Georges Courteline
[Georges Moineaux]

(1858-1929)

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Chronique du 13 décembre 1884
(Les Petites Nouvelles Quotidiennes)

J'ai une habitude, trop vieille déjà pour que je puisse espérer de la perdre jamais, habitude que je partage avec cinquante et un mille six cent quarante-sept individus, sans compter les provinciaux, et qui consiste à me payer chaque matin la lecture des, Petites Nouvelles.
   
C'est peut-être une erreur de mes sens abusés, mais j'ai toujours trouvé la prose de MM. Ernest d'Hervilly, Jules Moinaux et Richard O'Monroy infiniment supérieure en gaieté aux tartines de l'Univers et de la Gazette de France.

Toutes les opinions sont libres.

Donc, je lis les Petites Nouvelles ; je les déguste régulièrement et, ajouterais-je, d'un bout à l'autre sans en omettre les annonces, qui ne sont pas, je vous prie de le croire, la partie de notre journal la plus dépourvue d'intérêt. Tout au plus, fais-je une exception pour la Chronique qu'ayant eu l'embêtement de faire, je gagne bien de ne pas lire.
   
En revanche, je me ferais scrupule de rater un seul des articles aussi judiciaires que spirituels de mon confrère « l'avocat », et bien m'en prend, puisque puisant à même la poche de cet homme de robe et d'esprit, je puis lui emprunter aujourd'hui l'incident comique de la semaine. Je veux parler du cas de Thaddée Stchebrovsky, l'officier russe polygame dont il nous racontait l'histoire il y a trois jours.

Ce personnage - dont j'aime mieux écrire le nom que de le prononcer - coupable d'avoir épousé à quelques semaines de distance une Kischenieffine, une Moscovite et une Circassienne, fut, on le sait, traduit pour ce fait, devant les assises de Moscou, ce qui était aussi légitime, au surplus, que chacune de ces trois unions. Le crime établi, avoué, la question suivante fut posée au jury : « Ayant trois ménages à la fois, l'officier Thaddée Stchebrovsky est-il, oui ou non, coupable de polygamie ? »

Il est infiniment probable qu'en lieu et place du jury de Moscou vous eûtes répondu affirmativement. C'est cependant le contraire qui est arrivé.

D'où l'acquittement de Thaddée Stchebrovsky.

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Mon collaborateur ajoute: « Voilà comment je comprends la justice ».

C'est là un sentiment que Thaddée Stchebrovsky partage certainement avec lui. Seulement je me demande non sans anxiété : Si, avec trois femmes légitimes, Stchebrovsky n'est pas polygame, qu'est-ce qu'il est ?

Vous allez peut-être me répondre qu'il est mathématiquement deux fois plus cocu que vous ou moi, ce qui n'est pas invraisemblable. Mais c'est là une question à part et qui ne change rien à ce que je dis, en sorte que j'en reviens à me creuser la tête et à tâcher de dénicher quelque chose dans les singulières idées qu'on me paraît se faire à Moscou des polygames et de la polygamie.
   
Je sais bien qu'à la rigueur et à grand renfort de bonne volonté, le jury a pu faire bénéficier notre homme, prévenu de polygamie, du vieux proverbe « Un homme prévenu en vaut deux ». Mais ce moyen, pour extrême qu'il soit, n'en est pas moins imparfait, au point de vue du résultat.
   
Deux femmes pour un homme dédoublé, passe encore ; la Kischenieffine et la Moscovite, soit, mais il y a la Circassienne qui gâte tout.

En sorte que la culpabilité de Stchebrovsky subsistera toujours et bon gré mal gré, dans la proportion de 33 pour 100, plus les fractions.

Mon confrère l'avocat ne sortira pas de là, à moins qu'il ne comprenne les règles des proportions de la même façon qu'il comprend la justice.

Cela dit, on me permettra de supposer que Thaddée Stchebrovsky ne s'arrêtera pas dans la bonne voie où il a mis les pieds. Franchement, en présence de son acquittement, il aurait bien tort de se gêner, d'autant plus qu'il n'y a jamais que les trois premières femmes qui coûtent. Je dirai même qu'à sa place, j'y mettrais une certaine curiosité et que j'accumulerais mariages sur mariages, ne fût-ce que pour être fixé sur la quantité exacte de femmes, nécessaire à la formation d'un polygame parfait.

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D'ailleurs, quand le Seigneur a dit la phrase fameuse: « Croissez et multipliez! » rien ne prouve qu'il n'ait pas voulu parler des femmes, et Thaddée Stchebrovsky, dès lors, aurait pleinement mérité son acquittement devant le jury.
  
En somme, erreur n'est pas compte, et d'un malentendu à un crime, il y a loin.

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