Georges Courteline
[Georges Moineaux]

(1858-1929)

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Contes


Un monsieur qui a trouvé une montre

A Alphonse Allais.

DU haut du tramway de l'Étoile, je crus voir à l'ami Breloc qui, justement, traversait la place Blanche, une figure à ce point révolutionnée, que je descendis de voiture exprès pour l'aller questionner :

— Eh ! bon Dieu, qu'est ceci, Breloc ? m'écriai-je ; et quel est ce visage plus mélancolique cent fois qu'une boutique fermée pour cause de décès ?

Il répondit :

— Ne m'en parle pas; j'ai failli aller en prison.

Entendant cela, je supposai qu'il avait commis quelque malhonnêteté et je me suis mis à pousser les hauts cris ; mais lui, sans doute, me devina, car il s'écria :

—  Tu n'y es pas !... J'ai failli aller en prison à cause d'une saleté de montre que j'ai trouvée cette nuit, boulevard Saint-Michel, et fidèle­ment reportée ce matin chez le commissaire de police de mon quartier. Hein, elle est raide, celle-là ? Rien n'est plus vrai, pourtant ; et j'en suis encore malade d'ahurissement et de stu­peur. Du reste, tu vas en juger. Tu as bien cinq minutes ?

— Parbleu !

— Écoute-moi, alors. Et tâche que ça te profite.

Muni de la montre en question — une belle montre d'homme, ma foi, boîtier en or avec ini­tiales en platine — je me présentai, sur le coup de neuf heures du matin, au commissariat de la rue Duperré et demandai à être introduit près du commissaire de police. Ce personnage, qui achevait de boire son chocolat, donna l'ordre de me faire entrer et sans me souhaiter le bonjour, me faire asseoir ni rien du tout, me dit :

— Qu'est-ce que vous demandez ?

J'avais pris l'air de circonstance, le sourire discret du monsieur qui accomplit une action d'éclat et qui s'attend à être couvert de lauriers.

Je répondis :

— Monsieur le commissaire de police, j'ai l'honneur de déposer entre vos mains une montre que j'ai trouvée cette nuit et que...

Je n'avais pas achevé, que le commissaire se dressait, répétant :

— Une montre! Une montre !

Des gardiens de la paix jouaient au piquet dans le poste.

Il leur cria :

— Hé ! vous autres, fermez donc la porte de la rue. On est ici comme dans un moulin, ma parole !

Et il demeura debout, rognant entre ses dents, à attendre que l'ordre donné eût reçu son exécution.

Quand ce fut fait, il se calma, replongea en son siège et dit :

— Veuillez me remettre cet objet.

Je m'exécutai. Il se saisit de la montre, et pendant une longue minute il la mania, la re­tourna, la flaira, en fit jouer alternativement le remontoir, le boîtier et le mousqueton d'attache.

— Oui, conclut-il enfin d'un air grave, c'est une montre. Il n'y a pas à dire le contraire.

Là-dessus il étendit le bras, enfouit la montre au fond d'un vaste coffre-fort, qu'il referma ensuite à double et triple tour. Je le regardai faire, étonné.

Il reprit :

— Et où avez-vous, je vous prie, trouvé cet objet de valeur ?

— Boulevard Saint-Michel, répondis-je, au coin de la rue Monsieur-le-Prince.

— Parterre ? fit le commissaire ; sur le trottoir ?

Je répondis qu'il en était ainsi.

— Voilà qui est extraordinaire, dit alors, en fixant sur moi un oeil méfiant, cet homme bien plus extraordinaire encore. Le trottoir, ce n'est pas une place où mettre une montre.

— Je vous ferai remarquer... insinuai-je en souriant.

Sec, le commissaire dit

— Je vous dispense de toute remarque. J'ai la prétention de connaître mon métier.

Je me tus et cessai de sourire.

Lui reprit :

— Qui êtes-vous, d'abord ?

Je me nommai.

— Où demeurez-vous?

Je dis que j'habitais place Blanche, 26, au premier au-dessus de l'entresol.

— Quels sont vos moyens d'existence ?

 J'exposai que j'avais douze mille livres de rentes.

— Quelle heure était-il à peu près, quand vous avez trouvé cette montre ?

— Il était trois heures du matin.

— Pas plus ? s'exclama le commissaire, de­venu soudainement ironique.

— Mon Dieu non, dis-je ingénument.

— Eh bien, je vous fais mes compliments, railla mon interlocuteur ; vous me faites l'effet de mener une singulière existence.

Et, comme j'excipais de mon droit à user de la vie selon ma fantaisie :

— Possible ! reprit le commissaire ! seulement, moi, j'ai le droit de me demander ce que vous pouviez fiche, à trois heures du matin, au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Monsieur­-le-Prince, vous qui dites habiter place Blanche !

— Comment, je dis ?

— Oui, vous le dites.

— Si je le dis, c'est que cela est.

— C'est ce qu'il faudra établir. En atten­dant, faites-moi donc le plaisir de ne pas détour­ner la question et de répondre avec courtoisie aux questions que mes devoirs m'obligent à vous poser. Je vous demande ce que vous fai­siez à une heure aussi avancée de la nuit, en un quartier qui n'est pas le vôtre ?

J'exposai, comme cela était vrai, que je reve­nais de chez ma maîtresse.

Il prit note et demanda :

— Qu'est-ce qu'elle fait, votre maîtresse ?

— C'est une femme mariée, répondis-je.

— A qui ? fit-il alors.
     
—  A un pharmacien.

— Qui s'appelle ?

Pour le coup :

— Ça ne vous regarde pas ! ripostai-je im­patienté.

— C'est à moi que vous parlez ? cria le com­missaire.

— Je pense.

Le commissaire devint violet.

— Oh ! mais, mon garçon, cria-t-il, vous allez changer de langage ! Vous le prenez sur un ton qui ne me revient pas.

Puis :

— Contrairement à votre figure... qui me revient, elle !

— Ah bah ?

— Oui... comme un souvenir.

Il y eut un instant de silence.

Enfin :

— Vous n'avez jamais eu de condamnations, Breloc ?

Ceci mit le comble à la mesure.

— Et vous ? demandai-je.

D'un bond, le commissaire fut debout.

— Vous êtes un goujat ! cria-t-il.

— Vous êtes un crétin ! répliquai-je.

Je dis, et, dans le même instant, jugeai ma dernière heure venue. Le commissaire s'était précipité sur moi, suant, bavant, le sang à la face. Sous la broussaille de ses sourcils, je voyais flamber ses yeux de fauve.

— Vous dites ? bégaya-t-il ; vous dites ? Je tentai de placer un mot, mais il ne m'en laissa pas le temps.

Il rugit :

— Et je dis, moi, que je vais vous envoyer au Dépôt, ça ne va pas traîner ! C'est l'heure du panier à salade, justement. Qui est-ce qui m'a bâti un polichinelle pareil ? Ah ! vous voulez faire de la rouspétance ! Ah ! vous voulez vous ficher de moi, et de la loi que je représente ! Eh bien, vous êtes bien tombé !

Il scandait chacune de ses phrases à grands coups de poing abattus parmi les paperasses de sa table :

— Est-ce que je vous connais, moi ? Est-ce que je sais qui vous êtes ? Vous dites que vous vous appelez Breloc, je n'en sais rien ! Vous dites que vous habitez place Blanche, qu'est-ce qui me le prouve ? Vous dites que vous avez douze mille livres de rente, est-ce que je suis forcé de vous croire ? Faites-les donc, voir un peu, vos douze mille livres de rentes, hein ! vous seriez bien en peine de les montrer.

J'étais abasourdi.

— Tout cela n'est pas clair du tout, conclut-il avec violence ; je dis, entendez-vous bien, que tout cela n'est rien moins que clair et que j'ignore si vous ne l'avez pas volée, moi, cette montre !

— Volée !

— Oui ! volée ! D'ailleurs, ce n'est pas tout ça ; je vais en avoir le cœur net.

Des agents, au bruit, étaient venus. Il leur cria :
— Fouillez cet homme !

L'homme, c'était moi.

En une seconde, je fus tel qu'un petit Saint-Jean, ma chemise tombée autour de mes pieds nus.

— Ah ! vous voulez faire le malin ! répétait le commissaire goguenard ; ah ! vous voulez faire le malin ! — Levez-lui donc les bras, vous autres ; faites-lui donc écarter les jambes.

Au renouvelé de tant de misères, la voix Breloc s'altérait. Mais comme je riais, moi, aux larmes, hochant la tête, satisfait, reconnaissant là tout entières ces deux vieilles ennemies achar­nées des gens de bien, l'administration et la loi :

— Que j'en trouve encore une, de montre... hurla en manière de morale mon infortuné ca­marade, cependant que son poing exaspéré et clos élevait une menace vers l'avenir.

*
* *

La Bourse

I

A Jules Lermina.

L'IMMORTEL auteur d' A se tordre, de Pas de Bile, de Vive la Vie et du Parapluie de l'Escouade, j'ai nommé Alphonse Allais, a conté une charmante histoire. C'est celle d'une espèce d'enflé qui ne pouvait prendre coup sur coup deux ou trois tasses de café sans éprouver le besoin de dire : « Moi, je suis un type dans le genre de Balzac » ; raturer un mot sur une lettre sans déclarer : « Moi, je suis un type dans le genre de Gustave Flaubert » ; exposer qu'il est marié à une femme appelée Joséphine sans ajouter à l'instant même : « Moi, je suis un type dans le genre de Napoléon Ier. »

Labrême, lui, alors cavalier de 1re classe au 51e chasseurs, était un type dans le genre du général Cambronne. Il l'avait cent fois démon­tré, mais ce soir-là il le prouva, l'établit jusqu'à l'évidence. Dans la paix du petit café où vaine­ment il s'entêtait à vouloir rosser au piquet un imbattable garçon boucher de ses amis, les cinq lettres éclatèrent soudain comme une bombe de dynamite. Une personne au teint de phtisique, qui tricotait dans le comptoir un châle pour ses maigres épaules, réfugia en une quinte de toux son embarras bien naturel, tandis que des joueurs de manille déposaient, consternés, leurs cartes, et qu'un vieil habitué de l'endroit, s'interrompant de lire les Débats, esquissait de son chef vénérable le muet hoche­ment qui apprécie.

C'est que Labrême, coeur pur, âme d'ange, croyait le monde fait à son image et volontiers l'envisageait à travers la concavité de sa can­deur. Conscient de sa naturelle droiture, pénétré par carambolage de la bonne foi de son prochain, l'idée qu'on se pouvait jouer de la sienne dépas­sait sa compréhension. Ayant à quatre reprises consulté le cadran de l'oeil-de-boeuf et constaté, par quatre fois, que les aiguilles marquaient le quart avant huit heures, il en avait tiré cette conclusion bien simple qu'il était huit heures moins un quart, un peu surpris sans doute, mais pas énormément, que le temps eût stoppé sur place depuis vingt ou vingt-cinq minutes. A la fin, des soupçons lui étaient venus cepen­dant, de vagues anxiétés, on ne sait quoi, un quelque chose de très complexe où se mariait la peur du surnaturel à la crainte de manquer l'appel, et, un pli d'inquiétude au front, il avait demandé au boucher :

— Ah çà ! mais, quelle heure donc qu'il est ?

Il était neuf heures moins vingt.

Nous avons exposé ci-dessus de quelle façon à la fois éloquente et succincte il avait salué cette révélation. Par égard pour la bienséance, nous ne reviendrons pas sur ce point désormais élucidé, mais nous devons à la vérité de la mettre ici toute nue. Nous dirons tout !... Entre le moment où ses yeux s'ouvrirent à l'évidence des choses et celui où il disparut par le bâille­ment violemment écarté de la porte, Labrême fut beau d'indignation. Mis debout d'un sursaut, ses regards chargés de haine lancés en dards empoisonnés à l'horloge dont ils flétrissaient la traîtrise et la perfidie :

« Salope ! » cria-t-il.

Et en sa voix se plaignaient les rancunes, les farouches, les âpres rancunes d'un Arnolphe qui s'est laissé prendre aux cils baissés d'une sainte Nitouche. Une dizaine de fois encore, tandis qu'il serrait sur son ventre la boucle de son ceinturon, il évoqua l'ombre grandiose du héros de Waterloo, puis il gagna la sortie en donnant leur libre volée à des essaims de « Sacré nom de Dieu ! » précipités et retentissants.

Dans le glacial silence qui suivit sa dispari­tion :

— Il est très bien, ce garçon-là, dit à mi-voix le vieil habitué que l'incident avait arraché tout à l'heure à la lecture du Journal des Débats.

II

Labrême sorti, toute sa fureur tomba, avorta dans cette prostration accablée qui est fille des grandes catastrophes. Simplement, le garçon boucher insultant à sa détresse et lançant au calme de la rue les tonitruantes d'une ironique gaieté, il lui jeta un coup d'œil d'assassin.

L'automne déjà sur sa fin agonisait dans des brouillards d'hiver, dans une ouate où, de loin en loin, s'élargissait l'étoile d'un bec de gaz. Le soldat demeurait sans un mot, les doigts aux hanches, le dos montré au petit café dont les mousselines s'enlevaient en clartés indécises fréquentées d'ombres de géants.

— Qu'est-ce que je vas fiche, bon sang de bon sort !

Le boucher haussa les épaules.

— Zut! fit-il ; t'es trop couenne, aussi. En voilà-t-y pas une affaire, parce que t'as manqué l'appel !... T'auras deux jours et ça fera le compte.

Mais l'autre

— Deux jours !.. deux jours !... Je me fous bien des deux jours, ma foi !

— Eh bien ! alors ?

— Eh ! bougre d'andouille, dit Labrême, c'est ma permission dans le lac !

— T'avais demandé une permission ?

— Parbleu !... une permission de quatre jours, pour aller au mariage de ma soeur.

— Quand ça donc ?

— Après-demain.

— Ah ! flûte !...

C'était, plus grave. Le boucher cessa de rire, du coup ; et, soulevant le bord de sa casquette, comme s'il eût voulu rendre hommage à l'infor­tune de son ami, pensif, il se gratta longue­ment. Les bouchers sont gens débrouillards, car ils sont enfants des faubourgs ; celui-ci était un malin, de qui l'astuce naturelle s'était un peu aiguisée aux aspérités de la vie. Soudain, comme au loin, très loin, l'horloge de la cathé­drale sonnait les trois quarts de huit heures, et que ce mélancolique rappel de la hâte du temps à s'enfuir rejetait de nouveau hors de soi Labrême un moment atterré :

— Ah çà ! mais... fit-il... Ah çà ! mais...

— Qu'est-ce qu'y a ? dit Labrême surpris.

La main brusquement avancée et écarquillée dans le vide, l'œil fixé sur le clair-obscur d'une vision qui se dessinait :

— Il y a, répondit-il, que je viens de trouver un truc.

Labrême tressaillit.

— Un truc ?

— Gy !

— Pour ma punition ?

— T'y coupes !

— Non ?...

— T'y coupes, que je dis, t'y coupes !... Ou alors y a p'us de bon Dieu.

— Bon sang de bon sort ! Faudrait voir à voir, en ce cas.

— Et à se presser. Où c'est-y que perche le quart-d'œil ?

— Rue de la Sous-Préfecture.

— C'est à deux pas d'ici. Radine, vieux flambeau, et au trot.

— Et le truc ?

— Nous en causerons en chemin. Le commis­sariat ferme à neuf heures. Nous n'avons que le temps. Allume !

III

Dans l'arrière-pièce qui lui servait de cabinet et sur laquelle ouvrait le poste, le commissaire de police donnait, puis épongeait en hâte, du block-buvard qu'il tenait à la main, des signa­tures aux paraphes imposants, embrouillés comme des écheveaux. Très sensible aux cou­rants d'air, il avait gardé son chapeau, et son visage, son neutre et morne visage exempt de toute sévérité, exprimait une douceur plain­tive de cocu résigné mais triste. C'était un homme de cinquante ans, sa barbe couleur de poussière empiétait jusque sous ses yeux. Un fin grésil de pellicules mouchetait le col de sa redingote, cependant que sur ses phalanges hérissées de touffes acajou, l'abat-jour de la lampe dressée près de son coude déversait des flots de lumière.

Quand il eut su par l'agent de service qu'un « militaire le demandait » :

— Faites entrer, fit-il sans lever le nez.

Labrême parut.
— Le commissaire de police ?

— C'est moi-même, dit le magistrat.

Le soldat avança de trois pas, ramena le talon droit près du gauche, et, la main au shako, il dit :

— C'est pour la chose qu'en m'en revenant au quartier j'ai trouvé un porte-monnaie.

Le commissaire de police (de son nom Désiré Trompette) était un homme plein de vertu, qui prisait au plus haut degré le commerce des gens de bien. La belle action de ce pauvre diable se détournant de son chemin pour venir restituer à César ce qui appartenait à César, lorsqu'il lui eût été si simple d'en engraisser son petit avoir, le remplit d'attendrissement. Ce fut presque les larmes aux yeux qu'il répéta :

— Un porte-monnaie ?

— Oui, dit Labrême, un porte-monnaie. Je l'ai trouvé au coin de la rue des Vieilles-Filles et du mail des Chardonnerets, à deux pas de la porte du quartier.

— Quand cela ?

— Y a comme qui dirait un quart d'heure.

— Et vous étiez seul ?

—J'étais seul.

— Bien. Veuillez me remettre l'objet.

Le chasseur s'exécuta. De sa poche, où sa main plongea jusqu'au poignet, il tira une bourse crasseuse, de ces bourses en forme de blagues, qu'étrangle un frêle lacet de cuir, glacé de graisse et couleur jus de chique. Elle conte­nait onze francs et sept sous. Alors, ce fut un beau spectacle. M. Trompette s'était renversé dans le dossier arrondi en arc de son fauteuil, et, les doigts au rebord de la table, il faisait, d'une voix lente et grave, toute mouillée de conviction émue, l'éloge de la probité. Labrême, lui, faisait la bête, protestait, devenait une fleur de modes­tie, disant qu'on était tous comme ça dans sa famille, que tout le monde, à sa place, en aurait fait autant, que ça ne valait pas la peine d'en parler, etc., etc. Et ainsi ces deux honnêtes hommes rivalisaient d'éloquence, tandis que le boucher, dans la rue, pensait :

— Je n'ai pas été malin. Je n'ai plus de quoi aller prendre un verre. J'aurais dû garder vingt sous.

Labrême coucha à la boîte pour avoir manqué l'appel ; mais le lendemain lui valut des sur­prises. Dans le même temps où le boucher, à l'autre extrémité de la ville, demandait d'une voix angoissée, au commissaire de police : « On n'aurait pas trouvé une bourse contenant onze francs et sept sous, que j'ai perdue, hier, vers neuf heures, du côté de la rue des Vieilles-Filles ? » le maréchal des logis fourrier lisait la décision suivante aux hommes assemblés pour le pansage du soir :

« Sur la demande de M. le commissaire de police, une permission de quinze jours est accordée au cavalier Labrême pour avoir trouvé une bourse et l'avoir fidèlement remise entre les mains de ce magistrat. Le colonel livre sans commentaires, aux méditations de tous, cet acte de haute probité. »

*
* *

Les Têtes de bois

QUAND Bois mourut, m'expliqua Venderague, c'est moi que je fus désigné de corvée pour aller, avec le chef, le recon­naître à l'hôpital, à cause que nous étions pays, nés le même mois, au même patelin, ousque nous restions censément porte à porte, loin comme qui dirait d'ici au maga­sin d'habillement. C'est bon, nous partons, le chef et moi, nous rappliquons à l'hôpital. Il y avait là tous les tire-au-flanc de l'escadron, Faës, Lagrappe, Vergisson, exétéra, exétéra. Tous ces bougres-là se fichaient de ça ; ils fu­maient leurs pipes au soleil, avec des capotes de réforme, des pantalons de propriétaires, est-ce que je sai s! Bon, ça ne fait rien, nous arrivons dans une espèce de sale truc, grand à peu près comme v'là la chambre, seulement pas t't' à fait aussi haut. C'est ça que ça puait ! Oh ! là là, mon pauv' vieux ! Tiens, pire encore que la salle des visites !

« Le chef soulève son shako :

« — Messieurs et dames, salut, qu'y dit, — parce que faut te dire qu'y avait là l'infirmier et la soeur des militaires.

« — Tiens, vous v'là, chef ! que fait l'infir­mier, et comment que ça va ; c't' heure ici ?

« — Mais, ça boulotte, que dit le chef. Nous venons, c't' homme-là et moi, pour reconnaître el' chasseur Bois, qu'est mort hier d'une mer­ningite.

« — Parfait, que dit l'autre ; t'nez, le v'là.

« Il était déjà dans l' sapin, c' bougre-là : un bath sapin, oui, j' t'en fous ! Quat' planches et pis un couverque, ça fait le compte. Bon, l'infirmier ôte el' couverque, rabat l' drap, et mouche la chandelle.

« — Ah ! ah ! que fait le chef, le voilà, l'né­gociant ! Eh ben, c'est parfait, allez-y, vous pouvez fermer la boîte.
« Là-dessus, je r'garde et qu'est-ce que j'vois? J' vois que je r'connais pas mon Bois. Tu penses si je m' fous à gueuler !

« — Au temps, l'mouvement est faux! C'est pas la tête de Bois !

« — Quoi, que dit le chef, c'est pas la tête de Bois ?

« — Non, que j' dis, c'est pas la tête de Bois !

« — C'est-y qu' t'es maboul ? que dit l'chef.

« — J'suis pas maboul, que je réponds. J'connais Bois pour un coup, pas vrai, et j'pense pas que ce soye pour la peau que nous ayons fait nos classes ensemble et qu'il a été mon voisin à la chambre pendant au moins pus d'dix-huit mois.

« — Tout ça, que dit le chef, c'est pas des raisons, et je te dis que c'est la tête de Bois.

« — Non, que je dis.

« — Si! que dit le chef.

« — Je vous dis que non !

« — Je te, dis que si !

« — Je vous dis que non !

« — Je te dis que si !

« — Enfin comme ça pendant une heure, et qu'à la fin le chef voulait m'fout'dedans, en disant que je commençais à l'embêter.

« — Tout d'même, ça se pourrait des fois que cet homme-là aye raison, dit l'infirmier qui ne disait rien ; attendu qu'il n'n'est mort trois à ce matin, Bois, un gendarme, et un capo­ral du 94e. Alors, comme on leur z'y a tranché le cou à tous trois pour faire des espériences, je ne dis pas qu'on ne s'aura pas fichu dedans et qu'on n'aura pas mis à Bois la tête du caporal, au caporal la tête du gendarme et au gendarme la tête de Bois.

« — Là-dessus, mon vieux, v'là le chef qui se met à crier :

« — Oui, oui, c'est sûr qu'on s'a trompé ! C'est pas la tête de Bois ! C'est pas la tête de Bois !

« — Crois-tu, hein, ce sale mufle-là ! N'importe, ça ne fait rien, tu vas voir. Donc, voilà l'infir­mier qui prend la tête de Bois et qui se trotte dans la pièce à côté ; dont je dis au chef :

« — C'est tout de même un peu fort, que, dans ce cochon de métier-là, on n'est s'ment pas maître de sa peau pour une bonne fois qu'on est claqué.

« — Et, de fait, tu diras tout ce que tu voudras, y a de quoi se flanquer en colère. Enfin, c'est comme ça. Pour t'en finir, voilà l'infirmier qui reparaît et qui applique une autre tête sur les épaules du camarade, dont le chef se fiche à beugler :

« — La v'là, à c'te fois, j'le reconnais, j'le reconnais !

« J' m' approche, je regarde ; ouat ! rien du tout !

« — Ah çà ! que j'fais, ça devient dégoûtant, à la fin ! C'est encore pas la tête de Bois !

« V'là t'y pas le chef qui s'emballe !

« — Nom de Dieu de nom de Dieu ! qu'y dit, est-ce que tu te figures comme ça que nous allons coucher ici ? En v'là assez avec la tête de Bois ; allez, rompez ! coucheras à la boîte ce soir !

« — Mais, que je dis, pisque c'est pas lui.

« — Si, si, qu'y fait, c'est très bien lui, tu ne le reconnais pas à cause de sa barbe, mais je suis aussi sûr que c'est la tête de Bois comme nous voilà, toi et moi, en ce moment.

« — Écoutez, chef, que je fais alorss ; je vas vous dire une bonne chose. Bois avait, de son vivant, un petit pois derrière l'oreille ; r'gardez voir un peu si y y est.

« — C'est bien, que dit l'chef, monsieur va r'garder, mais, j't'avertis que si y y est, t'y cou­peras pas de tes huit jours.

« C'est hou, on retrousse l'oreille de Bois, et comme de jus', pas plus de p'tit pois que sur ma main. Je regarde le chef, en rigolant. Mon vieux, tu crois p't'être qui s'épate? Je t'en fous ; y prend un air digne, toise l'infirmier du haut en bas, et te l'engueule comme un pied, en disant que c'était se fiche du pape que de couper la tête des morts et de ne pas la retrouver après, que les soldats n'étaient pas de la charcuterie, qu'on traitait les chiens mieux que ça, enfin, mon vieux, un boniment... La sœur en rotait !

« Bref, l'infirmier reprend la tête de Bois, qui n'était pas la tête de Bois, s'en va avec, et revient avec une autre tête.

« Crois-tu bien que, c'te fois-là, l'chef dit qu'y n'la reconnaît pas ?

« — Ah ! pour le coup, qu'y fait, c'est pas la tête de Bois !

« L'infirmier se fout à rogner, naturellement :

« — Comment, qu'y dit, vous osez dire ça ! Eh ben vrai, vous la connaissez, vous encore, pour reconnaître vot' 'Monde ! je vous en fais mon compliment !

« Mais le chef s'en fichait pas mal. Il gueulait :

« — Foutez-moi la paix ! Vous êtes une couenne et une moule ! C'est pas la tête de Bois, c'est pas la tête de Bois !

« Tout ça pour faire l'entendu, tu vois l'coup. Heureusement, y avait l'petit pois.

« — Hé, que je fais, fait' donc pas tant de foin. Retroussez-y plutôt l'oreille, vous verrez bien si l'pois y est.

« Ça ne rate pas, parbleu, il y était !

« — Tiens, que dit l'chef, c'est pourtant vrai ; t'es pas la moitié d'une bête. Allons, c'est bon, vous pouvez refermer. Voilà une bonne corvée de faite. Messieurs et dames, bien le bonjour. »

« Le lendemain on enterra Bois. Tout l'es­cadron était là, le lieutenant-colonel en tête ; c'était chic ; oh! c'était très chic ; mais ça ne fait rien, c'est un peu raide de penser que si j'avais pas été là, on enterrait carrément l'pauv' cochon avec la tête d'un salaud. »

*
* *

A l'infirmerie

L'INFIRMIER Gilbert entra, puis, derrière lui, l'aide de cuisine en sabots, sa blouse, noire de graisse, serrée aux hanches, d'une courroie de cuir.

Il commença sa tournée coutumière, enlevant la gamelle vide déposée par chaque malade sur son pied de lit, tandis que l'infirmier, son rat de cave à la main, allumait successivement les quatre veilleuses de verre appliquées aux angles de la pièce.

Une fois de plus, la journée enfin était ache­vée, tuée, assassinée lentement, arrachée mi­nute par minute, dans l'hébétement farouche de cette vie négative s'écoulant entre les murs nus de l'infirmerie. Au dehors, la nuit tombait, une nuit d'hiver claire, transparente, que ve­nait apâlir encore un splendide lever de lune surgi de l'horizon avec le crépuscule, et qui bai­gnait d'une clarté indécise toute une moitié de l'immense cour. Un calme plat, de journée faite, avait succédé peu à peu à la vie turbulente et active du quartier, un silence morne qu'inter­rompait à de rares intervalles une sonnerie lointaine de trompettes, quelque appel aux con­signés, au brigadier ou au sous-officier de se­maine. Derrière les portes soigneusement closes, les hommes, à présent, soufflaient, chaussaient leurs sabots fourrés de paille, étiraient leurs membres lassés, savouraient l'énorme chaleur dont les poêles rougis à blanc emplissaient cha­cune des chambres.

— Une de plus ! fit un des malades ; allons, ça se tire, y a du bon !

L'infirmier laissa sans réponse cette invite à la causette. Il éteignit son rat, qu'il enfouit dans sa poche après l'avoir mouché entre le pouce et l'index, en suite de quoi il sortit, toujours silencieux, en homme pénétré de l'importance de sa mission. La grosse clef de l'infirmerie tourna deux fois dans la serrure ; il y eut une accalmie subite, d'un instant, puis comme sur un signal, un remuement de toiles froissées ; des couver­tures s'abattirent, des têtes surgirent brusque­ment, des faces amaigries, jaunâtres, bilieuses, dont les joues mal rasées apparaissaient, plus pitoyables encore sous la blancheur écrue des bonnets de coton.

Ce fut, pendant une minute, une clameur assourdissante ; dix poings fermés menacèrent la porte :

— Cochon !

— Salaud !

— Bougre de vache !

Aussi haut, méprisant et dur avec les hommes qu'il était humble avec le docteur, aussi chien couchant avec l'un que chien hargneux avec les autres, l'infirmier, à juste titre, jouissait de l'exécration générale, en sorte que chacune de ses apparitions soulevait chez les malades un renouveau de fureur, une recrudescence de haine tapageuse toujours prête à s'exhaler sous forme d'invectives brutales, de menaces aussitôt oubliées que proférées. Laigrepin, que retenait au lit depuis huit jours une de ces fièvres per­sistantes qui s'acquièrent et se renouvellent à grand renfort de gousses d'ail dans le derrière et de coups de coude dans le fer des lits, laissa la tempête passer. Il demeura grave, silencieux, accoudé dans son traversin ; et, quand enfin un calme relatif eut succédé à la tourmente :

— Voyons, dit-il, ça n'est pas tout ça, il faudrait savoir un peu qui est-ce qui prend la garde ce soir.

II

Cette plaisanterie de la garde de nuit est de tradition au régiment, où elle occupe une place toute particulière dans l'estime des carottiers, qui, de tout temps, ont peuplé les infirmeries. De classe en classe, les soldats se transmettent, en effet, un certain nombre de facéties dont on ne peut que me savoir gré de donner la nomen­clature, assez restreinte, au surplus :

1° Envoyer un bleu, chez le chef, chercher des bons de tabac dans des sacs à distribution ;

2° Déterminer le bleu à se faire porter au rapport pour une permission de trois mois, le surlendemain de son arrivée au corps ;

3° Mettre le lit du bleu en portefeuille, de façon qu'il n'y puisse entrer plus loin que les chevilles et qu'il emploie une partie de sa nuit à tenter de remettre un peu d'ordre dans des draps qui s'enrouleront d'un côté tandis qu'il les déroulera de l'autre, et réciproquement ;

4° Mettre en bascule le lit du bleu en dépla­çant les supports, de façon que ledit bleu se trouve brusquement la tête sur le plancher, tan­dis que ses pieds seront soulevés à la hauteur de la planche à pain ;

5° Introduire un fourreau de sabre dans le lit du bleu, de façon que le froid de l'acier, mis en contact avec sa jambe nue quand il entrera dans ses draps, lui cause une impression de ter­reur excessivement agréable... pour les assistants.

6° Enfin persuader au bleu qu'un malade prend chaque soir la garde d'infirmerie, de façon qu'il passe toute la nuit sur ses pieds à écouter si les ronflements des autres n'ont pas un carac­tère « inquiétant ».

L'esprit des soldats vit là-dessus depuis des temps immémoriaux.

Donc, Laigrepin ayant demandé qui prenait la garde ce soir-là, et Faës ayant déclaré qu'il en était descendu le matin même, Laigrepin se sou­leva hors du lit, et interpella bruyamment un des infirmes couché à l'autre bout de la chambre.

— Ohé! là-bas, vieux, faut t'lever !

Le « vieux » auquel ce discours s'adressait était un malheureux idiot, arrivé tout dernière­ment à l'escadron, et entré le matin même à l'infirmerie, pour une de ces blessures assez peu dangereuses qui se contractent volontiers après une heure ou deux de trot sans étriers. Tout d'abord il resta muet, enfoui sous ses couver­tures, se demandant à qui l'on parlait.

Laigrepin reprit :

— C'est-y que t'es sourd ?

Le paysan, cette fois, comprit.

— Qui ça ? fit-il, moi ? Faut que je m'lève ? Et pourquoi donc qu'y faut que j'me lève ?

— Parce que c'est ton tour de garde, dit Laigrepin.

L'autre roula des yeux effarés.

— Mon tour de garde ?

— Certainement, fit Laigrepin ; quand j'te l'dis, tu peux m'croir' p't-être. Allons, descends de ton pieu, et vite, vu q'les quatre appels sont sonnés.

Le paysan gardait une méfiance, ruminant les souvenirs des scies encore récentes par où on l'avait fait passer.

— Eud' quel droit qu'vous m'commandez de garde ? demanda-t-il.

— Du droit que je suis le plus ancien, dit Laigrepin avec autorité ; là-dessus, tu sais, tu m'embêtes, ne te lève pas si tu ne veux pas t'lever, seulement demain matin je l'dirai au Major, et tu n'y couperas pas de tes quinze jours de boîte. Ah ! tu tires au cul, mon salaud, tu ne veux pas en foutre un coup, tu veux nous laisser crever tous à c'te nuit pendant que tu resteras au chaud ; hé ben, attends voir un peu, tu verras ce que ça te coûtera.

Sentencieusement, il ajouta :

— Tu la connais dans les coins, mais c'est pas le tout de la connaître, il faut savoir la pratiquer.

Cependant, de tous les coins, des cris mon­taient :

— Hoû ! Hoû ! En couverte, le bleu !

— Y tire aux flancs, ce cochon-là !

— Comptez-vous quatre. En couverte ! En couverte !

Laigrepin dut intervenir.

— Inutile de faire tant de pétard, déclara-t-il ; si l'homme de garde refuse de se lever, j'en rendrai compte au major, et v'là tout ; nous verrons qu'est-ce qu'aura raison. En attendant, qui c'est, ici, qu'est suivant de chambre ?

— Moi, dit Lagrappe, l'alter ego de Laigrepin, le compère obligé de ce maître fumiste.

— Hé, bien, lève-toi, reprit Laigrepin ; tu vas prendre la garde à sa place.

Lagrappe dégringola de son lit, ébouriffé, furieux, jouant à merveille la comédie de l'ima­gination. Il vint placer son poing énorme sous le nez du bleu :

— Sale rosse ! hurla-t-il ; sale rosse !

Le paysan sentit que les choses se gâtaient ; la peur le prit, il eut un petit rire conciliant :

— Allons, c'est bon, dit-il ; c'est bon ; t'as pas besoin de t'emballer ; puisque c'est mon tour, c'est mon tour.

Lagrappe, calmé, se recoucha, tandis que l'autre, péniblement, geignait comme un écorché qu'il était, dégageait ses cuisses velues que le sang séché de ses plaies avait collées au drap du lit.

— Bon Dieu de métier ! Cochon de sort ! Dire qu'on n'peut pas même êt'malade tran­quillement !

Laigrepin, toujours consolant, prit la parole

— Ne te fais donc pas de bile ! Pus q'quatre ans à tirer et tu seras de la classe.

III

Depuis un grand quart d'heure déjà, le trom­pette, dans la solitude de la nuit, avait sonné la fermeture des cantines. La soirée s'était écoulée selon la formule habituelle, dans les redites des mêmes vieux récits de corps de garde de dont les mêmes auditeurs s'égayaient chaque soir, avec la même bonne volonté, dans l'échange des calembredaines surannées, mille fois servies et resservies, dont l'ennui noir du troupier goûte éternellement, et avec le même enthousiasme, la saveur toujours imprévue. Puis, peu à peu, le calme s'était fait ; les hommes, les uns après les autres, s'étaient frileusement enfoncés dans les profondeurs de leurs lits, et maintenant l'infirmerie dormait, baignée de la lueur douce des veilleuses, noyée dans un si­lence que troublaient seulement par instant les ronflements de Laigrepin, et les claquements de dents de l'homme de garde.

Car l'homme de garde veillait toujours.

Sur l'invitation de Laigrepin, il avait revêtu son pantalon de cheval, chaussé ses bottes, endossé son manteau et, patiemment, il atten­dait le jour, affalé sur un tabouret, grelottant de froid, se dégelant les doigts aux verres d'une lanterne allumée qu'on avait, à son intention, déterrée du fond d'une armoire et qu'on l'avait persuadé de conserver toute la nuit sur ses ge­noux. De temps en temps un sourd juron lui échappait, un « Bon Dieu de sor t! », un « Gueux de métier ! » au bout duquel il se levait, exécutait une courte promenade, du poêle à la fenêtre et de la fenêtre au poêle, courbé en deux, à cause de ses fesses malades, toujours sa lanterne à la main.

Mais où cette charge grotesque prit des pro­portions épiques, ce fut quand l'infirmier Gil­bert fit son entrée, venant jeter un dernier coup d'œil sur ses malades, avant de s'en aller mettre au lit.

Il demeura sur le seuil de la porte, la bouche bée, muet d'étonnement :

— Ah çà ! dit-il enfin, qu'est-ce que tu fous là, toi ?

Le paysan le regarda, et, avec un large sourire où tenait toute la candeur de sa vingtième année :

— Je suis de garde cette nuit, dit-il. Ce court colloque avait éveillé les dormeurs.

Des rires étouffés partaient de chaque lit. L'infirmier se croisa les bras :
—  Ah ! tu es de garde de nuit, fit-il ; eh bien, attends, mon vieux, tu n'vas pas y couper !

— Quoi, y couper ? hurla l'homme aux fesses en compote.

Mais l'autre beuglait :

— Nom de Dieu ! veux-tu te recoucher tout de suite ! Ah! tu veux faire le paillasse, mon salaud ; ah ! tu veux empêcher les autres de dor­mi r! Laisse faire, va, j'vas l'dire au major, et tu n'y couperas pas pour tes quinze jours de boîte !

Le lendemain, en effet, à la visite du matin, l'infirmier dit au major :

— Monsieur le docteur, en voilà un qui se fait passer pour malade et que j'ai surpris cette nuit en train de jouer la comédie avec son manteau, son képi et une lanterne allumée.

Le major, dont l'aménité était célèbre à l'es­cadron, et qui avait une faiblesse toute particu­lière pour ces sortes de plaisanteries, se tourna vers le « comédien » :

— Tiens, tiens, fit-il, vous êtes encore un carottier, à ce qu'il paraît. Levez-vous tout de suite, mon garçon ; vous aurez quinze jours de salle de police.

L'infortuné protesta, gémit une phrase d'ex­plication qui se perdit dans un vague larmoie­ment. Il s'était dressé sur les bras, sa chemise de grosse toile bâillant sur sa poitrine, montrant une tête décomposée et que l'ampleur du casque à mèche enfoncé jusque sur les yeux faisait res­sembler à un gland de chêne enfoui sous sa cupule.

Il bégayait

— M'sieu le docteur... ej' savais t'y, moi, m'sieu le docteur... commandé de garde... y couperai pas... le plus ancien... vous voyez bien que c'est pas d'ma faute, nom de d'là !

L'injustice du sort l'affolait. Soudain, il éclata en larmes ; un sanglot de gamin giflé lui monta de la gorge aux lèvres en même temps qu'une large grimace lui déchirait toute la face, lui pro­longeait les coins de la bouche jusqu'aux oreilles. Cet accès de désespoir grotesque combla de joie toute l'assistance. On se tordit. Les lits, secoués de rires, craquèrent. Seul, le médecin-major garda sa gravité. Il eut un haussement d'épaules, et, avec un petit geste de la main :

— Faites-moi décamper cette brute, Gilbert. Nous n'avons déjà pas trop de places ; s'il faut encore que les fricoteurs s'en mêlent !...

Gilbert, silencieusement, salua.

La visite était achevée. Le major, d'un der­nier coup d'oeil, enveloppa toute l'infirmerie, puis il sortit, l'air satisfait, fouettant la tige de sa botte du bout tressé de sa cravache.

— Eh bien, tu vois, fit l'infirmier en regar­dant l'homme de garde avec un mauvais rica­nement, je te l'avais bien dit que tu n'y cou­perais pas.

— Je le lui avais dit aussi, ajouta Laigrepin avec une grande douceur.

*
* *

La vache

C nom d'un chien, la belle vache ! cria à son rapin Poloche le paysagiste Maudruc. Le peintre qui, depuis vingt minutes, pro­menait par les ruelles du village son pliant, sa boîte à couleurs et sa perplexité d'artiste en quête d'un coin à croquer, avait fait une sou­daine halte devant un de ces riens délicieux où tient la campagne tout entière : un champ d'herbes hautes, rien de plus, révélé à l'impro­viste au détour d'un toit à cochons, mais baigné du soleil de juin, déchiré d'ornières profondes, et où couraient en ondes légères des ombres portées de pommiers bas. Une vache au repos y paissait, dont l'imminente maternité avait fait du ventre un baril. Son inquiétude éveillée à l'exclamation de Maudruc, elle avait dressé lentement sa tête formidable et douce — un bloc d'acajou massif, sur lequel du lait répandu eût séché au hasard des pentes  — et immo­bile, elle attachait sur les deux hommes le strabisme hébété de ses yeux, le muet ronchon­nement de sa bouche d'où pendaient des baves de gâteux, et qui mâchait.

C'était une berrichonne, de petite race, aux pis allongés, aux côtes en relief, aux sabots fourchus et qu'on devinait mous, une bête su­perbe. Maudruc qui était connaisseur, la pro­clama laitière hors ligne, en état de donner ses douze litres par jour.

— Et encore, sans se la fouler.

— Bah ! fit Poloche qui s'en fichait, mourant de faim depuis qu'il avait entendu, dans le loin­tain du pays, mêlés aux chœurs confus des atomes de l'été, sonner les douze coups de midi. Allons-nous bientôt déjeuner ?

Maudruc, tout à son emballement, pour­suivit :

— Crois-tu qu'elle est belle !... Non, mais regarde-moi un petit peu ces finesses de colo­ration. Le rose des pis est-il assez délicieux ?... C'est le volubilis lui-même !... Tonnerre de bleu, oui, elle est belle ! Et sale comme un peigne avec ça. Hein, Poloche, vois-tu, sur ses flancs, ces placages de crasse épaisse? Et ses cuisses, où des lits de bouse ont séché, si on ne dirait pas de la peau de crocodile !...

Il s'émerveillait tout de bon, ayant l'impres­sionnisme échevelé quelque peu, l'admiration systématique du brutal et du mal peigné. Par­dessus la traverse de bois qui clôturait le pâtu­rage, il avait allongé son bras, s'efforçant d'at­teindre la vache. « Elle est mignonne, cette grande fille-là ! Pour sûr alors, elle est mi­gnonne! » Le fait est qu'il eût pris un plaisir en­fantin à éprouver, du bout de son doigt, les piquants du croissant de lune dressé sur le front de la bête, à heurter, de son index plié, ce crâne plat, d'une dureté de granit. Mais la vache ne comprenait pas. Elle restait rivée à froid, sans l'idée d'avancer d'un pas pour amener son mufle ruisselant jusqu'à cette caresse qui se tendait. Elle finit par se tourner, montrant alors les deux os saillants de sa croupe, sa molle queue en cordon de sonnette, et de nouveaux lits de bouse verdâtre, durcis et craquelés sur ses fesses.

Cette vue déchaîna chez Maudruc des enthou­siasmes bruyants.

— Elle est trop ignoble ! cria-t-il. Je vais en faire une étude peinte.

Et sourd aux clameurs de Poloche, insistant pour qu'on commençât par aller manger un morceau, il enjamba la traverse, s'élança à tra­vers les hautes herbes du champ, vers une ma­sure coiffée de chaume qui en flanquait l'un des côtés.

Là, déjeunaient deux paysans, d'un fromage sec posé entre eux et dont ils portaient à leurs bouches de petites, toutes petites écailles, déta­chées du bout de leurs couteaux. Ménage de vieux : l'homme encore vaillant et robuste, la chemise ouverte jusqu'au nombril sur une peau couleur de terre cuite, velue, pareille à une tuile tapissée de mousse noire ; la femme, elle, si dévastée, à ce point ravagée de lassitude, qu'en les enfoncements de la coiffe son dur visage privé de lèvres n'était plus qu'une pomme tapée, avec deux pépins piqués dedans. L'apparition dans le cadre éclairé de leur porte, d'un inconnu essoufflé qui demandait : « C'est à vous, cette vache-là ? » leur causa une émotion. Ils eurent un « oui » simultané, un « oui » terriblement sec, de gens prudents, disposés à la défensive. Mais ils se regardèrent effarés, car :

— Ce n'est pas pour vous l'acheter, disait Maudruc, je voudrais seulement en faire une pochade.

— Une pochade...

— Oui ; une étude, quoi !... Enfin, je voudrais lui faire son portrait, à votre vache.

Du coup, ils comprirent.

— A c't'heure, dit le vieux ; c'est donc que vous êtes photographe ?

Maudruc répondit :

— Si on veut. Je suis peintre ; c'est la même chose... Tenez — et il pénétrait, avec un sans-gêne d'artiste qui se sent un peu chez lui partout — voulez-vous jeter un coup d'œil ?

Dans le fond de sa boîte à couleurs qu'il avait ouverte toute grande, un carré de toile, piqué avec quatre punaises, se tendait sous des em­pâtements de vert Véronèse, de Sienne brûlée et de jaune de Naples. Il y eut un long silence. La vieille s'était levée pour voir, et plantée dans le dos de son homme, elle regardait immobile, tandis que celui-ci, emprisonnant de ses larges mains ses genoux rapiécés en velours brun, tendait vers la peinture une bouche stupéfiée. Enfin :

— C'est un tableau, dit la femme à mi-voix.

— Oui, fit l'homme, c'est un tableau. Puis, la tête hochée lentement, par trois fois :

— Diable !... Faut pas êt' saoul pour faire ça.

Ce fut tout. On tomba d'accord au surplus —ce qu'il fallait démontrer.

— Eh bien, dit Maudrue, c'est convenu ; je laisse mon pliant et ma boîte. Je serai de retour dans vingt minutes : le temps d'aller casser une croûte.

Vingt minutes plus tard il revenait, et...........................

« Ah ! mon cher ! s'exclamait douloureusement l'artiste, qui me contait lui-même cette histoire, dans quel état je la retrouvai, ma vache, quand elle reparut à mes yeux, au détour du toit à cochons qui bordait le pâturage !... Entre le vieux aux chairs de terre cuite et la vieille qui n'avait plus de lèvres, elle m'attendait, la pauvre bête, et continuait de ruminer, mais d'une bouche qui ne bavait plus, ayant été soigneusement épongée, torchée d'une main ma­ternell e! Ces deux brutes affolées d'orgueil l'avaient faite belle comme pour une noce, rin­cée comme un verre, récurée comme une casse­role, cirée comme une paire de chaussures. Ses cornes, grattées au papier de verre, arboraient des blancheurs de craie, cependant que, vernis de pétrole, ses sabots reflétaient le jour à l'égal de quatre miroirs, et que sa queue, parée, au bout, d'un papillon de satin rose, faisait songer à la tresse blonde de Mlle Reichenberg au second acte de L'Ami Fritz ! »

*
* *

Exempt de cravate

I

CE jour-là, un dimanche délicieux de juillet, Lagrappe, que le médecin-major avait exempté de cravate à cause d'un furoncle à la nuque, se présenta au corps de garde si­tôt sa gamelle avalée. La main gauche dans le rang et tenant le sabre, la droite ramenée en coquille sur la visière cerclée de cuivre du shako, son cou de buffle — tourné au rouge cramoisi pour avoir été frotté de sable, rincé ensuite à l'eau de puits, puis tamponné à tour de bras — émergeant nu du col, rouge aussi, du dolman :

— Permission de sortir ? dit-il.

Le maréchal des logis de garde chevauchait une chaise dépaillée.

Il lui jeta de biais un coup d'œil et froidement répondit :

— Demi-tour!

Demi-tour !...

Le soldat en demeura baba, étant coté à l'escadron pour son souci de la propreté, le bel entretien de ses armes. Il brillait d'ailleurs comme un astre : les basanes telles que des glaces, et constellé, du col au ventre, d'un triple rang de grelots astiqués, pareils à de minuscules soleils.

Demi-tour !...

Soudain il comprit.

— Si c'est à cause de la cravate, fit-il, j'suis exempt de cravate, maréchal des logis. C'est le major qui m'a exempté à c'matin, pour la chose que j'ai mal au cou.

— Demi-tour, répéta le sous-officier qui fumait une cigarette, les bras au dossier de la chaise.

Mais Lagrappe, fort de son bon droit, insis­tant, expliquant que ce n'était pas une blague, à preuve qu'on pouvait consulter le cahier de l'infirmerie :

— Hé ! je me moque bien, déclara-t-il, du cahier de l'infirmerie ! On ne sort pas en ville sans cravate, voilà tout. Si vous tenez à sortir, allez vous mettre en tenue ; sinon rentrez, et restez à la chambre ! Est-ce que ça me regarde, moi, si vous êtes exempt de cravate ?

Il parlait sans emportement, avec la hauteur méprisante d'une catin pour un boueux. Un léger haussement d'épaules marqua la fin de sa période ; et l'autre, qu'interdisait cette face aux yeux clignotants, suante de dédain et d'in­solence, distinguée à travers des paquets de fumée, sentit l'inanité d'une discussion plus longue. Il dit : « C'est bon ! », fut mettre en deux temps sa cravate, et, irréprochable cette fois, décrocha son droit à sortir.

II

Or, il n'avait pas fait cent pas, qu'au coin de la rue Chanoinesse et du boulevard Chardonneret, il butait du nez dans le médecin. Mandé par estafette au quartier des chasseurs où agonisait un trompette qu'une jument venait de scalper d'un coup de pied, cet homme pressé portait la vie du même pas tranquille qu'il eût porté la mort. A la vue de Lagrappe il fit halte, et abais­sant lentement sur lui un regard tout noir de soupçon :

— Hé là ! l'homme, je ne me trompe pas ; c'est bien toi qui as un furoncle et que j'ai exempté de cravate à la visite de ce matin ?

— Oui, monsieur le major, dit Lagrappe.

Le médecin eut un bond sur place et jura :

— Sacré nom de Dieu !

C'était un homme formidable, aux poings d'athlète, semés de poils roux. D'une incapacité notoire dont il avait l'âpre conscience, il la rachetait par un absolutisme outré de brute entêtée et despote, rendant des arrêts sans appel et imposant à ses malades le culte de ses ordon­nances. La cravate de l'homme au furoncle cingla ainsi que d'un soufflet sa susceptibilité chatouilleuse de cancre ; et une chose qui le mit hors de lui tout à fait fut l'intervention, révélée par Lagrappe, du maréchal des logis de garde. Il pensa étrangler, du coup.

Ironique et exaspéré :

— Le maréchal des logis de garde, brailla‑t-il, le maréchal des logis de garde ! Eh! foutre ! qui est-ce qui donne des ordres aux malades? Est-ce moi ou le maréchal des logis de garde ? Tu seras satisfait, peut-être, le jour où tu auras attrapé un anthrax, et c'est au maréchal des logis de garde que tu iras demander de te poser des compresses ? Bougre de rossignol à glands ! Rhinocéros à boudin ! Buse !

Et tout à coup :

— Veux-tu bien enlever ça, nom de Dieu ! Veux-tu enlever ça tout de suite !

Lagrappe sortit de cette entrevue dans l'état d'ahurissement muet d'un homme qu'une main malfaisante aurait poussé, tout habillé, sous une douche. A la fin, tout de même, il se remit, et, la cravate dans la poche, il se rendit à la musique. Là, autour du tout Bar-le-Comte papotant et endimanché, qui coquetait sous la soie tendue des ombrelles, c'était le cordon multicolore des pauvres soldats sans le sou, des chasseurs et des cuirassiers venus pour tuer leur dimanche, voir membrer la section hors rang, décupler la saveur de leur indépendance du spectacle réjouissant de la servitude des autres. Débrouillard, ex­pert comme pas un dans le bel art de jouer de l'épaule et de s'ouvrir la route à petites poussées lentes, le bon Lagrappe eut tôt fait de se faufiler au premier rang. Justement on jouait la marche du Prophète, en sorte qu'il s'égayait fort, marquant la mesure du bout de sa botte, et faisant des parties de trombone à bouche close. Une voix qui le héla dans le dos : « Pst! Chasseur! » le fit retourner d'une seule pièce, et il resta pétrifié, sa belle humeur rasée comme avec une faux, à reconnaître le colonel, qui fumait un cigare énorme, dans un petit cercle d'officiers.

Le colonel dit :

— Regardez-moi donc, je vous prie. Eh ! c'est bien ce qu'il me semblait, parbleu ! vous n'avez pas votre cravate.

Depuis bientôt vingt-cinq mois qu'il comptait à l'escadron, Lagrappe, pour la première fois, allait parler au colonel, et cet, immense événe­ment lui coupait net bras etjamnbes. Il fut sans un souffle, le pauvre. Simplement il hocha la tête de haut en bas ; en même temps, précipi­tamment, il tirait de sa poche sa cravate. Ce rien déchaîna une trombe. Ne doutant plus que le soldat eût voulu faire l'imbécile, s'aérer le cou à cause de la grande chaleur, le colonel avait tourné au vert, et c'était à lui, maintenant, de brailler et de nomdedieuser à gueule-que-veux-­tu, s'abattant des claques sur les cuisses, pre­nant ses officiers consternés à témoin, et deman­dant où on allait, si, dans les garnisons de l'Est, les soldats se mettaient à sortir sans cravate. Il conclut :

— Remettez votre cravate.

Lagrappe, éperdu, obéit.

— Demi-tour !

Lagrappe exécuta le mouvement, montrant maintenant à l'officier son dos couleur de beau temps, où s'élançaient des soutaches noires, en fusées.

— Rompez ! Rentrez au quartier de ce pas. Vous vous ferez porter pour quinze jours de salle-police à la pancarte des consignés.

III

Lagrappe rentra à la caserne juste comme le médecin-major, ayant achevé son trompette, en sortait.

Celui-ci eut un mot, un seul

— Encore !...

C'en était trop, aussi. Le sang le conges­tionna.

— Alors, c'est un parti pris ? Nom de Dieu, celle-là est forte ! Tu auras quinze jours de salle de police pour t'apprendre à te foutre de moi.

 —Et puis, reviens-y, à la visite !...

Lagrappe voulut se justifier, évoquer la grande ombre du colonel, mais ce lui fut peau de balle pour placer une syllabe, buté aux « veux-tu me foutre la paix ! » du docteur. Sous la voûte aux échos sonores de la caserne, les éclats de voix de ce dernier tonnaient comme des coups de canon.

Il dut y renoncer.

Le soir même, il descendit au lazaro. Et quand il eut tiré quinze jours pour avoir enlevé sa cravate, il en tira quinze autres pour l'avoir conservée.

*
* *

La pendule

1

LAMERLETTE ! il demande si je connais Lamerlette! s'écria mon vieux camarade le peintre Théodore Maudruc, de la même
voix qu'il se fût écrié : « Il demande si j'ai vu les moulins de Montmartre ou entendu parler de Christophe Colomb ! » Lamerlette ? Mais sache donc ceci, malheureux enfant que tu es, c'est que nous avons, lui et moi, fait ménage ensemble trois ans ! Nous en avions vingt, alors. Oh ! dame, ce n'est pas d'hier, encore que je le croirais volontiers, tant le passé est tout à la fois loin et proche. Quel chic garçon, ce Lamerlette, et gentil, et bon cœur, et gai !... Nous habitions rue Véron, sur la Butte, un petit atelier de trois cents francs qu'emplissait du matin au soir le vacarme de nos chansons et où nous travaillions au même modèle en nous chauffant du même bois. Car nous étions terriblement pauvres, sais-tu ; sans le sou la plupart du temps et sans pain un peu plus souvent qu'à notre tour.

— Sans pain ? fis-je, un peu sceptique.

— Oui, mon cher, dit Maudruc, sans pain ; à telle enseigne que Lamerlette, bien des fois, dut aller faire le chapardeur chez un épicier de la rue Burq qui l'honorait de sa sympathie et s'était logé en l'esprit de le faire renier sa foi républicaine. De là, entre eux, des prises de bec qui assourdissaient le quartier. Lamerlette se défendait, parlait d'un sien grand-oncle tué à Jemmapes, et tout en braillant comme un âne il abattait de furieux coups de poing au hasard des sacs de lentilles, de haricots rouges et de pois secs qui parsemaient la boutique. Puis, quand il avait la poche pleine de ces légumes enlevés au vol dans le feu de la discussion, il concluait d'un mot énorme et cavalait, laissant l'épicier triompher sur le seuil de son épicerie et lui jeter de loin, dans le dos, une goguenarderie dernière. Oui, ah ! oui, c'en était un type, ce Lamerlette, et en voilà un, par exemple, qui peut se vanter de m'avoir fait rire. C'était le contraire du bon sens, ce garçon ; l'absurdité elle-même faite chair et poussée à de tels paroxysmes qu'elle en devenait démontante. Que de fois je le vis employer les deux sous qui composaient toute notre fortune à acheter des cure-dents, des épingles à cheveux ou des por­traits de l'empereur du Brési l! Il trouvait cela tout naturel et il le proclamait avec tant de candeur que je perdais jusqu'à la force de le blâ­mer. Tout de même nous dansions devant le buffet ces jours-là, car l'épicier de la rue Burq n'était pas toujours en humeur de faire de la politique, et puis enfin il fermait le dimanche, ce brave homme ! Mais, bah ! c'était l'âge admi­rable où l'on vivrait sans boire, ni manger, ni dormir, l'âge où l'on vit, parce que l'on vit, et qu'il n'y a pas à en chercher plus long. Ah ! la jeunesse !...

Il s'interrompit. Du bout de sa brosse il posa un reflet de lumière en la prunelle du saint Jérôme qu'il peignait. Et tandis que je le regar­dais faire, silencieux et intéressé, des meugle­ments lointains de cornets à bouquins peuplaient le calme de l'atelier, s'en venaient expirer par les lourdes tapisseries qui en masquaient, entre leurs loques vénérables, les murs au ton de chocolat.

— Au fait, dit-il tout à coup, t'ai-je jamais conté l'histoire de la penduleb? C'est cette mi-carême qui me la remet en mémoire.

— Ma foi non, répondis-je.

Il reprit :

— Eh bien ! écoute-la ; elle vaut la peine d'être entendue. Cela se passait justement un de ces jours d'effroyable dèche qui occupaient pour nous tant de place dans le mois. On nous eût mis, Lamerlette et moi, sous le pressoir, du diable si de nos goussets eût jailli seulement une pièce de six liards ! Nous avions déjeuné de quatre pommes de terre et commencions à nous demander si le destin n'allait pas nous con­traindre à ne dîner que de leurs pelures, quand le père Zackmeyer vint nous voir.

Ce Zackmeyer était un vieux fripier de Mont­martre qui vendait et achetait de tout, de­puis des Diaz apocryphes jusqu'à des fers à re­passer. Il fit le tour de l'atelier, inspecta sans souffler mot la nuée d'études et d'ébauches qui en habillait les murailles, et finalement déclara :

— Tout cela ne vaut pas un clou ; bien sûr non, ça ne le vaut pas. C'est sec, ça manque d'intérêt et ça sent le pompier à plein nez. Ah ! là là ! en voilà de la sale peinture. N'importe, je suis un brave homme ; je ne veux pas être monté pour rien. Qu'est-ce que vous voulez de tout ça ?

— Douze cents francs, dit Lamerlette.

Zackmeyer ne s'émut pas ; il dit tranquille­ment :

—    Douze cents francs ? Je vous en offre quatre louis.

Nous acceptâmes aussitôt.

Zackmeyer, sur un coin de table, nous aligna donc quatre jaunets ; Lamerlette, de sa main droite, les chassa dans le creux de sa main gau­che, puis dans les profondeurs ténébreuses de ses poches, où on les entendit s'abattre l'un sur l'autre avec le bruit d'une grêle d'or, après quoi il dit gravement :

— Il faut employer utilement un argent qui nous vient du ciel. Nous sommes aujourd'hui lundi gras, c'est bal à l'Opéra demain, nous allons nous offrir ça ; il y a trop longtemps que ça me démange.

Au mot de « bal », le père Zackmeyer était devenu attentif.

— Parbleu, fit-il, voilà une admirable idée et véritablement vous jouez de bonheur ; j'ai chez moi un stock de costumes variés qui sont les plus jolis du monde et qui vous iraient comme des gants. Je vous les céderais pour un morceau de pain, histoire de vous rendre service.

Tout de suite ce fut affaire faite. Zackmeyer se chargea nos toiles sur les épaules et nous le suivîmes à sa boutique, où nous choisîmes deux costumes, de singes, je crois, ou de mousque­taires ; deux ignominies en tout cas, deux saletés rongées de vermine et d'usure qui valaient bien trente sous la paire et qu'il nous vendit vingt francs Encore jura-t-il hautement qu'il s'imposait un sacrifice et que nous serions des sans-coeur si nous ne lui payions le vermouth. Quel vieux filou ! Nous le lui payâmes, cepen­dant, enchantés de notre acquisition et tout à l'idée du plaisir que nous procurerait le lende­main.

II

Ce même lendemain, à huit heures, un coup de sonnette me mit sur pied.

Je me vêtis, en prenant soin de ne pas éveiller Lamerlette (car le lit nous était commun, comme tout le reste), et je me trouvai, ayant ouvert, en présence d'un garçon de recettes qui demandait :

— Monsieur Maudruc?

— Monsieur Maudruc, dis-je, c'est moi. Il continua :

—  Je viens pour toucher un effet.

— Un effet !

— Oui, monsieur ; un effet de vingt-cinq francs.

— Eh ! il y a méprise ! m'écriai-je ; je n'ai souscrit d'effet à personne. Voulez-vous me permettre de voir ?

— Voyez, monsieur.

Et il me tendit le billet. Je lus :

Paris, 1er décembre 1868.

Au 1er mars prochain, je paierai à M. Ma­traque, tailleur, ou à son ordre, la somme de vingt-cinq francs, valeur reçue en marchandises.
THÉODORE MAUDRUC. 11 bis, rue Véron.

Ah! misère ! c'était pourtant vrai, et je me souvenais, enfin! Oui, il était bien de moi, ce billet, souscrit à trois mois d'échéance comme à une date illimitée, un jour que s'était fait sentir, de façon un peu trop pressante, la nécessité d'une culotte ! Et je contemplais, atterré, ce misérable bout de papier, cette loque graisseuse surchargée de griffes et de paraphes escortant le même avis fatal : « Payez à l'ordre de... Payez à l'ordre de... » qui se venait abattre lourdement, au milieu de notre petite fête, comme une grosse araignée dans un plat de crème.

L'homme me regardait en souriant. A la fin, il me dit :

— Vous n'avez pas les fonds ?

Je protestai :

— Si, je les ai ! mais j'aimerais autant les garder.

Il eut un geste vague. Je demandai, enhardi :

— Et si je ne paye pas, qu'est-ce qu'on me fera ?
     
— C'est Bien simple, répondit-il ; on vous prendra votre mobilier.

Entendant cela :

— Je paye, dis-je.

Et ayant, en effet, allongé vingt-cinq francs dans tout le désespoir de mon âme, j'en allai prévenir Lamerlette.

Lamerlette bondit du lit comme une fusée. Les yeux hors de la tête, il me saisit au col, m'abreuva de reproches, me traita de voleur, de canaille, de concussionnaire. Il dit que je payais mes dettes avec « l'argent des personnes », et que jamais il n'oublierait un tel excès de déloyauté.

Là-dessus il mit son pantalon et tomba à une prostration silencieuse. Vingt minutes il erra à travers l'atelier, rêvant, mâchonnant ses ran­cunes, faisant halte de temps en temps pour compter et recompter dans le creux de sa main les dix-huit francs six sous qui nous restaient en caisse : toute une tragédie intime que je guignais du coin de l'œil en piquant d'une pointe de couteau un morceau de boudin qui chantait sur le poêle.

Nous déjeunâmes face à face sans échanger une parole ; mais comme je pliais ma serviette :

— Conviens, Mandruc, dit Lamerlette, que tu t'es conduit comme un mufle.

— J'en conviens, confessai-je avec une par­faite indifférence.

— Eh bien ! continua-t-il, tu as un moyen de racheter ton improbité. Il nous manque vingt-deux francs pour payer nos entrées au bal : mets ta pendule au mont-de-piété, nous aurons tou­jours douze francs dessus, et je me charge d'em­prunter le reste à Zackmeyer.

Je m'exclamai :

— Jamais de la vie ! Une pendule que maman m'a donnée pour ma fête, et qui est le luxe de l'atelier !...

— Ça ne fait rien, reprit Lamerlette, mets-la au mont-de-piété, tout de même.

La façon dont je hurlai : « Non ! » avec un geste qui sabra le vide, équivalait à un arrêt. Lamerlette n'insista pas. Sur la table débarrassée je juchai un moulage en plâtre du Discobole dont je me disposai à faire une étude peinte, et pen­dant un instant on n'entendit plus rien que le grincement aigre du fusain sur le grain de la toile tendue.

— Maudruc, mets ta pendule au clou, dit soudain Lamerlette qui me regardait faire, en me fumant sa pipe dans le dos.

— Tu m'embêtes, répondis-je, je t'ai déjà dit non.

Il souffla une bouffée de fumée et continua :

— Mets-la donc au clou, ta pendule.

— Zut !

Impassible, il me dit :

— Tu ne veux pas l'y mettre ?

Du coup, je me bornai à hausser les épaules, déterminé à ne plus répondre, mais lui, froide­ment, prit une chaise, et vingt minutes durant, sans qu'une seule fois il s'interrompît pour reprendre haleine, il me persécuta, m'obséda, me larda de la même phrase sempiternellement rabâchée et marmottée à mon oreille en lamen­table faux bourdon :

— Maudruc, mets ta pendule au clou ! Maudruc, mets ta pendule au clou ! Mets ta pendule au clou, Maudruc ! Dis, mets-la au clou, ta pendule ! Hé, Maudruc ! Maudruc, mets ta pendule au clou !

Même il s'embrouillait à la fin, m'appelait Maudrou, puis Maudrule :

— Mets ta pendule au trou, Maudrule ! Mets-la donc au truc, ta pendrou !

C'était à en devenir enragé. Je dus me rendre.

— Eh bien! oui, criai-je, je vais l'y mettre ; mais tais-toi, Lamerlette, tais-toi ! ou, nom d'un tonneau, je t'étrangle !

Il n'en demandait pas davantage. Soigneuse­ment, dans de vieux journaux il enveloppa la pendule, et il me la logea sous le bras en me recommandant de faire diligence.

Déjà j'étais dans l'escalier.

— Il y a un clou rue Fromentin ! me criait Lamerlette, accoudé sur la rampe.

III

Or, je dégringolais la rue Germain-Pilon quand quelqu'un me barra la route. Je levai le nez et je vis... — Non, devine un peu qui je vis ? — Maman ! maman elle-même, qu'un hasard amenait en course dans le quartier. Hein, c'en était une, de malchance ?

Elle était très gentille, maman, en ce temps-là ; de dix ans plus jeune que son âge et grosse comme deux liards de beurre, mais maîtresse femme, je t'en réponds, et entre les mains de laquelle tout grands gaillards que nous fussions, papa et moi, ne pesions pas lourd.

Elle dit :

— Ah ! te voilà, toi ; et il faut que je te ren­contre pour savoir comment tu te portes. Pour­quoi n'es-tu pas venu nous voir tous ces temps-ci ? Qu'es-tu devenu ? Qu'as-tu fait ? Si ce n'est pas honteux, à ton âge, de ne penser qu'à l'amu­sement. Va, tu es bien le fils de ton père ; ta tante me le disait encore hier soir.

Et patati, et patata. Elle m'étourdissait. Vai­nement je tentais de placer un mot :

— Voyons, maman ! Voyons, maman !...

Peine perdue; elle allait toujours; et les pas­sants se retournaient amusés, et surpris un peu, d'entendre ce carabinier appeler « maman » d'un air d'écolier pris en faute un petit bout de femme qu'il eût pu prendre entre deux doigts et mettre tranquillement dans sa poche. Enfin, pourtant, elle se calma et consentit à se laisser embrasser. Puis :

— Que tiens-tu là ? demanda-t-elle.

— Ce sont des livres, répondis-je, avec une agréable audace ; oui une véritable occasion : l'Histoire des peintres primitifs, en trois volumes, que je viens d'acheter chez un bouquiniste.
 
— Des livres ! dit maman, très flattée ; est-ce que tu deviendrais raisonnable ?

Moi, là-dessus, je voulus faire l'intéressant et je commençai de me dandiner, disant qu'on s'était fort mépris sur le fond de mon caractère, que j'étais le monsieur le plus sérieux du monde avec mes airs de me ficher de tout, que le travail avait toutes mes veilles, et cætera, et cætera. Et juste comme j'en étais là, voici tout à coup — ô stupeur ! — que l'Histoire des peintres pri­mitifs sonna trois heures sous mon bras !

Maman me regarda ; je regardai maman ; nous nous regardâmes, maman et moi. Oh ! dame, je crus à une calotte ; pour ce qui est d'y croire, j'y crus, car je lui savais la main leste. Mais sans doute mon air idiot la désarma.

— Menteur! dit-elle sans colère.

Et avec un haussement d'épaules

— S'il est permis, avec une barbe pareille, d'avoir aussi peu de raison. — C'est ma pendule qui est là dedans ?

— Oui, maman.

— Tu l'allais mettre au mont-de-piété, je parie ?

— Oui, maman.

— Tu n'as plus le sou ?

— Non, maman.

— Ah ! mon Dieu.

Ce fut tout. Elle tira sa bourse.

— Tiens, voilà deux louis, grand serin. Tâche au moins que ça te profite.

Cinq minutes plus tard je réintégrais l'atelier à la manière d'un obus.

— Lamerlette, criais-je, v'là deux louis ! et voilà aussi la pendule !

Lamerlette n'y comprenait rien. En trois mots, je le mis au fait. Alors, nous nous prîmes par les mains et nous nous mîmes à danser comme deux énergumènes, en braillant à tue-tête :

— Vive la vie ! Vive la joie ! Vive le père Zack­meyer ! Vive la mère Maudruc !


Il se tut. Il rétrograda de quelques pas, cli­gnant des yeux pour mieux juger l'aspect de sa toile. Mais, à ses hochements de tête, je le sen­tais rêveur, la pensée à cent lieues de là, partie à la chasse aux souvenirs. Et par trois fois, du bout de ses lèvres serrées :

— Jeunesse ! Jeunesse ! Jeunesse ! murmura‑t-il.

*
* *

Vos billets,
s'il vous plait, messieurs

MONSIEUR Smithson (dit à l'Américain Smithson qui s'était levé et venait de répondre aux questions d'usage, le pré­sident d'Égreville), vous êtes prévenu de coups et blessures ayant occasionné une incapacité de travail de près de quinze jours. Le 23 février dernier, vous étiez dans l'express de Marseille qui part de Paris à 11 h. 55 du soir. A Moret, où le train fait halte, un employé au service de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée, M. Brune, abaissa du dehors la glace du compartiment de 1re classe que vous occupiez, et, avec une politesse dont vos compagnons de voyage ont témoigné unanimement, vous réclama votre billet. Vous vous levâtes de la banquette sur laquelle vous étiez étendu...

— Je dormais, crut devoir expliquer Smithson.

Le président poursuivit :

— ... Et sans un mot dire, avec, dans la bru­talité, une soudaineté froide (et absolument incompréhensible du reste), vous le frappâtes au visage, d'un coup de poing à tuer un boeuf. M. Brune perdit connaissance, et, tandis que le commissaire de surveillance procédait à votre arrestation, il était, lui, transporté à son domi­cile, couvert du sang qu'il rendait à pleine bouche. Il garda la chambre deux semaines. Complètement rétabli aujourd'hui, il se porte partie civile et il demande deux cents francs de dommages et intérêts. Ses prétentions...

— ... Sont trop modestes, interrompit Ed­gar Smithson. Certes, je ne croyais pas avoir frappé si fort et je suis fâché d'avoir eu la main lourde. Puisqu'il en est ainsi, pourtant, j'entends payer à M. Brune une équitable indemnité. Je suis donc prêt à verser entre les mains de son défenseur une somme de deux cents dollars, soit, en monnaie de France, un peu plus de mille francs.

L'avocat de Brune se leva, souleva sa toque et dit :
— Je donne acte au prévenu de ses paroles. Mon client, parlant par ma voix, accepte l'offre qui lui est faite et déclare retirer sa plainte.

Déjà Smithson jugeait les débats clos et met­tait la main à la poche. Il demeura plein de surprise à voir le président, d'un geste, inter­venir :

— Gardez votre argent, monsieur Smithson. Le tribunal tiendra le plus grand compte de votre générosité spontanée et du désistement de la partie civile ; mais enfin le délit subsiste, prévu et puni par la loi, qui, elle, ne se désiste pas. — Les renseignements recueillis sur votre compte sont tout en votre faveur. La colonie améri­caine vous revendique chaleureusement et vous représente comme un gentleman accompli, plein d'éducation et de courtoisie. On cherche donc vainement à quel mobile vous avez cédé, en vous livrant, sur la personne d'un pauvre fonctionnaire, à l'acte de brutalité inqualifiable qui vous amène aujourd'hui devant les juges. Veuillez nous fournir quelques éclaircissements.

— J'ai cédé, répondit Smithson, à un mouve­ment d'impatience ; c'était la cinquième fois qu'on me demandait mon billet !... J'avais pensé que mon argent, versé aux mains de la Compa­gnie, m'assurait non seulement le transport, mais le transport dans des conditions absolues de confort et de tranquillité. Je me suis cru, très sincèrement, lésé de mon droit au sommeil, et j'ai relevé cet abus comme l'eût relevé à ma place tout autre de mes compatriotes. Tout ça, au fond, c'est du malentendu. Autres pays, autres coutumes.

Et comme le président d'Égreville le regar­dait, de l'air d'un homme qui ne comprend pas, Smithson cita à l'appui de son dire, et pour attester de sa bonne foi, le joli trait suivant des moeurs américaines. Je l'estime, pour moi, admi­rable et digne d'être rapporté, car il synthétise à soi seul tout le mystère de cette simplification de la vie qui remplace aux États-Unis l'odieuse paperasserie française. Le malheur est que je ne saurais rapporter du même coup la pointe d'accent yankee si étrangement amusante du personnage, non plus que son imperturbable gravité, le ton de conviction profonde dont il pimenta son récit du commencement jusqu'à la fin, pour la grande joie de l'auditoire. Il dit :

— Quelles gens êtes-vous, qu'il vous faille tant de complications pour en arriver à cette chose si simple : prendre le train ? A quoi bon ces allées et venues d'employés, et ces perpétuels contrôles ? C'est absurde. Chez nous rien de tout cela !

Un exemple.

Voici, je suppose, le chemin de Doyton aux bouches du Mississipi. C'est une grande moitié de l'Amérique du Nord parcourue verticalement, six jours de voyage environ.

A Doyton, la gare est aux portes de la ville; c'est une manière de hangar, ouvert à tous les vents et à tous les venants.

Vous y pouvez aller et venir, libre à vous ; tra­verser les voies ou circuler entre les trains. Si une machine en manoeuvre vous prend le dos et vous renverse, mon Dieu ! tant pis, c'est là une chose regrettable, mais c'était à vous à veiller. La vie n'est point si peu précieuse qu'elle ne vaille un coup d'oeil jeté derrière soi.

Donc vous voulez vous rendre ici, ou là, ou ailleurs, peu importe. Rien de plus simple. Un train est là, qui vous attend. Muni de votre billet ou non, — le détail est sans importance, — vous prenez place en l'angle du compartiment qu'il vous a convenu d'occuper. A vos côtés, les pieds en l'air, l'ami fidèle qui vous a fait la con­duite écoute d'une oreille attentive vos dernières recommandations.

Soudain, vous vous apercevez que le convoi s'est mis en marche.

Vous dites à l'ami : « Hâtez-vous ! » et vous lui donnez le shake-hand d'adieu. L'ami vous souhaite bon voyage, il saute sur le marche-pied, et, de là, s'élance sur le sol où il se casse la figure. Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse? C'était à lui à descendre plus tôt.

Tout de suite, au sortir de la ville, c'est la plaine, un paysage extraordinaire, d'une sauva­gerie grandiose, et tout de suite aussi une vie qui s'organise. Des sociétés se forment, des con­versations s'engagent. Nous sommes gens polis et sociables entre tous, avec nos façons de porter le revolver sur la fesse et de tirer sur les gêneurs, à bout portant. Tandis que les uns jouent au whist, les autres, debout derrière eux, suivent le jeu et jugent les coups. D'autres se promènent, fument, crachent, sifflent, sortent sur la galerie extérieure du wagon d'où ils tirent des oiseaux au vol, ou enjambent d'une voiture à l'autre. Ceci à leurs risques et périls, bien entendu. La Compagnie, raisonnablement, ne saurait répondre de la casse et payer pour les maladroits. En un mot, vous usez du convoi qui vous porte comme s'il vous appartenait.

Un jour s'écoule ainsi, puis deux. Le train continue de rouler, file devant lui à toute vapeur. Tour à tour, il côtoie des fleuves et les franchit, se faufile entre deux contreforts de montagnes, disparaît sous l'enchevêtrement confus d'épais­ses forêts. Oh ! je vous l'assure, ce sont là de fort curieux paysages et dont vos plaines de Norman­die et de Bretagne ne peuvent vous donner nulle idée.

Un matin, brusquement, la portière s'ouvre et le chef de train apparaît.

— Vos billets, s'il vous plaît, messieurs.

Or, voici — je prends un exemple — trois gentlemen qui font la conversation en fouillant au canif de petits morceaux de bois.
Le premier de ces messieurs dépose ses usten­siles, tire son ticket du pocket-book et le présente à l'employé qui contrôle et qui remercie.

Le second dit :

— Je n'ai pas de billet.

— C'est votre droit, répond l'employé. Où allez-vous ?

— A tel endroit.

— C'est tant.

— Voici.

— Je vous remercie.

Arrive le tour du troisième.

— Votre billet, s'il vous plaît, monsieur. Je n'en ai pas.

— C'est votre droit. Où allez-vous ?

— A tel endroit.

— C'est tant.

— Je n'ai pas cette somme.

— Parfaitement, monsieur ; ça ne fait rien. Sur quoi, l'employé lève le bras et fait jouer la sonnette d'alarme.

Le train s'arrête.

— Veuillez descendre.

Ceci ahurit de stupeur le président d'Égre­ville.

— Descendre ? Et où cela ?

— Où ça se trouve.

— Dans les pampas ?

— Ou ailleurs, ça dépend.

— Mais c'est fou ! s'écria le magistrat après une seconde de silence. C'est le dernier mot de la sauvagerie, de la férocité et de l'extrava­gance !

— Extravagance ? férocité ? sauvagerie ? ré­péta Smithson ; pourquoi ?

Et calme, promenant autour de soi de larges yeux étonnés, il émit cette vérité qui laissa le juge sans réplique :

— Quand on n'a pas d'argent pour prendre le chemin de fer, on ne le prend pas ; c'est bien simple.

Le ministère public n'ayant réclamé qu'une application légère de la loi, Smithson fut con­damné à 25 francs d'amende.


(texte non relu après saisie, 15.06.09)

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