Denis Diderot
(1713-1784)

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Le bréviaire des jeunes mariées
Lettre inédite de Diderot à sa fille

Préface d'Albert Cim

(1922)

LA présente lettre, adressée par Diderot à sa fille, Mme de Vandeul (1), au lendemain de son mariage, ne figure dans aucun des recueils des oeuvres choisies ou prétendues complètes du philosophe de Langres ; elle est entièrement inédite, en librairie du moins. M. Fortunat Strowski, le fervent lettré, professeur à la Sorbonne, l'a découverte, il y aura tantôt dix ans, et l'a publiée dans le journal Le Temps, N° du 21 dé­cembre 1913.

C'est de là que nous l'avons exhumée à notre tour.

A peine parue dans Le Temps, cette épure, qui avait produit une vive sensa­tion à l'étranger plus encore qu'en France, fut saisie au passage par une grande dame anglaise, Mme H. de P., qui la fit imprimer à Londres en un coquet petit volume, non mis dans le commerce, qu'elle destina tout d'abord à sa fille, puis à ses amies, à ses relations, particulière­ment aux fiancées ou nouvelles mariées de son entourage. « Lettre à la Jeune Mariée », « Manuel ou Bréviaire des Jeu­nes Mariées », ce gentil cadeau de noces répondait bien à son titre.

Diderot avait recommandé, avait « or­donné » à sa fille de relire cette lettre « au moins une fois par mois », par con­séquent, de la garder avec soin, et l'on constate, sur le document original, que la recommandation a été fidèlement suivie. Cette missive, qui, d'après M. Fortunat Strowski, comprend quatre pages, écrites « d'une écriture fine, régulière, attentive, sans rature ni surcharge, écrites avec piété, avec amour », est simplement mar­quée et usée aux plis du papier : preuve qu'elle a été maintes fois ouverte et relue ; mais elle n'est ni froissée, ni écornée, ni tachée ; aucune déchirure, aucune souil­lure n'y apparaît. La relique a été pieu­sement conservée.

Mais où et comment M. Strowski a-t-il rencontré cette aubaine, découvert cette perle ?

On sait combien d'œuvres inédites de Diderot existent encore et se cachent en France et ailleurs ; nous le rappelions dernièrement en publiant un de ses dia­logues philosophiques avec l'abbé Barthé­lemy (2), et nous citions à ce propos la remarque d'un savant critique du siècle dernier, Victor Fournel :

« Diderot ne s'est jamais occupé de réunir ses ouvrages ; et beaucoup, de ses meilleurs, ne circulèrent de son vivant qu'en manuscrit. Ils allaient s'enfouir dans des collections privées, où on les a retrouvés sucessivement, et il ne s'en inquiétait plus... Le premier volume de l'édition complète de Diderot, — complète au moins provisoirement, — volume paru en 1875 (chez Garnier), renferme une grande quantité d'œuvres inédites, et il est à présumer qu'on en découvrira bien d'autres encore (3). »

La famille de Diderot, les descendants de Mme de Vandeul, déclarent — dit-on — posséder de lui « au moins autant d'œuvres inédites que nous en avons d'imprimées ». On voit, que le bagage n'est pas mince. Et il y a de tout dans ces inédits, « quantité de lettres, d'opuscules et même d'ouvrages importants (4) ».

Quelques mois avant la guerre, les pos­sesseurs de ces trésors les avaient, con­fiés à M. Gautier, archiviste de la Haute-Marne, en le chargeant de procéder à leur publication, tâche, paraît-il, déjà toute préparée par Mme de Vandeul, qui avait, et il le méritait bien, la plus grande admi­ration, un vrai culte pour son père, et avait elle-même classé et mis en ordre tous ces documents.

C'est à cette époque et chez M. Gautier même que M. Fortunat Strowski eut l'oc­casion et l'autorisation de les examiner, et rencontra la lettre dont Le Temps a eu la primeur.

Les événements de 1914 et des années suivantes ont dérangé et ajourné ces projets de publication : le malheureux M. Gautier a été tué dans les tranchées, et les papiers de Diderot dont il était dépo­sitaire sont, m'assure-t-on, restés sous la garde de sa veuve. J'ignore quand ils verront le jour.

En attendant que ce moment advienne, voici la lettre écrite par Diderot à sa fille tout récemment mariée, où il lui trace une minutieuse règle de conduite, tant à l'égard de son mari qu'envers son entou­rage et ses relations, et pour la bonne gouverne de sa maison. Ce sont des con­seils d'une utilité toute pratique, d'un extrême bon sens, issus de la plus féconde expérience, et en même temps d'une grande élévation d'idées et de sentiment, et où apparaissent pleinement la robuste sagesse, et l'on peut dire, malgré Les Bi­joux indiscrets et le reste, la rigide et foncière honnêteté du père de L'Ency­clopédie.

On peut dire aussi qu'ils font comme suite au système d'éducation appliqué à sa fille par Diderot, et complètent main­tes remarques, scènes et anecdotes que nous trouvons çà et là dans les dernières Lettres à Mademoiselle Voland.

« ...Je suis fou à lier de ma fille. Elle dit que sa maman prie Dieu, et que son papa fait le bien ; que ma façon de penser ressemble à mes brodequins, qu'on ne met pas pour le monde, mais pour avoir les pieds chauds ; qu'il en est des actions qui nous sont utiles et qui nuisent aux autres, comme de l'ail qu'on ne mange pas, quoiqu'on l'aime, parce qu'il infecte ; que, quand elle regarde ce qui se passe autour d'elle, elle n'ose pas rire des Egyptiens ; que si, mère d'une nombreuse famille, il y avait un enfant bien méchant, bien méchant, elle ne se résoudrait ja­mais à le prendre par les pieds et à lui mettre la tête dans un poêle... (5).

« Je l'ai trouvée si avancée, que, di­manche passé, chargé par sa mère de la promener, j'ai pris mon parti et lui ai révélé tout ce qui tient à l'état de femme, débutant par cette question : « Savez-vous quelle est la différence des deux sexes ? » De là, je pris occasion de lui commenter toutes ces galanteries qu'on adresse aux femmes. « Cela signifie, lui dis-je : « Mademoiselle, voudriez-vous bien, par complaisance pour moi, vous déshonorer, perdre tout état, vous bannir de la société, vous renfermer à jamais dans un couvent, et faire mourir de douleur votre père et votre mère ! » Je lui ai appris ce qu'il fallait dire et taire, entendre et ne pas écouter ; le droit qu'avait sa mère à son obéissance ; com­bien était noire l'ingratitude d'un enfant qui affligerait celle qui avait risqué sa vie pour la lui donner; qu'elle ne me devait de la tendresse et du respect que comme à un bienfaiteur; qu'il n'en était pas ainsi de sa mère ; quelle était la vraie base de la décence, la nécessité de voiler des parties de soi-même dont la vue invi­terait au vice. Je ne lui laissai rien igno­rer de tout ce qui pouvait se dire décemment, et là-dessus, elle remarqua qu'ins­truite à présent, une faute commise la rendrait bien plus coupable, parce qu'il n'y aurait plus ni l'excuse de l'ignorance, ni celle de la curiosité... Si je perdais cette enfant, je crois que j'en périrais de douleur : je l'aime plus que je ne saurais vous dire (6). »

« Nos promenades, la petite et moi, vont toujours leur train. Je me proposai dans la dernière de lui faire concevoir qu'il n'y avait aucune vertu qui n'eût deux récompenses : le plaisir de bien faire, et celui d'obtenir la bienveillance des au­tres ; aucun vice qui n'eût deux châti­ments : l'un au fond de notre cœur, un autre dans le sentiment d'aversion que nous ne manquons jamais d'inspirer aux autres. Le texte n'était pas stérile ; nous parcourûmes la plupart des vertus ; en­suite, je lui montrai l'envieux avec ses yeux creux et son visage pâle et maigre ; l'intempérant avec son estomac délabré et ses jambes goutteuses ; le luxurieux avec sa poitrine asthmatique et les restes de plusieurs maladies qu'on ne guérit point, ou qu'on ne guérit qu'au détri­ment du reste de la machine. Cela va fort bien ; nous n'aurons guère de préjugés ; mais nous aurons de la discrétion, des mœurs et des principes communs à tous les siècles et à toutes les nations. Cette dernière réflexion est d'elle (7). »

Et la conclusion de tous ces entretiens et de tous ces principes, de cette éduca­tion donnée par Diderot à sa fille, c'est que « la conduite la plus honnête est tou­jours la plus habile ».

ALBERT CIM


NOTES :
(1) Le Grand Dictionnaire de Larousse (art. Diderot) écrit toujours VANDEUIL, et c'est ainsi qu'on prononçait et qu'on doit prononcer ; mais l'orthographe donnée partout ailleurs est VANDEUL.
(2) Une plaquette, 64 pages. Paris, Albert Messein, 1921.
(3) Victor FOURNELDe Jean-Baptiste Rousseau à André Chénier, Diderot, p. 148-149. Paris, Fir­min-Didot, 1886.
(4) Fortunat STROWSKILe Temps, N° du 21 décembre 1913. Ajoutons que, dans le même journal, un peu plus loin, N° du 27 décembre, il est fait mention d'une lettre inédite de Dide­rot à son frère Pierre, l'abbé, dont le caractère était aussi vif et violent que celui de notre philosophe, ce qui est pas peu dire, et où il l'exhorte à se montrer moins fanatique, moins intransigeant. La lettre originale, qui comprend vingt pages, a été résumée dans Le Temps en un quart de colonne.
(5) Lettres à Mademoiselle Voland. Lettre datée de Paris, le 22 novembre 1768.
(6) Même lettre.
(7) Même ouvrage. Lettre datée de Paris, le 11 septembre 1769.


LETTRE DE DIDEROT
A SA FILLE
MADAME DE VANDEUL


MA fille, Vous allez quitter la maison de votre père et de votre mère pour entrer dans celle de votre époux et la vôtre. En vous accordant à ....., je lui ai résigné toute mon autorité, il ne m'en reste plus. Il n'y a qu'un moment que je vous commandais, et votre devoir était de m'obéir; à présent, je n'ai plus que le droit de conseil. Je vais en user.

Votre bonheur est inséparable de celui de votre époux ; il faut absolument que vous soyez heureux ou malheureux l'un par l'autre : ne perdez jamais de vue cette idée, et tremblez au premier désagrément réciproque que vous vous donnerez, car il peut être suivi de beaucoup d'autres.

Ayez pour votre époux toute la condescendance imaginable, conformez-vous à ses goûts raisonnables, tâchez de ne rien penser que vous ne puissiez lui dire, qu'il soit sans cesse comme au fond de votre âme ; ne faites rien dont il ne puisse être témoin. Soyez en tout et toujours comme sous ses yeux.

Songez qu'une fille qui a le main­tien d'une femme est indécente, et que, par conséquent, la femme qui sait gar­der le maintien décent d'une fille se respecte et se fait respecter.

Vous ne sauriez montrer trop d'es­time pour votre mari, c'est un moyen sûr d'éloigner de vous les femmes sans mœurs.

Quant aux témoignages secrets de votre tendresse, gardez-les pour la soli­tude de votre maison ; c'est ainsi que vous éviterez le ridicule, les observa­tions malignes et les propos malhon­nêtes.

Ménagez votre santé. La santé est à la longue la base de tous les devoirs et peut-être la gardienne des moeurs d'un mari : celui qui nous aime le plus nous plaint d'abord, nous soigne, mais il finit par se lasser de nous voir toujours souf­frir. Si le spectacle du malaise com­mence par accroître l'intérêt, il finit toujours par le détruire.

Vous rendrez votre maison si agréa­ble à votre mari qu'il ne s'en éloignera qu'à regret, si vous êtes douce, complai­sante et gaie. Vous avez un fardeau commun à porter, chargez-vous courageusement de votre portion. Les affaires du dehors sont les siennes, celles du dedans sont les vôtres. Ordonnez votre maison avec intelligence et économie ; votre mari sera moins à sa chose s'il a quelque souci sur la vôtre.

Rendez-vous compte à vous-même tous les jours ; ne vous couchez jamais, par quelque raison que ce puisse être, sans avoir bien connu l'état de votre journée.

Ne confiez l'intérieur de votre mai­son à personne. Je n'en veux moi-même savoir que ce qu'il vous importera de m'en dire, que ce soit un mystère pour tout autre. Les succès excitent l'envie, les malheurs n'excitent guère qu'une fausse pitié ; vous me trouverez dans tous les moments fâcheux, et je dois vous suffire.

Je ne vous recommande pas d'avoir des mœurs; ce soupçon de l'inconduite, si commune aujourd'hui, m'accablerait de douleur, vous ôterait mon estime et me chasserait de votre maison et de beaucoup d'autres ; après m'être glorifié de vous, je mourrais d'avoir à en rougir. Je suis fait à vous entendre nommer avec éloge, je ne me ferais jamais à vous entendre nommer avec blâme. Plus vous êtes connue, par vous et par moi, plus votre désordre serait écla­tant.

Soyez surtout en garde contre les premiers jours de votre union ; une pas­sion nouvelle entraîne à des indiscré­tions qui se remarquent et qui devien­nent le germe d'une indécence qui dégénère en habitude ; on est honnête et l'on n'en a pas l'air ; c'est un grand malheur que de perdre la considération attachée à la pratique de la vertu, et que d'être confondue, par l'opinion fausse qu'on donne de soi, dans la foule de celles auxquelles on a la conscience de ne pas ressembler. On se révolte contre cette injustice et l'on a tort. On a le droit de juger les femmes sur les appa­rences, et, s'il y a quelques personnes d'une justice assez rigoureuse pour n'en pas user et pour mieux aimer accorder le titre de vertueuse à une libertine que de l'ôter à une femme sage, c'est une grâce qu'ils vous font.

Je vous aime de toute mon âme; si vous vous occupez à accroître ce senti­ment, si vous vous demandez à vous-même : « Que mon père penserait-il de moi s'il me voyait, s'il m'entendait, s'il savait ? » vous ferez toujours bien.

Vous allez entrer dans le monde ; prenez garde à vos premiers pas. Éta­blissez bien votre caractère. Recevez tous ceux qu'il plaira à votre mari de vous présenter : il a du sens, de la rai­son, et j'espère qu'il n'ouvrira sa porte à aucun homme suspect.

Ne vous hâtez pas de juger ; mais un personnage une fois bien démasqué pour vous, qu'il le soit aussitôt pour votre mari. Ayez le moins de réticences qu'il est possible, parce qu'il est impos­sible d'en deviner le succès. Restreignez, restreignez encore votre société. Où il y a beaucoup de monde, il y a beaucoup de vices. La société nombreuse n'est nécessaire qu'à ceux qui s'ennuient et qui sont mal avec eux-mêmes.

Jugez de ma satisfaction par la fréquence de mes visites. Plus je serai content de vous, plus vous me verrez. Malheur à vous et malheur à moi, si je craignais de passer devant votre porte !

Mon enfant, j'ai tant pleuré et tant souffert depuis que je suis au monde ! Console-moi, dédommage-moi. Je te laisse aller avec une peine qui ne saurait se concevoir. Je te pardonne bien aisé­ment de ne pas éprouver la pareille. Je reste seul, et tu suis un homme que tu dois adorer. Du moins, au lieu de cau­ser avec toi comme autrefois, quand je causerai seul avec moi, que je me puisse dire en essuyant mes larmes : « Je ne l'ai plus, il est vrai ; mais elle est heureuse ».

Si vous ordonnez bien vos premiè­res journées, ce sera un modèle auquel vous n'aurez plus qu'à vous conformer pour les autres.

Donnez à vos détails domestiques de toutes espèces les premières heures de votre matinée, peut-être même toute votre matinée.

Fortifiez votre âme avec votre es­prit par la lecture dont vous avez été assez heureuse pour recevoir le goût. Ne négligez pas votre talent : c'est le seul côté par lequel vous puissiez peut-être vous distinguer, sans qu'il vous en coûte aucun sacrifice essentiel.

Quoique vous n'ayez plus besoin de maître, gardez-le (sic), ne fût-ce que pour vous assujettir à travailler. Craignez la dissipation : c'est le symptôme de l'en­nui et du dégoût de toute occupation solide. Si je passais chez vous plusieurs jours de suite sans vous y trouver, j'en serais très attristé. Si, vous y trouvant, j'étais assez heureux pour vous y voir
occupée selon mon souhait, mon cœur nagerait dans la joie tout le reste de la journée.

Je vous ordonne de serrer cette lettre et de la relire au moins une fois par mois. C'est la dernière fois que je vous dis : Je le veux.

Adieu, ma fille, adieu, mon cher enfant. Viens, que je te presse encore une fois contre mon sein. Si tu m'as trouvé quelquefois plus sévère que je ne devais, je t'en demande pardon. Sois sûre que les pères sont bien cruelle­ment punis des larmes, justes ou injus­tes, qu'il font verser à leurs enfants. Tu sauras cela un jour, et c'est alors que tu m'excuseras. Si tu profites de ces conseils, ils seront  le plus précieux de tous les biens que tu puisses obtenir de moi.

Je te bénis dix fois, cent fois, mille fois : va, mon enfant, je n'entends rien aux autres pères. Je vois que leur inquiétude cesse au moment où ils se séparent de leurs enfants ; il me semble que la mienne commence. Je te trouvais si bien sous mon aile ! Dieu veuille que le nouvel ami que tu t'es choisi soit aussi bon, aussi tendre, aussi fidéle que moi.

Ton père,

DIDEROT.

Le 13 septembre, quatre jours après ton mariage.


(texte non relu après saisie, 19.VIII.07)


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