Édouard
Champion
(1882-1938)
AUX COMMERCANTS FRANÇAIS DE LONDRES
CAUSERIE FAITE AU DÉJEUNER MENSUEL
DE MAI
DE LA CHAMBRE DE COMMERCE FRANÇAISE
DE LONDRES.
(1928)
MESSIEURS, Élevé dans les livres, dans les grands livres, pourrais-je dire ici, je n'avais jamais songé à parler en public. Au cours d'un voyage en Amérique, qui est, comme vous le savez, le pays des réalisations et, comme vous ne le savez peut-être pas, celui où l'on aime le plus les discours — oui, Messieurs, encore plus qu'en France — j'ai bien été appelé à faire un petit apprentissage d'orateur ! Je suis resté là-bas, en tournée, c'est le mot, près de cinq longs mois et il m'a fallu faire cinq conférences par jour — en français, devant des auditoires extrêmement sympathiques d'ailleurs, et d'autant plus sympathiques qu'ils ne me comprenaient pas toujours. Et maintenant, me voici appelé, pour une bien plus courte échéance, comme conférencier littéraire à l'Université de Londres... Vous comprendrez sans doute que mon premier mouvement, en recevant de votre aimable secrétaire l'invitation à entretenir dix minutes les membres de la Chambre de Commerce d'un sujet général ou d'actualité, ait été un mouvement d'effroi. Vous êtes tous des gens actifs, des travailleurs qui ne se payent pas de mots, établis au centre des affaires pour une besogne magnifique. Qu'avez-vous besoin de discours ? Puis je me suis familiarisé avec cette idée. Après tout, si dans « Chambre de Commerce », il y a un mot — le premier ! — qui puisse déplaire à beaucoup de Français réalisateurs, ennemis du bavardage, il y a l'autre, celui de commerce, dont, en dehors de sa signification de négoce et d'industrie, je me rappelle le sens d'autrefois qui lui est encore appliqué, que je lui applique moi-même aujourd'hui et qui est en quelque sorte inséparable d'amitié (on dit joliment faire commerce d'amitié) et le Dictionnaire de l'Académie, que je suis tout fier de pouvoir citer ici (mais c'est parce que je dois en entretenir mercredi les étudiants de l'Université), — le Dictionnaire de l'Académie indique donc parmi ses exemples qu'on fait aussi commerce d'esprit, de galanterie, et même commerce charnel et scandaleux.... Dès lors, et sans aller jusqu'aux excès académiques, comment résister à tant d'attraits ? comment ne pas être fier de se trouver parmi vous, Messieurs, qui faites ici, à l'étranger, de si bonne besogne française, et qui avez si puissamment contribué, parfois à des heures difficiles et non sans risque, au prestige de notre nation ? Mais de quoi vous parler, de quel sujet d'actualité ou général ? Car — voyez si je deviens orateur ! — voici cinq minutes que je parle et je ne vous ai encore rien dit... L'Angleterre et la France ? Paris et Londres sont maintenant si proches que vous êtes quelquefois mieux informés que nous, par les journaux anglais qui le sont si bien eux-mêmes, des moindres incidents de l'autre côté de l'eau — et j'emploie à dessein cette expression essentiellement parisienne : après tout, la Manche est-elle autre chose qu'une Seine un peu plus large et parfois plus agitée ? N'attendez donc pas même de moi des nouvelles des élections — c'était hier et vous eussiez été fiers du calme général, du désir presque total de faire triompher le parti de l'ordre opposé à celui du désordre. Je ne vous dirai rien non plus des faits divers de notre capitale, vous seriez surpris de voir que tant d'étrangers y font parler d'eux — et, cela, ce ne serait pas le visage de la France. Il me semble, Messieurs, que le sujet qui vous soit le plus inconnu, c'est moi-même. Souffrez donc que je vous parle de mon métier, que je me présente à vous en tant que sujet très humble et très dévoué des Chambres de Commerce de Paris — et de celle de Londres, maintenant que je la connais. Je vous dirai l'évolution d'une bien simple bouquinerie, comment je suis devenu le libraire correspondant du British Museum. Il n'est pas de plus noble commerce, Messieurs, que celui de libraire. Je vous en demande pardon à vous tous qui en exercez d'autres, si attrayants — et, naturellement, je compte bien que vous pensez de vos professions exactement ce que je pense de la mienne. N'est-ce pas encore le meilleur moyen de faire de bonnes affaires que d'aimer le métier que l'on exerce, de l'exercer avec amour ?.... Tout de même, Messieurs, sous l'ancien régime, les libraires avaient seuls le droit de porter l'épée — droit aujourd'hui aboli, ce dont je me félicite d'ailleurs. Et si Anatole France, fils de libraire — mon père avait succédé au père de l'auteur de Jérôme Coignard — encore un nom de libraire, celui-là — si Anatole France, dis-je, a pu écrire que le plus grand criminel de tous les temps, c'était Gutenberg, l'inventeur de l'imprimerie, eh bien ! ne voyons là qu'une boutade ! Quelle joie plus grande que de susciter un livre, que de l'imprimer, de l'habiller, le mettre en vente, le « lancer », comme on dit aujourd'hui, au moyen d'une expression qui serait bien jolie si elle n'évoquait aussitôt des moyens de réclame parfois excessifs ? Et si le livre est français, avec tout ce que j'entends par ce mot-là de grâce et de force, n'est-il pas alors le meilleur, le plus zélé des commis voyageurs ? N'est-il pas un merveilleux instrument de propagande, poussant le lecteur enthousiasmé, conquis, à l'achat de meubles français, de robes françaises, de bijoux français, que sais-je, de toutes ces choses délicates, luxueuses, ingénieuses, marquées au coin du bon goût français et que vous, vous avez souvent apportées, importées ici avec vous ? Un livre, Messieurs, c'est un missionnaire. Ça a du moins été ma conception, mon seul guide dans le choix des manuscrits à éditer, même quand nous avons choisi ces études parfois bien spéciales et dont nous savions par avance qu'elles n'atteindraient qu'une toute petite partie du public, l'élite des savants. Et, après tout, je ne m'en suis pas trouvé si mal. Mon père, Honoré Champion, dont je ne vous rapporterai qu'un seul éloge, celui du pape, disant qu'il aurait pu être bibliothécaire dans n'importe quelle grande bibliothèque du monde, m'avait donné cette conception de notre métier dès l'âge de treize ans, en me confiant le balai et le plumeau pour faire la toilette de l'étroite officine où il régnait avec un seul employé pour sujet…. Quelles heures divines que celles de mon apprentissage, feuilletant des livres ou des manuscrits précieux, découvrant des raretés dans des vieux sacs, y trouvant un jour une des seules chartes connues de Charles le Chauve... Je grandissais aux côtés de mon frère aîné, Pierre, qui déjà manifestait des qualités de parfait savant, de parfait artiste qu'il devait devenir. Sur la table, il y avait toujours des fleurs pour les dames. Le jeudi, l'Académie française continuait ses séances parmi nos livres poussiéreux. Et je crois bien que, depuis le duc d'Aumale jusqu'à Jaurès, de Mommsen à Lord Rosebery en passant par Anatole France et d'Annunzio, j'ai vu défiler là tout ce qu'il y avait dans le monde d'historiens et de littérateurs célèbres. Si mon père avait écrit ses mémoires, ils eussent rempli plus de 50 volumes. Toutes ses lettres, il les écrivait à la main, d'une écriture quasi illisible et qui le devenait davantage après qu'il les avait lui-même passées au copie de lettres.... Je le vois encore, la journée finie, sa calotte noire sur ses longs cheveux, tournant la presse à copier.... C'était le bon temps : pas de chiffres d'affaires, pas d'impôts sur les bénéfices ; pas de taxe de luxe... Vint un jeune homme — « cet âge est sans pitié » qui introduisit peu à peu dans cette vieille maison l'outillage moderne, mit un moteur à cette bonne calèche des anciens temps. Il y eut des commis, des comptables — le téléphone, dont mon père refusa toujours de se servir et jusqu'à sa mort, en 1913. L'électricité remplaça la lampe à huile. Je me souviens de la jolie scène que j'eus un jour parce que je m'étais permis d'écrire une lettre à la machine au duc de la Trémoïlle qui d'ailleurs l'avait rapportée, criant au scandale.... Pensez donc, il avait pu la lire sans mettre ses grosses lunettes d'écaille !... Messieurs, je passe sur beaucoup d'années d'organisation, de taylorisme années souvent bien dures, puisqu'elles comptent celles de la guerre. Du 2 août 1914 à l'armistice, la librairie resta ouverte, et toujours à sa place, quai Malaquais, — à Paris et pas à Bordeaux — sous la direction d'une sœur avisée qui se révéla la meilleure des commerçantes. Toutes nos publications savantes, toutes nos revues d'érudition, Romania, Le Moyen Age, la Revue celtique, la Revue des Bibliothèques, etc., parurent régulièrement, au grand étonnement des belligérants et même des pays neutres qui n'arrivaient pas toujours à faire paraître les leurs ou les avaient suspendues. Des tranchées mêmes je ne cessai de songer à mes chers bouquins, à mes clients qui diminuaient par la rude concurrence des armes ; de Champagne et de Verdun j'avais été assez heureux pour combler quelques lacunes dans les immenses richesses du British Museum. Si bien qu'un jour, la paix faite, son grand chef, le Maréchal Foch des livres, me convoqua à Londres. De tous les étonnements que je ressentis dans ce premier voyage, ce ne fut pas le moindre que son discours : « Monsieur, me dit-il, le British Museum a eu pendant cent quarante ans le même fournisseur — et il me cita une maison ancienne de Londres et fort honorablement connue, celle même où Chateaubriand fut employé pendant son émigration en Angleterre. — Mais le British Museum voudrait s'adresser maintenant à vous qui êtes sur place pour les livres et les périodiques français ; ce marché s'étend aussi aux publications belges et suisses. » Et il ajouta avec cet humour britannique que vous connaissez bien et qui cache souvent beaucoup de bonté : « Oui, 140 ans ! Nous souhaitons que vous demeuriez notre correspondant aussi longtemps. » Ce jour-là, qui sonnait dans ma vie comme un jour de conquête, de victoire, j'ai eu de l'orgueil, je vous assure, Messieurs, et vous me comprendrez, vous qui avez la chance de pouvoir parcourir si souvent les innombrables richesses de cette grande bibliothèque, si admirablement organisée et qui offre tant de ressources et de facilités aux travailleurs... « Le moi est haïssable. » C'est une formule d'autrefois — bien démodée, bien vieux jeu — mais que j'apprécie pourtant comme vous, Messieurs. Si j'ai tenu à vous rappeler ces souvenirs personnels, c'est qu'ils sont mes seuls titres à m'asseoir aujourd'hui parmi vous. Qu'il y ait toujours un couvert prêt pour l'homme qui passe, c'est une vieille tradition de nos provinces et vous la ressuscitez bien aimablement. Merci, Messieurs, de m'avoir offert une place à votre foyer, au premier jour de mon arrivée ; merci de m'avoir admis parmi vous qui, sans fanfare, sans tapage, et souvent, hélas ! sans appui, menez si vaillamment à Londres, en Grande-Bretagne et dans tout ce vaste Empire qui fait une bonne partie du monde, une œuvre si importante pour la prospérité et le bon renom de la France. (texte
non relu après saisie, 12.08.15)
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