PRÉFACE
Oui,
j'avais promis depuis
longtemps, à mon
confrère et ami, Jérôme Doucet, cette
petite Préface à ce petit livre de charmante
érudition et d'art joli. Je trouvais singulier qu'il
eût demandé cet avant-propos, à propos
de bottes, tout juste au chantre des gueux et des va-nu-pieds ; mais,
quand même, c'est vrai, j'avais promis.
Il me rappela ma promesse le 5 mars, au moment où je prenais
le train pour Moscou.
- Bon, pensai-je, voilà de quoi m'inspirer
là-bas, au paradis du cuir de Russie. Et je daterai ma
préface comme le décret de Moscou en personne.
Excusez du peu !
Mais j'avais compté sans les féeries de la ville
sainte, le Kremlin, les coupoles, les souvenirs de Napoléon,
et les fêtes, et les banquets, et tout. Et je filai sur
Pétersbourg sans avoir écrit une ligne. Et je
quittai la Russie tout pareillement.
La Finlande et son Kalevala, la Baltique et ses glaçons
flottants (et même Stockholm, malgré la
mémoire de Charles XII en bottes fortes),
laissèrent ma Muse préfacière un pied
nu, l'autre sans chaussure.
A Christiania, la vue d'un bateau wiking, merveilleux de conservation,
faillit me faire chanter une ode à la jolie reine
exhumée de cette tombe fantastique ; non pas une grande et
blonde Walkyrie, mais une Cléopâtre du Nord,
brunette, mignonne, au tout petit peton, que ganta sans doute un
gant-de-pied en peau de phoque. Oh ! pourquoi ne l'ai-je point
fait, ce poème ?
Mais je repartais, le soir où je vis cette merveille pour
Copenhague, puis, de là, en bolide fol, et d'une traite,
pour Tunis. Va te faire lanlaire, la pauvre préface !
Eh ! non, voyons ! Ici, sous le ciel bleu où fleurit la rose
du cuir rouge, ici, dans les souks
où je voyais les bottes
et les babouches naître devant mes regards, elle allait
germer aussi, et s'épanouir, la préface !
Au diable ! Deux yeux ne pouvaient suffire à emmagasiner
tant de visions lumineuses, tout ce feu d'artifice oriental et
l'Algérie après Tunis, et les splendeurs de ma
patrie retrouvée ; et il m'eût fallu avoir une
tête de mouche toute en facettes, pour regarder tant de
couleurs ; et je pensais à bien d'autres joies
qu'à celles des pieds orgueilleux de leur pourpre !
Et ainsi je revins sans la préface, et l'esprit
hanté surtout par des pieds nus de danseuses
tourbillonnantes, de gamins courant, puis de marins dans les cordages.
Et voilà pourquoi cette préface, qui fut
commencée en intention le 5 mars, s'achève en
réalité le 30 avril, et ne parlera de bottes que
pour dire :
- Au fond, le poète, qui est toujours un chemineau, ne
chausse vraiment qu'une seule sorte de bottes, les bottes de sept
lieues, que lui donne le train quand il a de quoi le prendre, et son
imagination quand il n'a point le sou.
Jean
RICHEPIN.
AVANT-PROPOS
L'histoire de la Chaussure remonte, on peut le dire, à la
naissance de l'homme. Avant d'éprouver le désir
de se couvrir, soit par pudeur, soit pour se défendre de la
froidure, il eut besoin de se chausser pour protéger son
pied du contact fort rude de la terre. Il l'enveloppa d'une peau de
bête, il trouva la semelle faite d'écorce ou de
bois avant d'avoir soupçonné même la
possibilité des tissus ; on peut donc dire que la chaussure
est née en même temps que nous.
D'ailleurs les documents abondent à toutes les
époques pour nous montrer l'antiquité de cette
partie du vêtement ; nous voyons même des
êtres de la mythologie grecque ou étrusque qui
sont nus mais sont chaussés pourtant de la
crépide, de la sandale aux lanières
artistiquement enroulées autour de la jambe, tant pour
retenir la semelle que pour décorer l'individu : c'est le
début de la botte, élégante et
pratique à la fois.
Quelles variations la mode n'a-t-elle pas apportées
successivement dans nos chaussures ; tout en lui conservant au fond son
utilité, variations de forme et de couleur, de nom aussi,
car la chaussure est à la fois si indispensable et si
spéciale qu'on ne la peut déformer
complètement.
LA BOTTE ! souci particulier de nos
élégants de toutes époques, elle a des
formes gracieuses, on rapporte sur elle des anecdotes piquantes, elle a
inspiré des vers, des contes, etc.
Nous pourrions multiplier à l'infini les citations
où il serait question de bottes, de souliers, de chaussures
; montrer avec surabondance la place capitale que le pied et sa parure
tiennent dans la légende, dans l'histoire, la
littérature, les proverbes, etc.
Des poètes comme Villon n'ont-ils pas chanté la
botte ? le pied ne fut-il pas longtemps le système de
mesure, et la botte ne demeure-t-elle pas encore une expression
courante de paquetage ? Nous nous modérerons, faute de
place, et nous dirons simplement : il n'est pas indispensable
de vivre sur un grand pied, mais en nous efforçant de vivre
sur un pied raisonnable, en tâchant de trouver chaussure
à notre pied, nous ne serons jamais des va-nu-pieds.
Ne perdons pas notre temps, car il marche à grands pas,
c'est un ogre aux bottes de sept lieues ; il nous emportera un jour au
débotté.
Gardons un souvenir attendri à notre enfance où
l'on nous contait cette histoire du Petit Poucet avec celle du Chat
botté, sans oublier Cendrillon à la pantoufle de
vair, etc. Et tout cela, ainsi que bien d'autres choses d'ailleurs,
tout bonnement à propos de bottes.
*
**
SANS
vouloir remonter à la première chaussure, ni
même étudier la façon dont les peuples
de l'antiquité ont protégé leurs pieds
contre la rudesse du terrain, nous nous contenterons d'aborder la
très longue et très complexe période
qui va de la conquête des Gaules à nos jours,
c'est-à-dire depuis ce que l'on peut nommer la formation
première de la France contemporaine.
Les monuments, les miniatures, les manuscrits, les chroniques, nous
disent clairement comment était cette partie fondamentale du
vêtement, la base du costume ; et nous voyons naturellement
que les Romains apportèrent aux Gaulois et aux Francs le
campagus.
Les églises de Chelles et de Délémont
conservèrent des chaussures du VIIe
siècle ; elles sont de cuir sombre ; le pied est
pris dans une empeigne, le talon est retenu dans un haut quartier, muni
de deux oreilles qui, à l'aide d'un cordon, doivent
maintenir le pied chaussé.
Deux siècles après, nous voyons les
mêmes chaussures à quartiers plus hauts encore, et
devenues des brodequins, des caliges. Caïus, l'empereur
romain, était fier de sa chaussure, qui était
faite de cuir pourpre, dont les courroies s'entrelaçaient
autour de la jambe jusqu'à la cuisse, et cela lui valut le
surnom de Caligula.
Charlemagne devait porter aussi la même chaussure, car le
moine de Saint-Gall, qui nous a conté sa vie, nous rapporte
comment l'empereur à la barbe fleurie était
chaussé : des bandelettes en plusieurs morceaux couvraient
les jambes et par-dessus de longues courroies de cuir
étaient croisées tant devant que
derrière.
Ce fut, à vrai dire, les premières tiges de
bottes, car la jambe de la sorte, par ses lanières de cuir,
était à la fois bien maintenue pour l'exercice et
bien protégée contre les heurts.
Dans une chasse à l'aurochs, que Charlemagne offrit
à l'ambassadeur du roi de Perse, il donna à son
hôte des courroies de ce genre, véritables bottes
de chasse, pour lui défendre le mollet contre la corne
redoutable du boeuf sauvage ; les chaussures elles-mêmes
étaient des galoches, des galliculae à semelle de
bois. La Gaule, on le voit, ne se croyait pas
déshonorée pour avoir donné son nom
à des chaussures.
Lorsque en 1639, on ouvrit le tombeau du petit-fils de Charlemagne, on
retrouva intacts ses souliers de cuir rouge à semelles de
galoche.
Pendant trois siècles la chaussure varia peu. Dans les
appartements, les châteaux, les palais, on
remplaçait le cuir par des étoffes, velours ou
soie brillante, serrant bien le pied. La jambe maintenue donnait au
corps une robustesse, une sécurité ; on
était solide sur sa base.
Les gens du peuple, ceux qui vivaient au dehors, avaient plus
ordinairement des chaussures de cuir sombre, mieux
appropriées à la boue des chemins ; on
connaissait d'ailleurs le cirage pour l'entretien du cuir, et les
guerriers portaient la jambière avec un soulier de fer,
véritable botte silencieuse.
Vers le début du XIe siècle, les
raffinés, désoeuvrés, se mettent
à lancer la mode des bouts pointus,
déjà !
Ce n'était rien de nouveau, car Cicéron raconte
que Tertullien, en Afrique, blâmait fort cette mode
très connue ; on nommait uncipèdes
(pattes-croches) les premiers porteurs de cette chaussure de haute
fantaisie.
Paris s'engoua vite de cette étrangeté. Quand la
reine Constance vint en 1006 pour devenir l'épouse du roi
Robert, les Méridionaux qui l'accompagnaient
étaient tous des uncipèdes, si l'on en croit
Glaber, le chroniqueur qui blâme leur face rasée
et leurs bottes de forme inconvenante.
Orderic Vital, autre chroniqueur du temps, prétend que c'est
le comte d'Anjou, Foulques le Hargneux, qui, pour cacher des cors dont
il souffrait, se fit faire de vastes chaussures et les allongea
démesurément pour en corriger la largeur. Comme
il était riche et puissant, on l'imita pour lui plaire, il
lança la mode ; les cordonniers durent bientôt,
pour ne pas rendre le peuple jaloux, faire toutes les chaussures
à cette forme : c'est la pigacia, ou pigace.
C'étaient, disait-on, des queues de scorpion. Un page de
Guillaume le Roux, nommé Robert, poussa
l'excentricité jusqu'à bourrer ses pigaces avec
du chanvre et à les tordre en forme de corne de mouton. On
le surnomma Robert le Cornard, mais on l'imita.
Et comme cette mode était ridicule et incommode, les femmes
elles mêmes se mirent à l'adopter sous le
règne de Louis le Hutin. Guibert de Nogent les
blâme de leurs chaussures « de Cordoue
à bouts tortillonnés ».
Dans le logis, on portait une manière de pantoufle
à quartiers bas, des escharpins ; nos escarpins actuels en
dérivent, et voici que naît la HEUSE, la
première botte en cuir mou pour les hommes.
Avec la botte, la pigace disparaît, on reprend le bout
arrondi. Sous Louis VII, la lanière et la courroie
s'effacent devant la tige de cuir.
Le dictionnaire de Jean de Garlande (milieu du XIIIe siècle)
nous apprend que les chaussures à cette époque
étaient :
Les souliers à lacets, les souliers à boucles,
les souliers à liripipe, les estivaux, les heuses, les
chausses des femmes et des moines.
Le lacet, c'est la courroie diminuée ; la boucle, qui
devient fréquente à cause de sa
commodité, est fabriquée par une
confrérie de boucliers ayant le monopole de cet article ; on
le fabrique en cuivre et en argent pour les seigneurs.
La liripipe (leer-pip en flamand, tuyau de cuir) est le diminutif de la
pigace ; on la défend, ainsi que le soulier à
lacets, aux professeurs de l'Université de Paris, si l'on en
croit une ordonnance de Robert de Courson, cardinal, en 1215.
Les estivaux sont des bottes légères pour
l'été, comme le nom l'indique. Le roi Jean, si
nous consultons les comptes de son bottier Guillaume Loisel, usa, dans
l'été de 1351, trois paires d'estivaux et
vingt-quatre paires de souliers ; le dauphin reçut onze
paires de bottines, le duc d'Orléans cinq, le comte d'Anjou
cinq, le comte de Poitiers deux, et le duc de Touraine deux. Le prix en
était de vingt à trente sols la paire, les
souliers ne valaient que trois à cinq sols ; le jeune comte
de Poitiers payait les siens trente-deux deniers.
Les souliers étaient variés, si l'on en croit le
" Roman de la Rose", de Guillaume de Lorris et Jean de Meung, " le
Miroir de mariage ", d'Eustache Deschamps ; ils étaient
noirs, blancs, rouges, souvent de couleurs différentes,
fourrés, escoletés, escorchés, de cuir
bouilli. de vache, etc.
L'élégance était d’avoir un
cuir fin moulant bien le pied. Les dames se retroussaient pour faire
voir leurs jolies chaussures, le " Roman de la Rose" nous le dit en
vers.
Les élégants, on les nommait les damerets,
portaient une seule botte fauve. François Villon, qui en
parle, nous apprend qu'elles étaient de cuir souple, parfois
nouées, pour les empêcher de glisser, avec une
esguillette verte.
Les comptes de Jean de Saumur, chaussurier du roi Charles VI, nous
montrent qu'en 1387 le monarque usa vingt-et-une douzaines de bottes
souples, pleines ou découpées,
escorchées et noires ; la Reine avait eu aussi deux paires
de bottes hautes, doublées de toile de Reims.
Les hautes bottes - selon les comptes de Guillaume Brunel -
étaient payées, par la Reine, seize sols.
Les bottes à cresperons prenaient leur nom du bruit qu'elles
faisaient à la marche, elles criaient ; on les
réservait aux femmes et aux prêtres.
On avait aussi des bottes fourrées pour les religieux
obligés de passer la nuit en prières dans les
églises, sans feu l'hiver.
Les heuses étaient moins épaisses que les
houseaux ; ceux-ci étaient des bottes d'usage, surtout pour
le cheval ou la marche sur les routes ; nobles et paysans en portaient
en cuir de vache et courtes pour les seconds, en cuir de Cordoue teint
en rouge et autres pour les seigneurs.
« Les heuses sont faites pour soy garder de la boue
et de froidure quand on chemine par pays et pour soy garder de
l'eau », dit l'article 12 du procès de
Jeanne d'Arc à qui l'on fait un grief criminel d'avoir
porté des houseaux.
Les bottes étaient ajustées et difficiles
à retirer ; nous ignorons s'il y avait
déjà le tire-botte, mais nous savons qu'il y
avait un valet chargé de les ôter ; la 24e
nouvelle des « Cent Nouvelles
Nouvelles », qui s'intitule « la
Botte à demy », nous raconte l'histoire
d'une villageoise qui, par ruse, tira à moitié
les bottes d'un seigneur par trop entreprenant.
Il y avait aussi des houseaux sans souliers, gaines de cuir cachant le
genou et finissant au cou-de-pied ; François Villon, dans
son « Petit Testament », les
appelle des houseaux sans avant-pied.
Le livre des métiers nous apprend que les artisans du cuir
payaient la dîme en marchandises qui servaient à
la confection des bottes royales.
Moins épais que les bottes fourrées, on avait
aussi des bas à semelles, ou chausses semelées,
qu'on gardait parfois dans ses bottes, et François Villon,
toujours, nous dit qu'il en a fait faire chez son
« courdouennier » pour les
gelées.
En 1396, le roi Jean usa huit paires de bottes et une paire de courtes
bottes.
Quand on n'avait pas de bottes, on protégeait ses chausses
avec des galoches ou semelles de bois appelées patins et
socques par les statuts des chanoines d'Aix, en 1559, qui
défendent l'entrée dans l'église avec
des socques à cause du bruit que cela fait.
La pantoufle, grâce aux patins, et l'escarpin sont alors
à la mode.
Littré nous cite aussi l'escafignon - large chaussure -
sorte de pantoufle ; son nom, qui vient de scapha (barque) rappelle une
plaisanterie populaire de nos jours : vis-à-vis de ceux qui
ont de grands pieds, le peuple dit : « Il porte des bateaux,
il a des péniches. »
Les paysans appelaient leurs gros souliers à fortes semelles
des bobelins ; toutes ces chaussures étaient à
bouts pointus, non pas si longs que la pigace, mais
déjà fort aigus, qu'on nommait à la
poulaine.
Le nom vient de Polonia (Pologne), ce qui fait penser que la mode
arriva de ce pays ; les Anglais, d'ailleurs, quand ils prirent cette
mode, nommaient les souliers des cracows, du nom de Cracovie, la
capitale polonaise.
Nous avons nombre de figures de poulaines : les unes avaient une
semelle longue, effilée, qui fouettait le sol à
chaque pas ; d'autres se recourbaient sous le pied en forme de griffe ;
on pense que c'était uniquement la chaussure du cavalier,
car on n'eût pu marcher avec cette gêne.
Si l'on en croit Monstrelet, la poulaine atteignait 50
centimètres (1 quartier) et on devait attacher parfois le
bout par une chaîne aux genoux.
C'était déjà ridicule, mais les
fashionables du XIVe siècle voulurent mieux, ils firent des
poulaines de couleurs différentes et différente
chacune de la jambe du maillot qui, elle-même, changeait de
ton.
La poulaine dura plus de cent ans ; en vain le clergé
fulmina, accusa la poulaine de vanité, le pape Urbain V et
le roi Charles V crièrent au scandale ;
l'anathème du souverain pontife, l’ordonnance du
roi (octobre 1368) interdisant, sous peine grave, de porter ou de
fabriquer la poulaine, se brisèrent contre la mode.
La masse portait toujours le soulier ou la botte à bouts
pointus mais raisonnables et de cuir pareil pour les deux pieds.
II faut attendre 1470 pour voir la poulaine disparaître. Dans
ses « Arrest d'Amour », Martial
de Paris nous rapporte à l'article 42, interdiction des
cordonniers. Mais si on laissa l'étrange chaussure, on la
regretta plus de cent ans encore, et Noël du Feil, dans ses
« Propos rustiques », dit que le
temps des poulaines était celui où tout
était pour le mieux, c'était le bon temps.
Louis XI porta des chausses courtes et
carrées, tout l'opposé des autres, et
l'exagération suivit la voie inverse ; on élargit
les bouts au point de faire des souliers de vraies pelles. On peut le
voir sur les portraits de Charles VIII, de Louis XII, des Valois.
Guillaume Paradin, dans son « Histoire de
Lyon », rit de ses souliers à bec de
canne, dont parfois la largeur excédait au bout la mesure
d'un bon pied.
« C'est, dit Leber, de cette chaussure que vient le proverbe
: Vivre sur un large pied. »
Rabelais nous a suffisamment renseignés sur les chaussures
que l'on porta pendant les règnes de Charles VIII, de Louis
XII et de François Ier ; elles étaient courtes,
à bouts arrondis, épatés,
énormes, agrémentés de
crevés, comme le reste du costume, à travers
lesquels apparaissait la doublure ou le tissu des chausses.
Elles étaient en mouton, en veau, et surtout en
étoffe. Souvent brodées, garnies de bouffettes et
même ornées de pierreries, il y en avait, comme
pour les religieux de Thélème, en velours
cramoisi.
Une vieille poésie, « Le Pourpoint
fermant à boutons », chante ces
chaussures :
.....A gros museau
Pertuysées et déchiquetées en
créneaux de vieilles murailles.....
Henri IV vit le soulier à cric ou pont-levis, ainsi
appelé à cause de l'espace compris entre la
semelle et le talon très haut.
Le nom de cric venait de leur bruit, si l'on en croit le roman
d'Agrippa d'Aubigné : « Le Baron de
Fenestre. »
Sous Charles IX, la mode voulait que le soulier variât avec
l'habit. Le roi, en 1572, acheta à quarante sous la paire,
d'après les comptes de ses dépenses, dix paires
de souliers en maroquin blanc, six paires de couleurs : gris, noirs,
bleus, verts et rouges.
On ne mettait pas la même couleur aux deux pieds, et
déjà une mode stupide voulait que la chaussure
fût trop petite pour la personne.
Arthus d'Embrun nous raconte comment on se chaussait :
« puisque le contenant est plus petit que le
contenu, il faut frapper du pied, taper sur le bout. On les fixe,
ajoute-t-il, avec de grands liens, en sorte qu'ils semblent une rose ;
c'était, à vrai dire, des
lacets. »
Henri IV imagina les longues bottes molles en cuir de Russie ; on
disait « roussie », et on
écrivait « roussi ».
Le discours nouveau sur la mode exige qu'on porte cette botte pour
être au goût du jour.
Ces bottes étaient connues depuis longtemps, mais on se mit
à en abuser, on les porta dans les appartements, jusqu'au
bal. Elles allaient aussi haut que possible et collaient la cuisse
exactement.
Tallemant des Réaux nous rapporte que pour pouvoir enfiler
les siennes, le marquis de Nolay devait rester les pieds dans l'eau
plus d'une heure.
Cette mode de vivre botté a été
pittoresquement rapportée par une lettre d'un noble espagnol
venu à Paris et qui écrivit à son
roi :
« Paris bientôt va être vide,
tout le monde va partir, car ils sont tous bottés.
»
Les cavaliers ajoutaient à la botte une sorte de socque
retenue par des soulettes ou sous-pieds que dissimulait une
pièce de cuir nommée surpieds.
Les galoches protégaient de la boue.
Le discours nouveau sur la mode nous parle aussi des souliers des dames
qui sont à pont :
« Qui aient aux deux costés une longue
ouverture, pour montrer le bas avec des cordons de soie
pliés en nœuds d'amour. »
Scarron se moque d'elles fortement.
La mode des hauts talons remplaça celle des hennins
élevés, on les nomma des patins.
Brantôme affirme qu'il y en eut de un pied de haut (33
centimètres).
La petite Gabrielle d'Estrées en avait de luxueuses, de
couleurs variées, en velours incarnadin brodé
d'or, six paires de velours vert, huit paires de diverses couleurs.
Quand on posait le patin, on usait de semelles superposées.
Ces semelles d'abord servirent contre le froid, car en 1545, des
crieurs vendaient dans les rues « semelles contre froid
à bouter dans les bottes.
Dans « Gargantua » Rabelais parle
des semelles de bottes, et Coquillard, en 1480, cite des femmes qui,
pour se grandir, usent de vingt-quatre semelles.
En 1633, dans les « Intrigues des
domestiques », on lit qu'une dame, pour avoir une
belle taille, mettait un pied et demi de liège dans sa
chaussure.
Louis XIII eut sa première paire de souliers à
huit mois ; son cordonnier, le nommé Champagne, lui en prit
mesure le 2 juin 1602.
Jusqu'en 1789, on conserva au Val-de-Grâce la
première chaussure de chacun des fils ou dames de France. La
Révolution éparpilla ce précieux
musée.
Louis XIII, grand chasseur, fut grand amateur de bottes ; sous son
règne elles furent à entonnoir ; elles
n'arrivaient qu'au milieu de la jambe.
Les élégants garnissaient l'entonnoir de
dentelles ; le surpied prit des proportions folles, couvrant non
seulement le cou-de-pied mais la moitié de l'empeigne.
La minorité de Louis XIV vit s'accroître
l'entonnoir et les dentelles ; cette parure s'appela le rond de bottes.
La chaussure devint à bouts carrés et s'allongea
presque comme une poulaine.
A côté de la botte on eut le soulier de botte ou
à la cavalière, maintenu au cou-de-pied par une
bride fixée à une large boucle.
En 1650, le bout se fit en forme de croissant ; en 1652, il devint
pointu.
Le talon était haut, si l'on en croit la lettre de Marigny
au cardinal Montalto :
« Je chausse des souliers pointus avec, sous le talon, un
coussinet assez élevé pour prétendre
au titre d'Altesse. »
En 1672, le soulier redevient carré du bout, en 1673, il
prend toutes les formes.
La botte était formidable. Qu'on se souvienne de celle de
nos postillons : l'entonnoir pouvait servir d'armoire. Louis XIV
chaussa cette botte souvent, comme on le voit, dans les portraits de
Van der Meulen.
De cette époque date la coutume pour les gentilshommes
reçus à la Cour de peindre en rouge leurs talons.
Cela dura jusqu'à la Révolution.
En 1663, Lestage, cordonnier de Bordeaux, présenta au roi
une paire de bottes sans couture. Loret, dans sa gazette, rapporte ce
chef-d’œuvre. Louis XIV nomma Lestage cordonnier
ordinaire, et lui octroya des armoiries : « d'azur
à une botte d'or posée en pal,
surmontée d'une couronne fermée de même
et accostée de deux fleurs de lys aussi d'or ».
Quatre-vingt-quatre poésies, tant latines que
françaises, parurent en un volume à la gloire de
Lestage.
En 1804, dit L. Prudhomme dans son « Miroir de
Paris », Colman, au Palais-Royal, faisait des bottes
sans couture. La paire valait six cents francs :
« On ne les porte pas, on les met sous un globe.
»
Le matin, Louis XIV avait des souliers à boucle de diamant.
Louis XV conserva les bouts carrés pendant quelques
années; les talons restent fort hauts, reculés
sous la cambrure.
En 1726, le bout s'arrondit et le talon diminua.
En 1730, vint la mode des bals blancs que le soulier blanc accompagna.
« Ils étaient, dit le « Mercure
de France », demi-arrondis à l'anglaise,
gros talons recouverts de même étoffe. »
On porte également la mule arrondie.
Le surpied et le soulier long sont passés de mode.
Louis XVI voit le haut talon revenir au point que la marche des femmes
devient parfois impossible, elles ont besoin de se caler avec une haute
canne.
« Sans cet effort pour reporter le corps en
arrière, la poupée serait tombée sur
le nez » ! dit
l'irrévérencieux comte de Vaublan dans ses
Mémoires.
La couleur des souliers en 1786 était puce ou cheveu de la
Reine. Ils étaient luxueux à l'excès,
brodés de diamant, c'était un écrin.
« Ils sont étroits et longs, la raie de
derrière est garnie d'émeraudes, on l'appelle le
venez-voir », dit le marquis de Valfons dans ses
« Souvenirs ».
Le soulier d'homme avait une boucle d'argent, énorme,
couvrant l'empeigne, blessant souvent le cou-de-pied.
L'Angleterre, en 1779, nous envoya les bottes à revers. On
les bouda d'abord, mais la Révolution devait
bientôt, au contraire, les adopter.
Le Directoire avec les Incroyables et les Merveilleuses apporta un
instant l'excentrique mode des souliers à cothurnes dont les
lacets, enroulés symétriquement sur la jambe
découverte de la femme, rappelèrent
singulièrement les chaussons du moyen âge,
cependant que les hommes se plaisaient à
l'élégante botte anglaise.
La botte devenait du reste de plus en plus la chaussure
générale, civile ou militaire, chaussure de tout
homme ayant un rang dans la société.
La foule agitée et fort débraillée -
sans culottes et va-nu-pieds - avait seule conservé l'usage
du soulier grossier et lourd.
Sans vouloir cependant mépriser, loin de là, les
régiments de la Moselle en sabots, courageux et victorieux.
C'est à ce moment que commence, on peut le dire, un
demi-siècle de triomphe pour la botte. Grande et robuste, ou
petite et souple, de toutes formes, décorée ou
simple, noire ou de couleurs, la botte est la chaussure
générale - on la chante, on la
fête :
Ah ! il a des bottes... il a des bottes... Bastien.
C'est la revanche populaire, signe de jalousie, donc d'envie, c'est
l'expression du désir de porter des souliers à
l'égard de l'homme élégamment
botté.
Bottes à la hussarde, à la prussienne,
à l'écuyère, on invente des formes
variées et des noms spéciaux.
Les gendarmes, les gardes du corps ont des bottes spéciales
dont l'avant-pied est séparé de la tige.
La botte de la cavalerie légère a une tige de
deux pièces, celle de devant porte les avant-pied
cambrés.
La botte à la prussienne va jusqu'au genou ; elle est
modelée, c'est-à-dire qu'elle dessine la jambe,
surtout au mollet.
Les bottes à la cavalière sont faites de gros
cuir, côté chair en dehors ; elles sont
échancrées sous le genou.
Les bottes à l'écuyère ont la tige
réunie avec une jointure perdue.
La botte des pages a une genouillère doublée de
peau blanche ; elle est cousue en dedans à surjet.
Les postillons ont des bottes fortes, énormes,
cerclées de fer à l'intérieur, outre
la double épaisseur de gros cuir noir, pour garer leurs
jambes des heurts du timon, du brancard.
Puis, ce sont des bottes de chasse, celles dont les
genouillères sont à soufflets, munies de
chaudrons, souvenir de la botte que portaient les Suivants du roi
à l'armée.
Voici l'Empire : la botte triomphe, la botte de Napoléon
foule le monde, son talon écrase les résistances,
frappe les sols conquis, s'incruste dans la neige glacée de
la campagne de Russie.
Murat a des bottes brodées d'or, à pompon, sur du
velours bleu éblouissant ; tout le monde est
botté, éperonné du matin au soir, - du
soir au matin.
Puis l'Empereur est exilé, la paix revient mais la botte
reste.
Elle s'assouplit, elle diminue de proportion, mais elle persiste.
On la dissimule sous l'étoffe du pantalon, mais on la garde,
on la gardera longtemps encore dans un usage journalier.
Est-ce à dire qu'elle est aujourd'hui disparue, abolie ? -
Non certes, - mais elle est mieux appropriée à
l'usage réel qui lui convient, elle devient la chaussure
spéciale, la chaussure noble, qui demande à celui
qui la porte certaine allure, comme elle exige chez celui qui la fait
une science approfondie et rare du cuir et de la fabrication.
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