Olivier Georges Destrée
(1867-1919)

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Poèmes sans rimes
(1894)


A Monsieur Albert Giraud

Au fier et parfait poète de « Hors du siècle », des « Dernières fêtes »,
et de « Sous la couronne », ces poèmes de jeunesse sont dédiés
en témoignage d’admiration et d’inaltérable amitié.


Olivier Georges Destrée.


AU CHEVALIER PRINTEMPS.


Chevalier printemps, que ton visage est charmant !

Quand tu parais, chevalier, le vieux monde change et se transforme ; la terre émue tressaille et de joie se soulève ; sous la caresse de tes regards les champs reverdissent, de clairs tapis de mousse recouvrent les prairies, et les marguerites, fleurs candides et chères aux enfants qui s'en couronnent, blanches petites étoiles émaillant les champs de la terre, fleurissent en foule sous tes pas ; à ta voix bouillonnent les rivières qui chantent et s'élancent heureuses de couler à pleins bords, et de leurs longs lacets d'argent illuminent les champs en fête.

Chevalier printemps, radieux seigneur de clarté, que tes yeux sont bleus ! Le grand ciel d'azur s'éclaire et rit dans tes yeux ; il scintille de lumière, de fraîcheur et de pureté, et son éblouissante allégresse triomphe dans tes yeux et se répand sur la nature tout entière.

Chevalier printemps, chevalier du ciel, que ton nom est riant et beau, qu'il est doux à prononcer. Plongé dans des songes inconnus et des contemplations éternelles, le vieux roi du ciel lui-même est ravi quand il t'appelle, et dans sa grande barbe blanche il sourit en t'envoyant transformer la terre.

Chevalier printemps, qu'ils sont soyeux et blonds tes cheveux ; des rayons d'or s'en échappent qui flottent et se confondent avec les rais du soleil. O Seigneur couronné du laurier d'espérance, que tes lèvres sont rouges et belles ! Leur souffle embaume toute la terre et fait éclore partout les douces et pénétrantes violettes. Ta bienfaisante haleine réchauffe le cœur glacé des pauvres, et sur les grand'routes, et dans les rues des villes, se croyant vêtus d'or neuf, ils marchent fièrement, les yeux ravis, faisant de beaux rêves de bonheur et d'inaltérable prospérité.

Chevalier printemps, ô fleur vive de poésie, que tes larmes sont fraîches et douces. Ce sont elles qui font aux humides jardins jaillir les fleurs nouvelles et fleurissent les arbres des tranquilles vergers. Et le jeune homme qui le matin s'éveille et pousse les volets de sa chambre, demeure interdit, voyant dans le réveil du ciel, la blanche floraison pâmée des poiriers et des pommiers qui resplendissent, et songe tout ému que cette nuit peut-être les fées se sont en ce jardin magique promenées.

Chevalier printemps, radieux chevalier d'amour, qu'ils sont larges et somptueux, qu'ils sont lumineux, flamboyants tes manteaux. Celui que tu portes le jour est d'un azur resplendissant ; de blancs nuages y sont brodés tout traversés de soleil, et la nuit, chevalier, se drapent et flottent autour de toi de grands manteaux de soie bleue, voilés de transparentes vapeurs roses ; des étoiles y brillent par milliers, et la jeune fille qui rêve accoudée à la fenêtre croit voir des yeux, de tendres yeux briller dans chaque étoile, et tremblante découvre des traits chéris dans la forme changeante des nuages.

Et ton cœur, chevalier printemps, est fait de feu, de neige, de flamme et de lumière ; le divin amour y règne avec l'espérance, et c'est lui qui de joie et d'amour nous transporte et nous fait penser un instant que nous sommes jeunes comme toi, et capables de ton amour, ô chevalier béni, printemps radieux, splendide et fier.

PAYSAGE NOCTURNE.
À MONSIEUR JEAN-MARIE GASPAR.


Bercées, caressées des souffles du vent, dorment, dorment les collines au bord des vallons assoupis. Vertes sont les collines, bleues les vallées, blanches les routes, les routes poudreuses, poussiéreuses qui méandrent, serpentent et se perdent au loin dans le calme sommeil de la vallée.

Des voiles et des ombres bleues flottent aux contours adoucis des collines, et les roches des falaises étincellent et brillent comme des boucliers de pierre précieuse aux rayons purs de la lune.

Des nuages blancs et roux passent sans cesse devant la lune, des nuages blancs et roux qui la voilent, s'éclairent d'elle et s'effilochent, formant au ciel des lacs d'azur aux bords de neige.

Des flots de lumière très douce s'épandent, inondent la vallée. Elle semble une claire et jeune ville grecque, avec son acropole et ses temples dominant la ville, ses blanches maisons carrées aux toits plats, et ses rues étroites et toute ombre comme des rivières resserrées en des gorges profondes et bleues. Le ciel est très pur par dessus, et un vent frais, parfumé au baiser des vagues, souffle de la mer voisine.

De grands nuages blancs, comme de géants flocons de neige vierge, montent lentement dans le ciel et d'une grande couverture d'ouate recouvrent l'azur nocturne. En ce duvet velouté de cygne des gouffres béants et bleus ; bordés du velours neigeux des nuages des abîmes éperdus, au fond desquels, comme en un écrin gigantesque, scintillent des diamants changeants, et les lueurs tremblantes, indécises, d'émeraude, de rubis et de saphir des étoiles miraculeuses.

Le vent, de la mer voisine, souffle plus fort, et chasse, chasse au ciel les grands nuages. Ils sont longtemps, longtemps à passer et tout le paysage est devenu triste et sombre. Et tout à coup reparaît, dans les plaines du ciel, la lune nouvelle, claire, jeune, étincelante, comme un grand miroir de topaze enflammé sur l'azur.

Mais les nuages repassent et dominent, de mauvais nuages froids et tristes ; et c'est au ciel des steppes immenses désolés et mornes, aveuglés par d'incessants tourbillons de neige stérile.

Sur la terre tout est ombre et tristesse.


CARILLONS.


Dans la ville étrangère, la nuit, je me suis couché en la froide chambre d'auberge. De hautes fenêtres l'éclairaient, derrière lesquelles se profilait la fantaisie ancienne des toits de tuile rouge, mélancolique et charmant paysage gothique, sous la garde sévère et lourde d'une tour d'église, noire, carrée, massive, pleine de prières, de religion et de mystérieux sons de cloches.

Je me suis couché en ces draps humides du lit d'auberge, qui font songer avec regret aux draps blancs, odorants des campagnes, au doux parfum mêlé d'herbe et de fleurs. Le sommeil ne m'est point venu, et devant mes paupières baissées, les images changeantes, heurtées des choses vues ce jour là se sont longtemps, longtemps poursuivies.

Des rues, de l'eau, des cris, des gens, des paysages. Le clair fleuve large et rapide sur lequel passent et glissent au soleil, les voiles déployées des barques légères, comme de grands oiseaux de mer qui raseraient les eaux de leurs ailes blanches étendues ; les noirs canaux étroits bordant les maisons hautes, et le bizarre et rauque appel des rameurs au détour des rues.

Les rues désertes, les rues tortueuses qui montent vers la citadelle, et la tour noire du sommet de laquelle on voit la ville rouge, les forêts vertes, les collines formant le golfe et par delà, la mer immense et bleue. La forêt sans cesse agitée des mâts des grands vaisseaux à l'ancre dans la rade, et sur la soie rouge du ciel au coucher du soleil, allant en décroissant vers l'horizon, les taches noires des barques se hâtant vers la ville des pêcheurs.

Interrompant le cours silencieux des heures, se détraquent et tintent tout à coup les carillons surannés de l'antique tour d'église ; fluettes, vieillottes, les notes déséquilibrées emplissent la chambre froide et close ; elles volent et sautillent par la chambre ; l'on dirait qu'elles tombent une à une et s'étouffent en les couvertures ouatées de mon lit, et la chanson naïve et claire, et toujours jeune à travers les années, remplit mon cœur de souvenirs.

Car lorsqu'elles se sont tues, et que lourdement, une à une sonnent et tombent les heures dans la nuit épaisse, je pense que là bas, là bas, dans la très ancienne et maintenant si lointaine petite ville de mon pays, une jeune fille que j'aime rêve peut-être de mon souvenir, accoudée à une fenêtre encadrée de bleues clématites ; à la fenêtre de sa chambre, dominant les toits de tuile rouge de la petite ville, écoutant s'égrener, dégringoler du glorieux beffroi les carillons surannés, dont les notes dernières s'atténuent ralenties, et meurent dans le clair de lune de ce décor imaginaire.


PLAINTES D'AUTOMNE.

Du vent dans les hauts et minces peupliers du parc. Sur les cieux gris où passe le noir galop des nuées pluvieuses, se balancent les jaunissants peupliers ; ils se balancent et se dénudent les jaunissants peupliers, et leurs feuilles d'or tombent en cascade mélancolique sur la terre mouillée.

Bruit du vent dans les feuilles languissantes, comme de brusques rafales de pluie balayant les vitres la nuit, comme les plaintes voilées de la terre souffrante, comme la lourde masse des vagues retombant en écume sur le sable, comme de l'eau qui tombe, monotone grand bruit triste qui passe sur le cœur et semble en balayer les joies, comme les vagues éternelles le sable de la plage.

Longues plaintes du vent dans les cheminées, longues veillées : vieux châteaux isolés, déserts, perdus au faîte des montagnes. Sur les ailes du vent, dans les noirs couloirs humides passent, volent effarées les âmes désolées des seigneurs morts sans rémission.

Sifflements aigus, continus du vent dans les branches, aux jointures des fenêtres et sous les portes ; soupirs stridents, plaintes et pleurs du vent, menaces, périls inconnus, pièges tendus dans l'ombre ; tourbillons épais de ruses ténébreuses, cruelle et noire trahison ; ennemis ignorés apostés le long des chemins de notre vie, dans la nuit de menaces suspendue sur notre tête.

Le cœur s'effraie, l'âme pleure sa détresse, et dans les sifflements du vent, la solitude s'empare du cœur perdu, sans foi et sans amour, et la pâle mélancolie y établit son trône éternel.

Par les cieux gris obscurcis de nuées pluvieuses des oiseaux volent en troupes effarées. Ils tournent décrivant au ciel de grands cercles noirs, et soudain en longues files avec de grands cris discordants, douloureux, ils s'essorent et s'éloignent vers les pays du soleil. Sur la terre courent, tournoient, voltigent au gré du vent les feuilles mortes, et dans les souffles du vent passe quelque chose de l'âme des morts. Car un grand frisson les a saisis eux aussi sous la pierre glacée de leur tombe et dans la terre humide et froide, ils se retournent et gémissent et se plaignent avant de s'endormir du sommeil d'hiver.

Le vent s'est tu. Du silence dans les hauts peupliers immobiles du parc jaune. Entre de lourds nuages gris filtrent des rais humides de soleil qui éclairent soudain le paysage, le parc aux arbres fauves et roux, les gazons couleur d'ambre et au lointain là bas la forêt d'or.

Saison bénie, automne, belle saison chérie des artistes et des rêveurs, saison divine qui calme et apaise les yeux et les cœurs meurtris, saison des lentes songeries devant la merveilleuse nature, court temps de la vie passé hors de la vie dans la contemplation de magiques et féeriques paysages, comme une salutaire vision du Purgatoire, à perte de vue s'étendent les forêts d'or sous l'immensité calme des cieux gris.


VENUS APHRODITE.

Sur la mer ondulée et bleue, miroir tremblant du ciel encore couvert des légers voiles de la nuit, parurent les premières lueurs de l'aurore. Le soleil se levait, éclatant et jeune; l'aurore prit son essor et dispersa les ombres; des lumières roses s'allumèrent par tout le ciel, et les trois grands premiers rayons de l'astre planèrent, victorieux et radieux, sur le ciel et sur la mer.

A l'orient, les côtes de Lesbos se dentelaient en or sur le ciel rose. Un vent frais se leva, étrangement parfumé, gonflé de suaves harmonies, et courut lumineux sur les flots d'azur, clairs et verts de la mer.

Les petites vagues se levaient, se gonflaient, se heurtaient ; du choc de leurs lèvres amoureuses naissaient des couronnes d'écume frissonnante, et des milliers d'ailes blanches sur la crête des flots, semblaient courir et voler sur la mer.

Clair éclair furtif de candeur et de volupté, un vol éblouissant de tourterelles traversa l'azur, et tous les vents gonflant leurs joues puissantes soufflèrent ensemble, et creusèrent au sein de la mer un gouffre profond, crèté d'un frémissant diadème d'écume vierge, où les eaux bleues tourbillonnaient avec force.

De profondes harmonies s'en échappaient, qui planaient sur les flots d'alentour, des sanglots mêlés à des rires, de grands cris d'amour et de longs soupirs. Les eaux tourbillonnaient avec force ; elles tourbillonnaient, tournoyaient, et soudain, soulevée sur une montagne d'écume fusante -et ruisselante, debout sur une conque d'opale aux mille couleurs chatoyantes, traînée par de glauques dauphins aux yeux d'or, à la gueule rouge crachant des flammes, blanche et nue, illuminant le ciel et la mer, parut la déesse Aphrodite.

Blanche et nue, radieuse, immortelle, nimbée des magiques lumières de son sourire et de l'amoureuse flamme de ses yeux ardents, la douce impérieuse Déesse, née des souffles du Ciel et de la vierge écume de la mer. Semblable à l'aube d'été, Elle se levait plus éclatante que la lumière du soleil sur la crête des vagues moirées : sa chevelure sacrée, humide et blanche comme l'écume frémissante et la neige nouvelle, comme une guirlande d'éclairs resplendissant au soleil, sa fière, languissante chevelure ondoyant énamourée aux avides baisers du vent, parfumée aux furtives caresses des brises fraîches ; sa bouche ardente, sa bouche ambroisienne, fleur des sourires, reine des luxurieux baisers ; ses grands yeux verts, clairs, riants, profonds comme la mer, vertigineux abîmes de tendresse et de volupté; ses bras longs et beaux, invincibles liens d'amour, pleins de désirs et d'affolantes promesses ; sa poitrine neigeuse fleurie de la pointe rose et ferme de ses seins parfaits, et toute la ligne de son corps divin prolongée dans la conque d'opale éblouie, aveuglant les clartés du ciel et du soleil réfléchies dans les vagues folles.

Ainsi parut dans l'universelle allégresse de la nature éperdue, la déesse Vénus Aphrodite, et des vols de colombes, flottantes couronnes d'ailes frémissantes, planaient dans la Lumière au dessus d'Elle. L'air devint plus chaud, des parfums nouveaux, chargés d'amour, alanguirent les brises, et dans les îles de la mer, auprès des temples tranquilles, les bois sacrés se couvrirent de fleurs. L'ardent amour de la Déesse avait conquis le Ciel lui-même, et des sommets sacrés de l'Olympe azuré, les dieux heureux, vaincus, extasiés, faisaient pleuvoir des roses autour de l'Immortelle. Cependant les -glauques dauphins triomphants faisaient jaillir les eaux sous leurs nageoires aux reflets d'or ; et Elle s'avançait ainsi par les plaines de la mer, comme en un grand champ mouvant de fleurs épanouies, laissant traîner après Elle le long sillage arc-en-ciellé de la conque d'opale réfléchie dans les eaux émerveillées.


LES CLOCHES.

CRÉPUSCULE. Les cieux sont gris et bleus, d'une douceur infinie. Au travers le feuillage léger, argenté des peupliers, les vents s'attendrissent et musent et bruissent à peine. Un calme et continu murmure. Le bruit des vapeurs bleues montant du sol, on croit l'entendre ; les herbes affaissées, les fleurs endormies, et l'assoupissement de la terre recouverte déjà des manteaux pâles du soir.

Apaisés, doux et graves, pénètrent par ma fenêtre large ouverte les bruits du jour qui meurt. Des voix, parfois, des voix éteintes, des roulements sourds, éloignés de voitures, un clair rire d'enfant, comme une cascade de perles jaillie dans l'ombre, et l'aboi persistant et triste d'un chien esseulé.

Des marchands ambulants crient, là-bas, dans les rues, et leur cri lent et continu et monotone me transporte dans une féerique et magique cité, où des veilleurs de nuit aux lourdes hallebardes, annonciateurs de l'heure des prières, parcourent les rues au crépuscule, chantant et sonnant dans leur corne de fer.

Plânent, plânent alors les cloches, les cloches comme des âmes, comme des âmes heureuses s'essorant à la nuit et déployant leurs ailes vers les royaumes de félicité, vers les royaumes des vapeurs et des forêts grises où reposent les ombres silencieuses, où le plus léger bruit ferait aux âmes de cruelles, sanglantes blessures, vers les pâles empires où sommeille et dort la gloire de mystérieux rêves.

Plânent, plânent les cloches dans l'air encore adouci. De longs et soyeux battements d'ailes emplissent ma chambre et m'assoupissent à leur frôlement, et je songe des cloches qui clament, clament, proclament l'heure des prières à Notre-Dame, l'heure des prières du soir pour les cœurs simples et forts.

SACRE. Du sommet des hautes tours pavoisées de la vieille cathédrale, tonnent, tonnent, bourdonnent les grandes cloches. C'est la jeunesse d'une claire matinée de printemps. Sous l'azur absolu du ciel, pour les joies et la fête prochaine, sonnent et s'épandent en les larges rais du soleil, les cloches lourdes, graves et lourdes.

Aux abords de la place et dans les rues voisines le peuple est massé dans la fiévreuse attente, et simple, son cœur sourit et s'extasie et chante au chant d'or des cloches. Et plus elles résonnent, plus haute est son allégresse. Au chant régulier, solennel des cloches, il se rappelle les joies anciennes, les jours oh fut son âme ensoleillée et refleurissent soudain des espérances délaissées, et flottent dans les rais de lumière vivifiante des souhaits, bercés, exaucés, au chant grave et lent et simple des cloches.

Devant la foule énorme, bruyante, agitée, des haies de soldats s'alignent, des casques à longue crinière et des cuirasses rebondies luisent comme des miroirs au soleil, et par instants scintille et brille le clair éclat bleuté d'un sabre nu ; aux fenêtres, aux balcons de pierre, au travers des rues suspendus, s'enflent et claquent au vent de glorieux drapeaux, des bannières tissées d'or, et des oriflammes de velours jaunes, violets et cramoisis. Au gré du vent, tour à tour renforcées, affaiblies, sonnent, sonnent les cloches.

Voici, pourtant, qu'elles se sont tues, les lourdes cloches, et comme si un grand souffle les eût emportées en même temps que les voix de la foule, un vaste silence se fait sur cette place. Au loin, de claires, joyeuses sonneries de trompettes qui se rapprochent, se rapprochent, s'éloignent et diminuent, et brusquement éclatent au détour de la rue. De brefs commandements militaires répétés en écho par la place. Dans la foule anxieuse le silence augmente ; on entend le bruit répété des sabots des chevaux de la garde, et tout à coup, après un appel aigu, prolongé, suprême de clairon, débouche sur la place, traîné par huit chevaux blancs bondissants, un carrosse splendide, éblouissant de dorures, et dont les glaces biseautées scintillent des radieuses couleurs de l'arc-en-ciel. Soudain alors déchaînées, par dessus les vivats et les triomphales acclamations de la foule, égrenées au vent joyeux, dégringolent et sonnent, à toute volée carillonnent toutes les cloches, claires et graves, sonores et frêles, légères et lourdes, en une furie continue de gammes descendantes, tôt affaiblies, tôt redoublées, et sur toute la ville, de toutes les églises, les cloches et les carillons font pleuvoir leur chant de fête et de joie, pour le sacre du jeune prince, un grand concert de bronze au ciel d'azur.

OFFICE DES MORTS. Ah ! pourquoi toujours ces chants de prêtre sur moi ?

Pourquoi ronfle-t-il si fort, là haut, l'orgue dans le jubé ? Les chantres chantent à pleins poumons, leur voix plane, s'élève et monte vers les rosaces sculptées de la voûte, et si terrible est ce chant que les femmes agenouillées dans l'église sanglotent et bruyamment gémissent, la tête cachée dans leurs mains.

Des milliers de cierges brûlent sur les autels, dans les hauts chandeliers d'argent les flammes vacillent et tremblent par instant; on croirait qu'elles vont mourir, mais elles se dressent et s'allongent de nouveau, la cire crépite et fond avec un petit bruit sec désespéré serrant le cœur, pendant que les prêtres montent à l'autel, et s'inclinent le dos recouvert d'étoffes raides, tissées de soies et brodées d'or.

Une sonnette retentit qui fait se courber tous les fronts un silence horrible ; il fait froid ; et de nouveau recommencent les chants de douleur plus forts et plus désespérés avec la résonance toujours de ces syllabes latines inflexibles, riches et pompeuses. L'encens fume sur les charbons rouges. Des nuages de fumée montent qui m'étouffent... m'étouffent...

Ah ! certainement, je mourrai s'ils ne cessent !

Mais qui donc Seigneur ! repose sous cette draperie noire et lourde frangée d'argent, qui donc est là dans ce cercueil de chêne aux clous d'acier, qui gît dans ce suaire glacé, qui donc si ce n'est moi.

Et pourquoi me font-ils souffrir encore si c'est fini ?

Grâces leur soient rendues. Ils ont fini eux aussi. Voici dans le joyeux réveil de cette matinée de printemps, la cloche petite et froide qui tinte à coups réguliers pour indiquer la fin de l'office des morts. J'entends soudain derrière moi le bruit mou de pas qui se rapprochent, les grincements plaintifs des chaises écartées, les portes qu'on ouvre à deux battants, l'air qui entre; on me soulève et je sens que je réapparais à la Lumière...

Je vais donc reposer dans la terre bénie, sainte, hospitalière ; elle sera sur moi et sous moi, et toute la misérable pourriture de mon corps s'évanouira en elle. Sous les bienheureux rayons du soleil, je renaîtrai en la forme définitive, esprit et âme, à jamais dépouillé de toute enveloppe sensible. Au soleil radieux du printemps, je renaîtrai dans l'azur tranquille éternel et pur, et je vivrai à nouveau, mêlé à la plainte des eaux, aux murmures des cascades, au clair chant des fontaines, dans les baisers rapides des vagues fraîches au diadème éclatant d'écume flottante ; je serai tour à tour dans les souffles du vent, les caresses des brises adoucies des clairs baisers des vagues et des langueurs molles des fleurs, dans les contours fuyants des nuages, le galop éperdu des nuées et les pluies fécondantes tombées du ciel d'orage. En moi sera le calme des nuits, des cieux profonds et bleus et la douceur mystérieuse des grands fleuves blancs coulant la nuit sous l'azur du firmament, les clartés soudaines changeantes des étoiles, les souffrances inconnues et l'alanguissement des lunes consolatrices et protectrices des rêves. Dispersée et fondue en ces fugitives lueurs de soufre et d'or de l'aurore, mon âme s'épanouira dans les clartés soudaines du soleil ; avec la sève elle montera dans les arbres et chantera dans les fleurs nouvelles, odorantes et belles. Plus blanche que la neige au sommet des glaciers éternels, plus rapide et brillante que l'éclair jailli des nues, plus belle et pure que l'azur et les lacs sacrés où seuls se baignent et passent les nuages, mon âme s'élancera radieuse au travers de l'air impalpable, à des hauteurs inaccessibles, au royaume de la Contemplation sereine, parfaite, dans la béatitude éternelle, sans passion et sans désir, sans pensée, au dessus de toute pensée.


LE PRINCE QUI SOMMEILLE.
À MONSIEUR EDWARD BURNE-JONES.

Au milieu de la chambre silencieuse, tendue de soies bleues passées où, sur l'élancement svelte de leurs tiges, rêvent de larges fleurs en broderie, longuement étendu dans le grand lit à colonnades, repose doucement le jeune prince. Gardiens du sommeil, deux grands chiens noirs au poil ras veillent au pied du lit, les pattes allongées, en des attitudes de Sphynx. De temps à autre ils relèvent un peu la tête, ouvrent plus grands leurs grands yeux humides et dressent leurs oreilles pointues, émues et inquiètes des murmures du vent chantant dans les feuillages.

Encadrée du gracieux enroulement des glycines, languissamment laissant pendre les grappes de leurs fleurs amoureuses, la vénitienne très large laisse voir le parc énorme, en lequel éclatent les verdures nouvelles vaguement ombrées de vapeurs bleues se fondant délicieusement dans les tons gris du ciel. Une chaleur tiède monte des gazons verdoyants et des taillis bleuâtres, et avec le long bruissement de leurs feuilles secouées, les grands arbres se courbent aux caresses du vent, tandis que chantent les oiseaux dans les branches en les bruits vagues et sourds de la terre qui s'éveille.

Le soleil a soudain troué les nuées grises. Ses rayons ont couru sur les feuilles luisantes et humides et illuminé là-bas les jets d'eau fluets, clairs et longs, s'égrenant radieux en les bassins clairs unis ainsi que des miroirs. Ils ont baisé au passage les fleurs des glycines et se sont glissés dans la chambre, se jouant dans les cheveux d'or du dormeur. Ils dansent maintenant devant les claires paupières du jeune prince et il s'imagine qu'une pluie de roses effeuillées est tombée du ciel sur son visage.

Il songe de jeunesse, et revoit devant ses yeux, ses longs yeux bleus voluptueux, pleins de tendresse, ses blonds cheveux ruisselants d'or aux baisers lents des lumières, ses lèvres rouges et de désirs gonflées, et les fins contours parfaits de son rose visage plus doux que celui des femmes. En ses habits de velours blanc, son grand chapeau à larges bords fièrement rejeté en arrière, sa main fine au pommeau de son épée adamantine, il se voit marchant au milieu des dames de la cour qui s'inclinent sur son passage et luttent et rivalisent de grâce pour la faveur d'un de ses regards.

Puis c'est en la salle des fêtes qu'il se retrouve. Aux sons doux des flûtes s'élève une mélodie bizarre cadencée du heurt sourd des tambourins. Sur les tapis épais de fourrure noire, le blanc jaillissement de courtisanes nues, des gorgerins de rubis et d'escarboucles, des saphirs et des améthystes rehaussant les pâleurs de leur chair mate. Suivant les plaintes de la musique, elles s'avancent droites, hiératiques, et soudain frappent du pied les tapis et s'animent, se courbent et s'allongent, et virevoltent, s'arrêtent les bras en avant tendus et s'agenouillent les seins palpitants, le corps voluptueusement rejeté en arrière, les mains rejointes derrière la tête. Et elles s'élancent de nouveau, dansant, tournant, s'enlaçant amoureusement, guirlande merveilleuse de fleurs charnelles, et tombent enfin mi-pâmées, les bras étendus, devant le trône où il siège.

Mais déjà d'autres images ont passé devant ses yeux. Il rêve de gloire, des éclairs bleus des épées meurtrières, du scintillement des lances aiguës et des cuirasses bossuées, et de meurtre et de pillage, des incendies rougeâtres en les nuits noires, et du sang menaçant coulant des larges blessures. Armé en guerre, pareil au chevalier saint Georges, tueur de monstres, il entrera en tête de ses troupes dans les villes conquises. Les enfants roses et les jeunes filles sèmeront des fleurs sur son passage et des théories de vieux prêtres viendront aux portes en robe blanche, chantant ses louanges, implorant pour tous son pardon et se mettant sous l'égide de son courage. Les jeunes hommes les plus beaux se tiendront au devant de son cheval noir comme la nuit et les rois vaincus, ses ennemis, enchaînés deux à deux, le suivront dans la poussière. Et quand il franchira les portes de la ville, les trompettes et les cuivres sonneront cent fois en son honneur, et les cloches et les carillons égrèneront leurs chants de fer dans les vivats et les triomphales acclamations de la foule, pour sa très grande, sa seule et unique gloire impérissable.

Un plus sombre nuage a tantôt passé sur le ciel et, voilant l'azur, obscurcit en même temps son jeune cœur. Des ombres glissent sur son frais visage, ses lèvres se plissent douloureusement, tandis qu'au travers de ses tempes pâles se gonflent bleuâtres les veines de son sang princier. Qu'adviendra-t-il de lui tous ces plaisirs vécus ? Sa beauté pâlira plus tard et rapide s'évanouira comme celle des fleurs ; sa gloire, naguère éclatante, s'effacera tôt devant d'autres gloires, et les hommes perdront même jusqu'à la mémoire de son souvenir. Cela sera-t-il donc que lui aussi, si héroïquement beau et jeune, se fera vieux et que les maladies horribles et méprisables assiégeront victorieusement son corps svelte et sain et sa chair rose fleurie ?

Ah ! que vienne donc auparavant le pur amour rêvé toujours, seigneur de son cœur et de ses pensées, l'idéale passion pareille à celle des ballades que lui chantèrent les trouvères.

De ces ballades il se souvient et des légendes. De Gwennolle la blanche et de Laïs, de Loreley aux grands yeux bleus, qui chante dans la nuit, peignant ses cheveux d'or, du Seigneur Nann dansant au clair de lune avec les fées, et du blond chevalier au cygne, au souvenir mystérieux. De ceux là qui furent fiers et forts et toujours beaux, des chevaliers armés errants et féeriques il garde la mémoire ; et le cœur soucieux au souvenir de leurs exploits, il se retrouve, dans le parc, chevauchant son coursier favori.

Il souhaite vivre leur vie d'aventures, les apparitions redoutées, les périls effrayants volontairement encourus, les joies pures et les souffrances, et la gloire des délivrances, aux brèves et rouges lueurs des éclairs, au travers d'eaux noires tourbillonnantes, dans les grondements sourds du tonnerre, l'écroulement des ponts, le fracas des mêlées, les cris, les glaives et les lances brisées, pour, après les blessures, le sang, le feu, les flammes, et les gémissements des mourants, la reprise victorieuse de la fière fiancée naguères traîtreusement enlevée.

Dans le bois plus sombre il s'avance. Son cœur est lourd, son cœur est triste de n'avoir point de châtelaine pour qui vivre et puis mourir. La tête blanche et si fière et si douce de la très belle Anabelle, ne pourra-t-il jamais dédore ses calmes paupières abaissées, et ces yeux mystérieux, qu'il sent douloureusement en son cœur, ne se tourneront-ils jamais vers lui ? Ces lèvres roses et minces, ces lèvres vierges ne frissonneront-elles jamais au souffle de cette voix d'argent qu'il se souvient et rêve d'encore entendre sans l'avoir jamais entendue ? N'effleurera-t-il jamais de ses lèvres tremblantes le front royal et blanc comme les plumes de cygne, de la Princesse Endormie, on ne sait où, en un palais au fond des eaux ?

Ah ! tous les dangers, les courir et les vaincre pour être aimé d'Elle 1 Traverser les flammes et les feux dévorants, étouffer dans les eaux recouvrant le palais, soutenir cent combats, être frappé, meurtri, blessé, tué pour Elle et mourir du moins auprès d'Elle, secouru de ses mains merveilleuses, avec dans les yeux l'image de ses yeux noyés de tendresses plus qu'humaines.

Qu'a-t-il donc entendu pour s'arrêter si brusquement. Il prête l'oreille et se penche sur le cou de son cheval pour mieux entendre.

Là-bas, très loin, la voix d'un cor sonnant sauvagement ses appels d'or et se perdant et s'étouffant graduellement en la forêt.

C'est le vieux chevalier gardien de la Princesse Endormie, qui, seul au coucher du soleil, monte à la surface de l'eau chaque fois sonner les trois appels de délivrance. Le prince a soudain reconnu le dernier appel et, à bride abattue, a lancé son cheval, ne sentant rien des branches qui lui fouettent le visage et déchirent son habit précieux de velours. Mais la voix du cor s'est bientôt éteinte entièrement et il se trouve perdu dans la forêt devenue noire. Désespérément il chevauche des heures et des heures jusqu'à ce que la lune apparaisse dans le ciel trouant le feuillage, éclairant l'endroit où s'est arrêté son cheval.

C'est au fond des bois très épais, un petit lac immobile qui semble d'argent sous les rais pâles de la lune : les troncs des arbres sont si serrés tout autour qu'il fait nuit noire par dessous ; les glaïeuls clairs et les éclairs se dressent hautains sur les bords et les feuilles sombres de larges plantes aquatiques flottent à la surface immobile. Languissamment les fleurs saintes, les nénuphars s'entr'ouvrent et font comme des couronnes sur les eaux mystérieuses. Et dans l'absolu silence de la nuit il lui semble entendre un chant charmant monter doucement, insensiblement, mêlé à la mélodieuse plainte des eaux bienheureuses qui s'écoulent et tombent au loin en cascades sous les feuillages.

Le prince a soudain sauté à bas de son cheval; les roseaux minces écartés par lui se referment frémissants sur son passage et de nouveau jaillissent droits et longs. D'une main se retenant aux arbustes qui plient, il se penche gracieux sur le lac et cueille rapide la fleur large d'un nénuphar pour y puiser et boire à cette coupe improvisée. Il se plaît à sentir les eaux s'enfoncer sous la fleur, il regarde les eaux franchir les albes pétales et peu à peu remplir le neigeux calice ; il regarde les eaux, le seigneur ; et voilà qu'il se voit lui-même et s'aperçoit, son attentive et jeune image sur l'eau penchée, en le bleu miroir des eaux réfléchie, et tout au fond, au fond des eaux, le silencieux palais vert et rose de la Princesse Endormie.

C'est lui, il l'a reconnu ; des enroulements de roses noires et rouges, en guirlandes suspendues au dessus des portes sertissent les transparentes colonnades : les lucides coupoles faites de saphirs et les murs de rubis rose s'encadrent durement de la bordure des malachites et le sol est de sable bleu pailleté de reflets, brillant et doux comme l'azur du ciel.

Sur un lit très haut de cristal couchée, en le nimbe magique de ses blonds cheveux cendrés épandus et perdus en les laiteuses blancheurs de sa robe, sur sa poitrine tranquille les mains rejointes, depuis cent années dort la princesse Anabelle. Aux angles du lit de cristal se cassent les rayons de la lune, auréolant l'Enchantée d'une large nappe de lumière argentée. De bleus iris et des amaryllis s'inclinent et tremblent sur son corps, tandis qu'à son front s'ouvre la fleur mystérieuse de la Vierge, comme une étoile tombée dans un calice de neige.

Droit et très haut vers le ciel les eaux ont rejailli : sous le poids du corps du prince les eaux se sont brusquement entr'ouvertes, et referment sur lui leurs lèvres douces écumantes. Les eaux incessamment, les eaux bourdonnent à ses oreilles. Comme des cloches de fête qui sonneraient en son âme, son cœur bat à se rompre dans sa poitrine exaltée ; sous l'ivresse débordante de la joie qui fait resplendir son visage bien aimé, il étouffe et se sent mourir, mourir du désir enfin exaucé. Et quand il effleure de ses lèvres le front royal et blanc de la Princesse Endormie, le cri échappé à ces lèvres soudain entr'ouvertes, le regard de ces yeux d'amour perdus dans ses yeux, font vibrer et trembler son cœur comme le souffle de son amour exhalé à ses lèvres. Dans la merveilleuse et chaste étreinte de sa fiancée, il défaille, défaille, et se réveille, hélas ! éperdu, dans la chambre silencieuse où rêvent aux soies bleues fanées des tentures les larges fleurs en broderies, tandis que les grands chiens noirs s'étirent et le contemplent de leurs yeux longs attendris.

Le cri qu'il entendit et sentit vibrer jusqu'en son âme, c'est la clameur hautaine des claires trompettes joyeuses, qui sonnent, éclatantes et aiguës, et se répondent, affaiblies, l'heure du réveil aux quatre tours de son château, et l'incessant bourdonnement des eaux à ses oreilles, c'est le vague murmure des voix des seigneurs et des dames de la cour, impatiemment attendant à la porte la faveur de son lever.

Oh! les rêves de soleil dans les réveils printaniers des cœurs adolescents !


LA PRINCESSE ENDORMIE.
A MADEMOISELLE LOUISE DANSE.


J'écoute chanter de la musique en souvenir. C'est la princesse de Borodine, qui, par le charme d'une fée, depuis si longtemps repose en la forêt enchantée.

Ses cheveux d'or épandus, ses lèvres roses entr'ouvertes, elle dort en le rhythme lent de la musique charmeresse. Sur un lit blanc Elle est couchée, d'une longue robe blanche entourée, les bras en croix recourbés sur la poitrine qu'abaisse et soulève tour à tour son souffle léger. A quoi songe-t-Elle, à qui pense-t-Elle, la tête pâle, et qu'ont-ils vu ces yeux voilés depuis des siècles fermés ?

Dans le palais, autour d'Elle, tout dort d'un sommeil pareil ; valets, guerriers et pages et nobles dames, en le geste interrompu s'immobilisent dans les salles silencieuses. Veillent, seuls, les dragons verts, aux corps luisants d'écailles couverts, dardant hors gueules leur langue rouge, leur langue rouge comme le sang, leurs griffes aiguës d'acier sorties, leurs yeux de flamme sur la forêt.

Les matins violets ont relui, les fleurs se sont redressées et sont retombées, les oiseaux ont chanté et se sont tus, les soleils rouges sont venus illuminer la forêt sombre, et les vitraux des verrières, soudainement, se sont enflammés aux baisers de feu des lumières. Au travers des branches et des ramures grises, la Lune s'est levée pensive et s'est mirée dedans les lacs, argentant les tours et les armures des guerriers au palais, enveloppant l'endormie d'une caresse douce plus qu'aucune autre. Chants des oiseaux, langueur des fleurs, aubes violettes, couchants vermeils, pâles lueurs des froides lunes, tout a commencé et tout a fini pour recommencer ensuite. Toujours l'immobile princesse dort en le rhythme lent de la musique charmeresse. A quoi songe-t-Elle, à qui. pense-t-Elle, la tête pâle, et qu'ont-ils vu ces yeux voilés depuis des siècles fermés. Viendra-t-il le chevalier, le duc, le prince, le preux guerrier qui, de son premier baiser,, doit réveiller la Fiancée ?


MAISON PATERNELLE.

Vieille maison, vieille maison où je suis né, que je vous aime. Vous êtes vieille, ô chère maison et bâtie simplement ; vos briques et le mortier qui les rejoint ont été battus par les vents et les bourrasques, usés par les pluies, noircis par les fumées du pays industriel. Et pourtant comme vous êtes heureuse encore, les premiers jours de printemps avec vos grandes fenêtres au large ouvertes comme pour respirer des forces et de la vie, tandis qu'un clair soleil luit au travers des nuages gris, que votre toit d'ardoise fraîchement lavé de pluie, reflète les nuages qui passent pardessus lui, et de clairs gouffres d'azur formés par les nuages qui s'écartent. Les brises pénètrent dans la maison par les fenêtres larges ouvertes, les murs des corridors peints à la colle suintent et laissent échapper l'humidité des longs mois d'hiver, les escaliers craquent, des voix joyeuses retentissent, la maison tout entière revit, tandis qu'au jardin qui l'entoure de pâles bourgeons verts s'entr'ouvrent aux tiges des lilas noirs, et que bordant les chemins les douces violettes embaumées s'épanouissent en la terre rajeunie.

Mais comme vous êtes triste aussi l'hiver, vieille maison vos briques semblent alors plus sombres et désolées, les crevasses de vos murailles paraissent vous menacer de ruine, le vent s'engouffre lugubrement dans les encadrements de pierre disjointoyés des fenêtres et des portes, et vos trois grandes fenêtres refermées, regardent comme des yeux tristes, les lilas noirs et desséchés, les blancs chemins, les blancs gazons gelés, la campagne nue, et le pâle ciel mort où grondent et s'apprêtent des tourmentes de neige.

Pourtant, si vous semblez alors si triste et désolée du dehors, et à vous reflétez alors pour moi l'image de toutes les choses tristes que nous avons vues tous deux, ô chère maison, la vie s'écoule toujours calme et heureuse en vos murs. J'aime à me rappeler vos chambres tranquilles, familiales et douces comme la vie qu'on y menait, vos chambres paisibles, palais de mon souvenir, peuplés de voix et d'ombres qui me sont chères. J'aime à me rappeler votre salon démodé, les meubles revêtus de velours bruns encadrant des tapisseries anciennes aux croix violettes sur champ jaune, la massive cheminée de marbre noir aux bronzes sévères, lourds et luisants, les portraits qui ornaient les murs, et le piano en bois de palissandre devant lequel on m'apprenait à chanter. J'aime votre salle à manger, les vieux vases roses de la cheminée, les chaises hautes et droites le long des murs et surtout j'aime cette tapisserie où des herbes de marais et des roseaux bleus disposés régulièrement entourent de leurs gerbes de larges et rouges fleurs décolorées.

Je me rappelle aussi vos bruits, vos rumeurs et vos voix, ô vieille maison ; dans tous les pays que je traverse je les entends quand je veux et depuis que je vous ai laissée, nul bruit, nul chant, nulle musique ne m'a ému comme ces simples bruits, qui disaient la vie de la maison et de ceux qui l'habitaient.

Je sais le bruit que font les portes des armoires lorsqu'on les ouvre et les referme, je sais le bruit soudain, inquiétant que font pendant les longues nuits d'hiver les escaliers qui tressaillent; je sais le bruit du vent pleurant dans les cheminées, et la plainte des branches de glycine qui sans cesse, comme un oiseau blessé qui voudrait entrer en la chambre, gémissent et pleurent contre les vitres du bureau de mon père ; je connais le chant de la pluie tombant sur les toits et revois mes rêves d'enfant bercés au chant de la pluie, et dans le monotone gargouillement des gouttières trop pleines. Je revois les longues soirées passées autour de la même lampe, j'entends sonner les heures, je revois les regards se dirigeant vers la pendule et l'impatience avec laquelle nous attendions l'heure du retour de mon père. Je l'entends encore ouvrir la grille, je reconnais ses pas dans le chemin, devant la porte j'entends la plaque de fer qui sourdement résonne, j'entends la porte de la rue qui s'ouvre et la voix joyeuse nous crier : « Bonsoir, mes chers petits. »

Vieille maison, combien m'est cher votre souvenir, maintenant que je suis loin de vous, et quelle douce émotion ces pensées font revivre en moi ; maison qui m'avez protégé, maison qui m'avez aimé et m'avez vu grandir, je voudrais vous revoir toujours et vous garder éternellement telle que je vous ai connue. En mon cœur dormez, ô vieille maison, et que toujours votre image bénie m'accompagne gravée en mon cœur et me rappelle le calme et le bonheur des jours passés.


CONSOLATRIX.

Assis devant la fenêtre large ouverte, regardant le soir qui tombait, le jeune homme repassait en son esprit les douloureux événements de sa journée ; les ténèbres de la nuit reflétées par ses yeux descendaient lentement en son âme, et une seule et toujours même pensée gonflait son cœur de tristesse.

« Hélas, hélas, dit-il enfin, cette femme ne m'aime pas, aucune femme ne m'a jamais aimé, et nulle femme sans doute ne m'aimera comme j'eusse tant souhaité être aimé ; pourquoi donc, ô Dieu, avoir mis en mon cœur cet amour qui me brûle et me consume, et que nulle fontaine n'est destinée à rafraîchir; pourquoi m'as-tu mené, Seigneur, parmi des étrangers, et pourquoi m'avoir envoyé sur la terre, moi qui ne puis vivre sans amour, et qu'un amer destin condamnait à vivre isolé ? »

Et à la pensée de cet isolement, une telle douleur le saisit, que des sanglots l'étreignirent à la gorge et que des larmes abondantes jaillirent de ses yeux.

Mais au même instant, dans la chambre, une ombre se glissa, légère, vêtue de noir, l'ombre attristée de sa mère morte depuis longtemps. Elle s'avança sans bruit dans la chambre et elle se tint debout auprès de son fauteuil, anxieusement penchée vers lui; elle écarta les mains qui voilaient ses yeux gonflés de larmes, et doucement deux fois elle l'appela par son nom, disant :

« Mon enfant, pourquoi m'oublies-tu ? Regarde-moi, reconnais-moi, je suis ta mère bien-aimée ; je t'ai donné la vie, ô mon enfant, et quand tu vins au monde, je priai ardemment le Seigneur, la Vierge et tous les saints pour qu'une vie heureuse et longue te fût donnée, et je priai aussi pour que toute grande douleur te fût épargnée même au prix de mes souffrances et même au prix de ma vie tout entière. Et ma prière fut agréable à Dieu, et il m'accorda plus que je n'avais osé demander, car il me fut donné de te voir grandir heureux et fort pendant toute l'insouciante et belle saison de ta première enfance. Et comme je t'ai aimé tu t'en souviens encore, ô mon cher fils, et il n'y a pas de plus grand ni de plus doux amour sur la terre. Car tu étais tout mon orgueil et toute ma joie, bel enfant souriant que je portais avec fierté dans le berceau caressant de mes bras ; et j'ai baisé tant de fois ton visage et ta bouche, que tes lèvres ont pour toujours gardé l'empreinte et la forme de mes lèvres et qu'aucun autre baiser ne pourra plus maintenant les faire changer ; alors, à la moindre crainte, au moindre léger chagrin tu te réfugiais en hâte dans le sûr refuge de mes bras, te cachant la tête en mon sein ; de tes deux petits bras tu m'enlaçais follement, fébrilement le cou et jamais collier ne me parut plus beau ni plus doux à porter. Et si je mourus depuis pour les autres, pour toi, ô mon enfant, tu sais que je ne t'ai point quitté; car les mères mortes jeunes et dont les prières furent exaucées, reviennent auprès de leurs enfants toute leur vie, et toute leur vie les protègent et les veillent, ayant pris la place de leur ange gardien. Ainsi il me fut permis de t'apparaître parfois lorsque tes nuits et ton esprit étaient troublés et toujours, tu le sais, ces visions t'ont été utiles et bienfaisantes. Or, maintenant, ne pleure plus, ne déplore plus, ô coeur aimant, l'ardent amour qui est en toi, pensant que cet amour ne t'est point retourné ; car il n'est point d'amour profond, dévoué, absolu qui n'engendre tôt ou tard un semblable amour. Mais bien plutôt réjouis-toi de ce qu'un pareil amour t'a été accordé, qui te permet d'aimer et de sentir plus vivement que les autres et qui te fait goûter doublement en ceux qù tu aimes et en toi les joies et les bonheurs de la vie. Rappelle-toi aussi, ô mon enfant, qu'il n'est pas de bonheur sans peine, non plus que de belles roses sans épines. Mais la fleur reste à qui veut bien se blesser pour la cueillir, et le bonheur acquis s'augmente au souvenir des peines qu'on a eues à l'obtenir. »

Elle dit et le jeune homme sentit son cœur s'apaiser à ces douces paroles ; et tandis qu'y réfléchissant encore, et les pesant en son esprit il tenait les yeux fixés en terre, il lui sembla qu'un doux baiser pareil à ceux que jadis il sentait passer sur ses rêves d'enfant, lui effleurait le front, et relevant ses yeux reconnaissants il ne vit plus à ses côtés l'ombre chère, mais devant lui, par la fenêtre, le ciel que la nuit avait obscurci, et les étoiles qui s'y levaient radieuses et claires, et scintillaient, ranimant en son cœur les fraîches fleurs de la douce Espérance.


LES ROSEAUX ET LES EAUX.
À M. SELWYN IMAGE.


Que j'aime les roseaux tremblants du bord de l'eau, les clairs roseaux mouvants, tout frissonnants, penchés plaintifs sur la rapide rivière, les sveltes flexibles roseaux qui frémissent et bruissent au doux frôlement de l'eau, au moindre souffle du vent. En la rivière, retenues, flottent des mousses, radieuses éclatantes prairies, minuscules forêts touffues, que les rayons du soleil, transperçant les eaux fugitives, illuminent et constellent de mille flammes vives. Et par-dessus les mousses, des algues, comme des serpents inquiets cherchant une route perdue, ondoient sans trêve, s'enroulent, s'allongent et se déroulent au gré des eaux, au cours de l'eau.

Le vent s'élève et ride l'eau, le vent passe dans les roseaux ; les hautes tiges inclinées baignent en gémissant leur tête dans l'eau. Il semble qu'une main tremblante écarte les hautes tiges, je crois entendre un grand soupir et le mystérieux clapotis que cause un remous brusque de l'eau. Ah ! sûrement, une femme était assise là, qui s'est dans l'onde claire, furtive, fugitive, évanouie. Chère dame des pâles roseaux, chère âme qui vous penchiez sur l'eau, qui êtes-vous, que pleuriez-vous, pourquoi êtes-vous disparue ?

Au cours des eaux, au fond des eaux, rien ne bouge que les algues, les claires algues, les longues algues, souples et ondoyantes comme des chevelures dénouées, comme d'amoureux serpents aux anneaux d'émeraude qui languissamment se jouent dans le pur cristal de l'eau qui fuit. L'eau murmure en s'éloignant, l'eau se lamente en s'écoulant ; ô chant doux et triste, murmures, plaintes des roseaux, regrets, soupirs qui montez de l'onde qui s'enfuit, vous pleurez Ophélie, la vierge rose et blanche, la douce morte fleurie, qui mêlant sa voix à vos chants, portée par vous, blanc lis, fleur spirituelle mourut, chantant les fleurs et son amour avec les fleurs qu'elle tenait embrassées. Et dans le cristal fuyant des eaux, je vous rêve, et vous découvre enfin, ô vierge aux grands yeux bleus, âme égarée d'amour, ô fleur, tragique fleur de pur amour, cachée, pleurante au creux des sources, au fond de toutes les rivières.


AGNÈS.
À MADAME ANNIE TOOROP.


Agnès ! Agnès ! musicale douceur et charme de prononcer son nom à haute voix : Agnès, nom faible et fin comme le bruissement du vent dans les feuillages, faible comme un souffle, fin comme un relent d'ambre, nom discret et nerveux, bizarre, que l'on semblait avoir exprès choisi pour elle, et qui, mieux que tous les portraits, m'évoque sa chère, étrange et douce image, vague vision indécise et grise, surnaturelle apparition flottant dans un nimbe de lumière argentée, au travers de mes souvenirs et dans l'amour de mes rêves.

Elle était grande et mince et habituellement vêtue de robes sombres. Son col blanc s'entourait frileusement d'un grand boa de fourrure noire, qu'elle avait coutume de garder même dans la maison. Ses mains longues et fines étaient chargées de bagues précieuses qu'elle s'amusait à faire tourner des heures entières, assise en ce salon frais, aux persiennes toujours closes, aux murs tendus de jaune mousseline des Indes, où les gazouillements et les rires jeunes de ses sœurs faisaient un si violent contraste avec son visage sérieux et calme et l'obstiné silence de ses réflexions. Son teint était plutôt pâle, mais il brillait parfois d'un éclat singulier, comme si des lueurs intérieures l'eussent éclairé. Comme une fleur, sa bouche s'ouvrait grande et rouge en ce visage pâle, comme une fleur et comme une blessure. Mais ce qui caractérisait l'étrangeté de sa personne, c'était ses yeux, ses yeux surtout, qu'elle avait très grands, profondément enfoncés, humides et bruns, mélange de tendresses et d'inquiétudes, ses yeux fiers, ses yeux volontaires et comme étonnés que d'autres yeux osassent fixer ses yeux.

Elle parlait peu et rarement, mais jamais je n'oublierai le son de sa voix. Il me semble l'entendre encore maintenant, comme toujours d'ailleurs lorsque j'évoque son souvenir. Elle était grave et douce, sa voix, et sonore parfois, et parfois voilée, sombre et rauque parfois, et toujours triste et semblant lasse.

Hélas ! que ne puis-je dire l'impression qu'elle me faisait, cette voix profonde en ce corps frêle ? Elle me bouleversait tout d'abord, et chaque parole tombée de sa bouche me donnait des secousses pareilles à des secousses électriques ; j'étais énervé, meurtri, tourmenté, oppressé ; il me semblait, à l'entendre, que quelque affreux secret m'étouffait que je n'aurais su dire : il me semblait que toutes les fautes par moi commises s'insurgeaient en moi, impérieuses, et me commandaient de fuir sa présence à Elle qui m'apparaissait alors comme illuminée et transfigurée par la seule magie de sa voix. Mais je restais, et j'étais pourtant peu à peu rasséréné, tranquillisé, apaisé, meilleur, écoutant avec une joie et un ravissement sans bornes, tomber une à une les notes harmonieusement graves de sa voix, plus belle et douce que toutes les musiques. Il me semblait, à l'entendre, tout voir, tout comprendre, et les choses les plus mystérieuses et les plus cachées semblaient tout à coup radieusement claires à mon esprit, quand elles étaient dites ou lues par sa voix.

Sa voix ! J'y entendais les accords parfaits, longtemps traînés, des orgues sonores en les églises gothiques, bleuâtres de l'encens brûle. J'y voyais les saints paysages, bleus et blancs, les champs profonds et sombres émaillés de fleurs vives, et les forêts immenses, ombre et silence, au dessus desquelles planait l'immobile sérénité des anges, les ailes larges étendues.

J'y voyais les ciels nocturnes, longs voiles profonds de pur azur, d'or constellés, gemmés d'émeraude, les contours clairs et le chant des rivières au clair de lune, et la plainte sourde des eaux incessamment secouées jusqu'en les rivages de la mer.

Douleur et joie, mélange de tristesse et d'amertume, et pourtant calme bonheur à me souvenir de notre dernière entrevue. C'était un jour d'octobre froid, pluvieux, avec un grand ciel gris d'une incomparable tristesse, jour très silencieux où les bruits semblaient s'apaiser pour laisser flotter et rêver à son aise une longue Mélancolie ; jour très pâle, silencieux, bercé du bruit léger des feuilles jaunies tombées des arbres, chassées, chassées sur le sable fin des allées, tourbillonnant, desséchées aux sombres carrefours du parc, comme une ronde de petites âmes mortes, le soir, dans la forêt d'or.

Le jour tombait lorsque j'entrai dans le port. Au ciel, couleur de cendre, s'amoncelaient et passaient rapides de grands et lourds nuages. Un vent violent soufflait qui faisait se gonfler et claquer brusquement les voiles tendues des bateaux. Des lanternes et des feux de couleur s'allumaient sur les jetées comme aux mâts du navire. Les adieux étaient faits, et je regardais attristé la foule qui se massait sur les quais cherchant quelqu'un que je n'y pouvais découvrir, quand tout à coup une force intérieure, une pensée soudaine me fit me retourner brusquement. Tout au bout, tout au bout de la jetée, sur un petit tréteau de bois d'où l'on pouvait voir plus longtemps arriver et partir les navires, à cette place qu'elle affectionnait, Elle se tenait seule, toute droite, adossée à un poteau, la main devant les yeux pour mieux voir les derniers apprêts du navire. Les vagues furieuses montaient par dessus les bords de la jetée et venaient s'étendre et mourir à ses pieds, éclatant et mobile trône d'écume frémissante, tandis que derrière elle se pressaient plus rapides au ciel les nuages.

Sourdement, le vapeur siffla tout à coup, les hélices battirent l'eau, je passai devant l'endroit où elle se tenait. Elle ne fit pas un geste et son visage même resta impassible, mais ses yeux seuls, inoubliables, se fixèrent une dernière fois sur moi, ses yeux troublants, mystérieux, ses yeux qui semblaient contenir son cœur et tous les cœurs, ses yeux, hâvres de sûreté, phares tutélaires berçant et guidant à travers sa course le navire, étoiles de salut, éternellement fixant depuis mon âme à travers mes yeux.

Sa silhouette se perdit dans le brouillard et le crépuscule, et sur mes yeux comme sur mon cœur tomba le lourd manteau de la nuit. Mais, depuis lors, toujours je la revois et m'en souviens. Je la revois debout, pareille à une statue dominant la mer, ses pieds calmes posés sur la couronne des vagues frémissantes, son front pur brillant dans une guirlande de nuages d'automne, surtout comme des feux consumant son pâle et grave visage, ses beaux yeux passionnés, aimants, profonds, mystérieux et grands comme la mer qu'ils contemplaient.


LES SIRÈNES.

La nuit. Passent très lents, au clair ciel de printemps les albes et grands nuages éblouissants, en leurs masses lourdes arrondies porteurs de vagues visions aux formes démesurées ; torses énormes, bras et jambes musclés, masques farouches aux longues barbes ruisselantes, incertaines, changeantes visions évocatrices de la silencieuse et grande armée des blancs géants, marchant à l'assaut du Walhall. La terre repose, reflétant les pâleurs du ciel, et sur les prairies bleues adoucies, la rosée resplendit en perles brillantes, aux tiges des herbes endormies.

Au travers les champs et les prés, le vieux Rhin coule, étalant dans la nuit, la large bande de ses eaux vertes et claires. Dans les flots glissent et se mirent les nuages, les profonds lacs d'azur céleste et le pâle croissant de la lune, bercé, élargi dans l'eau, suivant l'ondulant mouvement des flots, qui s'écoulent rapides, et chantent et se plaignent, et tendrement murmurent en s'enfuyant.

Au loin, dort la ville gothique, grise et bleue vaguement, avec les lignes indécises des maisons et des monuments, les rouges lumières vacillantes qui brûlent au sommet des tours, les murs noirs et durs du vieux château royal avec ses ponts levis planant au dessus des abîmes, et dominant tout, la flèche hautaine de la cathédrale, s'élançant fièrement et s'effilant sur les neiges du ciel.

Pas un bruit. On n'entend que de temps à autre la voix grave et lourde de l'horloge de fer, proclamant lentement les heures sur la ville assoupie et le vague attirant murmure des flots qui s'élèvent et s'abaissent et glissent et s'éloignent infatigables vers d'autres contrées. Les blancs nuages passent plus lents au ciel et doucement se séparent et s'arrêtent, découvrant en une échancrure le pur azur au milieu duquel veille une lune recourbée, telle une galère d'or en un lac immobile, entouré de montagnes de neige.

Ou la route blanche se perd là-bas dans la nuit, le bruit répété des pas d'un cheval, en même temps que les sons joyeux, lointains, d'un refrain chanté par la voix d'un jeune homme ; rapidement, il se rapproche suivant la route et bientôt arrive auprès du fleuve. C'est un chevalier guerrier, d'une armure d'acier revêtu et qui chante à la joie de revoir tantôt sa ville chérie, sa maison et ses gens, et la fière dame, son amie, dont les doux yeux ont tant pleuré, quand il s'en alla pour la guerre. Il a relevé la visière de son heaume, découvrant son jeune visage, et un grand oiseau de fer étend ses ailes au cimier de son casque et semble voler par dessus lui, quand il chevauche. Et voici que le chevalier a laissé tomber sa chanson ; il a saisi la corne d'ivoire appendue à son col et gaiement sonne la claire fanfare qui vibre et longuement là-bas résonne contre les hauts remparts.

Mais quoi donc alors en la rivière ? Le jeune homme arrête son cheval au bord du fleuve et pour mieux voir, abrite les yeux de sa main lourde, gantée de fer. Aux clairs éclats du cor sonnant d'or, s'agitent et se gonflent les eaux au milieu du fleuve. Elles tournent et bouillonnent, s'entr'ouvrent et soudain apparaissent les trois sirènes, filles du Rhin, enlacées. Elles nagent et glissent, idéales en les eaux claires qui ruissellent en innombrables gouttelettes sur leur éclatante poitrine et passent au travers de leur brune chevelure, sans la mouiller. Les tournoyants battements convulsifs de leur queue écaillée font écumer et blanchir les eaux qui semblent les suivre et les vêtir d'un étonnant tourbillon de neige. Leurs grands yeux brillent, leurs lèvres rouges sourient, et leurs cheveux bruns flottent dénoués, parés de larges fleurs incarnadines. Et légères, elles plongent au travers des flots clairs, et fendent rapides l'eau limpide qui s'amollit et frémit au baiser fugitif de leurs seins provocants, et douce, s'adoucit aux molles caresses de leurs croupes. Elles rient; et les perles de leur rire, brillent et s'égrènent, et font comme une cascade cristalline, bientôt melée, évanouie en le doux frémissement des flots. Elles s'approchent et s'éloignent et de nouveau s'élancent, et baisent chaque vague qui passe, se cherchent et se baisent entre elles; l'une d'elles chante :

« Gai chevalier, viens, viens vers nous, les flots s'entr'ouvrent devant toi ; viens te reposer en nos bras, t'enivrer des caresses des eaux silencieuses, te jouer dans les flots, glisser entre les ondes, t'assoupir et rêver avec nous des étoiles et des fleurs radieuses, jaillies du pâle sable d'or, et qui brillent au nocturne jardin des sirènes.

« Retiens nos chants, beau chevalier, vois au fond des eaux les richesses, les palais verts de la Reine avec les rougeâtres rubis tournant, saignants aux sommets sveltes des tourelles; les portes frèles d'émeraude de dauphins noirs défendues, les parcs alanguis transparents et bleus, où tremblent et serpentent les rivières opalines, et les vagues forêts profondes sous lesquelles passent et glissent inquiètes les ondines.

« Ah ! viens, fends les flots, hâte-toi jusqu'à nous ; nos bras amoureux t'entoureront de guirlandes, plus suaves que la fleur des jacinthes, et nos corps souples s'enrouleront autour de ton corps fatigué, le berçant et l'exaltant d'inespérés délices ; dans nos yeux bleus tu verras les cieux bienheureux, le rêve des lunes qui s'y réflète et les profonds abîmes des jouissances. A passer au travers de nos cheveux, le vent se parfume et laisse flotter autour de nous les capiteux parfums troublant les sens. Au contact de jeunes lèvres frémissent et brûlent nos lèvres rouges et chaudes, et l'amertume délicieuse de nos bouches insidieuses verse l'oubli des choses les plus chères.

« Ah ! viens donc, viens fêter et fleurir ta jeunesse aux charmes de nos blanches poitrines, laisse tes yeux langoureux s'égarer dans nos yeux, ta bouche avide et chaude se coller à nos bouches ; vois les flots se presser et glisser amoureux autour de nous, les eaux jalouses et douces qui frôlent et baisent au passage nos seins jeunes et droits, et s'écoulent à regret de nos corps en scintillantes gouttelettes diamantines. Prends-nous donc, enlace-nous ; sur notre passage se dressent et s'ouvrent les fleurs solitaires, et les dragons de flamme, gardiens des royaumes, ont pleuré de désir en nous voyant ; à notre possession le cœur se dilate, les yeux s'agrandissent, la poitrine se gonfle de voluptés inconnues et l'on défaille sous l'étourdissante douceur de nos parfaits enlacements »

L'eau a soudain jailli sous le sabot du coursier noir ; mais l'animal s'effare et recule devant le vide. Eperdu le jeune homme a sauté à bas de son cheval et les bras en avant tendus impétueusement s'engage en le fleuve ; mais alors il s'arrête lui aussi et demeure immobile. Là-bas là-bas, la voix rauque de l'horloge de fer sonnant fatalement minuit sur la ville endormie, un silence, et la plainte du veilleur dans sa corne.

Aux premiers sons des cloches de la cathédrale, les sirènes se sont évanouies, leur corps s'est tout à coup fondu dans l'eau qui tourbillons encore, écume et fuit rapide emportant au loin, les rouges fleurs de leur chevelure. Et longtemps encore, il écoute anxieux, le cri désespéré qu'exhalèrent leurs lèvres en disparaissant.

Le chevalier se signe soudain ; après une courte prière aux saints ses patrons, il remonte en selle, et rêveusement, chevauche vers la ville.


CHANSONS D'AMOUR.

Ah ! quel heureux sort, ah ! quel triste sort, ah ! quel heureux sort que d'être amoureux.

Quand je te vois, c'est le matin ; quand je te vois, c'est le printemps: frais baisers, fraîches fontaines, cœur nouveau, saison nouvelle ; flammes de tes yeux, rayons de soleil, bourgeons éclos, vivants poèmes ; claire et verte chevelure des arbres traversée de soleil, luxure de ton ondoyante chevelure ; fleurs de pêcher toutes blanches pâmées sur le ciel bleu, fleur de ta bouche rouge, riante et passionnée ; étang bleu où se mire l'azur des cieux, bleus, larges et profonds étangs amoureux de tes yeux, toute la nature est en fête, toute mon âme est en fête quand je te vois, quand je t'ai vue.

Mais si je te perds, o chère inconstante, quelle triste saison, quelle froide saison, quel funèbre, glacial et dur hiver. Sombres ciels gelés, blanche terre gelée, cœur glacé, désert, abandonné; le vent souffle, pleure et s'engouffre et je suis seul au fond d'un gouffre. Les ramures des arbres se plaignent dans les rafales, la pluie tombe, le ciel se voile, plus de chansons, de longs sanglots, dans mon âme délaissée comme au rivage délaissé, longue plainte du vent et des flots.

Mais que veux-tu, volage enfant ? Veux-tu l'hiver ou le printemps ? Te reverrai-je, te reverrai-je, et comme je t'aime, m'aimeras-tu ? Sort bienheureux, sort inclément, quel triste sort, quel heureux sort, sort incertain, divers, changeant, d'être amoureux sans être amant.

Au ciel bleu, au profond et pur ciel bleu scintille la magie des étoiles changeantes et les clairs feux réguliers des constellations innombrables.

Epandues par le ciel, de flottantes nuées transparentes, guirlandes interrompues de fleurs géantes et divines, s'entr'ouvrent en neigeuse mousseline, brodées aux spacieux manteaux de la nuit ; et dans le cœur de ces fleurs géantes, comme des gouttes de rosée au cœur des fleurs terrestres, brille, meurt et scintille le feu miraculeux des étoiles inaccessibles.

Ta chevelure est profonde et sombre, et toute étoilée d'amour comme les manteaux célestes de la nuit printanière ; et dans les pierreries qui s'enflamment et s'enorgueillissent au sein de ton amoureuse chevelure, comme dans les feux changeants incertains des étoiles, je vois briller, resplendir et trembler mon amour, mon fier amour, mon jeune amour, tremblant de passion, de crainte et d'espérance.

Cruelle et chère enfant, o mon amie, ma joie, mon seul espoir, folle, espiègle comme un enfant, sans transition, rieuse et gaie, triste ou fâchée, désenchantée comme un enfant, mon amie aux yeux fous, aux cheveux fous, mon amie aux belles lèvres rouges, chaudes et parfumées, m'aimes-tu vraiment quand tu dis que tu m'aimes ?

Si je pouvais le croire, je vivrais plus heureux que le roi le plus heureux, et je le crois parfois lorsque je suis auprès de toi, et que mes yeux troublés plongent dans tes grands yeux passionnés, amoureux, semblables à des fleurs vives et parfumées, ouvertes dans la nuit printanière ; humides miroirs voluptueux où se reflètent et passent de calmes paysages nocturnes, des forêts grises, des forêts bleues, des bois pleins d'ombre et de longs chants d'oiseau, de tendres arbres penchés sur des routes blanches, et des prairies semées de fleurs sous de grands ciels bleus endormis, où tremblent et palpitent de pâles étoiles, de lointaines étoiles changeantes, comme les feux incertains de ton amour.

Mais d'autres fois aussi, surtout quand vient le soir, et que des ombres emplissent notre chambre, des ombres descendent dans tes yeux, et des rêves inconnus s'y poursuivent, jusqu'à ce que tes yeux deviennent fixes et durs, et passant par-dessus mes yeux, s'obstinent à suivre les capricieux, obscurs détours de tes pensées désenchantées ; et tes chers yeux ne sont plus pour moi que de froids abîmes où je me désespère et je me perds, sans que tu veuilles même songer à t'en apercevoir; et tu me dis parfois de ton plus gai sourire que ton amour a fui, que notre amour est fini, et il me semble alors que l'on m'arrache le cœur de la poitrine, que l'on me remplit les yeux de ténèbres et je ne vois plus rien ensuite que des espaces noirs et désolés à l'infini, dans lesquels le bruit seul de mes pas résonne lugubrement à mes oreilles, et me rappelle ce que j'avais, bonheur, oublié pour un jour, que je suis seul ici, inexorablement seul et pour toujours.


DIALOGUE.

Petite maîtresse, ô mon espoir d'un jour, je t'offre mon cœur fou d'amour, ivre d'amour, mon cœur qui ne bat que pour toi, qui bientôt saignera pour toi.

Je t'offre ô mon amant aimant, mon fin sourire, mon doux sourire qui a souri à d'autres, qui sourira pour d'autres.

Petite maîtresse, ô mon espoir d'un jour, mire-toi dans mes yeux pleins de tes yeux malicieux ; vois-y tes boucles folles, ton front très blanc, tes yeux, ta bouche, tout ton riant visage affolant auréolé de l'amour que j'avais rêvé.

O mon amant aimant, miroir clair et délicieux, comme en une vivante fontaine je vois trembler et briller ma chère image dans tes yeux ; je ferai de ton cœur une fleur, rouge fleur pour parer mes sombres cheveux.

Petite maîtresse, ô mon espoir d'un jour, jamais tu ne m'as aimé ; tu t'es aimée toi-même en mon amour et t'es trouvée plus belle tout un jour.

O mon amant trop exigeant, que voudrais-tu, que rêves-tu ; tu n'aimes toi-même que tes rêves, les nuages, le ciel et les étoiles.

J'aime ton image, petite maîtresse, dans les nuages, le ciel et les étoiles ; et je te remercie de l'amour que tu m'as donné ; de la peine que tu m'as causée, à moi qui voudrais aimer du plus suprême amour le monde entier.


L'ÉGLISE DE LORDSHIP LANE.

Sous la douce clarté d'un ciel d'été semé d'étoiles, dans le vaste silence harmonieux de la nuit reposent endormies les vallées et les plaines. Toutes blanches et brillantes à la lumière de la lune, des routes s'allongent éclairant les vallées qu'elles traversent, pareilles à de fraîches rivières, de leur cours capricieux rayant les prairies bleues et les tranquilles pâturages. Des haies bien taillées, des haies fleuries et parfumées bordent les routes, et de grands arbres pleins d'ombre, élèvent par places leur sombre masse arrondie vers le ciel, et semblent protéger et garder tout l'espace qu'ils recouvrent de leurs branches. Vaporeusement bleues, des prairies s'étendent à perte de vue, confondues là-bas avec les vapeurs d'argent qui montent de la terre ; et par les prairies, isolés, de grands chênes séculaires, comme des rois puissants règnent incontestés sur la contrée et rêvent paisibles dans la majesté de leur robuste et sereine vieillesse. Le silence est profond et sa divine harmonie s'augmente encore des mille bruits légers de la nature endormie; des brises en tremblant passent au travers des haies parfumées, et dans les hautes tiges des chênes font murmurer les feuilles doucement agitées ; parfois on entend le bruit des herbes affaissées qui se relèvent, dans les feuillages touffus et sombres, le battement des ailes, les cris légers, effarouchés d'un oiseau troublé par un rêve ; le murmure lointain, continu d'un ruisselet qui s'écoule, et plus lointain encore le chant régulier, incessant des cigales amoureuses.

De l'immensité bleue de ses manteaux recouvrant la terre endormie, le ciel resplendit criblé de glorieuses et radieuses lumières. La voûte nocturne est faite d'un profond velours transpercé de rayons, brillant sous les feux calmes de la lune luisante ; et des myriades d'étoiles la constellent, flammes d'or, feux sacrés, saphirs embrasés, émeraudes lucides, divines escarboucles, joyaux changeants, purs diamants, où tremblent, meurent et plus vives renaissent de vertigineuses lumières. Du zénith au nadir, divisant les champs calmes de l'azur infini, le fleuve blanc, silencieux de la voie lactée entoure les mondes visibles de son amoureuse ceinture; des îles bleues, voilées d'ombres, s'aperçoivent au milieu de ses flots laiteux, et sur tout son cours les étoiles qui scintillent au fond de son lit neigeux s'avivent encore au sein de ces blancheurs éthérées et resplendissent comme les gouttelettes lumineuses d'une eau fraîche ruisselant sur le duvet des cygnes. Par la main de Dieu semées, les fleurs splendides du firmament s'épanouissent, et comme des fleurs plus vives dispersées dans toute l'étendue du ciel, flamboie le dessin régulier des Constellations, lignes magiques, phares salutaires guidant les marins audacieux dans leurs courses incertaines. L'énorme voûte lumineuse fulgure embrasée de clartés et ces milliers de points de feu perdus dans les abîmes de l'azur semblent être reliés entre eux par des rayons invisibles et former des routes célestes, connues des seuls anges et des élus du ciel.

Amoureux du silence, des prairies et des arbres, amoureux de la calme nuit étoilée, pendant longtemps j'avais marché le cœur joyeux dans ce vaporeux et tranquille paysage, quand j'arrivai tout à coup devant la familiale et simple église du village de Lordship Lane. Au bord de la grand'route assise en un préau d'herbes hautes, elle se dressait devant moi toute grise, et sur les soies bleues pavoisées du ciel nettement se profilait, tandis que son clocher pointu svelte  et sombre s'élançait hardi vers les blancheurs de la voie lactée, rendues plus neigeuses encore par le contraste. Le préau s'entourait d'un mur bas qui le séparait de la route, et il était tout entier rempli d'une herbe haute, serrée, touffue qui se pressait et montait contre les flancs de pierre de l'église comme pour la défendre de tout contact. Frappées par les rayons de la lune, les portes de chêne poli brillaient d'une si douce lumière argentée, qu'on aurait pu croire qu'elles étaient au large ouvertes, et que pour un office nocturne l'extrémité des nefs s'éclairait à la lueur blanche des cierges. Et dans le grand toit d'ardoise, comme en un clair miroir réfléchies, les étoiles se miraient tremblantes, sanctifiant l'église, la rendant pareille aux radieuses demeures constellées du Paradis. Brillant comme une spéciale protection divine par-dessus le temple, la plus belle, la plus régulière des constellations du ciel, la Croix du Cygne étincelait, céleste emblème du salut planant sur la contrée recueillie. Au sommet du ciel, elle s'épanouissait au milieu des champs fleuris de la voie lactée, et tout autour d'elle brillaient des nuées d'étoiles plus petites et plus pâles, scintillantes, tremblantes lueurs semblables à des yeux séraphiques tournés pleins d'amour vers notre terre. Je ne me trompais pas ; des yeux, de tendres yeux brillaient réellement en les lointaines étoiles, et des faces heureuses et souriantes y apparaissaient peu à peu, doucement frôlées, encadrées dans le frémissement lumineux de grandes ailes blanches. Une heure sonna soudain au clocher de l'église; les graves et lentes vibrations de la cloche planèrent, s'éloignèrent et moururent dans le silence, et lointaines, lointaines de petites cloches répondirent qui semblaient venues des points les plus reculés du ciel ; et si harmonieuses elles résonnaient, se mêlant, se soutenant les unes les autres, qu'elles semblaient un chœur de voix parfaites mariées, confondues dans les hauteurs de l'azur. Un grand mouvement parut alors se faire dans le ciel et les étoiles pâlirent encore aux champs fleuris de la voie lactée; autour des soleils lointains qui brûlent aux côtés de la croix céleste, d'albes nuages semblèrent se former, se condenser, et de Wéga et d'Altaïr, leurs ailes blanches déployées, deux vols d'anges s'élancèrent rayonnants et splendides au travers des espaces immobiles et purs de l'azur. Leur vol laissait dans l'air une traînée lumineuse pareille à celle des flamboyants météores ; et d'abord ils me parurent se détourner de l'église et voler vers d'autres contrées, mais ils changèrent bientôt leur course, s'étant rejoints; et décrivant de grands cercles toujours plus rapprochés, ils planaient les ailes étendues au-dessus du sanctuaire et volaient vers lui, guidés par l'un d'entre eux dont la robe et les ailes étaient couleur de flamme et qui volait le premier de tous, tenant une lyre d'or dans ses bras. Déjà je pouvais les distinguer les uns des autres, et mes yeux ravis reconnurent aux côtés du guide céleste, le bienheureux archange saint Michel dont on voyait l'armure d'argent briller en l'écartement de sa blanche tunique et qui en ses mains redoutées tenait levée, droite et nue, l'épée flamboyante que Dieu lui avait confiée; et sur le même rang que lui, les tempes ceintes d'un rameau d'olivier, les yeux baissés et la face toute rayonnante de sainteté et de béatitude, l'ange qui fut choisi pour porter sur la terre les divines paroles de l'Annonciation volait, lumière environnée de lumières, les bras repliés en croix sur la poitrine, serrant contre son cœur de chastes lys épanouis, calices d'amour, fleurs éblouissantes, pures et candides à l'image de son âme et de Celle qu'il avait jadis saluée. Derrière eux venait l'éclatante phalange des messagers du ciel, leurs ailes et leurs albes robes flottantes brillant d'un éclat plus doux que le clair de lune sur le plumage des cygnes. Et tous ils atteignirent l'église, et repliant leurs ailes de neige miraillées d'or, sur le toit d'ardoise ils se posèrent autour de celui qui les avait guidés porteur de la lyre divine, et silencieux ils s'assirent, attentifs à la voix de leur frère aimé, l'ange Israfel. Il saisit la lyre d'or, le musicien béni, l'ange Israfel, et de ses doigts légers, mélodieux, il en fit vibrer et résonner toutes les cordes ; jamais plus doux arpèges ne furent entendus sur la terre ; et de sa voix limpide et fraîche, jaillissant aussi vive et claire que l'eau des paradisiaques fontaines, il chanta la gloire et les louanges de Dieu et le bonheur des âmes qui habitent les vallées élyséennes ; il chanta le charme du séjour paisible des vertus, la joie des prières inspirées par Dieu, jaillies de la bouche des saints et des prophètes, chantées, répétées en chœur par la foule des âmes élues ; il chanta les bienfaits de la toute-puissante présence de Dieu, du plus pur amour transportant les âmes qui vivent en ses royaumes et se purifient sans cesse à sa vue, la félicité parfaite de l'unique désir exaucé, et la sereine beauté des contemplations éternelles.

Les plus légers bruits de la terre s'étaient tus; tout faisait silence autour du chanteur séraphique et les notes limpides de sa voix s'élançaient radieuses vers le ciel, vers le ciel élevant le cœur de tous ceux qui pouvaient l'entendre. Si belles étaient ses paroles, si harmonieux était son chant, que les images de son poème se déroulaient imprévues, inespérées en resplendissantes visions et que par moments même il semblait que les cieux s'entr'ouvrissent et qu'on aperçut dans les hauteurs vertigineuses de l'azur, les royaumes éclatants du paradis et tout auréolé de rayons, de flamine et de lumière, le Seigneur tout-puissant, le Créateur trônant éternel au milieu de la gloire de saints et des saintes.

Ensuite il chanta les devoirs et la mission des anges, chargés d'intercéder et de prier au ciel pour les péchés du monde, de veiller sur les actions des hommes et de les guider par les routes obscures et périlleuses de la vie ; c'étaient eux qui, aux heures de défaillance, dans les moments de doute et d'incertitude, comme une lumière trouant les ténèbres de la nuit, apparaissaient éclatants et splendides, brillants de foi, redressant les courages, réconfortant les cœurs troublés du seul appui de leur présence, attristés ou joyeux selon la conduite de l'âme qui leur avait été confiée ; pendant tout le temps de sa vie terrestre ils se tenaient secourables auprès d'elle, lui montrant les routes à suivre dans le miroir fidèle de la conscience ; ils étaient les messagers de Dieu chargés de porter sa parole et sa loi aux quatre coins de l'énorme univers; et pour illuminer de sa présence ce pays tout entier, il était descendu cette nuit encore parmi ses frères, Gabriel, le plus candide et le plus pur, le plus humble, le plus rempli d'amour divin de tous les anges. Il était l'élu bien-aimé entre tous les envoyés du Seigneur, et c'était lui qu'Il avait choisi pour saluer la Vierge en prières des divines paroles de l'Annonciation et pour enflammer d'espérance et de foi le cœur confiant des Bergers et des Mages. Il était le vase précieux d'élection, le neigeux autel sur lequel fumait l'encens agréable à Dieu, il était le miroir de Dieu, ne reflétant que sa seule lumière, et de l'amour de tous les anges, de toutes les créatures du ciel et de la terre il était investi, l'élu éternellement béni de Dieu, l'annonciateur, Gabriel.

Ainsi chantait l'ange Israfel, et les anges groupés autour de lui se réjouirent de ce qu'il avait dit de leur frère bien-aimé ; et tous il contemplaient ravis l'ange Gabriel, car une lumière divine l'enveloppait tout entier et le rendait plus resplendissant qu'une blanche étoile ; et il ne voyait, n'entendait rien des louanges qu'on chantait autour de lui, le préféré du Seigneur, mais emporté en une extase, il priait avec ferveur, les yeux levés vers la voûte constellée, les lèvres agitées par de confuses actions de grâce, s'interrompant seulement pour baiser avec ardeur les fleurs saintes qu'il pressait contre son cœur, les lys éclatants et candides venus aux jardins du paradis.

Cependant Israfel préludait par de nouveaux accords sur sa lyre, et d'une voix plus belle encore, enthousiasmé lui-même par les choses qu'il avait célébrées, il chantait à présent les litanies de la Vierge. Et tous les anges émus les répétaient avec lui ; leurs voix, réglées par une parfaite harmonie, semblaient ne faire qu'une seule voix ; qui s'envolait au loin et planait, s'élevant graduellement sur la contrée recueillie ; ils résonnaient éclatants les titres d'adoration de la Vierge, et les paroles pleines d'imploration s'élevaient avec les voix toujours de plus en plus affaiblies, vibrant longuement et mourant enfin sous la paix des lointaines étoiles ; les derniers vers étaient depuis longtemps chantés et déjà les anges déployaient leurs ailes pour rejoindre leur céleste demeure, que je restais encore éperdu, transporté d'admiration et d'amour, écoutant toujours résonner en moi-même les voix qui s'étaient tues, lorsque soudain, ébloui, je vis resplendir devant moi celui-là même qui avait charmé les fils de Dieu, l'ange Israfel. Car ayant lu dans mon cœur l'ardent amour que je ressentais pour ses frères et pour lui, il vola vers moi et m'embrassa, le merveilleux chantre de Dieu, et avant de rejoindre ses frères qui l'attendaient, les ailes déjà déployées, il me dit ces paroles inoubliées : « C'est aujourd'hui l'office des anges, ô cher poète, et nous célébrons ainsi chaque année la descente sur la terre et l'heureux retour au ciel de notre frère aimé l'ange Gabriel ; et si tu as bien compris la vision qui te fut envoyée, les heures de cette nuit n'auront été perdues ni pour toi ni pour nous ; mais à présent, tandis que ton cœur est encore plein d'espérance, écris ce que tu as vu, afin que tout ceci soit connu et certifié sur la terre et qu'un peu de fête fleurisse aussi l'âme des fidèles croyants. »

Et déjà ils avaient disparu dans un tourbillon d'ailes blanches, soyeuses et parfumées; et c'est pourquoi, suivant son ordre, je tentai de décrire leur céleste venue, mais l'ange avait, hélas ! trop présumé de mes forces, et de ma vision bien heureuse je ne pus donner qu'une idée confuse et imparfaite.


LE TRIOMPHE DE L'AMOUR.
À M. FORD MADOX BROWN.


Délivré de sa suite importune, le roi marcha seul jusqu'au rivage de la mer. Gris et voilé, le jour avait paru; de grands nuages de pluie pendaient au ciel et les pluvieuses nuées, messagères de tristes pensées, voilaient la quiétude de son cœur.

Le roi contemplait les vagues de la mer. Elle s'étalait à l'infini, toute verte, avec de longues bandes d'écume flottant à l'horizon comme des guirlandes dénouées, et l'ombre des nuages l'obscurcissait par places et la rendait menaçante et mauvaise. Au gré des vagues, au bruit des vagues flottaient les rêves du jeune roi. Il regardait loin dans la mer le blanc vol des oiseaux rapides et sa tristesse s'augmentait à ne pour voir les suivre lorsqu'ils disparaissaient dans la brume et les vapeurs lointaines.

Avec les oiseaux, rasant au loin les vagues de la mer, avec les blancs oiseaux s'envolaient ses pensées, vers des terres et des îles heureuses et inconnues, vers les clairs pays de son rêve, embellis par la dame de ses espoirs.

Mais les oiseaux se perdaient dans la brume et ses vapeurs lointaines, la mer se faisait plus sombre et dans son immense voix pleuraient de longues plaintes, grondaient des soupçons, et des trahisons, planaient des lamentations et des deuils et le pâle cortège des illusions perdues.

Des soupirs passaient dans le vent, des plaintes s'échappaient des vagues et sur son cœur et sur la mer planait le poids des noirs nuages.

« Mer, dit le roi, terrible, sauvage mer effrayante, que raconte la voix de tes vagues ? Elles retombent sans cesse, blanchissent et meurent sur le sable blond et leur chant me peine et m'afflige autant que la longue plainte des vents d'automne. Vagues mourantes, dolentes, que pleurez-vous ? Le bruit géant de votre plainte éternelle m'épouvante et me vide le cœur, et j'ai crainte que mon âme ne s'en aille à jamais avec vous, et que vous ne me laissiez seul pour toujours avec votre tristesse infinie.

Vagues éternelles qui baignez les îles riantes et vertes de la mer, dites-moi, le long des claires plages matinales, n'avez-vous point vu passer, dans la splendeur du soleil levant, un riant cortège de dames et de damoiselles entourant la rose et blanche princesse de mes rêves ?

Vous la vîtes, ô vagues, et voulûtes la suivre; et la dernière de vos lames amoureuses se répandit en écume bruissante autour de ses pieds calmes et se retira comme sanctifiée ; les flots charmés se couchaient quand elle passa devant eux et toute la mer devint unie et claire comme un miroir de chrysoprase.

Flots changeants qui portez, au sein des ports tranquilles, les navires audacieux et superbes, ou les submergez misérables, en vos gouffres amers, écoutez-moi, répondez-moi ! Certain beau soir d'été ne l'avez-vous point vu surgir triomphale, sa galère d'or fulgurant sous les derniers rayons du soleil ? Elle était couchée sur un trône à l'arrière du navire, ses yeux fixés sur le soleil étaient frappés de gloire, des lueurs y brûlaient de pourpre et d'or ; des flammes traversaient sa chevelure et passaient sur son visage extasié, et sa beauté frappait d'amour le ciel rouge et la mer dorée. Des chants joyeux, de mélodieux concerts retentissaient autour d'elle et dominant toutes les autres, sa voix s'élevait et planait sur le ciel et sur la mer, sa voix haute et claire, grave et sonore, plus belle que le chant des sirènes, charmeresses de navires. Le bruit des rames soulevées en cadence rythmait les chants, et de lourds tapis aux mille couleurs, suspendus aux bords de la galère, traînaient dans l'eau. Elle suivit longtemps le large chemin d'or que le soleil avait tracé sur la mer et quand elle eut disparu dans les vagues frangées d'or et les nuages incendiés, l'astre sombra dans les flots et disparut, et la nuit pâle et solitaire couvrit la mer. »

Ainsi parle le prince, et nulle voix ne répond, que la voix des flots qui se lamentent et s'entre-choquent en plaintes confuses et monotones ; les blancs oiseaux ont disparu ; les nuages couvrent le ciel et la mer roule à l'infini ses vagues vertes, ternes et tristes.

Un vent frais souffle des dunes, si doucement parfumé, si fraîchement parfumé qu'il lui semble qu'une haleine de femme a passé sur son col et ses cheveux. Et comme il se retourne tout ému, il voit, longeant les plages blondes longeant la mer, les dunes grises et montueuses toutes couvertes de fraîches fleurs, de fleurettes jaunes, mauves et bleues. Au creux des dunes, au flanc des dunes sablonneuses s'épanouissent frêles couronnes, tendres clochettes, les claires, légères, pures corolles, fleurs de simplesse, fleurs de passion pure, comme des âmes de vierges au sien du purgatoire. Les dunes pâles clairsemées des radieuses fleurettes enchantent ses yeux et son cœur et le transportent en des contrées magiques de sa jeune fantaisie, en des pays de simple vie, de constant amour et d'inaltérable félicité.

Et comme il regardait longtemps, longtemps les claires dunes diaprées, sans en pouvoir détacher ses yeux, il s'endormit et rêva.

Il se promenait dans un paysage analogue à celui qu'il venait de contempler. La longue et pâle chaîne des dunes s'allongeait devant lui, grise, solitaire et sauvage, toute semée de vives fleurs, grandies aux souffles sains du vent et de la mer. Le soleil venait de se lever sur la mer qui brillait toute verte dans la splendeur matinale. Des vents soufflaient parfumés aux bruyères des dunes. Le ciel était d'un bleu resplendissant, à peine voilé par places de blanchâtres vapeurs laiteuses et rosées qui semblaient les bandes dénouées de la ceinture de l'aurore, et lointaines des barques passaient à l'horizon, leurs voiles blanches luisant dans l'azur, comme des ailes de colombe frappées de lumière. Les voix de la mer chantaient, des souffles de bonheur passaient dans le vent et il semblait au prince enthousiasmé qu'il voyait et comprenait toutes ces splendeurs pour la première fois. L'azur n'avait jamais brillé d'un éclat si pur, la mer n'avait jamais paru si jeune, fraîche et calme, et ses yeux n'avaient jamais été caressés, attendris autant que par la sainte floraison de ces dunes décorées et fleuries comme une vallée de paradis. Le ciel était le miroir de son âme vierge, la mer lui chantait sa jeunesse et sa beauté, et les vents murmurants et les brises lui parlaient d'amour et faisaient se gonfler son cœur en sa poitrine. Tout entier à sa joie, avec des remerciements aux lèvres pour le sublime spectacle qui s'offrait à lui, il marchait avec le seul souci de ne point écraser les fleurs sous ses pas.

Une dune se dressait maintenant devant lui, plus haute, plus large que les autres et toute couronnée de fleurs à son sommet. Du sein des fleurs surgissait une frêle cabane de planches que les brises agitaient et que le vent semblait devoir emporter. Et le roi chantait en gravissant la dune, il chantait en regardant les fleurs et la cabane en planches, mais à mesure qu'il s'en approchait de plus en plus, sa voix baissait et avant qu'il y fût arrivé, son chant resta inachevé et la crainte et la pitié chassèrent la joie de son cœur. Sur un banc de bois grossier adossé à la cabane, contemplant le ciel et la mer, deux formes humaines couvertes de haillons étaient assises. Et si le roi n'avait jamais vu jusque-là d'aussi clair et heureux lever de soleil, il lui semble que jamais non plus jusqu'alors il n'avait vu et n'aurait pu concevoir une misère pareille à celle des deux malheureux qui se tenaient devant lui.

C'était un homme et une femme dont on n'aurait pu dire l'âge, tant leur corps et leur visage étaient déformés par la plus hideuse des maladies. La lèpre horrible avait gagné ces deux êtres. De longs vêtements les recouvraient, décolorés par le temps et la maladie, collés par places à leur corps, indiquant par de larges taches la pourriture de leur chair. Le visage de l'homme était flétri d'écailles blanches et gonflé d'ampoules, sa barbe était tombée et ses cheveux, et pour qu'il pût contempler l'éclat du ciel et de la mer, sa compagne penchée vers lui abritait d'une main pieuse ses paupières dégarnies de cils. Le soleil levant éclairant lamer, illuminant le ciel et les fleurs, éclairait aussi le visage couleur de cendre de cette femme, qui, malgré les ravages terribles de la maladie, gardait encore des traits d'une admirable beauté et qui dans la grandeur de l'infortune de son mal conservait au moins l'infinie tendresse de son sexe et la touchante noblesse de la femme en proie aux souffrances. D'une si extraordinaire maigreur qu'elle semblait une ombre descendue sur terre pour consoler et réconforter, de larges crevasses sanguinolentes brûlant son front et ses mains comme des flammes de passion, elle se tenait penchée devant le lépreux son ami, lui montrant les splendeurs du matin et les barques lointaines pareilles à de blanches fleurs jaillies en mer.

L'homme regardait, sa poitrine blessée se soulevait avec peine, et un horrible ulcère béant, tout dégoûtant d'un liquide rougeâtre et infect, laissait voir à nu le fond de sa gorge. Et cependant, en cet excès de misère, l'exubérante joie de la nature semblait revivre aussi et triompher en leur cœur : car leurs yeux que les fièvres et les douleurs avaient profondément rentrés en leurs orbites, s'allumaient aux lumières de fête du ciel et de la mer et leur visage penché l'un vers l'autre brillait d'un si saint et sublime amour, qu'ils en étaient transfigurés et que le prince en oubliait l'horrible mal pour ne plus voir et admirer que cette divine expression d'amour céleste.

« Pauvres gens, dit le roi, tout saisi d'amour et de pitié, quel terrible fléau vous a frappés et comment vivez-vous ici sans nulle ressource et sans nulle assistance ? »

« Seigneur, dit la femme, permets que je réponde pour mon ami que le mal a rendu muet et je satisferai ta demande. Nous habitions naguères une ville riche et opulente dont nos pères étaient les seigneurs. Et nos familles, les premières de la ville, étaient divisées par leur orgueil et par leur jalousie et se haïssaient l'une l'autre. Tous deux on nous avait élevés dans le mépris et la haine de la famille rivale et nous nous en voulions sans nous connaître. Mais un matin béni, un jour radieux et pur comme celui qui maintenant se lève et nous éclaire, nous nous vîmes au détour d'une rue, nos yeux plongèrent en nos yeux, et dans nos yeux trouvèrent le chemin de nos cœurs; l'amour y remplaça une inconsciente haine, et de ce seul regard nos cœurs délivrés s'élurent et s'unirent d'une éternelle tendresse; car nous nous sommes aimés depuis ce jour comme nous nous aimons aujourd'hui.

Nous ne nous étions plus revus et la joie de notre vie transfigurée gonflait nos cœurs, quand une nouvelle terrible vint jeter la consternation par toute la ville et troubler la sereine quiétude de notre amour. Des pèlerins récemment arrivés de Terre sainte avaient apporté avec eux la lèpre horrible et le mal avait déjà gagné de pieux citoyens qui, insoucieux du danger, avaient voulu aller les visiter. Le mal se propageait avec rapidité et chaque jour de funèbres cortèges s'avançant vers l'église et les léproseries, jetaient la terreur dans les rues. Et jour et nuit je priais pour que mon ami fût sauvé et que le ciel lui épargnât l'horrible fléau. Le bruit des cloches sonnant quotidiennement le glas des morts, faisait trembler notre maison adossée à l'église et m'épouvantait. Car chaque jour, le front anxieusement collé aux vitres, je tremblais par l'affreuse crainte de voir mon ami marcher à son tour vers l'église, dans l'effrayant et noir cortège des malheureux lépreux. Et j'imaginai la nuit de cruels tourments, de longues mortifications pour rendre mes prières plus efficaces. Mais Dieu qui sait tout, qui prévoit tout, qui voyait dans ce mal notre bonheur constant pour toujours assuré, voulut bien ne pas les entendre, et tant que ma langue pourra remuer en ma bouche, je l'en remercierai et dirai ses louanges pour ne m'avoir point alors exaucée.

Car un matin les cloches sonnèrent plus fort que jamais, et la maison tout entière tremblait, mais je tremblais plus fort que la maison ; et dans l'église les orgues puissantes ronflèrent, faisant vibrer et prier les pierres elles-mêmes. Bientôt des voix répondirent du dehors ; de lentes, monotones et basses psalmodies, de sourdes litanies se firent entendre, qui semblaient récitées par tout un peuple ; un bruit confus de pas se rapprochait, rythmé par les chants lugubres et le grincement redouté des cliquettes et des crécelles. Devant le sinistre cortège les passants s'écartaient frappés de terreur ou se réfugiaient à la hâte dans les maisons. Des bannières parurent voilées de crêpe devant l'église, et des croix portées par deux longues files de pénitents, vêtus de robes de bure, la tête recouverte de noires cagoules. D'autres suivaient, chantant les psaumes, agitant les mortelles crécelles et récitant des litanies, tandis que devant les prêtres en prière, comme une suprême imploration, des enfants élevaient des croix processionnelles dont l'or brillant flamboyait dans l'air comme une dernière espérance de vie.

Et suivant pieds nus son propre cortège mortuaire, le lépreux venait le dernier, portant lui-même son deuil en sa robe noire, le visage recouvert d'un capuchon de même couleur. Comme un aveugle il marchait, écartant du geste des passants imaginaires, et tout son corps était secoué de grands sanglots. Et comme à la suite des prêtres il montait les degrés du parvis, d'un geste brusque il rejeta le capuchon qui lui recouvrait la tête, et je vois et je sens encore maintenant l'adieu muet, désespéré que m'envoyèrent ses yeux, ses pauvres chers yeux gonflés de larmes, qui me cherchaient à ma fenêtre.

Et quand je l'eus reconnu, il me sembla que mon cœur se fendait, que des flammes ardentes brûlaient mes yeux, que des fers me transperçaient le corps et je tombai à demi morte avec l'affreuse image de mon ami victime du fléau brûlant mes yeux.

On le mena dans le chœur, on chanta sur lui l'office des morts, et dans la fumée de l'encens le Dies irae monta solennel et désespéré. Les orgues en ronflant planèrent, et tout le peuple agenouillé, de ses lèvres tremblantes et convulsées d'angoisses, récitait des litanies. J'entendais tout cela comme en un affreux cauchemar, et je ne pouvais faire un mouvement. Quand je revins à moi, les sons de l'orgue mouraient aux, voûtes de l'église, l'office finissait et le prêtre, en lui donnant le voile, la panetière et les cliquettes, avait adressé au lépreux l'admonestation dernière, lui rappelant qu'il était mort pour le monde et qu'il ne devait plus désormais vivre que pour Dieu. Et la foule s'écoulait maintenant frappée d'horreur sur le passage du lépreux, et comme aveuglé par son malheur, écartant le malheur des autres, il marchait les bras levés, perdu, égaré dans les ténèbres de sa misère. Et comme il s'était arrêté tremblant au seuil de cette église, dont les portes, les dernières qui fussent entrouvertes pour lui, venaient de se refermer avec un fracas terrible, la pitié de Dieu me saisit et me transporta; je courus, je volai vers lui et me précipitant dans ses bras à l'horreur de tous ceux qui étaient présents, de tout mon cœur je l'embrassai et baisai sa bouche bien-aimée, et ainsi partageai son sort, et fut séparée avec lui du reste des vivants.

Tournant le dos aux villes, nous marchâmes et parvînmes jusqu'ici où Dieu semblait avoir disposé ce frêle abri de planches pour nous recevoir. Et dans ce royaume solitaire des dunes, nous avons vécu bienheureux, notre amour augmentant dans toutes nos souffrances, et la souffrance s'étant changée en joie de souffrir pour mériter un pareil amour. Et pour lui et pour moi je loue Dieu et humblement le remercie et lui rends grâces, qui a bien voulu nous laisser jouir de l'absolu bonheur de notre amour, qui nous a donné cet amour, qui l'a nourri de mes craintes et de mes angoisses, qui l'a fortifié de nos souffrances, qui l'a rendu complet, parfait, impérissable ; qui nous a donné d'être entièrement l'un à l'autre, et nous a fait aimer toutes les choses qui vivent et meurent en la nature, qui nous a fait comprendre la beauté du matin, la majesté des soirs, la splendeur des nuages, la magie des fleurs fraîches écloses et des perles de la rosée , qui nous a fait aimer la mer immense éternellement changeante, le chant des oiseaux, les soupirs du vent, tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, nous donnant de retrouver et de chérir notre amour dans l'amour de toutes ces choses.

Cependant, nous nous affaiblissons chaque jour et comme une flamme nous consumons lentement, mais nous marchons sans crainte vers la mort et nous l'accepterons avec joie comme nous avons accepté avec joie cette vie, car au fond de nos cœurs, nous savons, que ni les souffrances de la vie, ni l'éternité de la mort jamais ne pourront nous séparer, et que pour l'éternité aussi nos âmes sont unies. Et quand mon ami sera mort, si tant est qu'il doive mourir avant moi comme nous le croyons, je collerai une dernière fois mes lèvres aux siennes, et nia bouche ne quittera la sienne que froide, glacée et muette pour les vivants. Par la miséricorde infinie de Dieu nous nous endormirons comme nous avons vécu, dans l'exaucement parfait de notre amour, et une fois encore il nous sera donné de partir ensemble pour de nouveaux pays qu'on dit sans souffrances et d'éternelle bénédiction, quoique mon faible esprit n'en puisse concevoir de, plus beau, de plus saintement et purement béni que celui où nous vivons maintenant.

Mais pour toi, cher seigneur, beau prince que des parents bénis doivent avoir enfanté, n'approche point de nous, et chargé de toutes nos bénédictions, assuré d'une place dans nos prières et dans nos cœurs pour la pitié que tu nous a montrée, poursuis heureusement ta route ; et prends bien soin de marcher contre le vent, car tu pourrais toi aussi être frappé de notre mal, et que dirait alors la noble et belle fiancée que Dieu te garde ? »

« Que Dieu me garde, dit le roi se réveillant. Ma noble et belle fiancée, où donc est-elle, ciel inclément, anges du ciel, saints du ciel, Jésus, Jésus et vous, Madone, le pur bonheur, le saint bonheur de ces pauvres lépreux bienheureux me sera-t-il donné jamais ? »


LE TRIOMPHE DE LA PAUVRETE.

Sous l'antique porche à la voûte d'azur semée d'étoiles d'or de Saint-Germain l'Auxerrois est assise une mendiante. Et si vieux sont ses vêtements et si grise est sa face de douleurs, qu'elle semble, au seuil de cette église, une statue de pierre par les ans ravagée, œuvre d'un prodigieux et pieux artiste de la Renaissance. La tête droite, appuyée aux colonnes de pierre, depuis des ans, elle regarde sans voir les choses et les gens qui passent devant elle et ses yeux fixes sont pleins de rêve et de mystère, comme l'ombre et le silence de l'église qui la protège. Elle a sous ses vêtements en loques des allures de prophétesse et de sibylle, et les gens couverts de péchés qui franchissent le seuil de l'église, en ont crainte et pitié, et d'aucuns regrettent longtemps en leur cœur de ne lui avoir point fait l'aumône ; mais la pauvresse ne voit plus rien ici-bas, et tant de prières ont passé sur ses lèvres que le Seigneur l'exauça et qu'elle perçoit déjà le ciel, et les joies divines qui là-haut l'attendent. Immobile au seuil de l'église, elle écoute sonner, sonner les cloches, et dans les vibrations dernières, voit des âmes monter toutes blanches dans la lumière. Elle écoute chanter les orgues ; sous leur voix puissante des prières semblent monter des pierres elles-mêmes et des colonnes de l'église, tandis qu'aux coupoles élevées, comme un vol d'anges, s'élèvent et planait les voix pures des enfants innocents. Les orgues ronflent dans l'église en prière, la voix des enfants jaillit dans l'église en extase, comme un faisceau de lumière transperçant les glorieux vitraux des fenêtres, et l'antique porche de Saint-Germain, à la voûte d'azur semée d'étoiles d'or resplendit alors pour la pauvresse, et son cœur gonflé d'amour s'entr'ouvre alors aux sublimes visions du paradis.

Elle voit, sur des gazons scintillants semés de mille fleurs, glisser les longues robes légères des anges. De fraîches couronnes de fleurs dans leurs cheveux d'or, les mains unies, ils chantent et dansent en rondes enfantines, aux jardins azurés qui s'étendent aux portes du paradis. Par-dessus les arbres toujours verts, sur de brillants nuages arrondis et légers dans l'azur, comme de blancs nénuphars sur les eaux profondes, des anges aux soyeuses ailes ocellées, contemplent de leurs yeux clairs les routes couleur d'arc-en-ciel qui mènent aux jardins célestes. Des rayons d'or, fête et gloire perpétuelle, filtrent des murailles de verdure et de fleurs qui entourent le divin séjour, et sous des arcades de verdure et de fleurs, des archanges de leurs doigts harmonieux font vibrer les harpes célestes suspendues aux portes du ciel, et chantent penchés vers la terre pour sauver des âmes à la lumière.

En des allées de mousse tapissées, de fleurettes blanches et rouges émaillées, passent en leurs robes blanches et rouges les élus et les anges. Les arbres toujours verts se rejoignent par-dessus les allées et les protègent ; des fruits veloutés pendent aux branches, et dans l'ombre, sous la verdure, de cristallines sources jaillissent et s'écoulent. D'éblouissants oiseaux volent par les airs, qui semblent sur leurs ailes étendues porter des prières et de saints cantiques ; cachés sous les feuilles, de pauvres rossignols bienheureux, tremblants d'amour et de passion, chantent l'extase de toutes les âmes, et se répondent en longues notes énamourées, tandis que des troupeaux de bêtes aux beaux yeux suivent les anges, ou dorment dans les profondeurs des bois célestes. L'éternel azur tout vibrant de clarté resplendit à travers les branches des arbres ; de fraîches rivières coulent et murmurent invisibles sous les tapis de mousse diaprée, et les brises qui caressent la figure des anges et gonflent leurs longues robes légères vibrent chargées de douces et mystérieuses harmonies.

Sur la terre, des cloches sonnent, des cloches sonnent comme dans un rêve, et dans les rayons du soleil qui dorent les dalles et montent le long des colonnes du porche de l'église, de nouvelles visions transportent l'âme de la pauvresse.

Des arbres de joie, des arbres de soleil et de printemps, des arbres noirs aux pâles feuilles entourant l'éclosion radieuse des fleurs printanières, des arbres d'été tout parés de blanches fleurs, abritent de leur inaltérable sérénité le merveilleux concert des anges. De roses roses, de blanches et rouges roses, décorant des haies bien taillées, entourent d'une ceinture embaumée des gradins de verdure et de mousse. Des anges y sont assis, vêtus de couleurs claires, de couleurs claires, sereines et gaies, de la couleur de leurs pensées. Ils tiennent en leurs mains des luths et des mandores recourbées, et de leurs doigts harmonieux font vibrer et passer leur âme céleste dans les harpes célestes.

Agenouillés devant eux, des anges enfants, les mains repliées sur leur blanche poitrine, chantent de tout leur cœur les éternelles louanges du Seigneur. Blancs et roses parmi les roses, plus beaux et purs que les fleurs elles-mêmes, de tremblantes étoiles claires dans leurs cheveux d'or, ils chantent les anges enfants :

« Gloire à Dieu, gloire à Dieu notre Seigneur, qui fait croître les fleurs belles et parfumées, qui dispense la lumière dorée du bienfaisant soleil, et le calme argenté des nuits sereines ; gloire à Dieu qui vit dans le chant des oiseaux, dans le murmure des sources qui s'écoulent et dans le grand silence des forêts profondes ; gloire à Dieu dans le clair azur recouvrant les champs en fête, dans l'azur semé d'étoiles recouvrant les champs endormis : Gloire à Dieu dans les nuages qui passent, dans le vent qui souffle, dans les voix confuses de l'immense mer mugissante ; gloire à Dieu dans les vivifiants sourires de la rosée du matin et dans l'harmonieuse paix des soirs, dans les roses levers de l'aurore et les blanches lueurs de l'aube, dans les couchants aux yeux de flamme et les ténèbres de la nuit, gloire à Dieu qui vit dans de simples âmes et dans la paix des cœurs, gloire à Dieu, notre Seigneur. »

Ainsi chantent les anges, et leur voix cristalline éclaircit au-dessus d'eux l'azur attentif; et s'émerveillent et chantent avec eux tous les oiseaux du paradis ; les roses énamourées s'ouvrent et palpitent aux haies bien taillées ; sur les gazons se répand en pluie parfumée la blanche floraison des arbres d'été, et de nouvelles fleurs s'épanouissent et s'ouvrent plus éclatantes à leur place.

Et sur la terre la voix des anges, le chant des anges, gonfle de joie et d'amour le simple cœur de la pauvrette. Elle les reconnaît et se souvient les avoir vus passer et glisser sur les rayons lumineux qui traversent les vitraux de l'église; devant ses yeux éblouis elle voit passer les merveilles du monde, le ciel radieux, le ciel bienheureux, le soleil énorme, la lune et les étoiles innombrables, les champs, les plaines, les bois, les étangs, les montagnes neigeuses, et les nuages éblouissants flotter sur la mer sans limites ; et dans son cœur extasié, pareil aux fleurs célestes de là-haut, il lui semble que la nature tout entière se meut et se transforme sous l'œil tranquille du Créateur.

Des cloches encore, de lointains sons de cloches lui parviennent ; une grande prière semble monter des tours et des campaniles des églises de toute la terre; et dans le grave concert des cloches, s'apaise enfin son cœur passionné, tandis que ses pauvres yeux rougis de veilles et de larmes s'illuminent, et se sanctifient aux suprêmes visions élyséennes.

Tout au fond des jardins du paradis, s'étend un grand lac éternellement couronné de lotus, de blancs nymphéas et de nénuphars. De grands champs de lys courbés en prière par les souffles célestes le bornent et s'inclinent sur ses rives. Les brises embaumées courbent les tiges des fleurs vierges. Ave, Ave, chantent les lys prosternés ; Alléluia, Alléluia, murmurent les rivières qui s'écoulent et chantent par-dessous les fleurs saintes. D'albes vapeurs montent des fleurs et des eaux du lac invisible. De neigeux nuages de velours se forment et s'arrondissent, s'amoncèlent par-dessus les autres, formant les degrés d'un trône, transpercés de lumières et de rayons à mesure qu'ils s'élèvent. De blancs arcs-en-ciel l'éblouissent, et tout à coup elle voit, en des cercles de lumière, et de nuage, et d'or, et de lumière, devant le disque d'or resplendissant du soleil, ayant derrière lui la lune pâle et toutes les constellations, le Seigneur lui-même, le Père tout-puissant, le Créateur.

Des faisceaux de lumière l'auréolent et jaillissent autour de lui. Ses yeux sont deux miroirs limpides où se reflètent et se glorifient les splendeurs et les fêtes immaculées du paradis ; le sourire éternel de ses lèvres répand la suprême béatitude dans l'âme de ceux qui le contemplent et il demeure toujours immobile, perdu dans la contemplation des choses et des êtres qu'il a créés.

A ses pieds s'incline, les bras repliés en croix sur la poitrine, dans un geste d'adoration et de soumission éternelle, devant son Fils tout-puissant, l'humble Vierge mère, et tout autour d'eux se range, nimbés de candeur et de pureté, la gloire des saints et des saintes.

Et des cloches sonnent, plus harmonieuses et plus belles que toutes celles que la pauvresse a jusqu'alors entendues, et qui semblent contenir en elles les voix mêlées du ciel et de la terre. Aux derniers battements des cloches, les lèvres de la pauvresse remuent convulsivement ; des prières s'en échappent pressées, des remercîments et des actions de grâces, et dans un ravissement, elle reconnaît et voit son âme monter à son tour toute blanche dans la lumière. Etincelante de candeur, elle s'avance, conduite par les âmes élues vers la divine assemblée, et des anges volent à sa rencontre, et la saluent en chantant au nom de Notre-Seigneur.

« Chère sœur, notre sœur bien-aimée, chantent les anges, bénédiction, gloire et bénédiction sur toi pour toujours. Parmi nous tous qui sommes les serviteurs de Dieu tu es à jamais la bienvenue. La plus pauvre tu as vécu, la plus humble et la plus fidèle des âmes, et c'est pourquoi tu es la préférée du Seigneur et sa grâce t'a touchée et t'a sanctifiée pour toute ta vie éternelle. La paix céleste a fleuri ton cœur et de perpétuelles félicités t'attendent au divin séjour du paradis. Le temps de tes épreuves a cessé, et pour chaque tourment que tu as souffert dans ta vie, des joies non pareilles te sont réservées au royaume bienheureux du ciel.

L'âpre cortège des souffrances et l'amère infortune t'ont suivie partout, pendant le dur chemin de ta vie terrestre : et nous avons pleuré, chère sœur, en te voyant trembler et prier dans le malheur, et nous avons chanté, notre sœur, en te voyant prier et triompher des tourments et des souffrances de la misère, car nous savions que ton cher exemple résigné sauvait des âmes des tortures et des douleurs éternelles. Et tes pieds se posaient allègrement sur les épines et les ronces, et tu marchais sans faiblesse, les yeux fixés seulement sur la divine lumière. Et tant de cantiques se sont envolés de ta bouche, et tant de prières se sont échappées de tes lèvres, que le Seigneur eut pitié et t'exauça. Ainsi te fut-il permis de vivre dans le ravissement et l'extase des visions célestes, oubliant les maux qui t'accablaient, pleine de joie et d'amour pour tous ceux qui vivaient autour de toi.

Et tu ne sentais plus les ronces des sentiers ardus, et tu demandais toi-même de nouvelles épreuves, pour fortifier ta constance et te rendre plus agréable à Dieu. Car dans la beauté de ton cœur, tu ne te croyais pas digne de franchir les portes sacrées du divin séjour, et tu l'implorais en tremblant, qu'il voulut bien te recevoir parmi la foule silencieuse des âmes qui songent et font pénitence dans les vallées pleines d'ombre du purgatoire. Et par la volonté de Dieu qui sait tout, de nouvelles épreuves te furent envoyées, et le froid, la faim, la misère et les maladies assiégèrent ton pauvre corps débile; mais la foi brillait en toi, comme une étoile visible des seuls élus, et jour et nuit tu bénissais Dieu et le remerciais, voyant que les maladies te délivraient peu à peu de ton enveloppe charnelle. Déjà tu ne songeais plus à toi, et tu priais ardemment pour les âmes de tes frères et sœurs les créatures, oublieuse de tous tes maux, ne songeant qu'à leur salut; les laudes et les cantiques avaient usé ta poitrine et tes lèvres, et assez de prières s'en étaient échappées pour couvrir le chemin de la terre au ciel. Et Dieu te bénit; et il nous envoya, nous, les anges, pour t'emporter dans les vallées paradisiaques. Car toutes tes prières lui furent agréables, et son infinie miséricorde s'est étendue à tous ceux que tu as aimés. Ta piété t'a rendu tes enfants perdus, tous ceux que tu as pleurés et tous ceux pour qui tu l'as imploré ont été sauvés par toi, et te serviront et te rendront grâces, célébrant tes vertus et ta louange, glorifiant ta pauvre simplicité et ta résignation parfaite pendant toute leur vie éternelle. Par la grâce de Dieu sois bénie et transfigurée par l'amour de notre Père tout-puissant, et vis à jamais heureuse, parmi nous les élus du ciel, dans les béatitudes infinies et les contemplations sereines, au royaume de Dieu, notre Père et notre Seigneur. »

En blanches mousselines, en vêtements plus éblouissants que la neige et la rosée, se sont transformés les haillons sordides qui recouvraient le corps de la pauvresse: les rides qui sillonnaient son visage ont disparu ; à chacun de ses pas s'ouvrent épanouies des fleurs nouvelles qui tremblent sur leurs tiges, vacillent et deviennent à la voûte du ciel de nouvelles étoiles rédemptrices des âmes terrestres; aux dernières paroles que chantent les anges son visage extasié s'illumine et se nimbe des sourires de l'immortelle sainteté; pleurant de joie, les saints et les saintes, en de longs embrassements étreignent leur nouvelle sœur, tandis que tous les anges rassemblés autour d'elle, chantent en chœur sa céleste glorification, et que par tout le paradis, retentit le triomphe de sa bienvenue, et les immortelles louanges de la pauvreté.

Et sur la terre, au déclin du jour, regardant de ses yeux sans vie la foule des hommes qui se pressent et passent devant l'église, insoucieux de leur salut, les lèvres restées entr'ouvertes par la suprême oraison, une statue de plus orne l'antique porche à la voûte d'azur semée d'étoiles d'or de Saint-Germain l'Auxerrois.


VISION FLORENTINE.
À MONSIEUR HERBERT P. HORNE.


Dans un rêve béni j'eus cette vision.

Entourée de la chaîne de ses collines nues, bercée au clair chant du vert fleuve Arno, dans la sérénité de la nuit italienne, la fière ville qui porte un lys dans ses armes, Florence la belle dormait, toute argentée de la lumière de la lune. C'était l'heure où meurent les bruits de la ville, où les palais de pierre et les églises de marbre racontent au passant attardé l'histoire glorieuse des siècles écoulés; c'était l'heure solennelle où les tours sombres des vieux palais, les campaniles blancs et les clochers des églises dressés vers le ciel clair, semblent seuls converser entre eux dans le majestueux silence et le calme profond de la nuit. Parfois des cloches harmonieuses et graves vibraient, qui planaient comme une prière sur toute la ville ; au loin, des églises et des couvents des montagnes, de petites cloches répondaient, affaiblies par la distance, et le silence reprenait et régnait plus grand sur Florence endormie.

Au cœur de la ville, le dôme gigantesque de Brunelleschi, se détachant en noir sur le ciel bleu, semblait comme une image énorme de la terre, et blanc et rose à ses côtés, le campanile de Giotto brillait d'un éclat extraordinaire, comme si toute la sainteté de la patrie italienne fût enserrée dans ses pierres. Dans la blancheur des marbres encadrées, ses fenêtres rayées de la sveltesse lumineuse des colonnes torses s'ouvraient, sombres autels élancés, d'où semblaient devoir s'envoler les laudes divines de saint François, et les cantiques débordant d'amour du bienheureux Jacopone de Todi.

A la voûte du ciel, illuminant de leurs feux clairs la ville grise, les routes blanches bordées de cyprès sombres, les champs et les montagnes endormies, d'innombrables étoiles étincelaient. Plus blanche que les autres, comme une fleur de diamant aux gouffres de l'azur épanouie, une étoile scintillait, la plus pure, la plus éclatante de toutes, et qui semblait croître et grandir au fur à mesure que je la contemplais. Elle grandissait, en effet, tournoyant à ce qu'il semblait sur elle-même avec une vertigineuse rapidité. Elle devint plus grande que la lune, plus grande que la lune et les planètes les plus grandes et tous les autres astres disparaissaient autour d'elle_; pendant qu'elle croissait encore, ses feux s'amoindrirent, son mouvement se ralentit, et elle resta enfin immobile, astre nouveau apparu dans l'espace, disque géant où tournoyaient encore, se mêlant, se confondant, des vapeurs d'argent, toutes rayonnantes de lumière et de clarté.

Comme on voit, dans la lumière du matin, les vapeurs monter, se dissiper lentement sous les jeunes rayons du soleil et découvrir enfin la claire forme des choses, ainsi insensiblement les vapeurs s'écartèrent, s'entr'ouvrirent et par degrés dévoilèrent à mes yeux charmés une longue vallée heureuse et protégée du même ciel que j'avais vu tantôt rayonner par-dessus la ville. Le calme, le bienheureux paysage que c'était ! Les ombres chassées de la plaine montaient lentement le long des hauteurs qui le bordaient. La verte tranquille vallée, toute émaillée de fleurs vives, toute jonchée de blanches fleurs, s'étendait à perte de vue jusqu'à l'horizon, et à perte de vue aussi, blanche et fluide comme un faisceau de lumière, toute droite comme le faisceau de lumière d'une Annonciation, une rivière longeait la vallée heureuse, et l'enchantait au doux murmure de ses eaux. Toutes fières et frêles, des immortelles se dressaient par-dessus les humbles herbes de la prairie, pourpres, violettes, couleur d'automne, couronnes jaunes comme l'or, minuscules, blancs diadèmes triomphant des autres couleurs, étoiles de candeur sanctifiant de leur lumière les herbes et les plantes qui croissaient autour d'elles.

Le rayonnement des fleurs en la vallée augmentait à mesure que la vallée s'éloignait, et les vapeurs qui recouvraient au loin la rivière, se confondaient avec la blancheur des fleurs et voilaient l'horizon de brumes argentées. Volant sur les herbes, glissant sur les ondes lucides, planant sous le chœur des sereines étoiles, du sein des brumes montait un chant, un doux cantique chanté par des voies surhumaines, si bien cadencées, si bien accordées que les paroles jaillies d'un seul cœur, m'en parvenaient aussi comme chantées par une seule voix.

Te Deum laudamus,
Te Dominum confitemur,

chantaient les voix. Le cantique d'adoration, le pur cantique d'actions de grâce aux claires paroles inspirées se développa. Les voix, les douces voix se rapprochèrent, et telle était l'harmonie de leur chant, que les herbes et les fleurs de la vallée diaprée, la limpide rivière et les étoiles rayonnantes semblaient louer et chanter avec elles, vivant et palpitant d'une vie nouvelle.

In te Domine speravi,
Non confundar in aeternum,

entendis-je encore, et comme les voix diminuées, pareilles à des sons d'orgue, se prolongeaient, s'élevaient et mouraient dans les hauteurs de l'azur, je vis des formes apparaître et se mouvoir dans les vapeurs argentées. Je vis des âmes bienheureuses, vêtues de tuniques blanches, vertes et rouges, qui lentement s'avançaient vers moi, leurs pieds légers foulant sans les blesser les tapis de fleurs et de gazons clairs. Et je les reconnus aussitôt, car elles étaient telles que je les avais toujours vues au travers des chroniques et des poèmes, et toute mon âme ravie d'enthousiasme et d'amour volait au-devant d'elles.

Etincelante de blancheurs et de lumières, semblable à l'étoile du matin affrontant l'aurore, des clairs rayons de ses yeux illuminant les fleurs qui se penchaient vers elle, la plus chantée, la mieux aimée de toutes les dames florentines, Béatrice s'avançait la première de toutes ces âmes, les guidant à travers les vallées élyséennes. Les tempes couronnées du laurier immortel et dans sa main tenant un rameau d'olivier, symbole de la paix qui fleurissait enfin son âme géniale, le Dante la suivait, s'inspirant encore à ces yeux divins dont elle tournait vers lui les souriantes et sereines lumières. O cœur resplendissant de l'antique Italie, bouche d'or, génie, porte-parole de Dieu, quelles visions saintes devaient bénir tes yeux, quand tu marchais élu, auprès de ton amie. Ta bouche n'avait plus cet amer sourire, que l'on voit en tes effigies, mais une calme et suprême douceur, une ineffable joie t'auréolait le visage, et le rendait rayonnant et semblable à celui de tes frères les docteurs célestes. Et, tandis que perdu en des contemplations séraphiques, tu suivais d'amour, et de piété rempli, celle qui fut pour toi l'étoile de salut, brillant à tes côtés, une autre lumière apparaissait dans le ciel. Resplendissants, extasiés, parés de blanc comme des prêtres, vêtus de blanc comme des anges, et sans paroles, tant était parfait leur ravissement de se voir enfin réunis et bénis dans le même cercle du ciel, les mains unies, les yeux chastes, confus de joie fixés en terre, venaient Pétrarque avec madame Laure. Boccace les suivait, l'enthousiaste, le doux savant, l'illustre fondateur de la prose italienne. En sa droite tenant des fleurs, il marchait précédant le cortège de ses Dames Illustres, leur expliquant les fleurs, les plantes et les astres, le calme, la sérénité, l'éternelle béatitude des vallées qu'elles traversaient. Et quand ils furent arrivés enfin dans la zone éclairée, Béatrice s'arrêta et, se penchant, elle montra du doigt à toutes ces âmes élues réunies autour d'elle, Florence qui dormait au-dessous de l'étoile. Et ces âmes penchées, et tout émues de souvenirs, regardèrent la ville, leur ville, les tours, les palais, les églises, les rues, se rappelant des soirs qu'elles les avaient parcourues, les yeux levés vers les étoiles, conjecturant du lieu où se trouvaient alors leurs amis et leurs parents morts, les souhaitant au ciel, priant pour eux, osant à peine espérer de pouvoir un jour les y rejoindre. Des larmes de reconnaissance, des larmes d'amour s'échappèrent de leurs yeux, et comme elles se penchaient encore vers la terre, elles me virent qui les contemplait à travers les espaces. Elles virent mes yeux soumis, suppliants, et me sourirent, et le divin poète des sonnets et des triomphes, lut dans mon cœur éperdu, l'ardent désir que je n'osais exprimer, d'entendre sa voix et ses précieux conseils. Et sa grande âme fut touchée de mon amour et de mes craintes, et de sa voix mélodieuse résonnant à travers l'air attentif, il exauça ma prière.

« O mon fils, dit-il, cœur croyant, jeune et plein d'espérances, puisque la clémence de Dieu t'a permis de voir les âmes qui habitent ces vallées élyséennes, écoute et tâche de retenir en ton esprit ce que te disent ces âmes par ma bouche. Vois ces' fleurs émailler, de leurs fraîches couleurs, ces vallées tranquilles et ces vertes prairies. Le Seigneur tout puissant du ciel t'a donné dans sa miséricorde infinie un cœur pareil à ces fleurs. Plus belles que les fleurs terrestres, elles vivent cependant comme elles, des perles de la rosée du matin, des rayons d'or et de flamme du vivifiant soleil; elles vivent des caresses des brises, des baisers du vent frémissant, de la douceur de l'air et de l'amour du ciel, vers lequel elles sont dressées; la paix des soirs en prière les incline, et la nuit bleue, la calme nuit, par les milliers d'yeux de ses étoiles, les voit endormies et ravies en de beaux rêves angéliques. Semblable à elles, ton cœur doit vivre et s'inspirer aux mêmes sources de vie. Que la nature entière, immense, variée, changeante, infinie, chante toujours à travers toi, comme le vent à travers les cordes d'une lyre. La nature est l'image éclatante et multiple, le seul aspect visible de Dieu qui t'a créé. Regarde-la de toute l'attention de tes yeux, contemple-la de toutes les forces de ton esprit, vénère-la de toute l'affection de ton cœur, et si tu parviens enfin à connaître ce qui est en elle, alors tu pourras la célébrer et la chanter, étant sûr d'être entendu.

« O mon fils, il est un adjuvant puissant à la libération des âmes sur la terre. L'amour, le pur amour venu de Dieu, l'amour le plus noble et le plus élevé doit toujours enflammer ton cœur aussi longtemps que tu marcheras par les champs fleuris de la belle poésie ; cet amour fut pour moi le but de ma vie terrestre; il fut mon guide unique, il fut l'étoile salutaire, que dans son éternelle pitié, le Seigneur fit briller devant moi, pour éclairer la route obscure de ma vie. Puisses-tu, oh puisses-tu rencontrer en ton chemin une âme aussi aimante, aussi haute, aussi éthérée que celle qui me fut dévolue. Alors tu comprendras la divine nature, alors les chants te seront faciles, les strophes d'or couleront d'elles-mêmes sous ta plume, et tu pourras à ton tour sauver des doutes et des ténèbres, des âmes indécises, qui ne furent point comme toi, de célestes visions favorisées. »

Il dit, et je tenais mes yeux baissés, tâchant de retenir ses paroles ailées en mon esprit ; et quand je relevai mes regards vers lui, les formes chères et la vallée disparaissaient dans les brumes et les vapeurs argentées. L'étoile diminuait, reprenant sa forme et sa clarté primitive. Et quand les autres astres eurent reparu, et qu'elle-même eut repris sa place au haut du ciel florentin, je m'éveillai, et demeurai longtemps émerveillé, songeant à toutes les choses que le divin poète m'avait dites.

IMPRIMÉ À LONDRES AVX PRESSES DE CHISWICK
D'APRÈS LES DESSINS DE HERBERT P. HORNE
M.DCCC.XC.IIII

(texte non relu après saisie, 25.VII.11)


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