Paul Drouot
(1886-1915)

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Loge 27
(1926)

J'AI demandé une plume et de l'en­cre. Je suis très faible et ma bles­sure me fait atrocement souffrir. Mais il faut que j'écrive cela : quand j'au­rai fini, comme je dormirai ! Et puis l'interne, en s'en allant n'a-t-il pas dit à l'infirmière : « Donnez-lui tout ce qu'il voudra ». Je sais bien que je suis perdu.

On croit que c'est triste, une cham­bre, à l'hôpital. Mais non, ces murs ternis, cette porte vitrée, la chaise inoccupée, la table en fer, ce clair silence ne m'inspirent que des pensées douces, lorsque, durant quelques instants et malgré moi, j'oublie ce qui est arrivé. Il y a, tout autour, de grands jardins sans vie. Le moindre cri, un son de cloche y retentissent avec une netteté, une force particu­lières. Alors je tressaille, comme si, de nouveau, à la même place, l'épée s'en­fonçait dans ma chair meurtrie.

Chez moi, qu'aurais-je fait, sinon m'attendrir sur ma fin prochaine, regarder, de mon lit, mille objets épars, et la Seine, par la fenêtre, et le mou­vement des bateaux, les quais, cou­verts d'hommes actifs. Ici rien ne me touche plus. Je songe à l'existence que j'ai menée, pendant trois ans, depuis mon retour d'Abeches. Com­ment ai-je pu vivre ainsi, et sans passion, si longtemps ? J'étais inca­pable de travailler. Je lisais beaucoup, sans profit. Les musées me fatiguaient vite, Je sortais quelquefois, après le déjeuner, pour faire quelques pas, et je ne rentrais qu'à la nuit, harassé, anxieux. Je passais des semaines entières indifférent aux choses du lit ; le désir m'affolait brusquement ; je l'assouvissais en parfait butor. J'avais pris en telle aversion le visage humain que la société de mes plus anciens camarades me devint, en très peu de temps insupportable et que je cessai de les fréquenter ; me serais-je jamais lié d'amitié avec aucun d'eux ? Quant au monde, je l'ai toujours fui. J'étais donc, à vingt-cinq ans, merveilleusement libre et, du reste, fort malheureux.

Je ne sais plus qui parla devant moi, l'été dernier, des répétitions des concerts Volard. Toujours est-il que je me promis, dès ce moment-là, de n'en pas manquer une seule. Non que je sois musicien ; j'aime à rêver. Toutefois j'en attendais un plaisir si complet, si vif et — l'avouerai-je — si cruel qu'il fallait que je fusse bien désemparé pour croire qu'une heure de musique, chaque semaine, allait combler mon cœur, comme, naguère, l'amour ; et de fait, je fus déçu. Ce qui ne veut, certes, pas dire que je n'y trouvai aucun agrément. Cette matinée du samedi était, au contraire, dans le fastidieux déroulement des jours, comme une halte sous des palmes, et l'apparition d'un météore. Je m'inquiétais du programme long­temps à l'avance ; je me représentais sous des couleurs charmantes ces moments que j'allais bientôt dérober à mon apathie ; dès la veille, toutes mes pensées étaient traversées d'un espoir joyeux. Et quand j'arrivais au théâtre, que je me faufilais jusqu'à ma place, mon cœur battait comme celui d'un enfant qui s'est sauvé.

Dissimulé derrière une colonne, au premier rang de la plus haute galerie, je suivais, le front dans mes mains, le dialogue pathétique de mon passé et de l'orchestre. Personne qui pût me déranger, à cet étage ; on ne l'éclairait même pas. Il y avait en tout, peut-être, dans la salle, trois à quatre cents auditeurs. je les apercevais, comme au fond d'un gouffre, à tra­vers le voile de clarté qui les séparait des régions obscures que j'avais élues pour leur abandon et pour leur mystère.

Un samedi — j'étais en retard, — au bas de l'escalier, que je m'apprêtais à gravir avec quelle hâte, je faillis bous­culer un couple que masquait à ma vue le tambour d'une porte ; je me rejetai en arrière, l'homme s'effaça, nous nous dévisageâmes.

— Tiens ! fit Max Abrial.

Et Marthe, en se retournant :

— Vous n'êtes donc pas tout à fait mort ?

Je dus convenir que non. Je me confondais en excuses afin que Max, qui me secouait par l'épaule, en riant de ce rire féroce qui m'a toujours embarassé, ne me posât point de questions.

Marthe, cependant :

— Comme c'est vilain de lâcher ainsi ses amis. Voilà deux hivers que je ne vous ai vu j'ai été malade...

 — Moi aussi

— Oh ! vous, ça peut durer longtemps.

Je ne compris pas, d'abord, ce qu'elle voulait dire, ni pourquoi ce ton, si découragé.

Nous avions gagné le couloir des loges. Max aidait sa femme à sortir d'un profond manteau. je pris congé.

— Vous viendrez, à l'entracte ?

Je fis un geste qui devait signifier ensemble « Vous me comblez », et « quel ennui ! » car elle murmura « grand fou ! » et secoua gaiement la tête.

Les Abrial ! Je ne savais si j'étais furieux ou très content de les avoir rencontrés. Le concert ne me satisfit point entièrement. S'il suffisait d'un thème qui me plût, d'un trait de violon, pour que le visage de Marthe surgît aussitôt devant moi, trop souvent un appel de cuivres, le grondement des basses, la batterie me faisaient souvenir de son compagnon. Ce front dégarni, cette barbe luisante et noire, ces lèvres charnues qui manifestaient les appétits les plus violents, ces yeux enfin où semblait éclatait le désir de faire mal, — je le retrouvais tel que je l'avais connu, jeune homme, alors que j'étais moi-même un gamin qu'il épouvantait.

Je faillis ne point retourner chez Volard, le samedi suivant.

Pourtant, l'attitude de Marthe, ce qu'elle m'avait dit de sa santé, de cette maladie de cœur dont les progrès l'inquiétaient visiblement, toute notre conversation de l'entracte me créaient un devoir précis — de pure politesse — à quoi je ne pouvais, tout de suite, me dérober. Est-ce pour une raison de la même importance, que je déci­dai, ce jour-là, de changer de place, ou, plutôt de côté ? J'avançai avec précaution dans les ténèbres jusqu'à l'endroit d'où je pouvais plonger le plus complètement dans la loge des Abrial. Marthe venait d'entrer ; au même instant l'orchestre attaqua les danses polovtsiennes du prince Igor. La sauvagerie de cette musique, son caractère brusque et barbare ont quelque chose qui surprend. Marthe avait porté les mains à sa gorge. je me penchai, comme vers elle ; et, de l'autre bout du théâtre, oui, je lui ai tendu les bras.

A partir de ce moment, ma vie rede­vint un brasier embaumé. Et les parfums étaient si forts qui s'éle­vaient autour de moi, qu'il m'était égal de durer, de me consumer, de souffrir la plus effroyable torture : car, enfin — elle ne m'aimait pas. Du moins dans ses propos en l'air, dans la profondeur fraîche de son rire, dans la grâce absurde de ses ripostes, rien qui pût me donner, une seconde, à supposer que je faisais plus que lui plaire. Ah ! je lui plaisais, j'en suis sûr. Elle s'amusait avec moi ; encore qu'elle parût, assez souvent, triste et distraite, quand j'étais, à ses pieds, Arlequin sous son masque ou le léger Mercutio. Mon Dieu, mon Dieu, vous qui connaissez ma misère et l'amer­tume de mon cœur...

J'avais pris avec Marthe l'engage­ment comique et solennel de ne pas « chercher à la voir » en dehors des répétitions. Elle ne recevait pas, elle sortait à peine ; et si elle venait au concert, le matin, comme moi, c'est que la foule des après-midi de Dimanche et la touffeur d'une salle comble l'eussent grandement incom­modée. Cette passion pour la musique qui lui faisait braver la fatigue de se lever tôt et beaucoup trop d'émo­tions, je ne doute point que Marthe la tînt de son mari ; il suffit d'avoir aperçu Max écoutant une symphonie, immobile, les yeux dilatés, les lèvres tantôt rapprochées, tantôt largement écartées, la tête basse.

Il me sembla qu'il m'attendait, quand, samedi dernier, pénétrant dans le péristyle du théâtre, je le reconnus moins à l'air dur et sarcas­tique du visage qu'à l'allure étrange de toute sa personne. Il vint à moi d'un pas très vif.

— Marthe m'a bien recommandé de vous cueillir au passage. C'est Krube, aujourd'hui, qui dirige. Vous allez rester avec nous.

Je ne savais où j'en étais. Mes jambes fléchirent. Il m'entraîna. — Marthe ! — Marthe ! Quelque chose dans ma poitrine se rompit d'où son nom s'échappant à flots coula par toutes mes veines, avec un bruit immense.

Elle avait les yeux fixés sur la porte, lorsque nous entrâmes dans la loge. Et si brusquement elle plon­gea leur obscur regard dans les miens que je différai de la saluer, tout au bonheur de la laisser jouir, elle-même, en silence, de ma confusion.

Elle me dit :

— Je ne vais pas bien, — ses joues étaient couleur d'ivoire, et ses lèvres couleur de rose ; puis elle me fit signe de m'asseoir à l'abri d'un globe électrique, un peu en arrière. Max que la lumière ne gêne pas, passa devant.

Des applaudissements éclatèrent : Krube, le vieux Krube, le célèbre kapellmeister, montait au pupitre. Il esquissa le geste de lancer sa baguette au milieu des exécutants et, tout l'orchestre frappant un accord sec, la symphonie en la commença.

Beethoven, que ta grande ombre, comme alors, s'incline et m'absolve ! Peut-être je n'ai jamais mieux senti qu'en ce matin, dont le souvenir est trop lent à me tuer, la force, la dou­ceur et la sublimité de ton génie, homme sacré.

D'abord il me sembla que je quittais le sol, que j'escaladais des rampes d'azur, que de terrasses en terrasses je parvenais au lieu du monde où le Bonheur est pour toujours. Elle avait clos les paupières, ses cheveux tou­chaient ses sourcils et couvraient presque ses oreilles ; je voyais son cou droit, ses narines si blanches, la lèvre inférieure plate et très avancée. Sou­dain ce fut comme si de nos membres tombaient tous les liens sociaux. Devant nous, la campagne, une cam­pagne en même temps pleine de palais, s'ouvrit, avec un long frisson. Nous nous élançâmes parmi les forêts ; les ruisseaux couraient sur nos traces, les fleurs naissaient dans les fossés, les sentiers se perdaient à travers les récoltes, il n'y avait point de battants aux portes des demeures magnifiques, il n'y avait point de portes, mais partout le soleil entrait ! Le buste tendu, les épaules légèrement frémissantes, elle écoutait ; pas une parcelle de son corps qui ne fut digne de participer aux agapes de l'esprit pur !

La musique cessa, nous laissant balancés au-dessus d'un abîme que nul bruit, durant une minute, ne combla. Personne ne bougeait ; pas un applaudissement ; une surprise, une angoisse, une attente prodigieuses.

Max était accoudé au bord de la loge, les tempes dans ses poings. Marthe fit un imperceptible mouve­ment qui me découvrit par-dessus le dos de sa chaise, son bras pendant, sa main nue contre la cloison.

O les premières mesures de l'alle­gretto...

Quel effondrement ! Quelle catas­trophe ! Le rêve, abattu d'un coup, la joie traînant à terre son aile foudroyée. Il faisait nuit. Le sol tremblait. Et la terrible voix des instruments nous en avertissait : j'étais redevenu un homme ; elle-même, à présent, n'était plus qu'une femme. Les altos, les vio­loncelles, puis les violons, enfin les flûtes, et jusqu'aux timides hautbois répétaient le fatal arrêt. Mourir ! Nous allions mourir! Sans nous être dit... sans avoir su... La scène chan­gea. -- Nous étions sur un bateau, en plein cyclone ! Debout, à l'arrière, j'entendais gémir les cordes. Nous étions sur le point de faire naufrage — alors le frère qui a conçu l'inceste dans son cœur, touche la gorge de sa soeur, étreint ses flancs ; l'amant avec des cris appelle sa maîtresse, les aveux se croisent, les lèvres se joi­gnent, les corps, au hasard, se livrent, s'épousent, le ciel se déchire, le ciel s'engouffre : — j'ai saisi sa main !

Non, Marthe n'eut pas un tressail­lement. Ses doigts glissèrent entre les miens, s'y agrafèrent à les briser. Et ce fut tout. Elle pencha la tête sur l'épaule. Je ne voyais pas son visage.

Et je bénissais les pierres de ses bagues qui, en s'incrustant dans ma chair, ne me permettaient pas de dou­ter. Car ma main, inerte, répondait mal à la pression soutenue de cette main ferme et glacée comme celle de la Vénus d'Ille. Ma volonté m'aban­donnait, je ne commandais plus à mes nerfs épuisés. J'étais mal préparé sans doute à ce que cela se passât si natu­rellement. Une telle absence de dif­ficultés m'étourdissait.

Au fait, je n'y songeais guère, j'existais à peine. J'étais tout entier l'une de ces mains engrenée à l'autre, et le souffle court de mes lèvres. Quelques notes détachées, une phrase, pareilles à de sourdes réminiscences, arrivaient encore jusqu'à moi, quoi­que leur rythme m'échappât et que je fusse bien empêché de leur prêter le moindre sens. O la joie, et qu'il faille à la fois se tourner vers toutes les frontières de son vaste et fragile empire !

Quelques secondes, cependant, avant que ne prit fin l'allegretto, je ne sais à quoi je compris qu'il était temps de me dégager et de rendre à Marthe une liberté qu'elle ne semblait pas chercher ; en effet, sa main restait insensible aux contractions de la mienne ; elle ne la pressait point, à chaque fois, plus fort, mais, non plus, ne desserrait pas leur singulier embras­sement. Et par un scrupule d'amour-propre, qui fait aujourd'hui mon horreur, je n'osais pas, je ne voulais pas interrompre ce sommeil de l'âme où je la devinais plongée rien qu'à la façon dont elle s'appuyait au dossier de sa chaise et, de côté, à la sépara­tion de la loge, le visage sans doute illuminé par le reflet d'un rêve que peuplaient mille formes, se ressem­blant toutes...

Je sursautai. Un véritable délire d'enthousiasme succédait dans la salle aux sanglots de l'orchestre. On trépi­gnait. Une partie du public, debout, se répandait en acclamations. Max, radieux, se tourna vers Marthe. Je défie l'imagination de concevoir assez promptement le double aspect de ce visage et comment il passa dans la même seconde de l'expression de la plus pure jouissance à celle du déses­poir et de la terreur.

Il se mit à trembler, comme un homme qui grelotte. Par trois fois, sans former un son il articula : « Marthe, Marthe... » Il ne faisait rien. Elle ne bougeait pas. Je fermai les yeux, saisi de vertige, je crus tomber à la renverse, et... je dus tirer sur son bras : le corps vint à moi, — je dis bien le corps, car elle était morte.

J'irai jusqu'au bout. Je retracerai la scène affreuse qui suivit... Je m'étais emparé de Marthe, je chancelais sous ce fardeau léger. Max, en titubant, courait devant moi par les corridors. Et il appelait. « Le médecin ! » Un médecin qui la ressuscitât ?

Des ouvreuses parurent, s'empressèrent, avec des cris, deux d'entre elles traînant des chaises. Le moment approchait où tout allait se découvrir, où nos mains allaient témoigner du crime que j'avais commis.

Assise, je la soutenais encore, j'avais mis un genou en terre. Max arrachait le haut du corsage, allait au cœur. Il recula, balbutiant : « Mais, elle est déjà toute froide ! » Alors, ma contenance le surprit-elle ? Il se baissa. De livide qu'il était, il devint subitement pourpre.

— Lâchez-lui la main, Pierre, je vous l'ordonne.

Je ne pouvais pas.

Au paroxysme de la rage, il se jetait déjà sur Marthe pour tenter de nous séparer. Ni l'un ni l'autre, ni lui ni moi, n'étions capables de nous conte­nir plus longtemps. Je ne sais, pour ma part, ce que j'eusse fait de ma main restée libre, si par bonheur, à ce moment, précédé des ouvreuses que Max avait dépêché à sa recherche, un vieillard ne se fût montré — le médecin.

Je perdis à demi conscience. Je sentais bien qu'on dépliait chacun de mes doigts tour à tour, avec effort... Max donnait le nom de son chauffeur... Le docteur discourait gravement... J'entendais leurs voix, les soupirs des femmes et aussi le début du scherzo de la septième symphonie.

Et ce fut un piétinement pareil à celui des fidèles dans un temple. Les pas se multiplièrent, puis s'éloi­gnèrent : on descendait l'escalier.

J'entrouvis les yeux. Max était devant moi, seul, les bras croisés, l'haleine sifflante. J'essayai de me redresser sous l'insulte de son regard. Mais me saisissant au collet, il m'ap­pliqua contre le mur, et dans un strident éclat de rire.

— Depuis quand, Pierre, depuis quand ?...

— Max, Max, — sur Mon Honneur...

C'est alors qu'il me souffleta.

(texte non relu après saisie, 13.IV.08)


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