Anonyme
(1776)

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La Confession publique du Brocanteur.
Aventure extraordinaire, arrivée au mois de Novembre 1769,
sur un Vaisseau parti de l’Amérique pour Saint-Malo.
Elle est rapportée fidellement par M*** qui y étoit présent,
suivant le manuscrit que l’on a trouvé dans ses papiers.

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Les affaires de mon état m’avoient obligé, en 1766, de faire un voyage à l’Amérique ; j’y fis un séjour de près de trois années ; je ne pus faire mon retour en France qu’au mois de Septembre 1769, & je saisis alors l’occasion d’un gros Vaisseau Marchand, qui étoit prêt à faire voile pour Saint-Malo.

Nous avions fort bonne Société ; il n’y eut que moi qui fus obligé de partager ma petite Chambre (que l’on nomme en terme Marin, Dunette) avec un homme, que je pris d’abord, sinon pour une personne d’un certain mérite, au moins pour avoir quelque talent, & avec lequel je pourrois passer le tems : cet homme étoit bien vêtu ; mais quand je l’eus examiné, je vis qu’il avoit une figure si commune, mais si commune, que j’avoue qu’il me déplut.

La nécessité m’obligea, cependant, d’entamer la conversation : je lui parlai, en ces termes : Monsieur, n’y auroit-il point de l’indiscrétion à vous demander si vous êtes François, & de quelle Province ? Il me répondit : oui, je suis de Paris ; je me nomme Ferre-la-Mule, Marchand de Tableaux ; mon nom est assez connu. Y a-t-il longtemps, que vous étiez à l’Amérique ?... Quatre mois : j’étois venu courir après un homme qui m’a attrapé ; je ne l’ai pas trouvé ; j’en suis pour mes frais & ma peine. Je lui avois vendu deux Teniers, quatre Wouwermans, deux Girard-Don, trois Berghem, & bien d’autres. Hé ! bon Dieu ! Monsieur, lui dis-je, qu’est-ce que c’est que tous ces noms-là ? Ce sont des Peintres, me répondit-il… Comment ! Monsieur, vous avez vendu des Peintres, vous avez vendu, dites-vous, des Peintres ? Non, reprit-il, je n’ai point vendu des Peintres ; c’est leurs Ouvrages que j’ai vendu : mais c’est que la plûpart de nous autres Brocanteurs, nous ne connoissons que les noms des Peintres, parce que nous n’avons pas assez de lumières pour faire distinction de leurs différens Ouvrages ; nous nous bornons uniquement à vendre & à acheter très-cher, une infinité de ces noms.

Moi qui ne connoissois rien à tout ce qu’il vouloit dire, je laissai-là mon homme, & je fus me promener sur le pont avec l’Aumônier du Vaisseau ; c’étoit vraiment un homme de mérite ; c’étoit un Cordelier ; mais de ces Cordeliers qui en ont vû ; en un mot, un homme charmant. En nous promenant lui & moi, parlant d’affaires triviales, nous nous félicitions sur les vents avantageux qui favorisoient notre navigation ; nous avions vent au large, de sorte que nous ne supportions aucun désagrément du roulis : le tems étoit si beau qu’il permit à une Dame fort aimable, qui étoit également passagere, de venir se promener avec nous. J’offris à cette Dame de lui donner le bras pour la soutenir, si le Vaisseau venoit à recevoir quelques secousses par les lames d’eau ; elle l’accepta.

En matière de conversations, je récitai ce que mon Brocanteur m’avoit dit. Ah ! Ciel ! dit cette Dame, qu’est-ce que c’est que ça ? est-ce que nous avons un de ces Messieurs-là ici ? Oui, Madame, lui dis-je : mais vous paroissez surprise ? Ce n’est pas sans raison, Monsieur : j’avois un mari qui aimoit passionnément les Tableaux, & ces sortes de gens-là le dupèrent, de manière qu’il dépensa, à pure perte, plus de 80000 liv. en dix-huit mois : ils s’envoyoient alternativement les uns & les autres, jusqu’à une ancienne servante, aussi Brocanteuse, qui n’avoit qu’un œil ; & tout avec un air de bonhomie & de simplicité, ils attrapoient notre argent. Hé-bien ! Madame, lui dis-je, c’est un mal sans remède : il faut pourtant souffrir celui qui est ici passager ; il faut faire la traversée avec lui.

La Dame avoit de l’esprit, (elle donna même des preuves qu’elle avoit beaucoup de lecture,) & elle voulut s’amuser aux dépens de mon Camarade de logement : elle me pria de l’engager à prendre l’air avec nous : ce qu’il accepta d’une manière assez grossière ; mais il étoit décidé qu’on lui passeroit tout.

Madame de Saint-Firmin (c’étoit le nom de cette Dame) dit à Monsieur Ferre-la-Mule : vous êtes donc de Paris, Monsieur ?... Oui, je suis de la Place de Grève… Avez-vous envie d’y finir vos jours ?... Je ne sçais ; mais si je continue mon état, j’espère y mourir… fort bien, ce sera là, qu’à vos pieds l’on s’entretiendra de la cause de votre mort. Peut-on vous demander si vous êtes dans les affaires, ou si vous êtes de commerce ?... Ho ! d’affaires ! je ne sçais ni lire, ni écrire : je suis Marchand de Tableaux… Comment ? Marchand de Tableaux ? & vous ne sçavez ni lire, ni écrire ? Hé ! mais, non cher Monsieur, ne sçachant ni lire ni écrire, vous ne pouvez pas manquer de vous tromper, & de tromper les autres. Pardon, Monsieur Ferre-la-Mule ; mes expressions sont un peu forte ; mais vous voudrez bien passer quelque chose en faveur de mon sexe. Là ; dites moi ; connoissez-vous l’Histoire ?... Oui ; j’ai été bercé avec ; ma mère parloit si souvent d’histoires de revenans, que j’en sçais sans nombre… Ce n’est pas ces histoires-là qui donnent des connoissances en Tableaux, Monsieur Ferre-la-Mule… Quelles histoires donc ? est-ce celles du petit Poucet, de Barbe-bleue, Sandrillon, Michel-Morin ? on me les a tant & tant répétées, que je les sçais par cœur… Ce n’est point du tout cela : je voudrois seulement sçavoir si vous connoissez quelque chose d’analogue à votre état : par exemple, quelle différence faites-vous entre Argus fils d’Aristor, & Argus fils de Polybe, & un autre Argus fils de Jupiter & de Niobé ? quel étoit Minos, fils de Jupiter & d’Europe suivant la Fable ?... Allons, Madame, vous vous moquez de moi ; vous me parlez de gens qui n’ont jamais été Peintres. Connoissez-vous, Madame, vous qui voulez parler des Peintres, les figures de Bamboche, les Gueux de Calo, les ivrognes d’Ostade, les Fumeurs de Téniers, &c ? Je parie que vous n’y connoissez rien, vous avec toute votre réthorique, & vos noms de gens qui n’ont jamais été au monde… Je vois bien, Monsieur Ferre-la-Mule, que vous avez la science par infusion : mais encore un petit moment, je vous prie ; vous êtes trop charmant pour me refuser : que dites-vous de la maison flottante où nous sommes, qui nous transporte d’une des extrémités du Monde dans une autre ? Comment distinguez-vous tous ces agrès utiles à la manœuvre de ce Vaisseau ? comment voulez-vous décider si un Vaisseau est bien rendu, si vous ne les connoissez pas ?… Il suffit, Madame, que je scache, ou que l’on m’aie assuré qu’un Tableau est fait par un habile homme, pour en juger ; voilà toute notre science : enfin, en nous réunissant plusieurs ensemble, nous avons le talent de persuader & de nous arranger on ne peut mieux… Vous faites donc votre commerce en aveugle ?... Justement ; c’est avec cette réputation que l’on croit nous tromper, & c’est nous qui attrapons les autres, & de la bonne manière… Bon ! n’est-ce pas là un de nos gens, Pere Aumônier ? n’est-ce pas là un homme cher à l’État ? dit en particulier Madame de Saint-Firmin. Bon-soir, M. Ferre-la-Mule : en vérité, vous êtes tout-à-fait amusant : bon-soir.

Madame de Saint-Firmin rentra chez elle, & je restai avec Seigneur Ferre-la-Mule  & le Pere Aumônier, qui lui dit qu’il avoit manqué à Madame de Saint-firmin ; que s’il avoit été un peu lettré, il auroit sçû que pour connoître certains Tableaux, il falloit sçavoir l’Histoire ; que cela consistoit en l’Histoire Sainte, en celle de la Fable, de Rome, de France & autres ; que les unes, comme les autres, avoient servies de sujets aux grands Peintres ; & que pour juger de leur Tableaux, il falloit au moins sçavoir quelque chose des Histoires qu’ils avoient rendues. Tout cela ne fait rien, dit-il, nous sommes sensés connoisseurs, cela suffit.

La nuit se passa au mieux ; le lendemain les vents changerent ; les courants nous emporterent en dérive ; mais cela ne dura pas. Sur les quatre heures après-midi, nous fûmes pris d’un si grand calme, que notre Vaisseau ne gouvernoit plus : ce calme continua le reste du jour & partie de la nuit ; & après, nous eûmes vent-arrière, qui dura six jours consécutifs ; cela ne contribua pas peu à l’avancement de notre traversée ; mais nous souffrîmes beaucoup par le roulis. Madame de Saint-Firmin fut presque toujours incommodée du mal de mer : le pauvre Ferre-la-Mule vômissoit continuellement ; pour moi, je supportai ce roulis assez passablement. Dans un moment, où nous nous réjouissions de ce que les vents étoient favorables, nous apperçûmes une grosse nuée arrière de nous : le vent augmenta ; nous fumes pris d’un gros tourbillon ; l’on fut obligé de serrer les voiles : les vents devinrent contraires ; l’on fit tenir au plus près pendant deux jours : nous avions passé la ligne. Ces deux jours passés, le vent changea tout-d’un-coup ; nous eûmes vent au large ; l’on fit mettre dehors toutes les voiles, & cela pendant huit jours de suite.

Nous étions ravis de notre avancement ; mais à certains parages nous trouvâmes des brouillards qui nous paroissoient épaissir tous les jours. Nous apperçûmes différens oiseaux ; l’Equipage jugea de-là que nous approchions du banc de Terre-neuve. Les brouillards augmenterent si fort, enfin, que l’on ne voyoit pas un homme, du mât d’artimon, à celui de misaine. Nous passâmes quelques jours dans cet état ennuyeux : le Capitaine fit monter sur le pont un plomb de fonte, il le fit jetter, & il fut surpris de se trouver déjà avancé sur le grand banc.

Comme nous nous faisions une fête de manger de la Morue fraîche, l’on serra toutes les voiles, l’on fit tenir le cap au vent, l’on prit des lignes amorcées avec du lard, & dans un instant le pont se trouva couvert de morues : l’on ouvrit les premiers prises ; elles étoient pleines de différents petits poissons, dont on se servit pour amorcer les lignes. Dans ces parages, il y a une infinité d’oiseaux, que l’on nomme des Cacaoins ; ces oiseaux suivent les vaisseaux, ils volent continuellement au travers des cordages : quand on attache à des fils, des épingles recourbées avec des amorces, ils viennent pour les attraper & ils restent accrochés.

M. Ferre-la-Mule s’avisa de monter sur la grande hune dans un moment où le brouillard étoit moins épais, pour tendre des fils amorcés, afin d’attraper des Cacaoins. Nous découvrîmes, à la portée du canon, un Vaisseau, qui nous parut assez considérable. Le Capitaine ordonna d’arborer dans l’instant le pavillon ; dès qu’il apperçut le pavillon François, il arbora aussi le pavillon François. Le Capitaine qui étoit homme d’esprit & prévoyant, ordonna de mettre toutes les voiles dehors & de porter au vent à lui, il désiroit s’assurer de ce qu’il pouvoit être, attendu qu’il avoit été informé qu’il rôdait des Ecumeurs de Mer sur le grand Océan : comme il prenoit son porte-voix pour lui parler, il nous lâcha une bordée de canon qui coupa les hauts-bancs de notre grand mât à tribord & à babord. Nous avions vingt-six canons sur leurs affuts, l’embouchure aux sabords ; la manœuvre fut si bien ordonnée que l’on servit notre aggresseur de nos vingt-six coups de canons, & si bien apointé, qu’il fut coulé à fond. Je ne fus sensible qu’à deux femmes que nous vîmes engloutir dans les ondes en se tenant par la main ; c’était assurément un bien triste spectacle. Nous étions ainsi sur la défensive, parce que nous avions appris avant de partir de la Colonie que l’on parloit de guerre en France ; mais c’étoit un faux bruit : ainsi il y a lieu de croire que ce Vaisseau étoit un Corsaire, qui avoit envie de nous piller.

M. Ferre-la-Mule, à qui l’on ne pensoit plus, étoit resté étendu sur la hune, en se tenant à un des cordages.

Il avoit reçu un éclat de poulie qui lui avoit emporté une oreille, & si fort endommagé la tête, qu’il inondoit le pont de son sang : comme les hauts-bancs étoient coupés, il étoit impossible de le secourir, & l’on craignoit fort pour ses jours. Apparemment que sa conscience lui faisoit de vives reproches ; car il vouloit se confesser : il crioit toujours : Pere Aumônier, confessez-moi, je me meurs ; Pere Aumônier, ayez pitié de mon ame Hé ! mais, mon enfant, lui répondoit l’Aumônier, je ne puis vous approcher. Je veux me confesser, disoit-il, je n’ai pas eu de honte de commettre mes crimes, entendez-moi, je vous prie, je veux faire publiquement ma confession. Je ne puis vous refuser, dit le Pere Aumônier.

Comme il alloit commencer sa confession, je me rapellai que j’avois dans une malle de l’agaric de Cayenne ; j’en garnis une coëffe à bonnet, je fis monter un Matelot sur la hune de misaine, qui la lui jetta ; il eut encore assez de force pour la mettre sur sa tête fracassée, & le sang commença à s’arrêter : néanmoins, il recommença à crier : Pere Aumônier, ayez pitié de mon ame, confessez-moi… Hé-bien ! soit, mon cher frere… Aidez-moi, mon Pere… Y a-t-il long-tems que vous n’avez été à confesse ? Plus de vingt-cinq ans, répondit ce pauvre Ferre-la-Mule… Quelles ont été vos occupations depuis ce tems ?... Premierement , je fus Domestique, autrement dit Maître-Jacques d’un ancien Officier qui avoit une confiance aveugle en moi ; j’achetois tout ce qui lui étoit nécessaire, & je volois toujours un huitième, au moins, sur chaque objet : je fus ainsi à son service pendant huis ans, & il mourut ; il fit un testament où il m’assura 400 liv. de rente viagère, qui me sont bien régulièrement payées… Ensuite quel métier fîtes-vous ?... Je me mis Brocanteur de Tableaux. Ha ! mon Pere, que j’ai à me reprocher ! que de forfaits ! que de friponneries !... Allons, courage, mon cher frere… Je m’étois associé avec trois autres ; & tous quatre, nous avons fait plus que les plus grands voleurs ; excepté que nous n’avons tué personne… Encore, qu’avez-vous fait ?...

Mon Pere, nous allions aux ventes, où il se trouvoit ordinairement deux autres sociétés comme la nôtre : nous ne poussions les uns sur les autres que pour la forme ; les Tableaux nous étoient adjugés presque pour rien, & nous partagions ensemble le bénéfice, par une méthode que nous appellons révision ; c’est ainsi que nous devenions comme les héritiers de ces sortes d’effets… Après, mon cher ami…

Quand un Amateur avoit un bon Tableau dans son cabinet, nous mettions tout en usage pour l’en dégoûter, afin de nous l’approprier.

Nous simulions des ventes publiques ; nous y mettions de mauvais Tableaux, que nous poussions & enchérissions les uns sur les autres à des sommes exhorbitantes, pour faire courir le bruit qu’il y avait eu à telle vente plusieurs Tableaux de conséquence, puisqu’ils avoient monté jusqu’à six, huit, dix, douze, quinze mille livres, plus ou moins, chacun ; tandis qu’ils n’en valoient pas réellement la trentième partie. Les Amateurs donnoient si aveuglément dans le piège, que nous leur donnions envie de les avoir ; ils nous donnoient encore un bénéfice en sus pour en acquérir la possession : de plus, nous leur tirions leurs bons Tableaux, pas sur le marché, en leur disant, qu’ils n’étoient pas de mode, qu’ils n’étoient pas agréables, &c…

Courage, mon frere… Ha ! mon Pere !... Courage, courage, mon très-cher enfant…

Si je remarquois qu’une personne eût envie d’un de mes Tableaux, je lui faisois fort cher ; il offroit un prix raisonnable : je refusois de lui accorder : j’en faisois part à un de mes adjoints, qui prétextoit d’aller chez l’Amateur, lui offrir quelque Tableau : cet Amateur ne manquoit pas de lui dire, j’ai manqué d’acheter un tel Tableau, chez un tel. Comment ! Monsieur, lui disoit mon associé, c’étoit une fort bonne acquisition : je connois cet excellent Tableau, je suis surpris que vous n’en ayez pas fait affaire ; car je sçais un Marchand qui en a offert plus que vous, & il ne l’a pas eu : c’est une belle chose en vérité. Je déplaçois mon Tableau, je le mettois chez un de mes autres confreres, & lorsque mon Amateur revenoit pour le prendre au prix que je lui avois laissé, je lui disois, il est vendu. Et à qui disoit-il ?... A quoi sert de vous le dire, puisque je l’ai vendu ?... Mais si c’est à un Marchand, il pourra me le recéder. Je lui déclarois le nom du Marchand, & cet Amateur, de bonne foi, alloit trouver mon associé, il lui faisoit des offres. Ha ! mon Pere !... Courage, mon cher frere ; courage, mon cher ami, courage… Hé-bien ! mon Pere, il lui offroit de lui rendre son argent, même deux cens livres, trois cens livres, quatre cens livres en sus, plus ou moins, suivant la valeur de l’objet, ou de ce qu’il disoit l’avoir acheté. Le marché manquoit ; mais cet Amateur passionné de le posséder, revenoit un jour ou deux après ; il ne le retrouvoit plus ; on avoit encore transféré ce Tableau désiré chez un autre de mes associés, & l’on disoit, je l’ai vendu à un tel. Plus cet Amateur croyoit son objet envié, plus il y attachoit de mérite, & plus il désiroit l’avoir : il se transportoit chez ce dernier, & enfin il en acquéroit la possession, en le payant vingt à trente fois plus que sa valeur…

Après, mon frere, courage ; vous trouvez-vous point plus mal ? L’on travaille à rétablir les hauts-bancs & l’on va bientôt vous descendre pour vous mettre dans votre hamac. Allons, mon cher ami, continuez… Mon Pere, si je voyois quelques Amateurs aux ventes, excepté à celles que nous faisions pour les surprendre, je me réunissois avec mes adhérents pour leur faire de mauvaises plaisanteries, afin de les dégoûter d’y venir ; & cela pour nous approprier, en quelque façon, des objets de curiosité qui se trouvoient au suppôt de toutes les successions…

Tranquilisez-vous, mon frere ; voilà que l’on remet les hauts-bancs, l’on va bientôt vous descendre, & vous acheverez, tranquillement, votre confession dans votre hamac…

Mais, mon Pere, je me sens mourir… Hé-bien, mon cher frere, continuez… Si quelque Amateur me demandoit mon avis, avant d’acheter un Tableau de quelque Marchand qui n’étoit pas de ma société, je disois toujours qu’il ne valoit rien, si le propriétaire ne me promettoit de me donner, au moins, un quart du prix que je l’estimerois ; & après la convention faite, nous volions, lui & moi, cet Amateur à discrétion. Ha ! mon Pere ! que je suis malade ! Hélas ! qu’est devenue ma pauvre oreille ? Ne pensez pas à votre oreille, lui dit le Confesseur, pensez à votre conscience, mon très-cher ami : allons, continuez.

Mon Pere, quand on exposoit en vente quelques Tableaux que nous croyions de prix, nous nous mettions deux ensemble, du côté où nous voyions des Amateurs qui étoient dans le cas d’y mettre enchere, & nous ne cessions de répéter, c’est dommage que c’est une copie ; ah ! s’il étoit original ! Quelquefois, nous disions tout simplement ; c’est une croûte, c’est-là une bien mauvaise chose. Alors ils se trouvoient adjugés à mes associés presque pour rien. Je vais tomber, mon Pere, je perds le reste de mes forces…

Courage, mon cher ami, courage, mon cher frere, courage ; dans un instant les hauts-bancs vont être remis : allons, continuez, s’il est possible. Mon Pere, mon Pere, ah ! ah ! mon Pere ! voilà le diable qui veut m’emporter… Point du tout, mon enfant, c’est un redoublement de fièvre qui vous fait apercevoir quelque fantôme ; recommandez-vous à Dieu… Ah ! mon Pere ! il est parti… Allons, mon cher frere, remettez-vous ; pouvez-vous continuer ? courage…

Quand j’avois un Tableau, dont je ne pouvois me défaire, je le cachois pendant quelque tems, je le salissois ; je le mettois chez quelque pauvre personne de ma connoissance, & j’allois dire à un Amateur, que je sçavois un bon Tableau sous crasse à vendre chez une personne qui n’en connoissoit pas le mérite ; mais, que, faute d’argent, j’avois été forcé de manquer cette bonne occasion ; que ne pouvant l’acheter, j’étois venu l’avertir, en lui disant, que je serois plus charmé qu’il l’eusse plus qu’un autre : je ne manquois pas de le priser une somme extraordinaire ; & cet honnête homme, trop crédule, alloit bien vite l’acheter ; il le payoit à mon homme de confiance, à qui je donnois quelque peu d’argent pour son acte de complaisance. Ah ! mon Pere ! & mes Cacaoins, mes Cacaoins, mes Cacaoins. Le Major dit : Pere Aumônier, le transport s’empare du pauvre Ferre-la-Mule, il pense aux oiseaux qui l’ont fait monter où il est : s’il quitte sa poignée, il va tomber & s’achever de tuer. Le Pere Aumônier lui donna l’absolution, in extremis. Cependant, il reprit ses esprits ses sens, il recommença à crier, mon Pere, faut-il mourir ?... Mon cher ami, quoique vous soyez fort en danger, dieu est tout-puissant : mais avez-vous quelque chose à dire ? Hélas ! oui, mon Pere !... Hé-bien ! voulez-vous continuer ? Comment vous sentez-vous ?... Très mal… Allons, mon cher enfant, mon cher ami, courage…

Mon Pere, un jour qu’il me falloit absolument de l’argent, je passai devant la porte d’un riche Tapissier ; je le priai de me garder un Tableau que j’avois sous mon bras, pendant le tems que j’irois à une vente. Je dis à un de mes associés la place où il étoit, de faire semblant de marchander une table qui étoit auprès, & de demander à acheter ce Tableau ; de dire que si on vouloit le donner pour 2400 liv. qu’il alloit les donner. Il y fut, en effet, il demanda à l’acheter. Le Tapissier dit qu’il n’étoit point à lui ; qu’il étoit à quelqu’un qui venoit de le déposer là. Mon associé lui dit, qu’il y auroit quatre louis d’or, en sus, pour lui.

Ce Tapissier, à mon retour, comptant faire une bonne affaire, me demanda si je voulois lui vendre ce Tableau pour cinquante louis, qu’on l’avoit chargé de me les offrir. Je lui répondis que je ne voulois pas me défaire d’une pièce aussi précieuse, que j’en avois refusé plusieurs fois 1800 liv. & que je n’avois pas voulû le vendre. Il me pria de lui donner la préférence ; je la lui accordai ; il me compta 1800 liv., sondant, sans doute, sur les 2496 liv. que mon associé avoit promis de lui donner ; de manière qu’à l’aide de mon adjoint, j’attrapai 1800 liv. à mon riche Tapissier, pour un Tableau qui pouvoit valoir 48 liv. Hélas ! mon Pere, puis-je espérer que Dieu me fasse grace ? Oui, mon cher ami, Dieu est un bon Pere, il est tout miséricordieux ; il pardonne tout quand on est véritablement fâché de l’avoir offensé : mais , mon cher ami, vous sentez-vous encore de la force ?... Bien peu, mon Pere… Avez-vous encore quelque chose à dire ?... Hélas ! oui : que trop… Voyons, courage ; vous voyez déjà, que Dieu vous regarde en pitié, puisqu’il vous fait la grace de pouvoir confesser vos crimes… Oui, mon Pere, cela est vrai… Hé-bien, allons, courage, mon frere… Mon Pere, il n’y a point eu de ruses à mon épreuve, jusqu’à avoir été chez un Amateur, d’un air simple, avec des pleureuses, & comme un homme qui faisoit le doucereux, dire que mon Pere m’avoit laissé orphelin, avec un certain nombre de Tableaux ; que je lui avoit entendu dire plusieurs fois qu’ils feroient ma fortune après lui : cet Amateur, de bonne foi, me les payoit comme des chose très-précieuses, tandis qu’elles n’avoient presque aucune valeur.

Après, mon frere… Quand je voyois un Amateur riche, & qui n’avoit point d’argent, je luis offroit crédit, mais à des conditions les plus usuraires ; & pour lui faire encore mieux la loi, je lui prêtois de l’argent dans son besoin ; de sorte que par succession de tems, je faisois avec lui affaire sur affaire : bagues, montres, boîtes d’or, bijoux de toutes espèces, chevaux, voitures, maisons de Ville & de Campagne, jardins, &c. je m’accommodois de tout, & je finissois par les ruiner.

Les hauts-bancs placés, le Major monta dans la hune, il lui toucha le pouls, & il dit qu’il n’étoit point encore mourant. L’on descendit le malheureux Ferre-la-Mule, & on le mit dans son hamac, où il acheva sa confession secrettement, suivant l’usage. Dieu sçait ce qu’il avoit à dire !

Pendant que l’on s’occupoit de Ferre-la-Mule, notre Vaisseau faisoit toujours voile vers les côtes de France : un bon vent au large nous fut favorable jusqu’à la découverture de la terre. Là nous apperçûmes toutes les apparences d’une tempête assurée ; nous voyions sauter & plonger les Marsoins, les Galputes suivoient notre Vaisseau, les flots étoient noirs : plusieurs Officiers & anciens Matelots dirent au Capitaine, qu’il y avoit beaucoup de danger d’entrer dans la Manche ; que si malheureusement, les vents venoient au Nord-Est, ou à l’Est Nord-Est, que nous nous perdrions sur les côtes de Bretagne.

Le Capitaine persista, & nous entrâmes dans la Manche, où nous n’éprouvâmes que trop ce que ceux qui étoient d’avis de virer de bord & chasser devant le vent, avoient prévû.

Nous fûmes pris d’une tempête terrible : nous serrâmes toutes nos voiles, nous tînmes le cap au vent autant qu’il nous fut possible : nos Matelots avoient l’eau jusqu’aux genoux, pour faire la manœuvre, nous recevions des coups de Mer horribles. Nous fûmes obligés de mettre des contre-boutes contre les croisées de la grande chambre, pour soutenir contre ces coups de Mer ; cinq haches furent montées sur le pont, pour couper les mâts. Nous restâmes dans cette situation pendant trente-six heures ; nous étions entraînés par les courants, sur la côte de Bretagne, où la destruction de nos corps & biens, nous paroissoit d’autant plus inévitable, qu’il nous étoit impossible de doubler un endroit, que l’on nomme Basse-froide. Enfin dans cette dernière extrémité, l’on décida de faire un vœu à Notre-Dame de Douceur (c’est une Chapelle vouée à la Sainte Vierge ; elle est située vis-à-vis le Château de Saint-Malo,) il fut donc arrêté tout d’une voix, que si Dieu nous faisoit miséricorde, & si nous arrivions à Saint-Malo, nous irions tous nuds pieds & en linge, entendre la Messe à cette Chapelle.

Notre Aumônier entonna le Salve Regina, l’on chanta les Litanies de la Vierge, & après toutes les Prieres & Oraisons en pareil cas, la mer se calma ; les vents vinrent au Ouest ; nous mîmes nos voiles dehors & nous fûmes mouiller sous le Cap-Fréel. Nous serions venus mouiller devant Saint-Malo ; mais la rade est si dangereuse, que notre équipage ne voulut pas s’y risquer de nuit.

Le lendemain nous levâmes l’ancre & nous nous présentâmes, entre la couchée & Cezembre, où sont deux des forts qui servent à la sureté de la Ville en tems de guerre. Nous tirâmes deux coup de canon, pour saluer la Ville, & pour demander un Pilote de la côte, afin de nous faire entrer en sureté dans la rade, où nous mouillâmes sur les deux heures après midi.

Le lendemain, nous exécutâmes tous notre vœu, excepté M. Ferre-la-Mule, qui étoit resté à bord encore assez malade, mais hors de danger. Toute la Ville vint nous voir ; nous avions les pieds nuds, & nous étions en chemises, avec chacun un cierge à la main. Je plaignois sutout Madame de S. Firmin, qui étoit obligée de marcher sur un pavé pointu, tel que celui de Saint-Malo ; elle qui avoit de petits pieds, très-blancs, & bien délicats.

La Messe finie, chacun retourna s’habiller à bord, & faire débarquer ses équipages, afin d’aller aussi chacun à sa destination, excepté Ferre-la-Mule, que nous laissâmes, & dont je n’ai jamais entendu parler depuis : mais je n’ai garde d’oublier sa confession, elle me servira de leçon, ainsi qu’à mes amis, à qui je compte en faire part, pour éviter d’avoir jamais affaire à de semblables personnages, si malheureusement il en existoit encore, au détriment de la société, de la bonne foi, & du commerce.

FIN
(texte non relu après saisie. 15.8.06)

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