Jérôme Doucet
(18..-19..)

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Chaussures d'Antan
(1913)


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PRÉFACE

Oui, j'avais promis depuis longtemps, à mon confrère et ami, Jérôme Doucet, cette petite Préface à ce petit livre de charmante érudition et d'art joli. Je trouvais singulier qu'il eût demandé cet avant-propos, à propos de bottes, tout juste au chantre des gueux et des va-nu-pieds ; mais, quand même, c'est vrai, j'avais promis.

Il me rappela ma promesse le 5 mars, au moment où je prenais le train pour Moscou.

- Bon, pensai-je, voilà de quoi m'inspirer là-bas, au paradis du cuir de Russie. Et je daterai ma préface comme le décret de Moscou en personne. Excusez du peu !

Mais j'avais compté sans les féeries de la ville sainte, le Kremlin, les coupoles, les souvenirs de Napoléon, et les fêtes, et les banquets, et tout. Et je filai sur Pétersbourg sans avoir écrit une ligne. Et je quittai la Russie tout pareillement.

La Finlande et son Kalevala, la Baltique et ses glaçons flottants (et même Stockholm, malgré la mémoire de Charles XII en bottes fortes), laissèrent ma Muse préfacière un pied nu, l'autre sans chaussure.
      
A Christiania, la vue d'un bateau wiking, merveilleux de conservation, faillit me faire chanter une ode à la jolie reine exhumée de cette tombe fantastique ; non pas une grande et blonde Walkyrie, mais une Cléopâtre du Nord, brunette, mignonne, au tout petit peton, que ganta sans doute un gant-de-pied en peau de phoque. Oh ! pourquoi ne l'ai-je point fait, ce poème ?
      
Mais je repartais, le soir où je vis cette merveille pour Copenhague, puis, de là, en bolide fol, et d'une traite, pour Tunis. Va te faire lanlaire, la pauvre préface !
      
Eh ! non, voyons ! Ici, sous le ciel bleu où fleurit la rose du cuir rouge, ici, dans les souks où je voyais les bottes et les babouches naître devant mes regards, elle allait germer aussi, et s'épanouir, la préface !
      
Au diable ! Deux yeux ne pouvaient suffire à emmagasiner tant de visions lumineuses, tout ce feu d'artifice oriental et l'Algérie après Tunis, et les splendeurs de ma patrie retrouvée ; et il m'eût fallu avoir une tête de mouche toute en facettes, pour regarder tant de couleurs ; et je pensais à bien d'autres joies qu'à celles des pieds orgueilleux de leur pourpre !
      
Et ainsi je revins sans la préface, et l'esprit hanté surtout par des pieds nus de danseuses tourbillonnantes, de gamins courant, puis de marins dans les cordages. Et voilà pourquoi cette préface, qui fut commencée en intention le 5 mars, s'achève en réalité le 30 avril, et ne parlera de bottes que pour dire :

- Au fond, le poète, qui est toujours un chemineau, ne chausse vraiment qu'une seule sorte de bottes, les bottes de sept lieues, que lui donne le train quand il a de quoi le prendre, et son imagination quand il n'a point le sou.

Jean RICHEPIN.

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AVANT-PROPOS


L'histoire de la Chaussure remonte, on peut le dire, à la naissance de l'homme. Avant d'éprouver le désir de se couvrir, soit par pudeur, soit pour se défendre de la froidure, il eut besoin de se chausser pour protéger son pied du contact fort rude de la terre. Il l'enveloppa d'une peau de bête, il trouva la semelle faite d'écorce ou de bois avant d'avoir soupçonné même la possibilité des tissus ; on peut donc dire que la chaussure est née en même temps que nous.
      
D'ailleurs les documents abondent à toutes les époques pour nous montrer l'antiquité de cette partie du vêtement ; nous voyons même des êtres de la mythologie grecque ou étrusque qui sont nus mais sont chaussés pourtant de la crépide, de la sandale aux lanières artistiquement enroulées autour de la jambe, tant pour retenir la semelle que pour décorer l'individu : c'est le début de la botte, élégante et pratique à la fois.

Quelles variations la mode n'a-t-elle pas apportées successivement dans nos chaussures ; tout en lui conservant au fond son utilité, variations de forme et de couleur, de nom aussi, car la chaussure est à la fois si indispensable et si spéciale qu'on ne la peut déformer complètement.

LA BOTTE ! souci particulier de nos élégants de toutes époques, elle a des formes gracieuses, on rapporte sur elle des anecdotes piquantes, elle a inspiré des vers, des contes, etc.

Nous pourrions multiplier à l'infini les citations où il serait question de bottes, de souliers, de chaussures ; montrer avec surabondance la place capitale que le pied et sa parure tiennent dans la légende, dans l'histoire, la littérature, les proverbes, etc.

Des poètes comme Villon n'ont-ils pas chanté la botte ? le pied ne fut-il pas longtemps le système de mesure, et la botte ne demeure-t-elle pas encore une expression courante de paquetage ? Nous nous modérerons, faute de place, et nous dirons simplement : il n'est pas indispensable de vivre sur un grand pied, mais en nous efforçant de vivre sur un pied raisonnable, en tâchant de trouver chaussure à notre pied, nous ne serons jamais des va-nu-pieds.

Ne perdons pas notre temps, car il marche à grands pas, c'est un ogre aux bottes de sept lieues ; il nous emportera un jour au débotté.

Gardons un souvenir attendri à notre enfance où l'on nous contait cette histoire du Petit Poucet avec celle du Chat botté, sans oublier Cendrillon à la pantoufle de vair, etc. Et tout cela, ainsi que bien d'autres choses d'ailleurs, tout bonnement à propos de bottes.

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SANS vouloir remonter à la première chaussure, ni même étudier la façon dont les peuples de l'antiquité ont protégé leurs pieds contre la rudesse du terrain, nous nous contenterons d'aborder la très longue et très complexe période qui va de la conquête des Gaules à nos jours, c'est-à-dire depuis ce que l'on peut nommer la formation première de la France contemporaine.

Les monuments, les miniatures, les manuscrits, les chroniques, nous disent clairement comment était cette partie fondamentale du vêtement, la base du costume ; et nous voyons naturellement que les Romains apportèrent aux Gaulois et aux Francs le campagus.

Les églises de Chelles et de Délémont conservèrent des chaussures du VIIe siècle ; elles sont de cuir sombre ; le pied est pris dans une empeigne, le talon est retenu dans un haut quartier, muni de deux oreilles qui, à l'aide d'un cordon, doivent maintenir le pied chaussé.

Deux siècles après, nous voyons les mêmes chaussures à quartiers plus hauts encore, et devenues des brodequins, des caliges. Caïus, l'empereur romain, était fier de sa chaussure, qui était faite de cuir pourpre, dont les courroies s'entrelaçaient autour de la jambe jusqu'à la cuisse, et cela lui valut le surnom de Caligula.

Charlemagne devait porter aussi la même chaussure, car le moine de Saint-Gall, qui nous a conté sa vie, nous rapporte comment l'empereur à la barbe fleurie était chaussé : des bandelettes en plusieurs morceaux couvraient les jambes et par-dessus de longues courroies de cuir étaient croisées tant devant que derrière.

Ce fut, à vrai dire, les premières tiges de bottes, car la jambe de la sorte, par ses lanières de cuir, était à la fois bien maintenue pour l'exercice et bien protégée contre les heurts.

Dans une chasse à l'aurochs, que Charlemagne offrit à l'ambassadeur du roi de Perse, il donna à son hôte des courroies de ce genre, véritables bottes de chasse, pour lui défendre le mollet contre la corne redoutable du boeuf sauvage ; les chaussures elles-mêmes étaient des galoches, des galliculae à semelle de bois. La Gaule, on le voit, ne se croyait pas déshonorée pour avoir donné son nom à des chaussures.

Lorsque en 1639, on ouvrit le tombeau du petit-fils de Charlemagne, on retrouva intacts ses souliers de cuir rouge à semelles de galoche.

Pendant trois siècles la chaussure varia peu. Dans les appartements, les châteaux, les palais, on remplaçait le cuir par des étoffes, velours ou soie brillante, serrant bien le pied. La jambe maintenue donnait au corps une robustesse, une sécurité ; on était solide sur sa base.

Les gens du peuple, ceux qui vivaient au dehors, avaient plus ordinairement des chaussures de cuir sombre, mieux appropriées à la boue des chemins ; on connaissait d'ailleurs le cirage pour l'entretien du cuir, et les guerriers portaient la jambière avec un soulier de fer, véritable botte silencieuse.

Vers le début du XIe siècle, les raffinés, désoeuvrés, se mettent à lancer la mode des bouts pointus, déjà !

Ce n'était rien de nouveau, car Cicéron raconte que Tertullien, en Afrique, blâmait fort cette mode très connue ; on nommait uncipèdes (pattes-croches) les premiers porteurs de cette chaussure de haute fantaisie.

Paris s'engoua vite de cette étrangeté. Quand la reine Constance vint en 1006 pour devenir l'épouse du roi Robert, les Méridionaux qui l'accompagnaient étaient tous des uncipèdes, si l'on en croit Glaber, le chroniqueur qui blâme leur face rasée et leurs bottes de forme inconvenante.

Orderic Vital, autre chroniqueur du temps, prétend que c'est le comte d'Anjou, Foulques le Hargneux, qui, pour cacher des cors dont il souffrait, se fit faire de vastes chaussures et les allongea démesurément pour en corriger la largeur. Comme il était riche et puissant, on l'imita pour lui plaire, il lança la mode ; les cordonniers durent bientôt, pour ne pas rendre le peuple jaloux, faire toutes les chaussures à cette forme : c'est la pigacia, ou pigace.

C'étaient, disait-on, des queues de scorpion. Un page de Guillaume le Roux, nommé Robert, poussa l'excentricité jusqu'à bourrer ses pigaces avec du chanvre et à les tordre en forme de corne de mouton. On le surnomma Robert le Cornard, mais on l'imita.

Et comme cette mode était ridicule et incommode, les femmes elles mêmes se mirent à l'adopter sous le règne de Louis le Hutin. Guibert de Nogent les blâme de leurs chaussures « de Cordoue à bouts tortillonnés ».

Dans le logis, on portait une manière de pantoufle à quartiers bas, des escharpins ; nos escarpins actuels en dérivent, et voici que naît la HEUSE, la première botte en cuir mou pour les hommes.

Avec la botte, la pigace disparaît, on reprend le bout arrondi. Sous Louis VII, la lanière et la courroie s'effacent devant la tige de cuir.

Le dictionnaire de Jean de Garlande (milieu du XIIIe siècle) nous apprend que les chaussures à cette époque étaient :

Les souliers à lacets, les souliers à boucles, les souliers à liripipe, les estivaux, les heuses, les chausses des femmes et des moines.

Le lacet, c'est la courroie diminuée ; la boucle, qui devient fréquente à cause de sa commodité, est fabriquée par une confrérie de boucliers ayant le monopole de cet article ; on le fabrique en cuivre et en argent pour les seigneurs.

La liripipe (leer-pip en flamand, tuyau de cuir) est le diminutif de la pigace ; on la défend, ainsi que le soulier à lacets, aux professeurs de l'Université de Paris, si l'on en croit une ordonnance de Robert de Courson, cardinal, en 1215.

Les estivaux sont des bottes légères pour l'été, comme le nom l'indique. Le roi Jean, si nous consultons les comptes de son bottier Guillaume Loisel, usa, dans l'été de 1351, trois paires d'estivaux et vingt-quatre paires de souliers ; le dauphin reçut onze paires de bottines, le duc d'Orléans cinq, le comte d'Anjou cinq, le comte de Poitiers deux, et le duc de Touraine deux. Le prix en était de vingt à trente sols la paire, les souliers ne valaient que trois à cinq sols ; le jeune comte de Poitiers payait les siens trente-deux deniers.

Les souliers étaient variés, si l'on en croit le " Roman de la Rose", de Guillaume de Lorris et Jean de Meung, " le Miroir de mariage ", d'Eustache Deschamps ; ils étaient noirs, blancs, rouges, souvent de couleurs différentes, fourrés, escoletés, escorchés, de cuir bouilli. de vache, etc.

L'élégance était d’avoir un cuir fin moulant bien le pied. Les dames se retroussaient pour faire voir leurs jolies chaussures, le " Roman de la Rose" nous le dit en vers.

Les élégants, on les nommait les damerets, portaient une seule botte fauve. François Villon, qui en parle, nous apprend qu'elles étaient de cuir souple, parfois nouées, pour les empêcher de glisser, avec une esguillette verte.

Les comptes de Jean de Saumur, chaussurier du roi Charles VI, nous montrent qu'en 1387 le monarque usa vingt-et-une douzaines de bottes souples, pleines ou découpées, escorchées et noires ; la Reine avait eu aussi deux paires de bottes hautes, doublées de toile de Reims.

Les hautes bottes - selon les comptes de Guillaume Brunel - étaient payées, par la Reine, seize sols.

Les bottes à cresperons prenaient leur nom du bruit qu'elles faisaient à la marche, elles criaient ; on les réservait aux femmes et aux prêtres.

On avait aussi des bottes fourrées pour les religieux obligés de passer la nuit en prières dans les églises, sans feu l'hiver.

Les heuses étaient moins épaisses que les houseaux ; ceux-ci étaient des bottes d'usage, surtout pour le cheval ou la marche sur les routes ; nobles et paysans en portaient en cuir de vache et courtes pour les seconds, en cuir de Cordoue teint en rouge et autres pour les seigneurs.

« Les heuses sont faites pour soy garder de la boue et de froidure quand on chemine par pays et pour soy garder de l'eau », dit l'article 12 du procès de Jeanne d'Arc à qui l'on fait un grief criminel d'avoir porté des houseaux.

Les bottes étaient ajustées et difficiles à retirer ; nous ignorons s'il y avait déjà le tire-botte, mais nous savons qu'il y avait un valet chargé de les ôter ; la 24e nouvelle des « Cent Nouvelles Nouvelles », qui s'intitule « la Botte à demy », nous raconte l'histoire d'une villageoise qui, par ruse, tira à moitié les bottes d'un seigneur par trop entreprenant.

Il y avait aussi des houseaux sans souliers, gaines de cuir cachant le genou et finissant au cou-de-pied ; François Villon, dans son « Petit Testament », les appelle des houseaux sans avant-pied.

Le livre des métiers nous apprend que les artisans du cuir payaient la dîme en marchandises qui servaient à la confection des bottes royales.

Moins épais que les bottes fourrées, on avait aussi des bas à semelles, ou chausses semelées, qu'on gardait parfois dans ses bottes, et François Villon, toujours, nous dit qu'il en a fait faire chez son « courdouennier » pour les gelées.

En 1396, le roi Jean usa huit paires de bottes et une paire de courtes bottes.

Quand on n'avait pas de bottes, on protégeait ses chausses avec des galoches ou semelles de bois appelées patins et socques par les statuts des chanoines d'Aix, en 1559, qui défendent l'entrée dans l'église avec des socques à cause du bruit que cela fait.

La pantoufle, grâce aux patins, et l'escarpin sont alors à la mode.

Littré nous cite aussi l'escafignon - large chaussure - sorte de pantoufle ; son nom, qui vient de scapha (barque) rappelle une plaisanterie populaire de nos jours : vis-à-vis de ceux qui ont de grands pieds, le peuple dit : « Il porte des bateaux, il a des péniches. »

Les paysans appelaient leurs gros souliers à fortes semelles des bobelins ; toutes ces chaussures étaient à bouts pointus, non pas si longs que la pigace, mais déjà fort aigus, qu'on nommait à la poulaine.

Le nom vient de Polonia (Pologne), ce qui fait penser que la mode arriva de ce pays ; les Anglais, d'ailleurs, quand ils prirent cette mode, nommaient les souliers des cracows, du nom de Cracovie, la capitale polonaise.

Nous avons nombre de figures de poulaines : les unes avaient une semelle longue, effilée, qui fouettait le sol à chaque pas ; d'autres se recourbaient sous le pied en forme de griffe ; on pense que c'était uniquement la chaussure du cavalier, car on n'eût pu marcher avec cette gêne.

Si l'on en croit Monstrelet, la poulaine atteignait 50 centimètres (1 quartier) et on devait attacher parfois le bout par une chaîne aux genoux.

C'était déjà ridicule, mais les fashionables du XIVe siècle voulurent mieux, ils firent des poulaines de couleurs différentes et différente chacune de la jambe du maillot qui, elle-même, changeait de ton.

La poulaine dura plus de cent ans ; en vain le clergé fulmina, accusa la poulaine de vanité, le pape Urbain V et le roi Charles V crièrent au scandale ; l'anathème du souverain pontife, l’ordonnance du roi (octobre 1368) interdisant, sous peine grave, de porter ou de fabriquer la poulaine, se brisèrent contre la mode.

La masse portait toujours le soulier ou la botte à bouts pointus mais raisonnables et de cuir pareil pour les deux pieds.

II faut attendre 1470 pour voir la poulaine disparaître. Dans ses « Arrest d'Amour », Martial de Paris nous rapporte à l'article 42, interdiction des cordonniers. Mais si on laissa l'étrange chaussure, on la regretta plus de cent ans encore, et Noël du Feil, dans ses « Propos rustiques », dit que le temps des poulaines était celui où tout était pour le mieux, c'était le bon temps.

Louis    XI porta des chausses courtes et carrées, tout l'opposé des autres, et l'exagération suivit la voie inverse ; on élargit les bouts au point de faire des souliers de vraies pelles. On peut le voir sur les portraits de Charles VIII, de Louis XII, des Valois.

Guillaume Paradin, dans son « Histoire de Lyon », rit de ses souliers à bec de canne, dont parfois la largeur excédait au bout la mesure d'un bon pied.

« C'est, dit Leber, de cette chaussure que vient le proverbe : Vivre sur un large pied. »

Rabelais nous a suffisamment renseignés sur les chaussures que l'on porta pendant les règnes de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier ; elles étaient courtes, à bouts arrondis, épatés, énormes, agrémentés de crevés, comme le reste du costume, à travers lesquels apparaissait la doublure ou le tissu des chausses.

Elles étaient en mouton, en veau, et surtout en étoffe. Souvent brodées, garnies de bouffettes et même ornées de pierreries, il y en avait, comme pour les religieux de Thélème, en velours cramoisi.

Une vieille poésie, « Le Pourpoint fermant à boutons », chante ces chaussures :

.....A gros museau
Pertuysées et déchiquetées en créneaux de vieilles murailles.....

Henri IV vit le soulier à cric ou pont-levis, ainsi appelé à cause de l'espace compris entre la semelle et le talon très haut.

Le nom de cric venait de leur bruit, si l'on en croit le roman d'Agrippa d'Aubigné : « Le Baron de Fenestre. »

Sous Charles IX, la mode voulait que le soulier variât avec l'habit. Le roi, en 1572, acheta à quarante sous la paire, d'après les comptes de ses dépenses, dix paires de souliers en maroquin blanc, six paires de couleurs : gris, noirs, bleus, verts et rouges.

On ne mettait pas la même couleur aux deux pieds, et déjà une mode stupide voulait que la chaussure fût trop petite pour la personne.

Arthus d'Embrun nous raconte comment on se chaussait : « puisque le contenant est plus petit que le contenu, il faut frapper du pied, taper sur le bout. On les fixe, ajoute-t-il, avec de grands liens, en sorte qu'ils semblent une rose ; c'était, à vrai dire, des lacets. »

Henri IV imagina les longues bottes molles en cuir de Russie ; on disait « roussie », et on écrivait « roussi ».

Le discours nouveau sur la mode exige qu'on porte cette botte pour être au goût du jour.

Ces bottes étaient connues depuis longtemps, mais on se mit à en abuser, on les porta dans les appartements, jusqu'au bal. Elles allaient aussi haut que possible et collaient la cuisse exactement.

Tallemant des Réaux nous rapporte que pour pouvoir enfiler les siennes, le marquis de Nolay devait rester les pieds dans l'eau plus d'une heure.

Cette mode de vivre botté a été pittoresquement rapportée par une lettre d'un noble espagnol venu à Paris et qui écrivit à son roi :

« Paris bientôt va être vide, tout le monde va partir, car ils sont tous bottés. »

Les cavaliers ajoutaient à la botte une sorte de socque retenue par des soulettes ou sous-pieds que dissimulait une pièce de cuir nommée surpieds.

Les galoches protégaient de la boue.

Le discours nouveau sur la mode nous parle aussi des souliers des dames qui sont à pont :

« Qui aient aux deux costés une longue ouverture, pour montrer le bas avec des cordons de soie pliés en nœuds d'amour. »

Scarron se moque d'elles fortement.

La mode des hauts talons remplaça celle des hennins élevés, on les nomma des patins. Brantôme affirme qu'il y en eut de un pied de haut (33 centimètres).

La petite Gabrielle d'Estrées en avait de luxueuses, de couleurs variées, en velours incarnadin brodé d'or, six paires de velours vert, huit paires de diverses couleurs.

Quand on posait le patin, on usait de semelles superposées. Ces semelles d'abord servirent contre le froid, car en 1545, des crieurs vendaient dans les rues « semelles contre froid à bouter dans les bottes.

Dans « Gargantua » Rabelais parle des semelles de bottes, et Coquillard, en 1480, cite des femmes qui, pour se grandir, usent de vingt-quatre semelles.

En 1633, dans les « Intrigues des domestiques », on lit qu'une dame, pour avoir une belle taille, mettait un pied et demi de liège dans sa chaussure.

Louis XIII eut sa première paire de souliers à huit mois ; son cordonnier, le nommé Champagne, lui en prit mesure le 2 juin 1602.

Jusqu'en 1789, on conserva au Val-de-Grâce la première chaussure de chacun des fils ou dames de France. La Révolution éparpilla ce précieux musée.

Louis XIII, grand chasseur, fut grand amateur de bottes ; sous son règne elles furent à entonnoir ; elles n'arrivaient qu'au milieu de la jambe.

Les élégants garnissaient l'entonnoir de dentelles ; le surpied prit des proportions folles, couvrant non seulement le cou-de-pied mais la moitié de l'empeigne.

La minorité de Louis XIV vit s'accroître l'entonnoir et les dentelles ; cette parure s'appela le rond de bottes.

La chaussure devint à bouts carrés et s'allongea presque comme une poulaine.

A côté de la botte on eut le soulier de botte ou à la cavalière, maintenu au cou-de-pied par une bride fixée à une large boucle.

En 1650, le bout se fit en forme de croissant ; en 1652, il devint pointu.

Le talon était haut, si l'on en croit la lettre de Marigny au cardinal Montalto :

« Je chausse des souliers pointus avec, sous le talon, un coussinet assez élevé pour prétendre au titre d'Altesse. »

En 1672, le soulier redevient carré du bout, en 1673, il prend toutes les formes.

La botte était formidable. Qu'on se souvienne de celle de nos postillons : l'entonnoir pouvait servir d'armoire. Louis XIV chaussa cette botte souvent, comme on le voit, dans les portraits de Van der Meulen.

De cette époque date la coutume pour les gentilshommes reçus à la Cour de peindre en rouge leurs talons. Cela dura jusqu'à la Révolution.

En 1663, Lestage, cordonnier de Bordeaux, présenta au roi une paire de bottes sans couture. Loret, dans sa gazette, rapporte ce chef-d’œuvre. Louis XIV nomma Lestage cordonnier ordinaire, et lui octroya des armoiries : « d'azur à une botte d'or posée en pal, surmontée d'une couronne fermée de même et accostée de deux fleurs de lys aussi d'or ».

Quatre-vingt-quatre poésies, tant latines que françaises, parurent en un volume à la gloire de Lestage.

En 1804, dit L. Prudhomme dans son « Miroir de Paris », Colman, au Palais-Royal, faisait des bottes sans couture. La paire valait six cents francs : « On ne les porte pas, on les met sous un globe. »
Le matin, Louis XIV avait des souliers à boucle de diamant. Louis XV conserva les bouts carrés pendant quelques années; les talons restent fort hauts, reculés sous la cambrure.

En 1726, le bout s'arrondit et le talon diminua.

En 1730, vint la mode des bals blancs que le soulier blanc accompagna. « Ils étaient, dit le « Mercure de France », demi-arrondis à l'anglaise, gros talons recouverts de même étoffe. » On porte également la mule arrondie.

Le surpied et le soulier long sont passés de mode.

Louis XVI voit le haut talon revenir au point que la marche des femmes devient parfois impossible, elles ont besoin de se caler avec une haute canne.

« Sans cet effort pour reporter le corps en arrière, la poupée serait tombée sur le nez » ! dit l'irrévérencieux comte de Vaublan dans ses Mémoires.

La couleur des souliers en 1786 était puce ou cheveu de la Reine. Ils étaient luxueux à l'excès, brodés de diamant, c'était un écrin.

« Ils sont étroits et longs, la raie de derrière est garnie d'émeraudes, on l'appelle le venez-voir », dit le marquis de Valfons dans ses « Souvenirs ».

Le soulier d'homme avait une boucle d'argent, énorme, couvrant l'empeigne, blessant souvent le cou-de-pied.

L'Angleterre, en 1779, nous envoya les bottes à revers. On les bouda d'abord, mais la Révolution devait bientôt, au contraire, les adopter.

Le Directoire avec les Incroyables et les Merveilleuses apporta un instant l'excentrique mode des souliers à cothurnes dont les lacets, enroulés symétriquement sur la jambe découverte de la femme, rappelèrent singulièrement les chaussons du moyen âge, cependant que les hommes se plaisaient à l'élégante botte anglaise.

La botte devenait du reste de plus en plus la chaussure générale, civile ou militaire, chaussure de tout homme ayant un rang dans la société.

La foule agitée et fort débraillée - sans culottes et va-nu-pieds - avait seule conservé l'usage du soulier grossier et lourd.

Sans vouloir cependant mépriser, loin de là, les régiments de la Moselle en sabots, courageux et victorieux.

C'est à ce moment que commence, on peut le dire, un demi-siècle de triomphe pour la botte. Grande et robuste, ou petite et souple, de toutes formes, décorée ou simple, noire ou de couleurs, la botte est la chaussure générale - on la chante, on la fête :

Ah ! il a des bottes... il a des bottes... Bastien.

C'est la revanche populaire, signe de jalousie, donc d'envie, c'est l'expression du désir de porter des souliers à l'égard de l'homme élégamment botté.

Bottes à la hussarde, à la prussienne, à l'écuyère, on invente des formes variées et des noms spéciaux.

Les gendarmes, les gardes du corps ont des bottes spéciales dont l'avant-pied est séparé de la tige.

La botte de la cavalerie légère a une tige de deux pièces, celle de devant porte les avant-pied cambrés.

La botte à la prussienne va jusqu'au genou ; elle est modelée, c'est-à-dire qu'elle dessine la jambe, surtout au mollet.

Les bottes à la cavalière sont faites de gros cuir, côté chair en dehors ; elles sont échancrées sous le genou.

Les bottes à l'écuyère ont la tige réunie avec une jointure perdue.

La botte des pages a une genouillère doublée de peau blanche ; elle est cousue en dedans à surjet.

Les postillons ont des bottes fortes, énormes, cerclées de fer à l'intérieur, outre la double épaisseur de gros cuir noir, pour garer leurs jambes des heurts du timon, du brancard.

Puis, ce sont des bottes de chasse, celles dont les genouillères sont à soufflets, munies de chaudrons, souvenir de la botte que portaient les Suivants du roi à l'armée.

Voici l'Empire : la botte triomphe, la botte de Napoléon foule le monde, son talon écrase les résistances, frappe les sols conquis, s'incruste dans la neige glacée de la campagne de Russie.

Murat a des bottes brodées d'or, à pompon, sur du velours bleu éblouissant ; tout le monde est botté, éperonné du matin au soir, - du soir au matin.

Puis l'Empereur est exilé, la paix revient mais la botte reste.

Elle s'assouplit, elle diminue de proportion, mais elle persiste.

On la dissimule sous l'étoffe du pantalon, mais on la garde, on la gardera longtemps encore dans un usage journalier.

Est-ce à dire qu'elle est aujourd'hui disparue, abolie ? - Non certes, - mais elle est mieux appropriée à l'usage réel qui lui convient, elle devient la chaussure spéciale, la chaussure noble, qui demande à celui qui la porte certaine allure, comme elle exige chez celui qui la fait une science approfondie et rare du cuir et de la fabrication.


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