Pétrus Borel
(1809-1859)

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Prologue de Madame Putiphar
& autres poèmes
(1839)

Je ne suis ni cynique, ni bégueule : je dis ce qui est vrai ; pour m'arracher une plainte, il faut que mon mal soit bien cuisant ; jamais je ne me suis mélancolié à l'usage des dames attaquées de consomption. Si j'ai pris plaisir à étaler ma pauvreté, c'est parce que nos Bardes contemporains me puent avec leurs prétendus poèmes et luxes pachaliques, leur galbe aristocratique, leurs momeries ecclésias­tiques et leurs sonnets à manchettes ; à les entendre, on croirait les voir un cilice ou des armoiries au flanc, un rosaire ou un émerillon au poing. On croirait voir les hautes dames de leurs pensées, leurs vicomtesses !... Leurs vicomtesses!... dites donc plutôt leurs buandières !

Si je suis resté obscur et ignoré, si jamais personne n'a tympanisé pour moi, si je n'ai jamais été appelé aiglon ou cygne, en revanche, je n'ai jamais été le paillasse d'aucun ; je n'ai jamais tambouriné pour amasser la foule autour d'un maître, nul ne peut me dire son apprenti.

Pétrus Borel.


Sans Pétrus Borel, il y aurait eu une lacune dans le Romantisme
(Baudelaire)


Prologue de Madame Putiphar

A L. P.
CE LIVRE
EST A TOI ET POUR TOI
MON AMIE



Une douleur renaît pour une évanouie ;
Quand un chagrin s'éteint, c'est qu'un autre est éclos ;
La vie est une ronce aux pleurs épanouie.

Dans ma poitrine sombre, ainsi qu'en un champ clos,
Trois braves cavaliers se heurtent sans relâche,
Et ces trois cavaliers à mon être incarnés,
Se disputent mon être, et sous leurs coups de hache
Ma nature gémit ; mais, sur ces acharnés,
Mes plaintes ont l'effet des trompes, des timbales,
Qui soulent de leurs sons le plus morne soldat,
Et le jettent joyeux sous la grêle des balles,
Lui versant dans le cœur la rage du combat.

Le premier cavalier est jeune, frais, alerte ;
Il porte élégamment un corselet d'acier,
Scintillant à travers une résille verte
Comme à travers les pins les cristaux d'un glacier,
Son oeil est amoureux ; sa belle tête blonde
A pour coiffure un casque, orné de lambrequins,
Dont le cimier touffu l'enveloppe et l'inonde
Comme fait le lampas autour des palanquins.
Son cheval andalou agite un long panache
Et va caracolant sur ses étriers d'or,
Quand il fait rayonner sa dague et sa rondache
Avec l'agilité d'un vain toréador.

Le second cavalier, ainsi qu'un reliquaire,
Est juché gravement sur le dos d'un mulet
Qui ferait le bonheur d'un gothique antiquaire ;
Car sur son râble osseux, anguleux chapelet,
Avec soin est jetée une housse fanée,
Housse ayant affublé quelque vieil escabeau,
Ou caparaçonné la blanche haquenée
Sur laquelle arriva de Bavière Isabeau.
Il est gros, gras, poussif ; son aride monture
Sous lui semble craquer et pencher en aval
Une vraie antithèse, — une caricature
De carême-prenant promenant carnaval !
Or, c'est un pénitent, un moine, dans sa robe
Traînante enseveli, voilé d'un capuchon,
Qui pour se vendre au Ciel ici-bas se dérobe,
Béat sur la vertu très à califourchon.
Mais Sabaoth l'inspire, il peste, il jure, il sue ;
Il lance à ses rivaux de superbes défis
Qu'il appuie à propos d'une lourde massue :
Il est taché de sang et baise un crucifix.

Pour le tiers cavalier, c'est un homme de pierre
Semblant le Commandeur, horrible et ténébreux ;
Un hyperboréen ; un gnôme sans paupière,
Sans prunelle et sans front, qui résonne le creux
Comme un tombeau vidé lorsqu'une arme le frappe.
Il porte à sa main gauche une faulx dont l'acier
Pleure à grands flots le sang, puis une chausse-trappe
En croupe, où se faisande un pendu grimacier,
Laid gibier de gibet ! Enfin pour cimeterre
Se balance à son flanc un énorme hameçon
Embrochant des filets pleins de larves de terre
Et de vers de charogne à piper le poisson.

Le premier combattant, le plus beau, — c'est le monde
Qui pour m'attraire à lui me couronne de fleurs,
Et sous mes pas douteux, quand la route est im­monde,
Étale son manteau, puis étanche mes pleurs.
Il veut que je le suive — il veut que je me donne
Tout à lui sans remords, sans arrière-penser ;
Que je plonge en son sein et que je m'abandonne
A sa vague vermeille — et m'y laisse bercer.
C'est le monde joyeux, souriante effigie !
Qui devant ma jeunesse entr'ouvre à deux battans
Le clos de l'avenir, clos tout plein de magie,
Où mes jours glorieux surgissent éclatans.
Ineffable lointain ! beau ciel peuplé d'étoiles
C'est le monde bruyant avec ses passions,
Ses beaux amours voilés, ses laids amours sans voiles,
Ses mille voluptés, ses prostitutions !
C'est le monde et ses bals, ses nuits, ses jeux, ses femmes,
Ses fêtes, ses chevaux, ses banquets somptueux,
Où le simple est abject, les malheureux infâmes
Où qui jouit le plus — est le plus vertueux !
Le monde et ses cités vastes, resplendissantes,
Des pays d'Orient, ses bricks aventuriers,
Ses réputations partout retentissantes,
Ses héros immortels, ses triomphants guerriers,
Ses poètes, vrais dieux, dont, toutes enivrées,
Les tribus baisent l'œuvre épars sur leurs chemins,
Ses temples, ses palais, ses royautés dorées,
Ses grincemens, ses bruits de pas, de voix, de mains !
C'est le monde! Il me dit : Viens avec moi, jeune homme,
Prends confiance en moi, j'emplirai tes désirs ;
Oui quels que grands qu'ils soient je t'en paierai la somme !
De la gloire en veux-tu ?... J'en donne !... Des plaisirs ?...
J'en tue — et t'en tuerai!... Ces femmes admirables
Dont l'aspect seul rend fou, tu les posséderas,
Et sur leurs corps lascifs, les passions durables
Comme sur un caillou tu les aiguiseras !

Le second combattant, celui dont l'attitude
Est grave, et l'air bénin, dont la componction
A rembruni la face : or c'est la Solitude,
Le désert. — C'est le cloître où la dilection
Du Seigneur tombe à flots, où la douce rosée
Du calme, du silence, édulcore le fiel,
Où l'âme de lumière est sans cesse arrosée ;
Montagne où le Chrétien s'abouche avec le Ciel !
C'est le cloître ! Il me dit    : - Monte chez moi, jeune homme ;
Prends confiance en moi, quitte un monde menteur
Où tout s'évanouit, ainsi qu'après un somme
Des songes enivrans ; va, le seul rédempteur
Des misères d'en bas, va, c'est le monastère,
Sa contemplation et son austérité !
Tout n'est qu'infection et vice sur la terre
La gloire est chose vaine, et la postérité...
Une orgueilleuse erreur, une absurde folie !
Voudrais-tu sur la route élever de ta main
Un monument vivace ?... Hélas! le monde oublie,
Et la vie ici-bas n'a pas de lendemain.
Viens goûter avec moi la paix de la retraite ;
Laisse l'amour charnel et ses impuretés ;
Romps, il est temps encor ; ton âme n'est pas faite
Pour un monde ainsi fait ; de ses virginités
Sors fidèle gardien ; viens ! et si la prière,
La méditation ne pouvaient l'étancher,
Alors tu descendras dans la sombre carrière
De la sage science et tu pourras pencher
Sur ses sacrés creusets ton front pâle de veilles,
Magnifier le Christ — et verser le dédain
Sur la Philosophie outrageant ses merveilles
Du haut de ses trétaux croulans de baladins ;
Tu pourras, préférant l'étude bien-aimée
De l'art, lui rendre un culte à l'ombre de ce lieu ;
Sur ce dôme et ces murs, fervent Bartholomée,
Malheureux Lesueur, peindre la Bible et Dieu!...

Le dernier combattant, le cavalier sonore,
Le spectre froid, le gnôme aux filets de pêcheur,
Celui que je caresse et qu'en secret j'honore,
Niveleur éternel, implacable faucheur,
C'est la Mort ! le Néant !... D'une voix souterraine
Il m'appelle sans cesse : Enfant, descends chez moi,
Enfant, plonge en mon sein, car la douleur est reine
De la terre maudite, et l'opprobre en est roi !
Viens, redescends chez moi, viens, replonge en la fange,
Chrysalide éphémère, ombre, velléité !
Viens plus tôt que plus tard, sans oubli je vendange
Un à un les raisins du cep Humanité.
Avant que le pilon pesant de la souffrance
T'ait trituré le coeur, souffle sur ton flambeau,
Notre-Dame de Liesse et de la Délivrance,
C'est la mort! Chanaan promis, c'est le tombeau !
Qu'attends-tu ? — Que veux-tu ?... Ne crois pas au langage
Du cloître suborneur, non, plutôt, crois au mien ;
Tu ne sais pas, enfant, combien le cloître engage !
Il promet le repos : ce n'est qu'un bohémien
Qui ment, qui vous engeôle, et vous met dans sa nasse !
L'homme y demeure en proie à ses obsessions.
Sous le vent du désert il n'est pas de bonace ;
Il attise à loisir le feu des passions.
Au cloître, écoute-moi, tu n'es pas plus idoine
Qu'au monde ; crains ses airs de repos mensongers,
Crains les satyriasis affreux de Saint-Antoine ;
Crains les tentations, les remords, les dangers,
Les assauts de la chair et les chutes de l'âme.
Sous le vent du désert tes désirs flamberont ;
La solitude étreint, torture, brise, enflamme ;
Dans des maux inouïs tes sens retomberont! —

Il n'est de bonheur vrai, de repos qu'en la fosse :
Sur la terre on est mal, sous la terre on est bien ;
Là, nul plaisir rongeur, là, nulle amitié fausse. —
Là, point d'ambition, point d'espoir déçu... — Rien!...
Là, rien, rien, le néant !... une absence, une foudre
Morte, une mer sans fond, un vide sans écho !... —
Viens te dis-je !... A ma voix tu crouleras en poudre
Comme au son des buccins les murs de Jéricho!

Ainsi, depuis longtemps, s'entre-choque et se taille
Cet infernal trio, — ces trois fiers spadassins :
Ils ont pris, — les méchans, — pour leur champ de bataille
Mon pauvre coeur, meutri sous leurs coups assassins,
Mon pauvre cœur navré, qui s'affaisse et se broie,
Douteur, religieux, fou, mondain, mécréant !
Quand finira la lutte, et qui m'aura pour proie —
Dieu le sait ! — du Désert, du Monde, ou du Néant ?


Le Rendez-vous

A EUGÈNE BION,
STATUAIRE


Au luisant de la moucharde...
Argot.

... Enfin au cimetière,
Un soir d'automne, sombre et grisâtre, une bière
Fut apportée...
Théophile Gautier.

Tu m'avais dit : Au soir fidèle
Quand reparaît le bûcheron ;
Quand, penché sur son escabelle,
Au sein de sa famille en rond,
Il partage dans sa misère,
Triste gain de sa peine amère,
Un peu de pain à ses enfants,
Qu'au loin l'ambition n'entraîne,
Et dont nul proscrit par la haine,
Ne manque à ses embrassements.

Tu m'avais dit : Toi, que j'adore !
Tout bas avec ta douce voix.
Du beffroi quand l'airain sonore
Dans l'air bourdonnera sept fois ;
Quand sous l'arc du jubé gothique,
Le curé d'une main rustique
Aura balancé l'encensoir ;
Quand, sous la lampe vacillante,
Des vieilles la voix chevrotante
Tremblotera l'hymne du soir.

Tu m'avais dit : Viens à cette heure ;
Longe le mur des templiers,
Longe encor la sombre demeure
Assise sous les peupliers ;
Puis, glisse-toi dans la presqu'île
Qui penche sur le lac mobile,
Son front vert, battu des autans,
Vers ce saule, pâle fantôme,
Sortant du rocher comme un gnôme
Courbé sous de longs cheveux blancs.

Tu m'avais dit... Mais qui t'enchaîne ?...
Fatal penser qui vient s'offrir !...
Enfer! si ta peine est ma peine,
Qu'en ce moment tu dois souffrir !
Pour chasser l'ennui de l'attente,
Pour endormir mon âme ardente.
Et pour recevoir tes attraits ;
Je fais de ces fleurs que tu cueilles,
Du martagon aux larges feuilles,
Un lit de repos sous ce dais.

Tu m'avais dit... le temps se passe,
En vain j'attends, tu ne viens pas ;
Et la lune sur ma cuirasse
Brille et pourrait guider tes pas ;
Peut-être un rival ?... Infidelle !
Il dit : s'éloigne, vient, chancelle,
Faisant sonner ses éperons ;
Et de rage et d'impatience
Il fouille le sol de sa lance,
Et va, poignardant de vieux troncs.

Soudain, il voit une lumière
Qui vers le manoir passe et fuit ;
Un cercueil entre au cimetière,
Un blanc cercueil. — Eh ! qui le suit ?
Horreur ! eh ! n'est-ce pas ton père
Qui hurle ainsi, se traîne à terre ?...
Je t'accusais!... tiens, à genoux :
Poignard que mon sang damasquine
Frappe, déchire ma poitrine !...
Je te rejoins au rendez-vous !

Heur et malheur

A PHILADELPHE O'NEDDY
POÈTE


L'un se fait comte au bas d'un madrigal ;
Celui-ci, marquis dans un almanach.
Mercier.

J'ai caressé la mort, riant au suicide,
Souvent et volontiers quand j'étais plus heureux ;
De ma joie ennuyé, je la trouvais aride,
J'étais las d'un beau ciel et d'un lit amoureux.
Le bonheur est pesant, il assoupit notre âme.
Il étreint notre cœur d'un cercle étroit de fer ;
Du bateau de la vie il amortit la rame ;
Il pose son pied lourd sur la flamme d'enfer,
Auréole, brûlant sur le front du poète,
Comme au pignon d'un temple un flambeau consacré ;
Car du cerveau du Barde, arabe cassolette,
Il s'élève un parfum dont l'homme est enivré. —
C'est un oiseau, le Barde ! il doit rester sauvage;
La nuit, sous la ramure, il gazouille son chant ;
Le canard tout boueux se pavane au rivage,
Saluant tout soleil ou levant ou couchant. —
C'est un oiseau, le Barde ! il doit vieillir austère,
Sobre, pauvre, ignoré, farouche, soucieux,
Ne chanter pour aucun, et n'avoir rien sur terre
Qu'une cape trouée, un poignard et les Cieux !
Mais le barde aujourd'hui, c'est une voix de femme,
Un habit bien collant, un minois relavé,
Un perroquet juché chantonnant pour madame,
Dans une cage d'or un canari privé ;
C'est un gras merveilleux versant de chaudes larmes
Sur des maux obligés après un long repas ;
Portant un parapluie, et jurant par ses armes ;
L'électuaire en main invoquant le trépas,
Joyaux, bals, fleurs, cheval, château, fine maîtresse,
Sont les matériaux de ses poèmes lourds :
Rien pour la pauvreté, rien pour l'humble en détresse ;
Toujours les soufletant de ses vers de velours.
Par merci ! voilez-nous vos airs autocratiques ;
Heureux si vous cueillez les biens à pleins sillons !
Mais ne galonnez pas, comme vos domestiques,
Vos vers qui font rougir nos fronts ceints de haillons.
Eh ! vous de ces soleils, moutonnier parélie !
De cacher vos lambeaux ne prenez tant de soin ;
Ce n'est qu'à leur abri que l'esprit se délie ;
Le barde ne grandit qu'enivré de besoin !
J'ai caressé la mort, riant au suicide,
Souvent et volontiers, quand j'étais plus heureux ;
Maintenant je la hais, et d'elle suis peureux,
Misérable et miné par la faim homicide.



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