez éga­lement cette similitude dans leurs manières d'agir : les mouches, qui se posent avec effronterie sur notre visage, y choisissent d'ordinaire cette même saillie centrale dont les femmes, afin de nous mener par là où elles veulent, s'emparent tout de suite dès qu'elles ont été tant soit peu — absolument — en face de nous. De plus, si, pendant la belle saison, en n'importe quelle ville du monde civilisé, vous entrez chez un confiseur, chez un fleuriste ou chez un pâtissier, vous y trou­verez à coup sûr, ainsi que devant toutes les glaces et miroirs des beaux magasins, des femmes co­quettes et de fines mouches.

XVI

Pendant qu'une foule de pensées baroques me venaient sous toutes les formes, ma légère protégée, tout à fait remise de sa syncope et complètement séchée, ayant re­pris par saccades ses allures frisques et prestes, fit une pirouette et s'envola.

Je la cherchais des yeux : elle avait disparu ; peut-être s'était-elle réfugiée au fond de la chambre, dans l'ombre projetée par l'abat‑ jour de ma lampe, ou bien s'était-elle nichée pour la nuit dans des fleurs placées derrière moi.

Adieu va ! ma petite. — La voilà sauvée, pensais-je, et je lui sou­haitais d'éviter pour toujours les hirondelles, les pêcheurs de truites et les toiles d'araignée. Adieu va ! — Et j'allais n'y plus songer.

On avait desservi ma table ; seule la carafe théâtre de l'accident avait été laissée là par oubli. Je m'étais accoudé sur un volume de l'Encyclopédie, et le hasard me fit y lire d'abord ce passage d'une phi­losophie quelque peu ténébreuse : « L'idée de la fatalité est celle d'un pouvoir inexorable, funeste, agis­sant par une suite d'opérations qu'enchaînent des liens indissolu­bles et occultes... »

XVII

Je me préparais à tourner la page pour continuer ma lecture, cher­chant un sujet moins abstrait, quand une ombre mince et rapide passa sur mon livre.

« Hélas ! ô misère, ô légèreté ! » — ô fatalité ! — devrais-je dire ; la mouche, sauvée des eaux comme Moïse, s'était ravisée, et voilà qu'elle prenait tout à coup pour le soleil le foyer lumineux de ma lampe.

Deux tours de vol au-dessus du verre, et la pauvre petite tomba tout en tournoyant sur elle-même : elle venait de se brûler les ailes. Alors, pour abréger sa souffrance, je la pris toute mourante, et, l'ayant bien doucement enveloppée d'une feuille de rose provenant du bouquet qui se trouvait à ma portée, je la précipitai ainsi en­sevelie dans l'eau fraîche de la carafe, d'où, quelques instants plus tôt, je l'avais tirée avec de si gran­des précautions. Enfin, me sentant piqué d'une pointe de tristesse et voulant clore l'incident, j'offris comme hommage à l'éternelle fatalité l'expression des croyances et de la résignation musulmanes, ré­sumée tout entière en ces deux mots du Coran : C'ÉTAIT ÉCRIT!
Avec cette sentence-là, quoi qu'il nous arrive de pis, en amour comme en guerre, notre impuis­sance ou notre vanité peuvent et pourront toujours à leur honneur se tirer d'affaire devant... la déveine.

AINSI SOIT – IL !

(texte non relu après saisie, 05.V.10)

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