Charles Cros
(1842-1888)
L'évocation des endormis Mon ami Ernest C... (1) (Je ne dis pas son nom parce qu'il serait furieux) auquel je suis fatalement lié par des raisons commerciales, m'assomme depuis plusieurs années par sa superstition et son mysticisme, etc. Il est particulièrement spirite. Or, moi, à tout ce qu'il me raconte là-dessus, je hurle de douleur ou bien je me cramponne aux meubles pour ne pas tomber de rire. Ça le vexe, mais ça ne le fait pas taire. Il m'apporte tous les jours des réponses de Socrate, d'Annibal, de Vâlmiki, etc., réponses où tous ces braves gens parlent comme des bandagistes. Donc, le soir du 31 mars dernier, un peu avant minuit, j'étais en train de gratter ma tête vide pour trouver l'article du Tout-Paris, et malgré toutes les tapes que je me donnais sur le front, malgré mon cuir chevelu en sang, rien ne venait - rien! Entre Ernest : « J'ai trouvé une preuve scientifique de la vertu du spiritisme! » Je le regarde d'un oeil mourant. Lui, sans pitié, répète : « Scientifique ! Voici : quand je t'apporte les paroles des morts, tu dis que ce n'est pas malin, puisqu'ils ne sont plus là pour m'appeler menteur, puisqu'ils n'ont plus de pieds ni de bottes par-dessus pour me les envoyer par-derrière. Or, apprends que j'ai trouvé le moyen de confondre cet argument spécieux. » Mes gémissements étouffés d'homme sans idée lui montrèrent que j'étais à sa discrétion, et profitant, du reste, des nécessités commerciales qui nous unissent, il continua impitoyablement : Il pleuvait, Ernest parlait, ma tête se vidait, nos pantalons se crottaient. « C'est ici. » Ça sent la soupe à l'oignon dans l'escalier ; ça vient de la brasserie d'en bas. Sur la porte, une plaque bombée porte un nom comme « Mlle Chamoisseau ». Il faisait chaud à tomber, dans le salon. Au milieu, devant la table et sous la lampe, une petite blonde contrefaite et phtisique écrit au crayon sur un cahier. Un monsieur, cheveux poivre et sel, rouge sur sa cravate blanche, tête à passions (pas à en faire, mais à en avoir - de mauvaises), se tient derrière le frêle médium. Il annonce : Un tas de gens extatiques tordent le cou pour voir se que la blonde va écrire. La blonde se tortille, casse trois crayons et écrit ceci (Ernest a tout copié) :
Un cri m'échappa : «Mais M. X. Marnier ne fait pas de vers et n'est pas réaliste comme ça! » L'indignation contre moi fut générale. Le monsieur poivre et sel calma l'assistance et me dit avec un sourire d'aimable satyre : « Vous voyez bien que l'évoqué fait des vers en dormant. Mais vous avez interrompu et l'avez éveillé! » Je mis mon mouchoir entre mes dents, décidé à ne plus souffler mot. La bouche lippue, soulignée par la cravate blanche, proféra : La blonde écrivit par saccades ces lignes : Ernest était rayonnant, et moi j'avoue que je commençais à être intrigué ! Au fond, je n'ai pas de parti-pris. Aussi, dès ce moment, je résolus d'être attentif, réfléchissant que j'avais à faire un article pour le Tout-Paris, que je n'avais pas d'idée et que peut-être je pouvais ainsi m'enrichir des idées des autres avant la lettre, ou plutôt avant la plume. - M...! (je n ai pas entendu le nom, mais l'écrivain se reconnaîtra bien lui-même), de la Revue des Deux-Mondes, cria la tête à passions. Et la blonde contrefaite, les yeux révulsés, écrasa deux crayons en écrivant : Tout le monde cria : " Assez ! " Le médium tressaillit : l'évoqué s'était réveillé ! Le vieillard sanguin, en cravate blanche, calma encore l'assistance. Il était trois heures et demie du matin ; je tombais de sommeil ; on cria : " M. Émile Zola ! " - Ah ! Enfin ! dis-je. La petite blonde phtisique remuait son crayon entre ses doigts. On était haletant d'attention. La petite blonde contrefaite n'écrivait rien ; l'homme poivre et sel dit : La blonde pâlit et écrivit, avec la rapidité de l'éclair, ceci.
Voilà, mes chers confrères, ce que j'ai entendu. Si vous publiez ces choses, elles tomberont peut-être sous les yeux de ceux à qui le médium les attribue. Et si ceux-là se souviennent d'avoir conçu, parmi leurs rêves incohérents, les lignes transcrites plus haut, leur loyauté les obligera à déclarer que c'est vrai ; et des faits positifs seront établis pour la première fois dans l'ordre des idées mystiques où le sentiment était jusque-là seul guide. |