René Louis Doyon
(1885-1966)

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A l'ombre de La Madeleine
Variations sur la mode
(1924)

Chers lecteurs, il y a longtemps que le Mandarin a interrompu les conversations variées dont il vous constitue les victimes. Les jours ont passé ; le courage est inégal ; souvent celui qui aime les idées et qui joint à une sorte de rationalisme, quelque ardeur à méditer sur les faits et les hommes, nos pensées et nos actions, éprouve ce fort dégoût d'écrire et cette instinctive répulsion à réali­ser. Sans doute, le souci de communiquer familièrement avec ceux qui ont l'engagement de recevoir ces monologues, devient presque un devoir et ne pouvant leur passer de bouche à oreille ce qu'il leur faudrait dire, me voici obligé à prendre la rame de ma galère, cette plume pesante prête à me délivrer d'un scrupule et de pensées, un devoir de coquetterie ! Voici bientôt six mois que je recueille plus que je ne dépense, que j'observe plus que je n'écris ; c'est un repos, une détente ; les drames désertent mon imagination ; la critique, ma raison ; je me contente d'observer, de voir, de con­templer; je vais au plus simple et au plus productif des spectacles ; pas de voyages, point de recherches ; pas même la foule ; elle m'exacerbe ; ni les spectacles pompeux, ils m'anéantissent ; voir les gens passer, scruter leurs regards, supputer leur pensée, deviner les drames dont ils sont les jouets, les comédies dont ils sont les acteurs, quelle richesse !

Le Diable d'Alain Le Sage décapite les maisons de la ville et montre quelques misères sous les toits; c'est peu. Si nous pouvions soulever les boites craniennes, que ne verrions-nous pas ?

Tous les matins, de la maison de verre où j'accomplis ma tâche, je vois passer mille jeunes filles et femmes, et l'on m'accordera sans peine que c'est là un des plus ravissants spectacles parisiens à ob­server et à décrire.

Depuis sept ans, chaque matin, je vois venir à des heures régu­lières ces essaims d'ouvrières; elles arrivent par ondes, par catégorie, par qualité. La couture et la mode ont établi une oligarchie arbi­traire, presque des classes, que distinguent des régimes variés. Voici les petites mains d'abord, les manutentionnaires, bouchons, arpètes, le menu peuple des apprenties, des novices ; elles sont les premières ; par l'heure, et le costume, on les classe ; à leurs réflexions tapageu­ses, on les situe ; banlieues, faubourgs, quartiers excentriques ; une rentrée d'atelier a des points communs avec une sortie d'école très libre. ...Huit heures.

Bientôt la vague de huit heures et demie ; la couturière s'avance : par une loi de contraste, ces sujets si adroits et si inventifs manquent d'élégance ou plutôt n'ont ni une ligne rythmique ni des vêtements heureux ; elles fréquentent assez rarement les livres ou si elles en ont, ce sont toujours les mêmes, résultat de la renommée publi­que ou du scandale ; leur littérature élevée descend de Zola à Marcel Prévost et à V. Marguerite, de Nana à Françoise et La Garçonne, avec pour relier cette chaîne aux anneaux décroissants les Zévaco et Cie. La couturière aime l'homme sportif ; la plupart des gars qui les accompagnent ou les attendent sont robustes et assez mal frin­gués ; Paris-Sport émerge de leur poche ; les molletières sanglent leurs mollets de coqs hardis... Neuf heures... la grande arrivée ! Les rames pressées de Métro et de Nord-Sud déversent des lames de trottins ; les derniers trains dégorgent leurs clientes quotidiennes; c'est un fourmillement sonore et diapré ; tout le style moyen mais correct d'habillement va passer : ce sont les modistes ! On les recon­naît à leur ligne, à leur goût strict, discret, correct, seyant même lorsque les formes sont audacieuses, toujours de bonne construction même quand les ajustements sont d'harmonie contestable ; ce sont les vrais ornements de Paris ! Par saison, par modes, par caprices, elles s'adonnent aux couleurs, aux formes, aux colifichets du jour ; elles se renouvellent, sans cesse. Et quelle variété de visages, de teints, de fards même ; un ensemble magnifique et composé de fraî­ches couleurs et de lignes mouvantes ; toutes menues, sveltes, déli­cates ; peu de belles, selon le canon grec par exemple ; peu de blondes et fortes nordiques ; adorablement maigres, ou discrètement char­nues ; quelque chose de compassé et de mesuré dans les proportions et de souriant dans les parties vives, d'adorable... à quelques mètres, de naturellement frais et rose... sans lorgnon.

Depuis sept ans, je les apprends ; je sais discerner la couturière de la modiste et la vendeuse du mannequin ; celle-ci est d'un soin recherché quant aux-dessous et d'un abandon provocateur, habitude de faire valoir sa chair, sans doute ! La vendeuse est d'espèce plus ambitieuse ; elle cherche à relever son langage ; elle a un style de complaisance, et un air de salon... mais de salon de vente ! Elles lisent, oui, et de façon variée, selon l'imprévu d'une conversation relevée, d'un besoin amoureux, ou d'une nécessité d'être au goût général ; leur toilette est originale, souvent même excentrique selon le décor de la maison qu'elles servent ; elles ont un composite d'atti­tudes, de gestes et de langage ; ce sont les agents les plus rétribuées d'une corporation dans laquelle l'ouvrière végète, la première émarge autant qu'un ministre, la propriétaire autant qu'un monarque.

Si la vendeuse s'estime de haute classe par le fait qu'elle désha­bille les princesses conseille à de grosses fortunes, et dans certaines maisons, reçoit à part le repas du matin avec les premières et la direction, la modiste se tient pour l'aristocrate de toutes les ouvrières de la main ; sa haute opinion d'elle-même se traduit par sa tenue d'abord, la recherche de ses relations ensuite, son destin sou­vent, elle a quelque goût pour les livres, la poësie et le théâtre ; ses amours sont, par le fait d'un appétit de somptuosité et de grandeur, plus métaphoriques et superficielles que passionnées ; rien n'engage plus son coeur que le rang, le chic, la situation de fortune ; elles offrent ainsi à Vénus des prêtresses plus décoratives que ferventes ; comme tant d'autres Parisiennes, un peu anémique et de délicate structure, elle s'asseoit, pour paraître seulement, aux tables char­gées de mets succulents et de vins renommés ; une piètre commensale est une assez indifférente partenaire aux jeux du déduit ; elle n'aime pas qu'on froisse sa robe, ni qu'on dérange ses ondulations, ni qu'un embrassement hardi compromette des fards nécessaires. Ornement un peu précieux et affectée des soirées, elle trompe bien des appétits et répugne aux douces violences du seul à seul ; en définitive cet être décoratif redoute les conclusions d'un débat sentimental ; elle estime plus un platonisme à l'usage de poupées.

La conscience corporative des modistes est très développée ; elles tirent, par la comparaison des métiers, une sorte de dignité, voisine si l'on y songe d'une vanité surprenante. L'ouvrière qui coiffe une hétaïre renommée, une actrice célèbre, la femme ou la maîtresse d'un riche nouveau ou ancien, ne conçoit pas comme les primaires de M. Brieux, une aigreur sociale, ou un envie démesuré ; mais un goût somptuaire, de la tenue ; ses rêves ainsi déterminés orientent ses relations, et l'on songe bien qu'entre un amoureux transi, romantique, et un homme pratique, riche, bien vêtu, une modiste ne saurait balancer ; si le galant en plus d'avantages physiques et pécuniaires, possède une automobile, il est sacré sans compétition ; l'automobile, c'est toute l'intelligence, tout le coeur, toute la vie moderne ; c'est le Pérou et le Pactole ; c'est aussi l'agent le plus actif d'une chute que mérite une vertu même négative. En un coup de volant, on va loin, hors des barrières, à travers des villages et des villes ; on a sa voiture, comme une grande dame a un singe ; un pneu opportunément crevé, change les promeneurs en hôtes d'une chambre commune ; le galant conduit bien sa victime jusqu'à l'autel... mais il est meublé ! Auto­mobiles, que de crimes commis depuis ton invention !

Le milieu, la clientèle, les relations induisent la modiste en une tenue et en une affabilité qui oscille entre le style des mondanités et les entournures sucrées de l'affectation ; les modistes seront — si l'on veut — des Précieuses sans lettres et sans métaphores ; imbues d'une conscience d'art féminin, elles se renforcent dans leurs qua­lités et leurs défauts, leurs préjugés et leurs manières ; leurs très intelligentes patronnes — sorties du rang et parvenues à des situa­tions de millionnaires la plupart — travaillent avec adresse — pour ne point dire : spéculent —, sur ces sentiments et ont soumis leurs apprenties et ouvrières aux plus dures épreuves budgétaires jusqu'en 1917. A ce moment là, une grève généralisée éclata ! Quel scandale ! les poupées songeaient à se nourrir d'autre matière que de gloire professionnelle et de plaisanteries d'ateliers ! Au fait, elles s'enga­gèrent dans cette aventure sans savoir ce qu'imposait un mouvement corporatif ; elles en concevaient vaguement la légitimité ; elles en ignoraient le processus ; elles désiraient fermement que leurs olym­piennes patronnes consentissent à les traiter avec humanité et dé­cence ; mais elles ne tenaient point aux barricades ; les bienfaits doi­vent toujours leur arriver sans effort ; elles désertèrent, en plaisan­tant, leurs ateliers ; elles se promenèrent dans les rues, ce qui était une fête le premier jour ; on les enfourna à la Bourse du Travail ; cela pouvait être curieux; mais dans cette salle où tant de prolétaires avaient dans une atmosphère épaisse, sur un parquet congrument pollué, défendu tant de fois leurs moyens de vivre, ces demoiselles esquissèrent vite des gestes de dégoût, et lorsque un ardent délégué, debout à la tribune, entonna le Pean des révoltes par le vocatif déplacé : Camarades ! on dût en évacuer cinq ou six tombées en pamoison. Ah ! si l'on leur avait délégué feu M. E. Deschanel — obus chargé de pommade et de paroles melliflues —, la grève eût changé de formes et de destin, du fait, elles ne revinrent plus à la grange-aux-Belles si indignement dénommée, et elles laissèrent cou­rageusement donner l'assaut et remporter une importante améliora­tion des salaires par un peuple d'ouvrières moins distinguées sans doute mais d'un réalisme plus éprouvé. Une de leurs patronnes à prénom mignon et désuet reçut les enfants prodigues en ces termes pondérés et touchants : "Mesdemoiselles, je m'attendais à tout de votre part sauf à voir vos élégances commises dans une salle dégoûtante et dans une assemblée vulgaire. N'oubliez pas que vous êtes des artistes. Laissons passer cet orage populaire et si peu patrio­tique ; nous aviserons après à nous conformer."

On pourrait prolonger ces complaisantes variations : il ne faut demander à ces délicates grâces que ce qu'elles offrent : le plus bel ornement de nos rues, la plus belle parure de la ville, son charme le plus extérieur et le plaisir le plus visuel, et c'est assez ! Aucune cité d'Europe n'a plus de gaîté, plus de grâce, plus d'émoi que Paris le matin et le soir lorsqu'arrivent et repartent tous ces groupes, aux rires argentins et aux propos légers, ces couples qui, sans impudeur et sans déshonnêteté, s'accolent selon les moeurs colombines et se séparent pour le labeur ou le sommeil après avoir, autour d'eux, laissé l'image et l'exemple de la volupté !

C'est un repos tous les matins de les voir passer; j'en ai vu gran­dir; j'en ai vu renoncer, j'en sais parties vers d'autres destins ; je suis muettement leur histoire à des chaînons séparés ; je connais celles qui ne sont que de raccroc et celles qui apprennent sérieuse­ment le métier, celles qui se dissipent, celles qui s'épargnent ; elles portent avec elles leurs petits drames et de communes comédies ; il en est quelques-unes qui ressautent dans le casino, la galanterie ou le fait divers. Par habitude, certaines m'abordent; je ne connais ni leur nom ni leur adresse. Après de longues années de persévérance et de tenue, il en est qui envisageraient avec joie un établissement solide, dans le mariage ; un pis aller quoi ! J'invente des noms pour celles qui me parlent; l'une a P. V. en grosses lettres de nickel sur son sac ; elle s'appellera Petite Vitesse ; sa camarade plus haute, vive, capricieuse, provocante hier, boudeuse aujourd'hui, sera Grande Vitesse ; elles sont amusantes d'allures et de propos ; et celle-ci qui n'arrive jamais à l'heure depuis 7 ans ; elle me sourit parce que je parais enregistrer de l'œil cette lenteur ! Et Dany. Si je vous disais l'histoire de Dany... Mais au fait, Dany est dactylographe ; mauvaise, mauvaise formation ! rien de comparable avec la modiste ; la dactylographe croit à l'intellectualité et pour taper automatiquement lettres, règlements, circulaires, elle se croit elle-même de la pâte des penseurs et des écrivains, mauvais, mauvais ! Si elle a un brevet infé­rieur ou supérieur, la science doit couler de ses doigts et de ses lèvres ; elle est alors insupportable ; pour la toilette, elle va au tout fait ; de plus elle est épidermique ; cette profession déclanche des ébranlements nerveux, fatigue, assombrit, déforme ; la dactylographe doit embraser un chef ou végéter. La couturière chante, pépille, remue ; la modiste se bichonne, s'adule, émèche, déçoit et charme ; la dactylographe s'éteint. La vendeuse se compose une morale, un style, un confort bourgeois ; la dactylographe s'étiole ; je la plains. Son beau temps est passé, de la guerre paperassière et administra­tive qui en avait fait une auxiliaire indispensable. La couturière plus simple n'a rien à lui envier, la modiste la jalouse avec légèreté ; pau­vre dactylographe ; un jeune écrivain veut en faire une sainte ; disons une victime de l'automatisme moderne, et nous serons d'accord.

A cette louange des mains industrieuses et habiles, il faut joindre quelques réserves ; les modes n'inventent point assez ; les grandes maisons de couture font merveille, changent selon le caprice d'un dessinateur ou la fantaisie d'une première, la longueur des vête­ments, la taille des cheveux, la forme des souliers ; elles étriqueront les formes grasses dans des gaines ; elles feront baller les maigres dans des plis ; elles allongeront les corps longs ; elles rapetisseront les replets ; c'est le caprice triomphant ; qu'importe que jurent les costumes pourvu qu'on ait du nouveau ; si l'on inventait la mode de la nudité, nous verrions du beau ! Quant aux chapeaux, la modiste ne sort pas de la cloche ; qu'elle soit tiare, bonnet carré, marquis hennin, le chapeau à larges bords et le casque enfermant le crâne, on ne sort pas de cette prison ; on varie la forme et non l'invention ; on ne tente point la couronne, la fleur, le bandeau ; on préfère peiner sur les combinaisons de matière : la soie, la paille, le cuir, les vieilles broderies, les indiennes, les ornements, de la fleur artificielle au cachet de cire ; on a vu des chapeaux tendus de peau de serpent ; l'invention est limitée ; elle n'éclate pas ; toute la vie de la modiste est là ; elle s'ingénie et s'évertue autour des mêmes formes ; elle les façonne, les agrémente, les varie mais ne les change jamais ; elle-même après les feux de sa jeunesse, si elle n'a pas ravi le kalender à l'automobile ou si son génie ne l'a pas conduite à la fortune, elle continuera sa coutumière besogne toujours correcte et bien finie.

Je les admire ; c'est une joie fraîche de voir tous les matins ce millier de femmes passer sous ma maison de verre ; bientôt il n'y en aura plus ; leurs entrepreneuses ne se contenteront plus du faubourg St. Honoré et des rues encore trop chics par convention ; elles émi­greront vers les Champs Elysées, plus vastes, plus industriels, plus riches. Ce sera fini ; la galerie sera privée d'une de ses joies. Avant de commencer le dur labeur de chaque jour, avant de me colleter avec des chiffres, des papiers et les affaires je n'aurai pas ce grâ­cieux repos, cette vision d'art fraîche, plaisante, anodine. Si ces petites passantes savaient ce que je leur souhaite de bonheur, ce qu'elles me suggèrent d'histoires et de réflexions, elles disparaî­traient peut-être moins vite... Toutefois je pourrais écrire ce que je voudrais sur elles, dire toute ma pensée et plus tard les accom­moder à des histoires, aucune d'elles ne lira jamais ces lignes, non plus que les suivantes. Elles vont, elles vont ;... ainsi je vois tous les jours une jeunesse agréable aller vers le labeur et vers la vie. Depuis sept ans déjà ! que de femmes, d'enfants et de jours ont passé avec elles ; ils appartiennent à ce mystère de l'accompli et ne sont plus que du souvenir !

(texte non relu après saisie, 08.XII.08)


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