Émile Cabanon
(18..-18..)

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Un roman pour les cuisinières
(1834)

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XIV

C'ÉTAIT un matin, à la suite d'une de ces orgies solitaires. Julio avait eu toute la nuit de magiques rêves ; et mollement étendu dans un immense fauteuil du galbe le plus heureux, et fait exprès pour un homme ruiné, il se complaisait à suivre les fils déliés de ses vagues hallucinations.

Ses idées avaient monté graduellement au dernier degré d'incandescence, et il était sous l'influence d'un de ces spasmes magnétiques qui fascinent les sens, et font nager l'âme dans une suave volupté, quand un coup à peine résonnant fut hasardé sur la porte de sa chambre. Il aurait pu de la meilleure foi répondre qu'il était absent ; car, sous le charme qui l'enchaînait, rien n'était plus loin de cet étroit réduit que les châteaux imaginaires et les perspectives dorées où planait délicieusement la pensée de son hôte. Aussi la faible perception de cet incident matériel, sans émouvoir Julio, s'allait peut-être confondre elle-même dans les impressions factices qu'il évoquait, ou, comme un ressort mis en jeu à propos, accentuer de nouvelles couleurs cette mobile fantasmagorie. Mais itérativement, là main interrogatrice révéla son attente, en heurtant à deux reprises, à la porte du pauvre bienheureux.

Cette fois, le réseau magique se rompit tout à fait. Julio se leva, et sa raison retomba au niveau des choses humaines. Pourtant, moins disposé que jamais à se mêler et se démêler avec elle, son premier mouvement fut de se remémorer s'il avait laissé la clef en dehors. Cet oubli n'aurait pu le dispenser de subir une importunité. Il fit un pas vers la cheminée, et cette clef s'offrit à ses yeux. Alors il se demanda moins impatiemment qui pouvait être le visiteur imprévu. La modestie du frappement resserrait le champ des probabilités.: il partagea un moment ses conjectures entre quelque usurier honteux, ou un co-locataire indiscret ; puis il allait se rasseoir indécis et faire le mort sans plus, si la réflexion inévitable de l'instinct ne l'eût subitement tiré de son indifférence. Il s'avisa qu'il ne s'était levé que malgré lui pour répondre à l'appel fait à son oreille ; et regardant comme au-dessous de sa dignité qu'un accident si trivial, une impulsion indirecte pût déterminer sa personnalité à un acte sans résultat, il revint sur ses pas.

Vous voyez que Julio était complètement redevenu lui.

- D'ailleurs, on aura quitté la place, pensa-t-il, puisqu'on n'avait point insisté pour se faire ouvrir, depuis trois secondes au moins, absorbées par tant de phénomènes sensitifs dont l'analyse s'encadre si difficilement à l'étroit sur ces pages. Aussi fut-ce un mouvement redoublé de surprise qu'il éprouva, en trouvant posé sur le seuil l'agent interrupteur de sa rêverie en la personne d'une femme.


XV

EVIDEMMENT, Julio ne la connaissait pas; mais plutôt qu'il n'eût formulé en lui-même cette négation, l'étrangère était déjà accoudée dans le fauteuil favori, se détachant, avec sa robe de moire grise, une capote en crêpe et son châle vert-cendré, sur l'étoffe à ramages de l'équipage à roulettes, - comme une image de sainte, peinte en vitrail au centre de la rosace gothique d'une cathédrale, - ou comme un diamant de la plus belle eau, enchassé sur une monture d'or émaillée, et dont les arabesques diaprés qui l’entourent font ressortir encore la blancheur et la pureté.

Si, nous nous sommes bien fait comprendre, nos lectrices pourront s'imaginer quelles furent les premières sensations de Julio, en voyant assise à ses côtés une femme jeune et belle, qui réalisait soudainement à ses yeux le mobile des créations ravissantes dont son imagination venait d'être témoin et complice. Tout frémissant encore de vagues palpitations, confondant les fantômes du rêve et les séductions de la réalité, il était fixe et muet : sa main passait dans ses cheveux sans qu'il voulût que ce fût la sienne. Son âme s'était concentrée dans un désir. L'éclair d'un regard, le premier mot allait faire sombrer, anéantir cette excitation galvanique; mais l'audace du somnambule n'est que naïveté. Pareillement, Julio eût agi sans dire mot... et son oeil altéré plongeait sur cet élégant revêtement de femme, dont sa pensée extrayait une idole à désespérer le génie statuaire qu'aurait pu inspirer comme lui quelque bloc de carrare dont on dirait la veine colorée de sang et de vie.

Cidalise subit cette investigation en se méprenant sur son motif.

- Vous me reconnaissez, Monsieur ?

-Aurais-je eu déjà l'honneur, Madame ?...

La réplique, qui accusait si franchement un oubli, fut le contre-coup palpable de la réaction qui vint glacer l’enthousiasme aveugle de Julio. Cidalise chercha en vain à dissimuler une atteinte si peu ménagée à son amour-propre. Elle. enveloppa son dépit dans un sourire plein de féminerie, puis eut l'air de se recueillir, puis leva les yeux au ciel avec une sorte d’onction, et dit :

- Que le souvenir du passé ne m'est-il aussi léger !... mais ce qui a disparu pour vous comme une ombre, - je ne pouvais l'oublier, moi, je ne le devais pas. Laissez-moi croire, monsieur Julio... - Julio tressaillit. - Qu'un excès de générosité vous suggère de feindre la surprise dont ma délicatesse n'est point la dupe, mais dont elle vous remercie. Fidèle à votre parole, vous craindriez de me rappeler une folie, un..., péché... (elle avait hésité un peu) dont je dois seule répondre, dont j'osai dans mon égarement vous proposer d'être... la victime. Mais vous ne me ferez pas l'injure de croire qu'un simple engagement de bonne foi ne puisse être aussi sacré pour moi que les termes écrits d'un contrat. Vrai ou supposé, votre désaveu de me reconnaître laisse à ma démarche tout son poids à l'appui de ce que j'avance. - Est-il maintenant nécessaire de vous répéter que Cidalise se regarde et se présente à vos yeux comme un débiteur, heureusement devenu solvable.

Julio, pendant ces paroles, venait de voir se réfléchir, comme dans un miroir, un monde de pensers et d'actes devenus non moins étrangers à sa compréhension qu'à sa mémoire. Et agité de sentimens tout nouveaux sur ces événements disparus, il s'étonnait de ne pas trouver de termes assez exquis à son gré pour réparer son impertinence involontaire.

Cidalise s'empressa d'ajouter :

- La somme que vous eûtes la complaisance de m'avancer, il y a quatre ans, en voulant bien vous contenter de l'intérêt fixé par moi-même, intérêt dont à cette heure je n'aurais plus la vanité de m'exagérer l'importance, quand bien même il eût été aussi licite qu'il fut illusoire...

Julio crut entendre soupirer.

- Ce prêt, dont je vous livrai toutefois pour caution mon honneur, - en renonçant à pouvoir jamais le reprendre, - je puis et je viens aujourd'hui vous en restituer le montant.
Julio fit un geste ; mais elle continua.

Peut-être, dans le temps, nous étions-nous tous deux trop mal jugés. De votre part, l'erreur fut un droit ; de la mienne, peut-être une vengeance. Mais votre inviolable discrétion suffit à vous absoudre trop heureuse, si ce qui peut compenser mes préventions sur votre compte, devait encore servir à excuser et non à aggraver ma faute.

- Qu'entends-je, madame ? Ah ! pardonnez à mon saisissement, à mon émotion ! Mais souffrez qu'à mon tour je réclame contre une supposition qui, si elle était fondée, vous donnerait en vérité trop d'avantage sur moi Non, madame, vous ne me devez rien. Jamais, soyez-en sûre, il ne m'arriva de regretter l’usage de ma fortune passée. Le monde a pu ne voir en moi qu'un dissipateur : peut-être il changerait d’avis, si je n'avais plus aucun secret pour lui...

Il appuyait sur ces mots. Cidalise rougit.

- Mais jusqu'ici, je vous le confesse, pour rien de ce qui fut, je n'avais conçu ni remords ni fierté. Si J'ai mal usé de ma jeunesse et de mon patrimoine, ce jour m'enorgueillit, madame, en me révélant qu'à mon insu je cessai d'être, une fois au moins, l'instrument d'un destin aveugle. Si votre choix ne fut pas tout honneur...

- Ne craignez pas de dire qu'injurieux, du moins en apparence...

- C'est-à-dire que vous me croyez converti.

- Il est vrai qu'alors, spéculant sur cette soif de conquêtes que j'attribuais à un cœur malade ou blasé, je crus vous distinguer par l'appât d'un triomphe digne...

- De ma fatuité. Mais vous oubliez qu'en me faisant une loi du silence, c'était réduire à rien la part de l'homme à bonnes fortunes.

- Et le mérite de ne pas perdre une femme ?...

- Dont il eût été si glorieux de porter les couleurs. Mais ce fut l'affaire de Julio. Après tout, je n'avais point quittance. Impuissant à nuire...

- Mais vous n'en pouvez répondre, n'ayant jamais cherché à vous en convaincre. - Julio se mordit les lèvres. - N'est-ce pas un reproche que l'affectation de tant de modestie ? Pour moi, quand l'extrémité où j’eus le courage de descendre m'apparut comme une nécessité, je vis dans un tel pourparler un témoignage d'estime assez haut pour suffire à celui que je choisirais entre mille, - dont pas un n'oserait prétendre à devenir jamais son rival.

- Et j'ai trop peu senti cette vérité, madame, puisque j'ai pu vous laisser emporter l'idée, qu'après la satisfaction banale d'un amour-propre méprisable, j'avais mis un moindre prix à vos faveurs que votre propre défiance de vous-même.

- Trêve de flatteries. C'est de l'esprit trop facile et la franchise vous sied si bien !

- Jamais je ne fus plus sincère, madame, et si mon caractère avait jamais comporté la dissimulation, à coup sûr je l'aurais répudiée du jour où elle risquait de passer chez moi pour du superflu. Riche et adulé, j'ai joué avec les vices qui colorent et accidentent une vie que l'excès d’aisance rend bientôt monotone. Mais une fois déchu d'un rang en butte à l'envie du vulgaire, descendu d'un théâtre ouvert au grand jour et à la censure du monde, je ne vois plus de mérite à afficher des travers qui ne me feraient ni ennemis, ni rivaux. Le faste est une servitude et l'originalité fatigue : on cherche des ombres au tableau ; mais réduit à présent au clair-obscur d'une vie modeste  et ignorée, je n’ai plus de souci à prendre, Dieu merci ! pour donner à ma réputation une couleur qui me venge de l'ennui d'en avoir une. - J’ai dit adieu au monde, madame, à ses pompes et à ses oeuvres, et je ne puis assez m'étonner que vous ayez découvert mon humble retraite.

- J’y suis du moins cette fois entrée sans rougir, et si je ne voyais dans ce contraste un sujet de vous plaindre…

- Me plaindre ! mais je ne suis pas malheureux. Jamais je n'eus plus de tranquillité, de liberté, de jouissances ; j'ai tout mon temps, mes nuits, mes jours pour me livrer à de mélancoliques rêveries ; je me rappelle les scènes brillantes et variées du passé et je n'y trouvais pas plus de charmes alors que j'y jouais un rôle; je ne m'exalte plus guère que sur des mots, sans chercher sous leur écorce à approfondir le vide, et je ne m'éprends vivement que de mes fantaisies à moi ; l'abus que j'ai fait des joies de la terre me préserve de la jalousie, le plus sot et le plus honteux satellite d'une existence médiocre, sans compter que la paresse qui me captive est le plus efficace contre-poison des tentations mondaines. Moi malheureux ! vraiment non ; j'use et j'abuse à mon gré. De cet étroit balcon j'épuise les heures à voir se teindre, se confondre et s'évanouir les nuages et les flots de vapeur exhalés de cette ville, qui bout sans cesse. Je réfléchis et je dogmatise à perte de vue sur une lubie de mon cerveau, sur une gambade du chat gris pommelé qui se plait à me fréquenter. Je bois seul et taciturne d'innocent vin de Bordeaux, par rasades ; - ou je me donne, si je suis en verve de célestes et ravissans concerts, d'extatiques symphonies, que j'écoute les mains dans les poches, l'œil fasciné par les vagues reflets de ma lampe nocturne. J'aime, Cidalise, j'aime avec délices cette chambre confidente de mes pensées, toute peuplée de mes. solitaires émotions. Je l'aime, - comme une jeune maîtresse. - Elle m'occupe en rêves, transformée, personnifiée, sensible et intelligente. Bref, jusqu'ici je n'avais connu de la vie que les abus et la routine : aujourd'hui j'en ai pénétré le secret ; et si je retrouvais une fortune, ce serait pour initier à mes nouvelles croyances quelques bonnes têtes que j'ai une vague souvenance d'avoir connues et débauchées.

- Ainsi, monsieur..., vous ne désirez rien ?

- Votre question semble cacher un piège.

- Soupçon mal fondé que je vais dissiper d'un mot. Il ne s'agit que de moi dans les motifs qui m'ont conduite ici, et le service sans égal que vous m'avez rendu, quel qu'en fût le caractère, m'est garant que vous ne refuserez pas celui que je réclame encore de vous.

- Parlez, madame.

- Mais je tremble. Car, vous qui ne croyez pas à l’amour, vous ne devez pas croire en Dieu. C'est à sa voix pourtant que j'obéis, c'est en son nom que je vous conjure avant tout de ne pas persister dans un refus.

- Quoi ! madame, vous voulez que je me reconnaisse indigne d'avoir été distingué par vous, en prenant la rançon mise à votre confiance et que je fasse à votre beauté, Cidalise, l'affront de n'avoir payé une telle faveur qu'à condition de réméré ? - Ah ! madame, que n'est-ce aujourd'hui que votre choix me livre en partage une liberté, dont je n'abuserais plus et que ne puis-je - pardonnez à ma hardiesse, recevoir ici pour la première fois un aveu qui me laisserait au moins le mérite d'y répondre par un sacrifice ! Quelle ivresse j'aurais à signer un engagement où il me faudrait mettre pour enjeu tout ce que je possédai, et mes dernières ressources et le dévouement de ma vie entière. Mais ne dois-je, hélas ! cette seconde entrevue qu'à des desseins capables de m'affliger ! Ou, si vous ignoriez ma nouvelle position...

- Ecoutez, Julio, si vous persistez à prendre, le change sur mes paroles et à me refuser la preuve d'estime que je sollicite...

- Madame...

- Souffrez donc que je m'explique plus clairement et veuillez m'écouter avec quelque tolérance. J'aurai le courage nécessaire pour aborder cette épineuse négociation, en songeant que ce doit être le prélude d'une expiation  qu'il faut que j'achète à tout prix.

Ici Julio prêta une sérieuse attention.

- Je vais braver le respect humain et donner sujet à votre philosophie de se railler d'une pauvre femme qui vous a donné le droit de l'humilier. Pourtant vous respecterez, je l'espère, des scrupules que me dicte une conscience pénétrée.

- Toute conviction est sacrée, madame.

- Je n'aspire pas, croyez-le bien, à modifier aucune des vôtres ; il m'appartient moins qu'à personne de tenter une conversion, et je puis me permettre à peine d'appeler la grâce sur autrui, moi qui ai besoin pour laver ma propre faute d'un concours étranger, du vôtre, Julio, qui ne me manquera pas, si la vertu a quelque empire sur vôtre âme.

- La vertu ! la grâce ! l'expiation ! en vérité, madame, je demeure confondu ; jamais je ne fus ému à ce point, je vous le jure, car je ne le fus jamais si peu en connaissance de cause. Je ne saurai comprendre ni ce que vous semblez vous reprocher, ni de quelle manière je puis vous porter secours dans l'accomplissement d'un dessein que j'ignore. Mais, - sur mon âme, - les accents de cette voix, dont j'ai retrouvé comme une vibration oubliée au fond de moi-même, votre présence si inattendue, ces discours tout à la fois mystérieux et pleins d'allusions qu'il me serait doux de rattacher à de plus purs souvenirs, ces yeux d'où j'ai vu jaillir la flamme, et qui semblent pleins d'une tendre pitié, ces traits dont je m’étonne de n'avoir pas su apprécier l'expression touchante, l'irrésistible harmonie ! tant de grâce, de noblesse !... Ah ! madame, si ma soumission, mon dévouement en ce jour suffisaient à me faire pardonner le sacrilège dont je ne comprends que trop m’être rendu coupable : - qu'il faille pour vous plaire devenir votre esclave, aller au bout du monde chercher une fleur pour votre parure d'un jour, m’exiler à jamais de votre ciel pour vous assurer d'un secret, dont l'incertitude pèse à votre repos — parlez, quelle que soit la route où vous me disiez de marcher... je pars ; à quelque privation que vous me soumettiez, je la proclame un plaisir ; quelqu'épreuve que vous exigiez de ma discrétion, de mon humilité, de mon fanatisme, je suis prêt. Vous n'avez ni précaution à garder, ni compensation à m'offrir : je m'engage d'avance à obéir, — sans murmure ni délai... — Intérêt, nécessité, fantaisie, caprice ou punition, qu'exigez-vous de moi ?

Cidalise déconcertée, rougissante, contrainte, avait fermé les yeux aux éclairs du regard de Julio, et elle eut besoin d'une minute de silence pour apaiser son agitation intérieure et ressaisir le ton de calme et de discrétion qu'elle avait apporté dans l'entretien ; elle différa encore le dernier mot de cette énigme entamée avec tant de préliminaires, et jugeant une redite bien plus propre que ce qui lui restait à déclarer, à calmer l'explosion qu'elle avait si involontairement fait naître :

- Je m'empare de votre consentement, dit-elle avec quelque vivacité, — quelqu'exagérés que soient les termes d’une aussi aveugle... galanterie, je crains encore d'en abuser, je l'avoue, mais votre bonne foi ne doit plus du moins vous laisser de prétexte contre l'extinction d'une dette dont vous déclinez vainement la légitimité. - J'entends que vous voudrez donc bien recevoir les soixante mille francs, que je tiens à votre disposition, et...

- Mais, madame, de grâce...

- Je le veux.

Julio s'inclina.

Cidalise ne put réprimer un sourire, mais ce fut de l'air le plus sérieux qu'elle ajouta :

- Et si je mettais à cette restitution une condition encore ?

- Je cherche à deviner.

- Si je vous disais : Julio, la femme que vous avez connue il y a quatre ans n'existe plus. Cid alise profité des leçons du malheur et voulu apaiser le cri du remords. Dieu a touché son coeur, elle s'est agenouillée à son tribunal saint ; un interprète de la justice céleste a versé dans son sein le baume des consolations religieuses et prononcé sur sa tête de sacramentelles paroles ; mais là ne se bornait pas son ministère rédempteur, et aux erreurs trop scandaleuses de ma vie, il fallait une exemplaire pénitence. La pécheresse et le prêtre ont associé leurs prières pour implorer une inspiration d'en haut. Enfin, mon guide, dans la carrière du salut, le tuteur de mon âme éperdue et novice, m'a révélé à quelle condition je devais espérer recouvrer grâce, et quelle réparation exigeait de moi la vengeance divine. Je n'ai pas dû balancer. - La honte que je viens subir, la confusion qui m'attend aux yeux du témoin de mon crime, la force dont j'ai besoin pour accomplir un devoir si périlleux, tout cela est peu de chose, auprès des supplices de l'enfer. - L’enfer ! je lui ai donné le droit de me réclamer comme sa proie. - N'est-ce pas, Julio, que vous me sauverez ? Vous ne voulez pas que j'aille avec les damnés !…

- Je reste confondu ! c'est de moi qu'il dépend...

- De permettre à celle qui brigua jadis l'honneur ou le profit, - tous deux criminels, - d'être inscrite au rang des maîtresses de Julio ; à cette femme, aujourd'hui convertie et résignée, de venir reprendre sa place, mais non son rôle, dans l'intimité de votre retraite et dans le secret de vos nuits. Trois fois, je fus ou voulus être coupable, et ma main s'ouvrit à l'or pour lequel je vendais mon âme ; trois fois encore, il faut qu'un même toit nous abrite, et que je m'expose jusqu'à des affronts dont je serais fière, si je sors purifiée d'une épreuve où le démon corrompit mes sens et ma raison.

- Qu'entends-je ? se peut-il !…

- Oui, me suis-je dit, continua Cidalise, que sa préoccupation mystique et le feu qu'elle mettait à ses paroles rendaient en ce moment plus belle, plus idéale, plus séduisante que jamais. Oui, cela est juste. C'est avec lui que j'ai péché, sans lui peut-être eussent échoué mes intentions coupables. C'est lui qui sera l’instrument. trop doux... d'un supplice qui doit me mériter l'absolution. C'est près de lui que je sentirai l'énormité de mon égarement et que la tentation sera assez sensible pour me laisser quelque mérite à en triompher.

- Pas un mot de plus, je vous en conjure, dit-elle, en voyant que Julio se préparait à répondre. J'ai besoin d'indulgence, de pitié, si vous voulez. Quelques sentimens que je vous inspire, je n'y verrai, moi, que de la générosité ; je vous l'ai dit, Julio ; de vous dépend le repos de mon âme, son salut éternel, qui sait ! peut-être le vôtre. Oh ! songez au bonheur de se retrouver un jour parmi les anges ! - Adieu. - Vous m'avez promis votre secours, vous ne voudrez pas dégager votre parole, j'y compte. - Laissez-moi prendre votre silence pour une adhésion. Laissez-moi partir comme un ami qu'on doit bientôt revoir ; et que j'emporte assez de confiance en vous pour ne pas me sentir dépourvue à mon retour ici de courage, ni d'espoir. A demain, demain soir, car j'éprouve le besoin de me recueillir et je veux vous laisser aussi le temps de réfléchir. Il ne faut pas que vous puissiez vous méprendre sur la sincérité de mon repentir, ni sur la pureté de mes intentions.

Elle s'était levée et avait prononcé ces mots sans regarder Julio, mais comme s'adressant à elle-même.

Il était visible que l'effort qu'elle s'était imposé depuis quelques momens touchait à son terme, et qu'elle avait hâte de se soustraire à cette contrainte volontaire. Julio interdit, égaré, restait immobile, se taisant moins par condescendance que dans l’impossibilité de se débrouiller du tumulte d'idées et d’émotions qui l'assiégeaient.

Et quand la cessation du murmure produit par la voix de Cidalise vint éveiller ses sens engourdis et dessiller ses yeux voilés comme par un nuage, celle qu'il cherchait à ses côtés avait déjà disparu. La porte de la chambre était close et il sembla seulement à Julio qu'un écho renvoyait à son oreille attentive ces mots redits à mi-voix : - A demain soir.

Soudain il courut à sa fenêtre, l'ouvrit avec violence, et se, penchant à risquer une chute de soixante pieds, son regard cherchait à franchir l'entablement de l'étage inférieur, pour retrouver la belle fugitive. Il ne l'aperçut pas. Persuadé dès lors qu'elle avait eu à peine le temps de fournir le long trajet de son escalier, il rentra incontinent, lança sa soubre-veste et ses pantoufles à travers les meubles, et mit moins de temps à passer un habit des bottes et nouer une cravate que n'en mesure, à nos yeux cette étoile qui file là-haut ; puis il descendit assourdissant ses pas, jeta un coup d'œil furtif à droite et à gauche de la porte d'entrée, et se faisant adroitement un manteau mobile de chaque passant, il fut bientôt, à vingt pas de distance du cachemire vert, à même de se convaincre qu'il n'avait pas été le jouet d'une apparition fantastique.


XVI

IL marchait sentant son coeur battre, comme une  pensionnaire de treize ans, qu'on mène pour la première fois, les cheveux en fleurs et l'épaule nue, à une soirée d'opéra, ce bazar doré de femmes et d’Intrigues. La sueur mouillait son front, malgré la modération de son allure qu'il mesurait à celle de Cidalise. Agité de mille contradictions, dans un conflit de soupçons et d'incertitude, il s'étonnait de n'avoir rien à résoudre, tout occupé d'épier et tremblant lui-même d'être aperçu. Mais certes, il usait alors par minute plus d'un jour de ceux comptés d'avance dans le calcul de sa vie ; heures fatales, où la passion mine et dévore, où l'incendie éphémère qu'elle allume, corrompt jusqu'aux germes de stabilité et d'avenir, et imprime à l'homme en vestige de ses ravages, les avant-coureurs d'une vieillesse aride et prématurée.

Après plusieurs détours et au bout d'une demi-heure environ, Cidalise arriva rue Saint-Honoré, et Julio s'arrêta en la voyant entrer chez le concierge du presbytère de l'Assomption. Elle monta sans prendre d'informations. Vingt minutes écoulées, elle redescendit et entra dans l'église par une porte latérale, qui s'ouvre sur ce palier intérieur. — Julio hésita un moment à suivre son exemple, et pénétrant par l'enceinte grillée, qui précède la façade du temple, il voulut savoir si l'entrée principale était encore publique. La cloison drapée du tambour céda sous son doigt et il entra avec précaution.

A part une douzaine d'enfans d'artisans, pauvres marmots piteusement agenouillés sous l'inquisition d'un sale manant en soutane, il n'y avait personne pour troubler le silence de la nef. Cidalise était posée en face d'un autel des bas-côtés, et la tête appuyée dans ses mains, priait avec ferveur.

Ce ne fut qu'alors que Julio, retranché derrière un pilier, commença à se rendre compte plus explicitement des étranges paroles qu'il venait d'ouïr de la bouche de cette femme, et de son incroyable projet et du changement qui pouvait l'avoir conduite à une semblable résolution.

Cidalise dévote ! - Il y avait dans ce mot de quoi renverser toutes les présomptions imaginables ; de quoi faire douter Julio lui-même, Julio le résolu, le sceptique, de ce qu'il serait ou ne serait pas un jour, le lendemain à son réveil, le soir en se couchant.

C'est de la folie ! pensa-t-il, jamais idée pareille ne vint d'une femme jamais homme n'eût osé en donner le conseil. Il y a là-dessous un pitoyable égarement ou une perfide rouerie. Mais pourtant, cette humilité de contenance, ces protestations si sévères, ces instances réitérées, ce que j'ai entendu, ce que je vois, non, tout cela ne saurait être feint. - Décidément il y a de quoi en devenir fou moi-même. Demain soir a-t-elle dit ; allons, prenons patience, j'aurai le dernier mot de cette énigme, et, si je ne suis point joué, les conditions du marché ne me sont point onéreuses. Trois nuits ! cette Cidalise que je dédaignai presque, lorsqu'elle s'offrit à partager les faveurs de mon harem ; aujourd'hui, plus belle que jamais, pleine d'enchantemens et de puissance... et moi dans mon dénuement, dans ma mansarde ; c'est qu'il y a là un bonheur inouï ! et j'en profiterai.

En cet instant, Cidalise se leva, Julio demeura suspendu à ses pas. Elle sortit ; elle était pâle, de froid peut-être. Après s'être arrêtée un moment sous le péristyle, pour arranger les plis de son châle, elle descendit lentement, tourna l'angle de la rue du Luxembourg, et arrivée au coin de l'hôpital ministériel, que venait de voter au génie administratif le comte Joseph de Villèle, elle fit déployer le, marchepied d'un coupé, dont les chevaux trépignaient d’impatience. Un groom de soixante livres pesant, noir comme l'ébène, referma la portière et grimpa, comme un écureuil, se suspendre aux brassières de pourpre. Julio ne put s'empêcher de donner un coup d'oeil à cette distraction, et sa surprise fut sans égale, quand après s'être rapproché de quelques pas pour éclaircir son doute, il reconnut Similor...


XVII

- A merveille, dit Julio. Et pâle, et désordonné, il alla marier sa sentimentalité rêveuse aux perspectives ménagées sur le cours de l’Elysée-Bourbon, à cet alignement d'hôtels, qui étaient encore, il y a un siècle, autant de petites maisons illustrées dans les fastes de la régence.

Julio n'avait jamais senti plus vivement le besoin d'échapper à lui-même. Mais le temps n'était plus où un geste lui aurait suffi pour faire sonner à point nommé le signal d'une distraction entre mille sur le programme émaillé des joies et des fêtes mondaines.

La rareté de ses divertissements était loin de l'avoir rendu moins exigeant, et les restrictions d'une économie impérieuse compliquait la difficulté. Il lui fallut donc plus d'un calcul et d'une discussion avec lui-même pour prendre un parti décisif.

Enfin il rentra chez lui, prit son manteau, un bonnet de voyage, fait d'un renard qu'il avait tué à deux cents pas, en compagnie de Matuschewitz, à l'admiration de tous les connaisseurs de sportings-clubs ; et après avoir désossé le quart d'une épaule de mouton au premier cabaret qu'il trouva encore fumeux et encombré, il gagna la cour des Messageries. Trois diligences mettaient à la voile. Julio examina tour à tour les pilotes ; et tandis que le plus expéditif mettait le pied à l'étrier, il avait en deux élans escaladé l'avant-corps du bâtiment, abrité sous la capote de l'impériale, et si bien favorisé par la nuit, que le conducteur s'assit à ses côtés sans prendre garde à lui, soit qu'il ne le vît pas en effet, soit qu'il le crût du nombre des voyageurs. A cinq minutes de distance, Julio le hêla :

- Conducteur !

- Mon bourgeois ?

- Où allons-nous ?

- A Bordeaux.

- A votre santé. - Vous me laisserez à Melun. Quel est le tarif ?

- Je l'ai dans mon calepin.

- Nous le verrons sur le comptoir. Et pour revenir ?

- Tout de suite ?

- Sans prendre le temps d'allumer une pipe.

- Vous aurez Fontainebleau, Nangis et le bateau autoclave au point du jour.

- Voulez-vous un cigare, conducteur ? Quand je dis un, c'est pour vous mettre en goût.

- Bien merci, monsieur, sans affront, bourgeois ; mais j'ai mon brûle-gueule, une brune magnifique ; et puis, voyez-vous, hier, en arrivant, je n'avais pas vu ma femme légitime depuis quatorze jours ; vingt quatre heures sont bientôt flambées, et j'ai les quinquets emmaillotés de sommeil, comme un beignet dans la pâte ?

- Elle est jolie, votre femme ?

- Pas assez pour me croire obligé à me venger d'avance ; et du moment qu'il n'y a pas d'accroc, c'est des bêtises, tiens ! Je n'aime pas changer de vin. Dam ! je ne bois que de l'eau-de-vie.

- Ça vaut mieux que rien. Avez-vous un briquet, mon brave ?

- J'en ai eu pour de bon tout de même ! et prenez garde de rire avec celui-ci : c'est qu'on ne plante pas des pompiers par ici sur le bord des champs, et la régie est hargneuse en diable sur les interventions.

- Contraventions.

- Oui dépravations.

- Soyez tranquille, ça me connaît.

- Voilà.

- Bien obligé.

- C'est comme dit ma femme. - Allons, je m'endors.

- Bonsoir, conducteur.

- Hein ! plait-il, bourgeois ?

- Bonsoir.

- Ha ! ça ne se dit pas.

Et pendant que cette heureuse nature rêvait à ses alchooliques amours et à ses fatigues matrimoniales, Julio, à demi-couché sur le dos, dénombrait les étoiles du firmament qui, travers les odorantes bougies de la feuille de cuba, surgissaient et s'éclipsaient tour à tour, comme les étincelles du sapin attisé, derrière le rideau de vapeur issue d'une écumante bouilloire à thé.


XVIII

A six heures du soir, le lendemain, Julio se réveilla d'un sommeil pesant, à peine délassé de la besogne forcée qui l'avait provoqué. Mais il se félicitait d’être venu à bout de ce long intervalle de temps, et réprimant l'appétit de repos qu'il ressentait encore : - Bon, je dormirai demain, dit-il, quatorze jours, disait le bonhomme : moi qui compte par autant de mois. Il est vrai que je ne consomme pas assez de spiritueux, assez, ma foi, pour devenir éligible, si cet impôt entrait comme un autre, dans la répartition du cens. C'est qu'en vérité, je ne reviens pas de cette bonne fortune. Décidément, cette Cidalise a la bosse de l'impromptu ; mais elle a fait des progrès depuis quatre ans. Sans contredit, ce tour-ci est beaucoup plus original.

En tranchant cette question, il appela le concierge, qui lui était dévoué, pour se faire apporter un bouillon et du chasselas. Pendant sa collation, sa chambre reçut un nouvel aspect d'ordre et de recherche sous les mains de l'honnête cerbère, et le coup d'oeil du maître et de l'amant. Cela fait Julio s'occupa de sa propre toilette. En dépit de l'exiguïté de ses ressources et d'une garderobe tant soit peu délabrée, il y eût mis moins de goût et de prétention, quand il aurait dû subir ce soir-là une présentation d'étiquette au cercle d'un grand d'Espagne, - j'entends un digne descendant de la gentilhommerie castillanne, qui n'aurait perdu aucune tradition ni souffert qu'on écornât son blason ou ses revenus.

Et quand il eut disposé les rideaux de sa croisée entr'ouverte, de façon à tempérer un peu la chaleur, - il attendit.


XIX

... MILLE fois plus ému, plus haletant qu'aux jours des plus glorieux triomphes de sa galante carrière.

Il venait d'allumer un bougeoir et se versait un plein verre d'eau pure pour refroidir l'irritation de son cerveau, quand le frôlement d'une robe de soie lui fit détourner la tête. Le regard avide de Julio cherchait à reconnaître Cidalise ; car, malgré la simplicité de sa mise, ou peut-être à cause de cela, elle lui parut en cet instant encore au-dessus du souvenir qui était resté dans son esprit.

Pourtant Cidalise avait les yeux rouges, les lèvres blêmies, et la contenance embarrassée. Mais, dans ce maintien ascétique, à ce regard qui s'efforçait d'être limpide sous les pleurs encore suspendus à ses longs cils, il s'imagina voir son bon ange, et fut près de s'agenouiller pour baiser ses pieds.

- Me voici, dit-elle, je vous remercie, et j'ai bon augure de l'aide que me réserve la Providence, en vous voyant de concert avec elle pour me tirer de l'abîme. - Ah ! veuillez avant tout reprendre ces tablettes qui vous appartiennent. Vous dûtes les oublier avant-hier à la place où je vous vis prier en sortant de l'église, et j'ai cru pouvoir les réclamer en mon propre nom à la sacristie, pour les restituer à leur propriétaire.

Julio avait avancé la main, de l'air d'un homme hébété ; car ce portefeuille était bien à lui ; mais il était certain de ne pas l'avoir emporté, quand il sortit pour suivre Cidalise. Donc, ses explications étaient un conte exprès débité par elle. Il était clair que dévotement ingénieuse, la belle pénitente avait elle-même dérobé les tablettes, et commettait un subtil mensonge petit couvrir un abus de confiance ; le tout par amour de Dieu et le pur effet d'une contrition chrétienne. Le modeste agenda valait si peu de chose, et ce qu'il renfermait, versé dans la caisse du sacré-collège, eût absous de tant d'iniquités.

- Je ne pense pas que personne m'ait vu monter, dit-elle ; car je serais au désespoir que ma démarche servit à vous compromettre.

- Rassurez-vous à cet égard, madame, je vous en supplie ; je ne suis affilié à aucune congrégation ; c'est trop mêlé. Mais je n'en ai pas moins de grâces à vous rendre de l'intérêt que vous voulez bien manifester pour une réputation si peu soucieuse d'elle-même et la peine que vous avez prise pour réparer mon impardonnable étourderie. C'est une leçon de discrétion dont je m'efforcerai de profiter, je vous le promets. - Ma prière surtout est bien imaginée, se disait-il. Et il aurait par réflexion ri de bon coeur, si ce début d'un tête-à-tête, dont l'idée avait tourné et incendié la sienne, n'eût sensiblement dérouté ses conjectures et ébranlé une suffisance bien pardonnable.

Julio finit par comprendre tout le critique de sa situation ; et, piqué outre mesure d'une entreprise aussi osée que l'était celle-ci, il se persuada qu'il était dupe d'un stratagème inouï, et que son honneur était engagé à surmonter le piège tendu à sa bonne foi. Il retrouva bientôt autant de présence d'esprit qu'il prêtait à sa rivale de perfide préméditation, et se posa résolument devant la tentatrice, déterminé par son silence, sinon à la désarmer, du moins à esquiver les chances offensives dont il attendait le choc.

Cidalise sentit augmenter sa contrainte, et comme lui demeura taciturne.

Ce fut d'un lieu consacré que partit le signal qui rompit ce calme effrayant.

Il était écrit que le doigt de Dieu interviendrait dans ce conflit d'humaines passions.

L'horloge de Saint-Philippe-du-Roule sonna minuit. L'élévation du lieu de la scène laissait chaque son se percevoir distinctement ; et bientôt comme par autant d'échos, l'heure se trouva répétée à l'infini au sommet des temples et des édifices publics d'une moitié de la ville.

- Veillez-vous plus tard, Julio ? articula Cidalise voix basse.

- Je suis à vos ordres, madame.

Son doigt se dirigea vers le carreau près du lit.

- Ces pantoufles sont les seules que je possède. Mais nul autre que moi... Et comme il vit Cidalise les soumettre du regard à une sorte d'investigation :

- Nulle autre, répéta-t-il, n'y toucha du bout du pied.

En même temps, il vint les déposer auprès de Cidalise.

- Vraiment, dit-elle, le dessin est du meilleur goût.

- Telles qu'elles, on m'en a offert la valeur de deux mille pistoles. Jugez si je m'applaudis à cette heure d'avoir refusé le marché.

- Ah ! mon Dieu ! mais c'est donc une histoire que ces pantoufles ?

- Histoire ou roman auquel manquerait toutefois son plus beau chapitre, si vous dédaigniez de vous en servir.

- Vous n'êtes pas charitable de me supposer un ridicule.

Et elle se leva, regardant autour d'elle avec un certain embarras.

- Hélas ! madame, cette chambre, ce sont mes appartemens grands et petits. Je regrette de n'avoir pas de boudoir pour vous confier à son mystère. Si je savais un moyen...

Toutefois il oublia de s'offrir à sortir.

- Oh ! je n'y songeais pas, répondit Cidalise ; c'est très bien. Pensez-vous que je veuille tricher avec mon devoir ? Où serait la réparation, si je ne passais  par les mêmes épreuves qui signalèrent ma chute ? Je ne me plains pas, Julio ; mais laissons le passé, je vous prie.

- A ce compte pourtant, madame, nous sommes loin du rapprochement que vous voudriez établir. J'avais carte blanche il y a quatre ans, et vous n'avez pu oublier de quel cortège fut entouré le premier acte d'un drame dont je sens que le dénouement me portera malheur !

- Vous vous trompez, Julio. Laissez-moi être juge du degré de ma faiblesse au sein de vos fastueux hommages, et de la valeur du sacrifice que je m'impose vis-à-vis de Julio dépouillé de richesses auxquelles peut-être il dut jadis ses plus grands torts et devant des souvenirs plus dangereux que toutes les impressions du reste de ma vie.

- Serait-il vrai, Cidalise ? Combien je fus donc coupable ! Cet aveu m'enivre et m'accable !

- Julio, de grâce ! rappelez-vous ce que vous m’avez promis ici, et pourquoi j'y suis venue. Encore une fois, taisez-vous, et laissez-moi remplir le vœu du ciel.

Julio oppressé avait abandonné sa main. Cidalise se dirigea vers l'alcôve.

- Vous ici à cette heure ! prête à occuper ma place, là où tant de fois, en des rêves confus, je vis apparaître votre ombre comme un bienfait, parfois comme un cruel reproche, Cidalise ! voulez-vous donc que je meure ?

- Je veux que mon exemple vous serve et vous éclaire. J'accomplis une pénitence justement infligée à mes égaremens. Julio ! entrez sur mes traces dans la voie du salut. Venez partager mon repentir et sous les mêmes, voiles nous purifier dans un commun recueillement d'un excès insensé qui surpassera toujours sa punition.

- Couchez-vous donc, madame, je dormirai à merveille dans ce fauteuil.

- Mais non pas, que vous vêtes cruel, Julio ! Songer à nos conventions. Il le faut. C'est ici qu'est votre place et je vous demande d’agir comme si vous étiez seul.

- En vérité, madame, votre langage m'effraie et m’afflige. Je doute de ce que je vois et de ce que j'entends. Si vous vous jouez de moi, cela est horrible, et çes étranges désirs me font peur, si c'est à titre d'amant que vous me soumettez à de semblables crises. Finissons, s'il vous plait. Car au feu que je sens là je ne sais quel serait le terme de cette inconcevable péripétie.

Il se laissa tomber sur le fauteuil, la tête penchée sur la poitrine. Quand il la souleva, il vit Cidalise agenouillée au pied du lit et plongée dans un pieux ravissement.

Sous une nudité qui s'efforçait d'être décente, une épaule découverte et l'autre ombragée par les touffes soyeuses de ses cheveux, sa posture assoupie et provocatrice eût forcé notre Johannot à saisir ses crayons, si sa main avait pu sans trembler esquisser une séduction de cette nature.

Julio bondit sur son siège, et son dépit, sa rage n'aboutirent qu'à une expression mesquine de raillerie.

- Je ne vous savais pas Italienne, dit-il.

Cidalise, en se tournant vers lui d'un mouvement plein de dignité, répondit :

- Si je connaissais une terre privilégiée pour effacer ma faute, j'y serais allée en pèlerinage au lieu de vous imposer, monsieur, une scène qui vous est à charge. Je suis bien malheureuse heureuse ! trouver un obstacle à mes meilleures pensées, dans celui-là même qui n'eut jadis pour moi que mépris et dédain, quand je lui laissai prendre dans ma folle passion les derniers droits sur ma pudeur et un si fatal empire dans mon âme.

- Sur mon honneur, madame, je ne vous comprends pas bien. Pardonnez à mes préventions, mais toutes les apparences, la foi d'un de vos propres aveux m'interdisaient, ce me semble, de voir dans nos anciens rapports, autre chose qu'une transaction, et j'ai peine à m'expliquer...

- Sans doute : vous seriez en droit de trouver mes prétentions bizarres, si je présumais qu'un remboursement intégral ne pût suffire à me disculper d'un larcin. Car ce serait le mot propre, si vous n'aviez reçu en échange que des démonstrations feintes, et un vain simulacre d'abandonnement. Et plût au ciel ! que maîtresse de ma sympathie, comme je le fus de mes scrupules, mon cœur fût resté étranger au sacrifice et n'eût gardé aucune empreinte des sentimens qu'y éveilla cette liaison éphémère. Ah ! ce fut alors que le respect humain reprit son empire, que j'aurais cru me dégrader en soulevant le dernier repli de mon âme. Ces préjugés, Julio ! que j'avais si audacieusement bravés, cette froideur dont j'étais si fière en souscrivant un traité sans exemple ; si  je vous disais quelles angoisses en prirent la place, quels combats j'eus à soutenir, quels remords je dévorai en silence après son fatal accomplissement.

- Penseriez-vous encore qu'il faille moins que cette tentative pour réhabiliter à ses propres yeux, une conscience souillée d'intentions coupables, et quel excès reprocherai-je à une sévérité qui me suggéra la seule compensation possible de tant de dérèglement gratuit ?

- Cid alise je fus aimé ! indigne que j'étais et quand votre bouche me révèle ce secret précieux, quand je vous vois si belle, si riche de vos seuls attraits, et le dirai-je aussi, de cet étrange désordre, vous voulez que je reste froid, insensible ! que dis-je ? Vous voulez que j'aille, maître du feu qui me consume, m'asseoir à ce foyer d'incendie, sans chercher à me désaltérer à vos lèvres, sans même faire entendre les soupirs de ma souffrance et le cri de mon adoration !...

- Ah ! Julio, j'avais trop compté sur votre soumission. Si vous m'aimiez, il vous serait facile d'exaucer le voeu que j'ai si imprudemment conçu.

- Si je vous aimais ! - mon âme ! ma souveraine adorée, - c'est à vos genoux que j'embrasse, que j'en fais le serment. Mais voyez, Cidalise ! mes bras vous serrent, vous possèdent, tant mon cœur s'échappe de ma poitrine. Je vous sens frémir, et les parfums de votre être égarent ma raison. - Vous fûtes à moi, Cidalise ! et je l'ai oublié, ne voulant rien devoir qu'à vous-même, et je vous implore comme ma suprême maîtresse, vierge à mes yeux et sacrée ! vous le voyez, Cidalise ; vous êtes libre, je vous respecte, et vous demandez si je vous aime !

- Ayez donc pitié de moi, Julio. Au nom du ciel, pitié pour mon âme !

- Eh ! le ciel, madame, vous a-t-il commandé de me tuer, et n'y pourrez vous entrer qu'au prix de mon désespoir et en me forçant à blasphémer un Dieu assez fou pour inspirer de pareils sophismes ?

- Julio ! mon ami, point d'impiété.! Oh.! silence...

Elle était accourue, et sa main toute chaude d'émotion, lui avait coupé la parole et son haleine avait passé sur les yeux du misérable martyr.

Julio crut qu'il allait mourir. Énervé, anéanti, il s'abattit comme le daim poursuivi qui reçoit le coup de grâce. Sa main repoussa faiblement ce corps de femme. Il pâlit et pleura.

Cidalise profita de cet instant d'accablement pour se glisser dans le lit et feignit de dormir. Julia frappé du morne silence qui l'entourait, se leva et vint écarter les rideaux d'une main frénétique. Devant ce visage encore en feu, l'incarnat de ces joues veloutées comme le plus beau pastel de Giraud, ce sein dont le drap affaissé dissimulait vainement la perfection et qui trahissait par d'inégales pulsations son émotion intérieure ; il fut attendri, ses genoux fléchirent et il se trouva  accoudé presque au niveau du chevet, palpitant d'un ineffable bonheur à considérer l'enchanteresse, et travaillant d'instinct, par le jeu muet de sa physionomie, à fasciner cette inflexible résistance : mais repentante Magdeleine, et non moins sincère dans sa conversion. que le type sacré du au génie de Corregio, réalisé par sa beauté matérielle, Cidalise ne faiblit point.

Ce fut en vain que Julio épuisa pour l'attendrir toutes les ressources de son esprit et les traditions de sa mémoire, en vain qu'il imprima à ses accens toutes les modulations que put lui fournir son inspiration musicale ; en vain qu'il passa des plus caressantes inflexions aux clameurs courroucées d'une exaspération extrême, qu'il accumula tour à tour les supplications les plus pénétrantes et des imprécations infernales ; en vain qu'il essaya de faire vibrer les touches les plus indifférentes, comme les plus délicates de cette sensibilité féminine d'ordinaire si impressionnable. - Tout fut sans, succès, tout vint se briser devant une volonté de fer, ou plutôt sur l'impassible surface d'un fanatisme dont Julio se vit réduit à maudire un million de fois et l'auteur et la victime, quand il se trouva las de se maudire lui-même.

Cidalise s'était endormie réellement. Julio s'en aperçut, et une affreuse pensée traversa son imagination en délire.

Des images de meurtre, des fantômes sans nom vinrent affaisser sa paupière et bruire à ses oreilles. Le tranchant d'une lame glacée crispa ses doigts. Un sourd gémissement, qui implorait grâce, se perdit étouffé par un râle confus, et, dans une étreinte convulsive, une main ensanglantée déchirant ses vêtemens se posa sur sa poitrine et l'oppressa d'un contact si hardi qu'il douta si c'était un instrument de caresse ou de vengeance.

Quand le terme de son évanouissement lui rendit l'usage de ses sens, il vit Cidalise empressée à lui prodiguer ses soins et les secours que lui suggérait sa raison effrayée. Mais à peine eut-elle entrevu le moment où Julio, recueillant complètement ses idées, ne manquerait pas de réitérer des instances dont elle finissait par redouter l'issue, qu'elle se dégagea de ce périlleux contact, et réparant en toute hâte le désordre et les lacunes de son habillement, d'une voix altérée elle mesura doucement ses paroles.

- Adieu... mon ami. Le jour va paraître, c'est le terme mis à mes pénibles obligations, ce sera celui de votre plus pénible contrainte. - Calmez-vous... Je ne vous verrai plus. Je n'ose persister...

- J'irai donc vous chercher, madame ! nous ne sommes pas quittes ensemble.

L'accent le plus sombre donna à ces mots toute l'exagération d'un pressentiment.

- Gardez-vous en bien ! dit Cidalise, plutôt mourir, Julio ! m'entendez-vous, Julio ! - Non, eh bien non. Je reviendrai ce soir, je vous le jure ; ce soir. - Après, mon voeu sera accompli ; et que Dieu me soit en aide puisqu'il me force à vous faire souffrir. - Julio ! pardonnez-moi, comme je vous pardonne.


XX

JULIO : - Morbleu ! cela passe les bornes. - Suis-je un pantin pour amuser les dames ? Y a-t-il ombre de sens commun à me prendre par mortification en me débitant des mômeries de l'autre monde ? Par le feu éternel, je ne suis pas un eunuque pour en jouer le rôle. Cidalise est lunatique. - Si vous croyez au diable, madame, commandez une discipline, jeûnez, faites l'aumône, ayez vingt confesseurs, et... un griffon ; - qui veut payer ses dettes n'assassine pas ses créanciers. J'avais bien affaire de vos homélies et de votre libération. Un peu d'orn'en ai-je pas eu par boisseaux ?

Ce disant, il faisait glisser entre le pouce et l'index les vingt billets enfermés dans le portefeuille que lui avait, la veille, remis Cidalise.

- Je choquais du pied des lingots épars, des femmes aussi. Pécaïre ! N'est-ce point là son secret à cette vertu si épineuse et si rigide ? pour une qui peut-être ne méritait pas tant de dédain, les voilà toutes vengées par leur altière compagne : l'âme vindicative venir frapper son ennemi à terre. Quelle gloriole !

- J'avais donc bien réussi dans ma ci-devant carrière de roué à déjouer les petites prétentions et les noirs stratagèmes de ces poupées artificieuses, à briser l'écaille menteuse qui couvre tant de perles fausses. Ta blessure a dû être bien profonde, Cidalise, pour qu'après quatre ans révolus, supposant ma déconvenue propice à tes projets, tu viennes, comme la première fois quand j'éveillai tes désirs, un hypocrite prétexte à la main, et une fable bien apprise entre les lèvres, me rendre avec tant d'usure et de sang-froid, ce que je t'ai fait supporter moi, si étourdiment et sans en être plus fier. Si cela est, je t’honore aujourd'hui. Qui se révolte contre un affront ne le méritait qu'à demi, et puisque tu donnes un démenti à mes réprobations, Julio, qui est digne de te comprendre, Julio qui a une conscience aussi, t'aime à son tour, et veut se faire aimer. Tu ne sais pas, femme ! ce qu'il y a dans mon cœur de génie pour l'amour et de trésors pour te payer de retour. Va ! quelque bien montée que soit la comédie, tu jetteras le masque, Cidalise, et tu me remercieras, en tombant dans mes bras, d'en avoir appelé pour vaincre à des sentimens que tu me verras si sincèrement partager.


XXI

CIDALISE, essoufflée, ouvrit la porte de Julio en tremblant, et avança en toussant avec affectation. Elle chercha le maître du logis, et ce fut avec une indéfinissable émotion de surprise qu'elle reconnut se dessinant sur la blancheur de son oreiller la tête de Julio. Il n'avait rien trouvé de mieux que cet expédient pour sauver les premières difficultés de l'entrevue qu'il s'était juré de rendre décisive. Cidalise fit un geste pour l'éveiller, car il paraissait endormi. Mais elle s'avisa que sa position n'en deviendrait que plus embarrassante, et prenant bravement son parti, en cinq minutes, elle fut à même de soutenir avec son rusé créancier une conversation à demi-voix qu'elle se garda bien pourtant d'entamer la première.

Ici - jamais situation mieux ménagée, conflit plus intéressant ni plus curieux à dénouer, n'offrirent à une plume ouvrière un champ si vaste à arpenter, un canevas à couvrir d'une trame aussi nuancée et aussi riche.

Cet entretien à dépeindre, ce filon précieux à exploiter littérairement parlant, cette pierre à tailler à facettes et à faire rayonner de mille reflets, cela seul valait la peine de faire un livre, mais le livre fait vaut-il la peine que coûterait ce rare travail ? un diamant peut-il s'enchâsser sur cette pâle monture ? ou l'effet écrasant du cadre ne fera-t-il rien perdre au fini de l’œuvre ?

Question si grave, que plutôt que d'en hasarder la solution, j'aimerais mieux laisser l'intrigue pendante et le volume inachevé durant l'éternité !!

Bref, le sujet de notre morceau d'élite inédit ne dura pas moins de six heures d'horloge pour aboutir à cette péripétie.

Cidalise vit Julio s'élancer de sa couche comme un forcené, mais sombre et taciturne. Il s'approcha de la cheminée et versa dans un verre la potion renfermée dans une fiole qui n'était pas la veille à cette place.

- Julio ! que faites-vous ? cria Cidalise altérée.

Lui se tournant froidement :

- Je me souviens de vos leçons, madame : puisqu‘ici, comme au château de Cachan, il faut que le poison vienne en aide à l'un de nous…

Il but d'un trait, et brisa le verre et le flacon en les jetant sur les chenets.

- Du moins, je ne fais violence qu'à moi, et je ne veux rien devoir à la trahison. Allez, Cidalise, si ce que j'ai souffert prouve l'excès de votre empire sur moi, vous êtes prudente et privilégiée entre les femmes. Car je vous le dis, l'amour ne serait pas une duperie insigne, qu'il faudrait le maudire encore comme une peste. - Oh, il ne paraît pas qu'elle soit contagieuse. Seulement, ce n'est pas trop pour en guérir que des remèdes qui tueraient en cas ordinaires.

- Julio ! comment ! voulez-vous donc mourir ?

- Non, je veux vous oublier : si je risque de me tuer pour me soustraire à ces tortures, il me reste du moins une chance de doute que ne me laisserait pas une persistance au-dessus de mes forces.

- Mais, Julio, pourquoi douter de mes sermens ? - Sur l'honneur, j'accomplis une pénitence, j'obéis aux injonctions d'un prêtre.

- Eh bien, tenez, madame, je vous crois enfin. Je fais taire à la fois ma défiance et ma fierté plus jalouse encore. Vous agissez par dévotion : soit. Vous êtes riche et je suis ruiné : n'importe. Voulez-vous me prouver que vous êtes franche et que vous avez une âme, et que je l'ai touchée cette âme, ne fût-ce qu'une seconde ? Que demain, dans huit jours, ce prêtre, sans cesse entre vous et moi, rachète par une bénédiction sainte, son imprudence et notre commune fatalité. - Épousez-moi, Cidalise, dis, le veux-tu ?

- Mais, Julio, vous n'y pensez pas, et mon mari ?

- Miséricorde, il vit encore, et vous !...

Il ne put en dire davantage ; soit l'effet de l'opium dont il avait absorbé la dose excessive sans ménagement, soit le contre-coup de l'écrasante révélation de Cidalise, il tomba dans son fauteuil, pâlit, trembla de tous ses membres, et les efforts de Cidalise, ses discours de regret, de tendresse, ses pleurs et ses embrassemens furent impuissans à le rendre à lui-même. - Il dormait.

Cidalise marcha long-temps, regardant ce corps inanimé, en proie à une perplexité inattendue. Quand il fit grand jour, elle se pencha encore près du jeune homme immobile. Elle interrogea son pouls, sa respiration pressée, mais régulière ; et devinant qu'un narcotique seul avait produit cet assoupissement profond, elle songea à s'éloigner.


XXII

JULIO dormit cinquante-deux heures ; en se réveillant, courbattu, brisé, débile et pâle, Julio trouva sur son guéridon un livre d'heures à fermoir d'or, enveloppé d'un étui de velours vert, marqué à son chiffre, à lui Julio.

L'ayant ouvert il l'effeuillait avec dédain comme on fait d'un jeu de cartes, une pluie de billets de banque vola autour de lui. Cette vue lui causa des vertiges, puis il eut un accès de fou rire, se recueillit un moment, ne put réfléchir, et descendit pour dîner.

Son vieux portier l'arrêta pour lui remettre une lettre adressée à M. de Clémantine, et qu'on l'avait forcé de prendre malgré sa consigne, pour remettre au jeune homme dont on lui avait donné un signalement si exact qu'il était impossible de s'y méprendre. Julio la reçut sans mot dire, ne l'ouvrit point, et sortit.


XXIII

DANS une des dernières années qui ont précédé la révolution cadette, on joua au théâtre du Vaudeville, une pièce dont mes contemporains ont gardé la mémoire. Cette pièce était intitulée : « La Coupe des Cheveux ».

Jamais rideau de théâtre ne se leva sur oeuvre pareille. - Un monsieur entrait en scène, il allait être présenté à sa future, et il disait à son valet :

- Je suis fait comme un voleur, coupe-moi les cheveux !

Le valet prenait des ciseaux, coupait une mèche et son maître s'écriait :

- Tu n'entends rien à la coupe des cheveux, Frontin, je vais t'enseigner comme on coupe les cheveux, bélître, assieds-toi là et prête-moi ta tête. Le valet s'asseyait et son maître se prenait à le tondre. De là, le maître était pris pour le valet, le valet pour le maître, Bourguignon pour Valère, Valère pour Bourguignon. Dialogue, couplets, saillies, tout était dans cet œuvre prodigieux, ébouriffant,  d'un grotesque pyramidal ! Le Paris dramatique parla pendant deux jours de ce vaudeville excessif ; et nul n'a pu décider encore s'il y avait dans le fait naïveté ou mystification. Son auteur était grand officier du château et parfait gentilhomme..

Julio se faisait couper les cheveux qu'il portait courts et en brosse depuis ses malheurs.

Le coiffeur lui ayant présenté un journal, il se rappela la lettre qu'il avait dans sa poche. Il la décacheta et lut :

    « Monsieur,

Sur un portrait de famille acheté, m'a-t-on dit, à la vente de vos meubles, se trouve un carreau d'armoiries dont une pièce écartèle mon blason ; je désirerais avoir à ce sujet quelques explications avec vous. Seriez-vous assez bon pour m'indiquer l'heure où je pourrai vous rendre visite, ou pour avoir l'extrême obligeance de passer chez moi aujourd'hui à cinq heures.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
                           
                                « Le marquis R... de P... D. »

C'était le nom du mari de Cidalise.

Julio éprouva une vague surprise mêlée de confusion, en se sentant encore enlacé dans ce dédale, qu'il se souciait peu de voir éclairci. La démarche du marquis, suggérée sans doute, insinuait pourtant une impiété conjugale peu orthodoxe et un mensonge bien véniel pour une dévote de la trempe de Cidalise.

Mais Julio, dont l'influence anormale de l'opium avait fort dérouté le jugement et perverti l'organisme, se rappelait à peine quelles transitions successives avaient amené ce résultat ; et sa pensée la plus lucide était absorbée par le calcul du profit que lui valait sa continence. Plus il envisageait cette issue financière, plus il se sentait léger et satisfait.


XXIV

QUAND il entra dans le salon du marquis, il avait abjuré tout soupçon. Sa mémoire avait répudié trente ans de vie.

Le marquis était seul et le tableau était exposé sur les bras d'un fauteuil. Le marquis reçut Julio avec une exquise politesse, et après les formalités de rigueur, il entama devant son auditeur passif et silencieux, une longue dissertation sur son arbre généalogique. Le portrait en question était celui d'une présidente à mortier au parlement d'Aix, alliée à la famille de Clémantine par les Grignan. Il y avait dans son écu un franc quartier de gueules  à une molette d'éperon d'argent, qui se retrouvait dans les armes du marquis. Quand celui-ci eut bien établi les bases de la discussion, Julio qui savait le blason comme un vrai gentilhomme qu'il était, répondit à toutes les interrogations du marquis, alla au-devant de tous ses doutes, avec un aplomb, une justesse et un mérite d'élocution rares. Il expliqua dans ses moindres détails et ses accessoires les plus futiles, non seulement le blason de sa parente, mais encore par contre-coup celui de vingt branches collatérales ; d'Hosier n'eût pas mieux dit, et le marquis fort entêté de généalogie, s'extasiait sur cette érudition, et dans son enthousiasme, proposa une accolade d'étiquette en appelant Julio son cousin.

Pardonnez-moi, dit Julio avec un sourire indéfinissable et l'accent de la conscience la plus irréprochable. Je me suis fait un plaisir, monsieur le marquis, de vous fournir les renseignemens dont vous étiez désireux, mais il y a erreur dans ceux que vous avez recueillis sur le possesseur primitif de ce tableau. Mon nom est Jules Clément, et si je ne puis justifier l'honneur que vous voulez bien me faire, du moins je m'estime heureux qu'une analogie de nom, due au hasard, m'ait offert l'occasion de vous être agréable.

Le marquis stupéfait n'en laissa rien paraître peut-être entrait-il dans sa contenance un peu d'incrédulité.

- Monsieur, dit-il avec empressement, c'est moi qui réclame l'avantage de vous faire agréer une invitation à dîner pour aujourd'hui même. Vous permettrez d'abord que je vous présente à ma femme ; elle sera enchantée de faire la connaissance d'une personne aussi distinguée. Nous n'aurons qu'un convive étranger, le confesseur de la marquise ; car la marquise ne se contente pas d'être jeune et jolie, il faut encore...

Le marquis n'acheva pas.

La porte s'ouvrit, et parut Cidalise.

Cidalise ne savait rien.

Ce fut une scène de haute comédie.

Elle s'arrêta inanimée sur le seuil, mais cette pose fut imperceptible. Le marquis, en lui présentant Julio, lui apprit le motif de sa présence.

Cidalise après avoir souri, rougit, Julio après avoir rougi, sourit, le marquis ne rougit ni ne sourit.
Julio et la marquise reprirent contenance comme s'ils s'étaient donné le mot.

Un laquais annonça :

- Monsieur l'abbé Michel.

L'abbé entra.

Julio se frotta les yeux, balbutia, sourcilla, sentit ses genoux flageoler et le frisson congeler la moelle de ses os.

L'abbé Michel, c'était Michel le vicomte, Michel le peintre, son ancien ami, l'artiste railleur et sentencieux, qu'il n'avait pas vu depuis sa première aventure avec Cidalise, car à cette époque le vicomte était parti pour l'Espagne.

Michel d'un air sournois et délibéré vint baiser la main de la marquise, tendit la sienne au marquis et salua l'étranger d'un sourire mystique. Au moment de passer dans la salle à manger, il lui dit dans l'oreille :

- Vous comprenez la pénitence, Julio !


XXV

IL me reste à vous dire ce que fit Julio.

Soixante mille francs ! soixante mille francs, qui une belle nuit, des mains d'une femme, tombent honnêtement et comme par féerie dans les vôtres ; sans deniers des plus beaux au fisc ou au banquier, sans frais de notaire ou d'enterrement, sans prise avec le directeur de la loterie ou le croupier d'une maison de jeu. Soixante mille francs qui n'ont point été amassés, un à un, à force de soucis et de travail, de mensonges et de privations, dans l'usure et le trafic, mais que l'on a là devant soi, d'un seul morceau, étalés sur sa table en soyeux billets au porteur ! Soixante mille francs que âme qui vive ne vous soupçonne, que l'on peut dépenser à sa guise, à son gré, sans nul contrôle, sans aucun compte à rendre, en s'amusant à éveiller les médisances, en favorisant les bruits sourds et menteurs de la foule stupide, en éclaboussant de nouveau l'insolent, qui vous a proclamé ruiné sans retour, et enfin ce qui à nos yeux centuple les délices ineffables de la possession, en s'enveloppant dans sa nouvelle richesse d'un profond et impénétrable mystère.

La belle chose, en effet, qu'une fortune assise au soleil, qui a pignon sur rue ! A une fenêtre près, on sait le taux des loyers de votre maison, on sait votre dernière inscription de rente sur le grand livre ; on calcule aussi bien que vous, ce que vous rapportent et votre ferme de Normandie, et vos coupes de bois dans les Ardennes ; puis, si vous avez le malheur de passer un carnaval un peu bruyant, si l'on a vu votre tilbury s'arrêter plusieurs jours de suite au seuil de quelque fille en renom, vous vous ruinez infailliblement, car vous n'avez que tant, et vous dépensez tant. Fi !

Le bonheur, amis, c'est le mystère, c'est la risible méchanceté, les inventions et les propos tuméfians de l'envieux, qui se donne au diable et qui crève, sans que vous ayez à le plaindre, car après tout vous êtes honnête homme et vous avez un ami.

Soixante mille francs ! divine rosée du ciel, manne céleste, quand votre tiroir sera vide un de ces jours, quand vous êtes jeune, bien portant quand votre épreuve du malheur vous a fait connaître la part de bon sens qu'il faut faire au moraliste sentimental qui dénie la puissance de l'or dans la vie, et quand enfin, croyant encore à la vertu, lâche ou courageux selon la qualité habituelle de votre vin, ou un sophisme de vos convives, vous n'avez pas la ressource de vous de vous tuer. Peut-être encore êtes-vous homme de goût, méprisez-vous la recette du suicide moderne sur les bords de la Seine, et voudriez-vous d'un glacier à pic de l'antique Helvétie, ou d'un volcan de la Sicile, et vous n'avez pas de quoi payer le premier relais.

Soixante mille francs ! che gusto ! C'est ce jour-là qu'apparaît la Providence. Vous avez devant vous trois magnifiques mois d'opulence, de plaisirs et de célébrité. Des femmes, des amis, des chevaux, des festins ! Arrière l'expérience, arrière l'avenir ; dans trois mois la fin du monde, ou quelque nouvelle Cidalise. Trois mois doivent-ils finir ? Vivez.


XXVI

VOUS voulez donc savoir ce qu'est devenu Julio ? Attention au dernier coup de baguette… Julio ? il est bien changé, allez ;

Il a d'abord six mille livres de rentes.

De rentes viagères.

C'est sa dernière rouerie.

Julio est allé trouver un hardi spéculateur, et lui a conté sa vie. Cet homme qui a une profonde expérience du coeur humain et qui ne croit guères aux longs repentirs, a demandé trois jours de réflexion. Il a long-temps chiffré, puis il a pris les soixante mille francs, et a garanti à Julio de solides hypothèques. L'honnête homme donnait peu de jours à Julio le fou, l'écervelé, le passionné Julio, et voici quatre ans qu'il reçoit chaque semestre le plus splendide démenti.

Julio est un bourgeois de Paris.

Un bon bourgeois.

Il loge rue Madame.

Une rue neuve, large et aérée.

Une rue peuplée d'art et d'artistes.

Adossée au jardin du Luxembourg, et qu'aimaient à prendre pour but de promenade, au point du jour, à pied et suivie d'une seule femme, la châtelaine de Rosny, le prisonnier de Blaye, la fille napolitaine, la vendéenne trahie, la mère d'un duc, la femme d'un comte.

Julio a un loyer de quatre cent vingt francs, qu'il paye religieusement à chaque terme.

Il a pour propriétaire une actrice.

Une actrice à équipage.

Il a pour voisins, un philosophe pair de France, l'auteur de Spartacus, Court le peintre, et Botta le graveur.

Julio a de superbes favoris.

De superbes favoris blonds.

On le trouve bel homme.

Il est gras et rose:

Même un peu replet.

On lui donne quarante ans.

Les demoiselles de trente le regardent en dessous.

Julio a de la réputation.

On loue généralement dans le quartier, sa politesse, ses habitudes rangées et ses bonnes moeurs, quoiqu'on lui reproche un peu de sauvagerie et de singularité, ce qui tient peut-être, dit-on, à ce qu'il n'a jamais vu le monde ou au sentiment intime de son infériorité intellectuelle.

Il parait même que dans la première compagnie de grenadiers de la onzième légion, on se permet de le taquiner quelquefois. Mais Julio a l'esprit bien fait, il ne se fâche jamais.

Julio à une cuisinière.

- Comment s'appelle-t-elle ?

Je ne vous dirai pas son nom.

Elle a trente ans.

Elle n'est ni laide ni jolie.

Ni petite, ni grande.

Ni grasse, ni maigre.

Ni brune, ni blonde.

Ni bonne, ni méchante.

Julio la respecte.

Elle veut qu'on respecte Julio.

Elle a d'admirables secrets dans son art.

C'est la première élève de Monsieur Sibilot de Marseille.

Il faut que je vous conte :

Julio a hérité,

Hérité de la Nadaillac.

De la Nadaillac trépassée.

On a ouvert son testament.

Elle léguait son âme à Dieu.

A la Sainte Vierge.

Au Saint-Esprit.

A sa glorieuse patronne.

Et tous ses biens au Sacré-Cœur.

Tous ses biens dont suivait inventaire.

Un inventaire de cinquante-huit pages, sur papier timbré.

On a mis les scellés, on a vérifié les pièces après un relevé complet, un exact contrôle, il s'est trouvé un reliquat.

L'inventaire de la Nadaillac avait volé le Sacré-Cœur, - de sept ou huit camées antiques, de menues chinoiseries, dont quelques-unes seulement étaient un peu fêlées, - d'un chiffonnier en boule d'une conservation parfaite, et plein de gothiques étoffes, en pièces et en robes, à ramages, à broderies, à garnitures de tulle et de dentelles qu'on n'aurait pas trouvé à assortir en Europe. Dans cet amas de hardes et sous une couronne décrépite de roses pompon, on trouva encore une tabatière vide, mais garnie de deux portraits, - deux miniatures incomparables, - celui de la Nadaillac d'abord : en naïade, sans ceinture de roseaux, une pose de syrène ! et à l'intérieur celui d'un capitaine de vaisseau, en triton, armé d'un trident, sans écailles, sans bottes, sans gants, - rien qu'un trident. Or ces deux médaillons étaient enrichis d'une garniture de brillans, ce qui lui tenait lieu de parure, parure que Julio, à la rigueur, trouva fort décente.

Ce fut là l'héritage de Julio.

Il se fit de cette friperie et de ces brimborions quinze mille francs net. - Pour les miniatures, il rendit sa tante de Passy [Madame de Beauvoir, ennemie jurée de la Nadaillac.]  la plus heureuse des femmes en les lui cédant, et elle se crut assez récompensée de ce qu'elle avait fait pour lui.

Et puis,

Par un de ces phénomènes éclatans qui n'arrivent guères qu'une fois ou deux par siècle, et qui ne pouvait tomber que sur un être aussi privilégié que Julio :

Un de ses anciens amis, qui dans le temps de sa grande fortune, avait puisé sans réserve dans sa bourse, un franc camarade, vint à se souvenir, en mourant d'une gastrite, de cela et de Julio ; et croyant sans nul doute à une autre vie, ou du moins touché d'un admirable sentiment de reconnaissance :
Il fit Julio son légataire universel.

Il y eut encore un encan, et Julio recueillit dix mille francs encore.

Julio a acheté mille francs de rentes pour avoir lui aussi son compte ouvert au grand livre de l'État, et avec le reste  il fit emplette d'un mobilier simple, commode, et de bon goût,

Et d'une magnifique batterie de cuisine.

C'est une véritable merveille, et l'on en jase fort entre commères des rues adjacentes.

Julio a un chien braque.

Un chien de Terre-Neuve.

Deux lévriers.

L'abbé vicomte et l'auteur de ce livre indigne, dînent chez lui deux fois par semaine.

Julio a encore un carlin.

Un carlin qui a la queue en trompette.

Un carlin à bonnes fortunes que reluquent toutes les chiennes de la rue de Vaugirard.

Tous ces gens-là font grand' chère comme leur ami.

Julio se réveille à neuf heures.

Il prend, au lit, un bol de café au lait d'amande, que sa bonne lui apporte.

Bientôt après il déjeune.

Après déjeuner il dîne.

Le soir il soupe.

Et dort jusqu'au lendemain.

Julio n'ouvre jamais la bouche sur le passé. Mais Michel est moins discret.

Le vicomte jase des affaires de l'abbé.

L'abbé babille sur la confession du vicomte.

Et je suis le confident de tous les deux.

Quelquefois, Julio sort le matin, si l'air est pur et le pavé sec.

Il va faire le tour du marché Saint-Germain. Un beau marché !

S'il trouve quelque primeur, un gibier digne de sa convoitise, il le fait mettre de côté.

Julio ne marchande jamais.

Il fait une fois tous les quinze jours sa partie de dominos au café Janin.

Julio a un crachoir en roswood, incrusté d'ébène, d'un des meilleurs ouvriers de Vervelle.

Dernièrement, dans un dénuement de tabac, il a troqué son Teniers qui valait de l'or, pour soixante cigares de rare Havane.

A certains intervalles donnés, Julio se hasarde au-delà des ponts, pour aller voir à sa quarantième représentation, quelque drame moderne, dont la colossale réputation est venue jusqu'à lui ; mais rarement il arrive à sa destination, arrêté qu'il est à chaque pas par une foule de choses, qui lui semblent toutes bizarres ou inconcevables. D'ordinaire il termine ces flâneries inaccoutumées en entrant à l'Opéra au dernier acte du ballet, n'importe lequel.

L'autre jour, il a rencontré dans une de ses excursions Gabrielle. Gabrielle ne l'a pas reconnu. L'autre jour encore, il a voulu faire une débauche.

Il est allé dîner au café de Paris.

Il n'a rien mangé de bon. Il s'est promené une heure sur le boulevard de Gand et a trouvé ce monde-là fort divertissant et fort drôle.

Enfin dans ses beaux momens, quand il se sent en verve, il compose ; - et c'est à ses élucubrations savantes que l'on doit :

Les Cailles à la Clémantine


XXVII

TOUS les ans, le trois janvier, Cidalise reçoit, sans carte ni message, - deux livres de marrons glacés, dans un sac noué de faveurs nacarat, à l'adresse des Jardins d'Armide.


XXVIII

MAINTENANT, ô mes lectrices, séchez vos larmes, faites taire un moment votre pitié, vos terreurs et vos émotions de tout genre. - Et prêtez attention à ce qui va suivre.

Songez que c'est pour arriver là que nous avons conçu, intrigué, développé ce drame, cette histoire, cette série d'idées et d'événemens. Sachez-nous gré du dévouement que nous nous sommes imposé, des veilles studieuses que nous avons passées, des efforts d'imagination et de travail dont nous avons fait preuve, pour amener à bonne fin une oeuvre aussi méritoire et aussi délicate.

Cette conclusion sera digne de vous, nous l'espérons du moins, et nous fera peut-être pardonner ce que ce livre peut avoir de défectueux et d'incomplet. Ne dédaignez pas comme venant d'un profane, une formule dont nul patricien rival n'aura eu le secret avant vous. - Je connais l'importance de votre position sociale, je ne mets en doute ni votre érudition, ni votre sagacité. La recette ci-jointe est le chef-d'œuvre d'une tête pensante et d'un estomac éprouvé. Une semblable découverte vaut un diplôme d'initié.

Voici ce qu'avec l'assentiment de l'auteur, j'ai copié textuellement moi-même, d'après son manuscrit tracé d'un seul jet, sans rature ni ponctuation, presque illisible et illustré de majuscules à tous les mots, enfin muni de tous les caractères de l'authenticité la plus avérée, de l'inspiration la plus exaltée et la plus appétissante.


XXIX

PRENEZ des Cailles Vives, fourrées et Dodues, vous les étranglez au Lacet - et les pendez à l'office Pendant vingt-quatre heures - Vous les videz complètement d'un foie d'oie partagé en six parties — prenez Un morceau plus ou moins - vous le piquez d'aiguillettes fort déliées de Jambon cru et le chevillez de pistaches taillées exprès - vous saupoudrez d'un mélange bien fin de Sel de persil Volatil et de Cannelle mais en très petite quantité et vous introduisez cet œuf Artificiel dans l'estomac Du Sujet - en bouchant l'orifice par quelques raisins de Corinthe. Ensuite vous beurrez du papier convenable et l'aspergez à Vole-main de bon sucre rapé sans qu'il soit trop menu - Puis vous emmaillotez en fuseau et Ficelez chaque caille tout Emplumée pour la faire rotin à une Brochette d'argent.

Vous avez en outre des Patates fraîches d'un beau choix - blanchies au vin de Madère. Vous les coupez par rondelles de Trois Lignes d'épaisseur et les faites sauter à feu ardent dans de la graisse de Tortue ! - Après les avoir légèrement Panées avec une Fine chapelure de Biscuit de Fécule - Or Vous dressez sur le plat cette garniture quand vos cailles sont à point après les avoir dépouillées de leur enveloppe. Les Plumes Doivent rester adhérentes au Caramel - Donc vous servez sous cloche pour ne Rien perdre de la chaleur ni de l'arôme de ce savoureux magistère. - Figure au second service pour acolyte du roti principal.


FIN

[début]
(texte non relu après saisie. 03.11.06)

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