Paul Drouot
( 1886-1915)

leaf.gif

L'Œillet rouge
(1926)

CE fut en quittant les Marbois, chez qui nous venions de dîner, et tandis qu'Edmond de Mingam s'effor­çait à me décrire la machinerie de son yacht, que je pris la décision de partir, coûte que coûte, au plus tard le lendemain matin. Je m'arrêterais n'importe où entre Marseille et Vin­timille, pourvu que l'endroit me parût désert, et morne sous un ciel luisant. Laure éprouvait sans doute à se moquer de moi un plaisir toujours vif, mais, ce soir, elle avait dû rire avec plus de malice et plus de gaîté que jamais à la pensée de ma déconvenue quand on allait se mettre à table sans elle, sans l'attendre, et que je commen­cerais peut-être à me douter qu'elle n'assisterait point à ce dîner très détestable. Laure de Mingam est brune, svelte, on la prendrait pour Proser­pine, les cils baissés, mais du moment qu'ils se séparent et qu'elle fait la folle avec ses yeux de biche, c'est Laure, la seule, la merveilleuse Laure, Laure mon amour...

Pourquoi m'a-t-elle choisi pour que je souffre ? Pourquoi depuis six mois, tour à tour animée, silencieuse et taciturne, n'encourageait-elle ma pas­sion que pour la décevoir, prenait-elle des engagements qu'elle s'empres­sait d'oublier et s'amusait-elle à nier le lendemain qu'elle eut promis la veille quoi que ce soit ?

Laure est libre, elle est veuve, et par moments j'ai cru... Mais non, Laure est trop belle pour aimer un homme tel que moi.

Le front dans les mains, je balbutiais ces paroles amères. Le rapide filait. J'avais acheté sur le quai de la gare un guide de la côte d'azur. J'y lus le nom d'Entraygues et que cette petite localité est « dépourvue de toutes res­sources ».

Mon guide datait, j'imagine, du temps des manches-à-gigot, car je dé­couvris sans peine dans Entraygues une pension de famille avec piano et vue sur la mer ce qui me décida —la vue sur la mer — à occuper une humble chambre à l'étage le plus élevé. J'embrassais, depuis ma fenêtre, le vaste horizon qui s'étend du cap des Issambres à la pointe de Camarat.

Je me plais à croire que, l'été, Entraygues est un endroit charmant. Mais au mois de mars, en plein équi­noxe ! les barques n'osaient point se risquer hors de la jetée, déployer leurs voiles brillantes. Un vent glacé qui changeait sans cesse de direction, et de nom avec cela, tordait les pins, courbait les palmes, soulevait la poussière des routes. Et quand il cessait de tonner, de siffler, de braire sous les portes, la pluie tombait du ciel obscur sur la mer sombre et plate. Pour peu qu'on éprouvât le désir de se promener il fallait s'enfoncer dans les taillis humides, gagner la profondeur des bois. Je préférai le coin du feu.

Si j'étais venu, comme un autre, chercher dans la lumière ma consola­tion, j'aurais eu le droit de récri­miner ; mais je n'avais rien souhaité que de sentir ma douleur croître et s'épanouir au soleil. A cela près qu'il se montra fort avare de ses rayons, j'obtins un résultat très honorable : c'est certainement à Entraygues que j'ai passé l'une des semaines les plus affreuses de ma vingt et unième année.

Un mot bref et désespéré que j'avais adressé à Laure était demeuré sans réponse. J'attendais, chaque jour, avec fièvre, que sonnât l'heure du courrier, je me précipitais au-devant du facteur ; bientôt, je regagnais ma chambre, les mains vides, la tête basse. Je me jetais dans un fauteuil ; je revoyais l'étroit boudoir, le divan couleur de mille roses, les murs pâles et éclairés, j'écoutais la conversation. Combien de fois alors j'ai réfréné l'envie de courir à la gare, de sauter dans un train — ils n'étaient guère fré­quents—et quand je regardais ma porte, j'avais besoin pour ne pas m'élancer vers la rue comme un fou, de me retenir à un meuble.

J'entendrai toujours le facteur « Allons ! ce sera pour demain. Elle vous écrira, votre petite ! » Ce soir-là, je n'avais pas eu le courage de remonter l'escalier, j'étais sorti n'en pouvant plus. Par les doux chemins détrempés, je marchais à grandes enjambées ; j'évitais les ornières avec l'adresse d'un somnambule ; je suivais ma pensée, comme si je l'eusse aperçue, vivante, et qu'elle me précédât.

Tomber à cinq heures, chez Laure, demain soir ? — Elle ne me recevrait pas. Lui écrire ? Mon pauvre orgueil s'y opposait, ma dignité... Lui écrire... lui demander pardon, en somme, d'avoir fui ? Mon visage se crispa, ce qui eut pour immédiat effet de me rappeler à la réalité : des oliviers bordaient la route ; de chaque côté, balancés par le vent, des anémones, des giroflées, des tulipes et des oeillets formaient des parterres touffus ; je m'étais engagé dans une allée privée, j'allais revenir sur mes pas, quand un vieil homme, surgissant de derrière un arbre, me coupa la retraite, alors que je m'y attendais le moins.

— Si c'est pour acheter des fleurs, bien sûr ?

Sa physionomie soupçonneuse con­trastait si bizarrement avec la gaîté de l'accent que je ne pus m'empêcher de sourire, en lui faisant signe que oui,que je venais bien pour cela. Il en parut surpris, je l'étais davantage. Un horticulteur, à Entraygues ! Voilà qui me tirait d'embarras tout à coup. Il me confia qu'il expédiait jusqu'à Londres et jusqu'à Berlin, que les particuliers ne l'intéressaient guère, que, d'ailleurs il ne tenait pas à cette sorte de clientèle. Nous traver­sions des carrés d'œillets. Je me penchais, cueillant les plus clairs, les plus fermes, ceux qui ressemblent à la chair mate des épaules ; ma gerbe croissait à vue d'oeil, nous étions deux à jeter sans cesse de nouvelles tiges par-dessus les autres. Le bonhomme riait de me voir aller et venir, me baisser, remuer, bondir. Je dansais, sans qu'il s'en doutât ni du transport qui m'animait. Je pressais, du bras, de la main, les belles fleurs contre ma bouche. Et j'allais me sauver ainsi refusant qu'on les bottelât, plié en deux sur ma récolte, quand, avec une prestesse dont je ne l'eûs pas cru capable, le vieux jardinier, mis en joie par mes airs de gamin ivre, piqua au centre du bouquet un énorme œillet carminé, bordé d'un fin liseré rose.

Certes il fallait que je fusse ivre. La nuit tombait. Je ne trouvais plus mon chemin. J'avançais quand même. Le vent secouait mon chapeau. Mais, contre moi, pas un pétale qui frémît, et pas une fleur qui tremblât, captives de ma longue étreinte, l'haleine sus­pendue, pâmées. Enfin les premières maisons d'Entraygues s'enlevèrent en noir sur la mer encore lumineuse. Je longeais un mur délabré. Une odeur triste et pénétrante me fit soudain tourner la tête. Et je découvris, à l'abri d'un antique pin parasol, voilés d'eu­calyptus bleuâtres, les tertres et les blanches tombes d'un cimetière aban­donné. Je frissonnai de pitié et pour­tant je pressai le pas comme si j'avais hâte de m'éloigner. Je dus même faire un brusque mouvement qui rapprocha de mon visage une touffe embaumée d'œillets, je fermai les yeux, j'as­pirai...

Une voix alors, une plainte, s'élevant dans la solitude, un cri, le soupir d'un enfant glaça mon coeur. Je tré­buchai.

« Une fleur, gémissait la voix, une pauvre fleur, une fleur, passant, pour les morts. »

Je ne doutai pas un instant que je fusse le jouet d'une illusion et qu'il fallut l'attribuer aux nobles sentiments qu'ont développé en moi l'éducation religieuse et les soins d'une mère attentive. Tout de même, je m'arrêtai.

Ne suffisait-il pas que j'eusse éprouvé, jusqu'à l'hallucination, le désir secret d'orner ces tombeaux, sans que je fisse le geste, somme toute assez ridicule, de lancer en l'air un oeillet charmant, pour qu'il retombât de l'autre côté du mur parmi des débris de couronnes et la poussière des morts ? D'ailleurs c'était à Laure qu'ils appartenaient tous, je les avais cueillis pour Laure et touchés tour à tour et baisés avec frénésie.

Le débat fut court, mais pressant. Tout à coup, je plongeai la main dans l'enchevêtrement des tiges et j'en cassai une, au hasard. L'œillet rouge glissa sur ma manche. Je le saisis, je le froissai, et le projetai violemment, le plus loin possible, en arrière...

— A celle qui a tant souffert, à celle qui a tant aimé, qui fut belle et rendue plus belle par la douleur et par l'amour !

Ayant satisfait de la sorte à mes nerfs plus qu'à mon devoir, je repris le chemin d'Entraygues sans plus de scrupules, ni d'angoisse. J'employai toute ma soirée à bourrer d'œillets trois paniers que j'expédiai à la même adresse. Je ne m'en remis à person­ne du soin de les porter au train. Il faisait complètement nuit. Une molle brise, le ponant, avait succédé au mistral. J'éprouvais un bien-être extra­ordinaire. Je m'abandonnais par avance au plaisir que j'allais goûter, en m'endormant, pour la première fois depuis mon arrivée, d'un sommeil calme, béni...

Il était environ deux heures du matin, quand je fus réveillé par un bruit insolite dont j'eus d'abord quelque peine à déterminer la direction et l'incertaine provenance. Je m'étais dressé sur le coude. Un long rai de lune trappait sur le plancher ; et je m'aperçus qu'il bougeait. En effet, ma fenêtre, ou plutôt mes volets devaient être ébranlés par quelque poussée du dehors que je m'expliquais mal, un vaste silence régnant jusque sur la mer assoupie. On eût dit que des mains maladroites, légères, tentaient d'écar­ter les panneaux de bois, y meurtris­sant leurs faibles doigts et, de guerre lassse, frôlaient le mur comme si elles eussent craint de m'effrayer, en heurtant fort.

Je sautai à bas de mon lit. Ma respira­tion était des plus égales et mon coeur battait à coup réguliers. Je m'appro­chai de la fenêtre, j'en fis jouer l'espa­gnolette, chassai brusquement les volets ; un flot de lumière m'inonda. Et comme je clignais les yeux, je reçus en pleine poitrine, lancé de près, avec douceur, un énorme œillet, tout déchiqueté, et taché de boue. C'est en me baissant pour le ramasser que je reconnus, sans le moindre trouble, mais d'une âme, au contraire, infini­ment sereine, l'œillet carminé, l'étrange œillet rouge bordé d'un fin liseré rose dont j'avais, quelques heures plus tôt, sur la route, brisé la tige. Je le conservai dans la main, tout en regardant, au-dessous de moi, le jardin plein d'ombre, la plage et la mer ; je ne voyais rien, car je souriais, comme fait celui qui écoute un chœur de voix fraîches.

La matinée était fort avancée. Malgré que mes paupières fussent traversées de rayons, et mon front moite de sueur, je refusais de m'arracher à ce repos grisant qu'on ne goûte en sa source que parmi le bourdonnement des premières heures du jour. Je ne dormais pas si profondément que je n'entendisse, dans les couloirs, le va-et-vient des domestiques. Soudain, je tressautai. Je jaillis à mi-corps, plus que je ne bondis, hors de mes couvertures. On parlementait à ma porte. Je faillis crier « Laure... Laure... » Le parquet craqua. Il y eut un silence, trois petits coups frap­pés.

— Est-ce que vous pouvez me recevoir ?

Je m'exclamai, je barbotai, je fus stupide. — Une seconde, je demandais une seconde — le temps de passer un veston. — J'étais au lit...

— Et puis après ?

Décidément, c'était bien elle.

— Après... ? Entrez, ma chère

J'étais retombé sur mon oreiller. Je crispais les poings de bonheur. Laure, à Entraygues ! Laure, dans le midi !... Quoi de plus naturel ? Elle faisait une croisière en Méditerranée, sur le yacht d'Edmond, son beau-frère. Je n'étais pour rien là-dedans... Laure entra.

Elle entrait seule et je songeai à toutes les femmes, ses servantes. Elle s'avançait, piquante et superbe, enfan­tine et majestueuse. Je tremblais, je claquais des dents. Elle me fit la révérence.

— Mazette, vous vous mettez bien une chemise tout en soie...

Elle s'était assise au pied de mon lit, elle me défilait sa petite histoire, Edmond, le yacht, la croisière, et ce soleil fou, dehors, aujourd'hui. J'écla­tais de rire, tout pâle, immobile. Ah ! je n'étais guère en état de trouver quelque chose d'autre !

Tout à coup, elle s'interrompit

— Mais qu'est-ce vous fabriquez là ?

Je pétrissais entre les doigts, sans y prendre garde, les pétales flétris d'un œillet foncé... Je me souvins... Laure se tut... Un imperceptible changement s'opéra dans sa gaie phy­sionomie.

— On vous a donné cette fleur ? Je répondis « oui » — , gravement.

Alors je vis ses beaux cils battre, le sang affluer à ses joues. Elle me regarda dans les yeux et elle fit

— Donnez-le moi.


(texte non relu après saisie, 13.IV.08)


ACCUEIL   -   SOMMAIRE   -   JOURNAL DES NOUVEAUTÉS   -   BIBLIOGRAPHIE