Lucien Dubech
(1881-1940)

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Quand j’étais général
suivi de
Aceldama
(1925)

TOUTES les cloches de la ville, sonnant à la volée, m’avaient éveillé aux premières lueurs du jour. Mais la cérémonie au palais n’ayant lieu qu’à trois heures après midi, je m’étais retourné et rendormi. Je m’éveillai définitivement sur les midi. Il était temps de me mettre en tenue et de procéder à une dernière répétition avant de prendre le chemin de la Présidence. Je ne parle que pour mémoire du déjeuner : le dernier cent du dollar gagné la semaine précédente à décharger un arrivage de boîtes de lapin frigorifié pour la compagnie Blakiston, Conway and Son de Melbourne, était resté depuis l’avant-veille au soir sur le comptoir étincelant du vieux Paddy, qui débite l’irish whisky dans une paillote du port.

Au reste, je comptais que mon génie me nourrirait ce jour-là sans que j’eusse recours à ces besognes mercenaires. Un pareil jour, le buffet de la présidence serait abondamment garni, et j’avais l’intention de solliciter du Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts la faveur de toucher à l’avance un trimestre de ma pension. J’ai bien déjà obtenu la même faveur le mois dernier à l’occasion de l’anniversaire du Général Président. Mais on prétend que le chef de musique de la garde présidentielle arrive ainsi à toucher son traitement plusieurs années à l’avance. Sans doute ses fonctions sont-elles mieux définies et, si j’ose dire, plus positives que les miennes. Pourtant j’attendais un effet considérable de ma grande ode au Génie de la Liberté, que je devais réciter en présence des notables de la République et du corps diplomatique assemblés.

Ce fut donc d’un cœur allègre que j’allais extraire de la malle d’osier, héritage de mon oncle Domingo, le splendide costume qui constitue la tenue d’apparat pour le poète officiel de la République de Téguicigalpa, fonction que j’avais obtenue trois mois auparavant, lorsque le général San Cristobal avait été porté à la présidence par un irrésistible mouvement populaire. A cette occasion, j’avais composé une Invocation à la Souveraineté Nationale qui m’avait valu les succès les plus flatteurs et une pension annuelle de quatre cents piastres, car elle avait servi au général pour témoigner de l’amour du peuple et répondre aux insinuations malveillantes qu’on faisait courir auprès des représentants accrédités des puissances étrangères.

La tenue de poète officiel est d’une magnificence et d’un éclat impressionnants. Elle se compose d’un habit rouge à épaulettes d’or, d’un pantalon de casimir blanc et d’un chapeau bicorne à glands d’or. Il y a également des glands dorés assez gros aux deux basques de l’habit. Le chef de la musique de la garde ajoute à un uniforme semblable une paire de bottes vernies du plus somptueux effet. La modicité des crédits et de mes ressources ne me permet malheureusement pas un tel luxe. Il ne me fut pas possible non plus de trouver une chemise dans la malle de l’oncle Domingo. En revanche, j’eus la satisfaction d’y découvrir un très large mouchoir de cotonnade rouge.

Il fallut perdre un temps assez long à rattacher un des glands du chapeau, endommagé pendant le retour, qui avait dû être assez compliqué, le jour de la cérémonie anniversaire du général. Avant de partir, je récitai une dernière fois mon ode au Génie de la Liberté. C’est une magnifique pièce lyrique tout inspirée du grand poète Victor Hugo, de qui le nom est invoqué parmi le cortège des fondateurs de la liberté, à côté de Brutus, de Spartacus, de John Brown, d’Abraham Lincoln et du général San Cristobal. Pour ma satisfaction personnelle et pour rythmer la montée par la cadence des vers, je recommençai à la réciter à voix haute en abordant la côte assez rude qui conduit au palais de la Présidence. La compagnie américaine des Travaux d’édilité a bien construit un petit tramway dont les voitures jaunes véhiculent les visiteurs au sommet de la colline. Il me dépassa même pendant la montée, au joli bruit du grelot des mules, et je reçus sur le pantalon de casimir une peau de goyave lancée par un grossier citoyen britannique qui accompagnait le consul de son pays à la cérémonie. La petite voiture à claire-voie était pleine de notables et de diplomates en uniforme. L’absence complète de numéraire m’interdisant ce moyen de locomotion, je montai à pied, tâche peu agréable à une pareille heure. Il y avait eu un mouvement de surprise dans la ville quand on avait appris que le président fixait la cérémonie au beau milieu de l’après-midi, au moment où tout le monde dort. Cependant, le premier étonnement passé, on n’y avait plus pensé, la réception étant strictement privée et la décision présidentielle n’intéressant, en dehors des militaires, que les représentants étrangers et les hauts fonctionnaires.

De fait, je ne rencontrai sur la route que le marchand Zabulon Porto-Rico qui, bien que citoyen portugais, représente la République des Soviets. Je le rejoignis suant, soufflant, et assez mal disposé à l’égard du président San Cristobal. Nous arrivâmes ensemble à la porte du palais où le soldat de garde, impressionné par mon uniforme, me présenta les armes. Je remarquai que la discipline et le cérémonial étaient sensiblement relâchés, et qu’il était loisible de pénétrer dans le palais comme dans un moulin. Dès l’entrée, nous fûmes attirés par des éclats de voix et le bruit d’une discussion qui venait du salon précédant les appartements privés du général ; quand nous eûmes franchi la porte de ce salon, un spectacle aussi inattendu que désolant s’offrit à nos yeux : les soldats de la garde, l’arme au poing, baïonnette au canon, formaient un cercle menaçant autour des représentants des puissances. A l’écart, les hauts fonctionnaires en grande tenue contemplaient ce spectacle avec des mines consternées. Au centre du groupe, le représentant des États-Unis d’Amérique, Douglas Morkell, les bras croisés, les yeux en feu, la barbiche en bataille, invectivait son collègue le consul d’Angleterre avec une véhémence contraire à tous les usages diplomatiques.

De longues stations sur les quais de divers ports du Golfe du Mexique m’ont rendu familière la langue anglaise. Il ne me fut que trop aisé d’entendre le sens des paroles furieuses que Douglas Morkell adressait à son collègue, l’honorable Archibald Gardiner.

- Sacrée damnée bête, criait-il, voilà dans quels draps nous a fichus votre stupide sale politique. Croyez-vous qu’on ignore, vieille fouine que vous êtes, que c’est vous qui avez fourni l’argent à cet affreux San Cristobal pour renverser Sacramento ? C’est avec vos livres sterling qu’il a acheté sa bande de singes, saoulé les généraux, fait marcher les soldats, truqué les élections et roulé comme au coin du bois les pauvres cochons de nègres. C’était votre homme, vous pensiez qu’il allait vous laisser voler les forêts, les mines, le pétrole, tout Téguicigalpa, et vous aviez déjà câblé au Foreign Office. Vous n’aviez pas prévu ça, vieille brute, que, trois mois après, votre porc de général allait profiter d’une grande réception pour nous coffrer tous et offrir une balle dans la peau au premier qui lui parlerait de l’inviolabilité diplomatique.

L’honorable Archibald Gardiner lui répondait sans précipitation :

- L’Angleterre se moque de vos paroles, qui ne sont pas dignes d’un diplomate ni d’un gentleman. Elle n’a pas fourni de livres sterling au général San Cristobal. C’est l’Amérique qui a donné des dollars au général Sacramento pour qu’il accorde à une compagnie américaine la concession des pétroles. C’est elle qui avait organisé le scandaleux plébiscite par lequel avait été porté frauduleusement au pouvoir le dit général Sacramento, partisan du protectorat américain. Je conviens cependant que le général San Cristobal, bien qu’il n’ait aucun motif particulier de reconnaissance à l’égard de l’Angleterre, s’est conduit d’une façon inouïe en osant porter la main sur le représentant de l’Empire britannique. Audace et folie qui lui coûteront cher si jamais nous sortons vivants de ce cercle de damnés démons grimaçants.

 - Il se sera saoulé, hurlait Douglas Morkell, à l’occasion de son anniversaire. Un joli coco, que vous avez porté à la puissance suprême ! Vous l’avez entendu : fusiller le premier qui bouge, sans hésitation ni murmure. Avec ces cochons qui empoisonnent le whisky, nous sommes frais. Croyez que ce n’est pas la respectabilité diplomatique qui m’empêche de vous boxer pour me calmer les nerfs.

Le représentant de la France, le distingué M. François d’Assise Lévy, intervint :

- Messieurs, dit-il, du calme, de la dignité. Songez que nous représentons l’Europe civilisée aux yeux de ces peuplades primitives.

Je ne pus en supporter davantage. Atteint dans ma dignité patriotique, dans mes sentiments d’auteur de l’Invocation à la Souveraineté Nationale et dans mon attachement pour la personne du général San Cristobal, je me précipitai vers son appartement, cependant qu’en sens inverse, M. Zabulon Porto-Rico se glissait sur la pointe des pieds dans la direction de la porte de sortie.

*
*   *

Je puis en porter ici le solennel témoignage : le général San Cristobal n’avait rien d’un homme ivre. Son noble visage noir n’exprimait que les sentiments les plus calmes et la maîtrise de soi qui caractérise sa grande âme. Il était nonchalamment étendu dans un fauteuil à bascule, et quand j’entrai, il regardait le plafond et semblait suivre en souriant un songe intérieur. A ses côtés se tenait le maëstro Diégo Laynez en grand uniforme de chef de la musique de la garde présidentielle. Il tenait à la main, dans une attitude militaire, un sabre qui brillait. Tout en lui étincelait, cette arme dégainée, son regard et ses bottes. Alors que le général paraissait pacifique et bienveillant comme un dieu, Diégo Laynez ressemblait, avec son glaive fulgurant, à un archange exterminateur. Le regard du général descendit du plafond et s’arrêta sur ma personne qu’il considéra avec bonté et attention. Tandis que je me taisais, partagé entre l’inquiétude et le respect, il m’adressa des paroles très douces :

- Rubens, mon enfant, je suis heureux de te voir. Je te nomme général. J’avais précisément besoin d’un général pour commander mon artillerie.

Sans doute la surprise fut-elle lisible sur mon visage. Le général se renversa dans son fauteuil et poursuivit :

- Je pense, Rubens, que tu es partisan du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le principe de l’égalité des races a été proclamé ces temps-ci d’une manière éclatante : tous les peuples sont frères, libres et égaux. C’est pourquoi notre patrie doit se débarrasser des parasites qui, je le disais il n’y a qu’un instant au généralissime Diégo Laynez, sucent le meilleur de son sang. Douglas Morkell a mis la main sur les transports et Gardiner sur les pétroles. Pepino Gambatista est atteint de la folie des grandeurs depuis qu’il se figure que l’Italie est devenue une grande nation sidérurgique. Herr Schweinkopff veut nous flanquer le génie de l’organisation et Porto-Rico le bolchevisme. Jusqu’à l’Islande et aux Iles Canaries qui m’ont envoyé des représentants disposés à pousser des cris de pécari sitôt qu’on touche à l’un de leurs ressortissants. Il n’y a guère que François d’Assise Lévy qui me fiche à peu près la paix, et encore il veut me vendre du cognac de chez Hennessy. Je te le dis, Rubens, mon ami, ça ne peut pas durer comme ça. J’ai résolu de secouer le joug et d’émanciper définitivement la République de Téguicigalpa. Je viens de confier le commandement suprême au général Diégo Laynez, et j’ai fait boucler en bloc les représentants des puissances. Le premier qui gueule, rran, au mur. Et ça n’est pas fini, ça ne fait même que commencer.

Ces mâles et nobles paroles m’emplirent d’une joie si vive que je portai une main sur mon cœur et que je tombai aux genoux du général San Cristobal. Il me releva avec bonté et poursuivit :

- Toi, Rubens, tu as un uniforme magnifique, tu seras général d’artillerie. Je t’ai réservé une mission particulièrement honorable et délicate, qui t’assurera dans les annales de la République une renommée immortelle. Il y a sur la terrasse de la présidence deux batteries de canons. L’une m’a été fournie par la maison Armstrong and C°, de Liverpool, l’autre m’a été refilée par le Steel Trust, de Cincinnati. Voilà le moment de voir ceux qui portent le plus loin et qui présentent la meilleure résistance à l’échauffement. Tu vas me faire le plaisir d’ouvrir le feu sur le quartier du port et sur tous les bateaux qui sont en rade. Je veux que ce soir il n’en reste pas un pour aller raconter aux autres comment ça s’est passé.

- Mais, Excellence, ne pus-je m’empêcher d’objecter, les étrangers ont beaucoup d’autres manières de correspondre entre eux : le câble, le sans-fil. De plus, les canonniers de notre artillerie ne doivent pas être particulièrement exercés : ils tueront immanquablement un certain nombre de nos nationaux qui résident sur le port.

- Je m’en fous, répondit avec simplicité le général San Cristobal.

- Rubens se dégonfle, observa sournoisement Diégo Laynez. Je l’avais prévu.

Cette absurde supposition acheva d’emporter mes scrupules.

- Je suis prêt, dis-je, à donner ma vie pour la cause de la liberté. Je me permettrai une seule et respectueuse observation : la nature particulière de mes études ne m’ayant jamais conduit à m’occuper d’un canon, j’ignore jusqu’aux principes élémentaires du fonctionnement de cet appareil.

- Aucune importance, répondit le Président en imprimant un mouvement de bascule à son fauteuil. Le maréchal Hindenbourg n’a jamais su faire marcher une mitrailleuse ni un camion automobile, et ça ne l’a pas empêché de remporter des victoires. D’ailleurs, il y a dans la garde présidentielle un type qui est tout à fait calé sur les canons ; tu n’auras qu’à lui donner des ordres. Tout est là : un cerveau qui conçoit, un technicien qui exécute, c’est le secret de la guerre moderne. Nous allons faire venir le technicien.

Il frappa sur un timbre, un officier subalterne se présenta.

- Allez chercher, dit-il, et introduisez le colonel Verpillon.

Il retomba dans une douce et profonde méditation que nous nous gardâmes, le généralissime et moi, de troubler par des réflexions inégales à ses pensées. L’officier de service réapparut, conduisant un Européen qui portait l’uniforme de la garde. Un concours de circonstances a fait que cet uniforme est un peu hétéroclite : il se compose du large pantalon de toile bleu foncé à patte d’éléphant acheté par le président Sacramento à la marine américaine, et de la courte veste collante de drap rouge sans basques, dont un lot important a été rétrocédé par l’Angleterre au président San Cristobal. Ce n’est pas très beau, mais nos chefs d’Etat ont fait passer les considérations de l’économie avant celles de l’esthétique. Le jeune Européen portait ce costume avec une désinvolture pleine de distinction. Ses manières aisées et dégagées me firent la plus vive impression. Il n’était pas très gras, ni très gros, ni très âgé, il était imberbe, pâle, et le bout de son nez avait l’air de danser. Mais il avait une façon extraordinaire de sourire, de vous regarder et de porter de travers sur l’oreille une espèce de coiffure à deux cornes que je ne connaissais pas. Il avait l’air de se moquer du monde, et pourtant il imposait le respect. Il s’exprimait avec une familiarité et une abondance d’élocution dont je n’avais rencontré l’équivalent que chez un marchand de cannes à sucre de la Martinique ; mais celui-ci, qui s’appelait Marius, était très gras, tandis qu’on s’étonnait que tant de paroles énergiques ou injurieuses pussent sortir d’un gentleman aussi transparent. Il interrompit le président dès la deuxième parole :

- Colonel Verpillon...

- Non, mais des fois, pourquoi que vous m’appelez colonel, puisqu’on m’a fichu deux ficelles dans votre espèce de guignol ? Je suis lieutenant, le lieutenant Isidore Verpillon.

- Eh bien ! lieutenant-colonel Verpillon, je vous nomme commandant en second de l’artillerie de la garde. Sous les ordres du général Darius Rubens, ici présent, vous allez commencer dare dare le bombardement du port et de la rade. Le général est poète, il n’est pas artilleur. Mais il a un uniforme, ce qui est indispensable dans l’exercice du commandement. Vous lui donnerez des conseils. Vous viendrez me rendre compte de votre mission quand il ne restera plus un bateau ni une maison. Le conseil de guerre est terminé. J’ai dit.

Le visage du colonel exprima tour à tour la surprise, puis la satisfaction. Le président San Cristobal se leva et se dirigea avec majesté vers le salon des ambassadeurs, où l’on entendait des hurlements. Diégo Laynez le suivit, sabre au clair. Je restai seul avec le colonel qui m’examinait de la tête aux pieds :

- Non, interrogea-t-il, c’est sérieux ?

Je me redressai :

- Il me semble...

- Eh bien ! alors, mon vieux café-crème, amène-toi, on va rigoler.

*
*   *

Moins de dix minutes après, le bombardement était commencé. Le colonel avait déployé un zèle et une rapidité incomparables. Il avait rallié à grands coups de bottes quelque part les canonniers qui dormaient sous les palétuviers. Puis il avait stimulé leur courage en leur promettant, *motu Proprio*, une distribution de tafia, et il leur avait exposé le thème de la manœuvre en un rapide discours :

- Le général Sacramento, avait-il dit, se dispose à marcher sur la Présidence pour s’emparer du pouvoir, appuyé par le canon des navires en rade. Sitôt installé, il a l’intention de confier tous les emplois de la garde à ses électeurs et d’envoyer les titulaires travailler au percement d’un canal à travers la presqu’île du Yucatan.

La ville indigène et le quartier des étrangers sont nettement séparés par le fond de la rade ; on pourrait démolir l’un sans toucher l’autre. Le quartier neuf, à droite, aligne le long du quai ses maisons et ses magasins que domine la flèche de l’église réformée, tandis que, de l’autre côté de l’eau, les paillotes se serrent au pied de la colline que couronne la présidence, groupées autour de l’ancienne église espagnole dont les deux petites cloches sont suspendues dans un pignon à jour. De notre observatoire on ne voyait guère que la gueule des canons dont le corps était masqué par les arbres en bordure de la terrasse. Ils étaient au nombre de douze, rangés en deux groupes, les canons Armstrong à droite, les canons du Steel Trust à gauche. La terrasse, qui s’étend devant le palais, se compose d’une pelouse gazonnée et bordée d’arbres que coupe au milieu une allée qui va aboutir à une espèce de demi-lune : au bord de la colline, surplombant le chemin qu’il commande, cet ouvrage de fortification, qui date du temps des Espagnols, a été envahi par la végétation ; c’est là que le colonel avait établie notre quartier général. Juché sur le tronc d’un palétuvier défunt, il suivait à la jumelle les effets du tir qui venait de commencer sur ses indications. Installé, les pieds pendants, sur une racine de l’arbre, je lui servais de principal confident, car il prenait à témoin tour à tour, dans un langage extraordinairement difficile à saisir, toutes les puissances de la terre, de l’air et du ciel.

- Ça, mon vieux négro, on peut toujours le dire, que c’est rigolo. Moi, tu comprends, je m’en balance, il n’y a pas là-dedans un seul Français : tous Anglais ou Américains. Alors, tu parles si on y va d’un cœur ! C’est la première fois que j’éprouve de la satisfaction à penser que les accords de Washington ont limité notre tonnage. Seulement, vois-tu, dans mon pays, quand on fait un boulot, on aime que ça soit bien fait. Tu comprends, moi, je veux bien bouziller le matériel, mais je ne marche pas pour amocher des poilus qui ne m’ont jamais rien fait. Seulement, si c’était pas moi, ça serait un autre qui le ferait, et qui s’y prendrait comme un goret. Moi, je vais leur faire ça au minimum de frais. On va commencer par flanquer cinq ou six percutants sur les bateaux et les magasins pour les avertir d’avoir à les vider. Après quoi on leur sortira le grand jeu. Tel que tu me vois, j’ai été maréchal des logis chef de pièce au trente-trois, en garnison aux Dunes, à Poitiers. J’ai été mobilisé comme brigadier, on a fait Saint-Gond, l’Yser, l’offensive de Champagne, la cote 343, et j’ai fini dans les tanks. Alors, tu penses si je sais ce que c’est qu’un tir de barrage. Quand je faisais faire les écoles à feu aux négros, comment que j’aurais cru qu’on charriait si l’on m’avait raconté que ça servirait un jour à envoyer du soixante-dix-sept aux marchands de cochons. Écoute que je te dise : les Armstrong, ça c’est de la belle marchandise, c’est réglé comme un joujou ; les Anglais, tu comprends, c’est nous qui leur avons appris, dans la Somme, à faire un tir à la cadence : ça sait ce que c’est qu’un canon. Tu comprends, ceux-là, à droite, ils tirent sur les bateaux, qui sont les plus loin : la hausse à deux mille sept, et tu vois, justement, c’est pas tout à fait ça, c’est un coup court.

La première détonation venait de retentir : un claquement sec, sous les arbres, à notre droite. Dans la rade, en avant d’un cargo américain qui dormait sur ses ancres, une petite gerbe avait fusé. Le colonel Verpillon glissa du tronc de son palétuvier, disparut en courant sous les arbres ; je l’aperçus au bord du tertre, sa jumelle à la main, qui rectifiait le tir. On eût dit véritablement que la cause de l’indépendance nationale se confondait avec la sienne.

Le second coup partit, puis un troisième. A gauche, la seconde batterie commença de tirer. J’éprouvai une sensation si désagréable que je me laissai glisser en bas de la racine et que je me retrouvai de l’autre côté du palétuvier, nez à nez avec le colonel qui regagnait son observatoire. Sans doute son coup d’œil habitué au commandement saisit-il aussitôt la situation, car il me rattrapa par une basque et tira avec tant de violence que je tombai assis par terre. Jamais je n’aurais cru qu’un si petit homme fût capable d’actes si énergiques.

- Non, mais, criait-il, tu n’es pas piqué d’avoir les foies parce que c’est toi qui tires sur les autres ? Tu vas me faire le plaisir de rester là et de ne pas me faire rater ma partie de rigolade. Tu n’es pas d’une grande utilité, mais si tu te barrais, il n’y aurait plus moyen de tenir les autres. Tu ne vas pas rester là comme ça, le nez dans les racines : t’es le général, tâche au moins de te faire voir : allez, grouille ; tourne un peu, regarde par là !

Le colonel était chaussé par bonheur d’une paire d’espadrilles. Sous sa vigoureuse impulsion, je me retrouvai face à la rade. Il s’installa sur ma racine de manière à pouvoir me surveiller en même temps que le théâtre du combat. Je l’entendis qui hélait un sous-officier et l’envoyait chercher une bouteille de tafia à la cuisine, puis qui commentait la manœuvre en termes pittoresques et véhéments. Il se plaignait que les canonniers gaspillaient leurs munitions à tirer dans les arbres, dans la mer, sur les oiseaux, dans les nuages. De temps à autre, il me donnait une bourrade avec l’un de ses genoux, car il avait fini par m’installer entre ses jambes, et il criait :

- Et dire que je ne peux pas bouger, à cause de cette andouille de général qui foutrait le camp !

Le sous-officier revint avec la bouteille de tafia. Je sentis un filet qui me coulait dans le cou, car le colonel tenait le goulot de la main gauche sans lâcher sa jumelle de la main droite :

- Tiens, vieille noix, avale, ça va te réveiller ; pas tout, bon Dieu, tu vas tomber raide.

J’ouvris les yeux et, calé entre les genoux du colonel, je revis à mes pieds la ville, le port où les bateaux, surpris, commençaient à s’éveiller, à s’emplir de fourmis noires qui couraient. Une fumée montait à l’avant d’un gros brick anglais peint en rouge. Dans la rade, le cargo américain virait lentement sur ses ancres.

Je jugeai opportun de risquer une tentative pour rétablir le prestige national et l’autorité de mon grade :

- Colonel, dis-je, je signalerai au président San Cristobal le zèle que vous apportez à la défense de la liberté. Je reconnais la noble générosité de votre nation à l’ardeur avec laquelle vous avez embrassé la cause de l’émancipation. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le principe de l’égalité des nations et des races ont toujours été des idées françaises, chères au cœur de tous les soldats qui ont combattu pour le droit et la civilisation.

Le colonel répondit avec simplicité :

- Tu sais, moi, la cause de l’émancipation, comme tu dis, je m’en balance. Seulement, j’ai une bonne occasion de tirer des pétards sur les Engliches et les Américains, tu parles que je ne vas pas la rater. Et avec leurs canons, encore. Comme j’avais l’honneur de te le raconter tout à l’heure, les canons anglais, c’est pour les bateaux, c’est naturel et ça va tout seul. Et les pétards américains, c’est pour tirer dans le tas. Parce que, vois-tu, leurs canons, c’est comme le reste, c’est du bluff. Les Américains, faut pas nous la faire avec leur organisation, on les connaît. On les a vus s’amener pour faire la guerre avec des chapeaux qui ne leur tenaient seulement pas sur le crâne. C’est malin, de faire de l’organisation avec des dollars ! Veux-tu que je te dise une bonne chose ? L’organisation, c’est les poilus qui en faisaient, quand ils arrivaient dans un patelin où il n’y avait même pas des briques, et qu’ils appliquaient en grand le système D, que les Anglais en bavaient. Les Anglais, ils y mettaient le prix, mais pour sûr qu’ils savaient organiser ; ils avaient des beaux cuirs, ça, il n’y avait pas à dire. Mais les Américains, laisse-moi rigoler : des frères qui fichaient un taillis par terre pour fabriquer une boîte à corned beef. Moi qui te parle, dans mon patelin, ils avaient installé un camp : ils avaient amené deux cent mille pots de chambre. Et pas des pots de chambre pour demoiselle, des pots de chambre grands comme des baquets, des pots de chambre pour famille canadienne. Ailleurs, à Miramas, ils avaient apporté trois millions de paires de menottes. Si tu crois qu’il n’y a pas de quoi se poiler : ils avaient vu ça en rêve, trois millions de Fritz conduits au bout d’une ficelle par un *Military Police* avec son bâton blanc. Alors, tu comprends, leurs canons, c’est comme le reste, c’est fait avec de la pâte à nouilles. C’est tout juste assez bon pour tirer sur les maisons du port avec la hausse à quinze cents.

J’avais eu la précaution de garder entre les jambes la bouteille de tafia. J’y puisai le courage de contempler le spectacle qui enchantait le colonel. Les douze canons tiraient maintenant à intervalles irréguliers, mais d’une façon continue. En dépit du tafia, chaque coup me faisait sauter. Dans le quartier du port, à bord des bateaux, des fumées et des langues de feu dansaient. Des hommes couraient, les bras levés, ne comprenant rien à cette averse imprévue. Des canots se détachaient rapidement des flancs des navires et s’en allaient vers le fond de la rade, où la plage basse est abritée sous les palmes d’un rideau de cocotiers.

Le colonel bondit sur ses pieds :

- Ah ! non, cria-t-il, je veux bien rigoler, mais pas de blagues. Abîmer les bateaux à l’heure où il n’y a que le cuistot qui roupille à bord, tirer sur des magasins pleins de rhum et de cotonnade, ça va bien et c’est marrant ; mais bouziller des margoulins, ça c’est une autre paire de roulettes. Général, mon vieux frère, fais-moi le plaisir de te tenir pénard cinq minutes, le temps que j’arrête les frais, sans ça tes copains sont tellement pochetées qu’ils seraient fichus de faire de la casse.

De nouveau, il plongea sous le palétuvier. J’étais seul avec la bouteille de tafia. Le ciel était très bleu, le soleil très chaud ; de gros insectes bourdonnaient. Quand le colonel Verpillon rejoignit son poste, j’étais debout, brandissant la bouteille de tafia dans la direction de l’ennemi.

- Colonel, criais-je, ça ne fait plus du tout l’affaire. Est-ce que nous faisons une révolution nationaliste, oui ou non ? Le président San Cristobal nous a donné l’ordre de détruire les ennemis de la patrie, nous devons détruire les ennemis de la patrie. Colonel Verpillon, je suis votre supérieur hiérarchique, je vous ordonne de recommencer le feu sur les ennemis de la patrie.

J’avais quelquefois reçu des coups de pieds au derrière, dans ma vie, mais jamais comme celui que je reçus à ce moment-là. Par bonheur, le parapet de la demi-lune me reçut, allongé, les bras ballants dans le vide, mais n’ayant pas lâché la bouteille de tafia. Je restais suspendu dans l’attente des événements et d’une explosion de colère. Mais ce fut d’une voix calme que le colonel renoua le fil de la conversation.

- Ah ! la vache, dit-il simplement, il s’est saoulé, à cette heure ! Tiens, mon vieux Bamboula, toi qui veux nettoyer ta patrie, regarde un peu ce qu’il va prendre, leur andouille de clocher qui a l’air d’une chandelle plantée dans du saindoux. Non mais, tu ne trouves pas qu’il gâte le paysage ? Moi, c’est bien simple, il me fiche la foire. Une fois, j’ai voulu y entrer, dans leur usine, histoire de revoir des cafetières de la même couleur que dans mon pays, eh bien ! ma vieille, j’ai pas pu, je suis ressorti, j’aime encore mieux la tienne. Il y avait une espèce de ratichon avec une gueule couleur de rosbif, en train d’en faire un plat à des frères mironton qui empoisonnaient le rhum, et ils se sont tous mis à chanter en chœur un truc qui cause de la nécessité de boire de la flotte pour faire son salut éternel. Sur les murs il y avait des banderolles avec des bobards à la noix : « Marchez dans les voies du Seigneur », « Ne crachez pas par terre ». Et rien pour égayer le paysage, pas une bondieuserie, pas même un pauvre petit Saint-Antoine pour retrouver les objets perdus. Il faisait pourtant chaud, mais j’ai failli geler, là-dedans. Alors, aujourd’hui, comment que je vais m’en offrir, de taper dans leur sale casbah en pâté de foie. Non mais, crois-tu qu’elle l’est, moche. On dirait la gare des chemins de fer départementaux.

Le temple anglican, que désignait ce langage surprenant et scandaleux, m’avait toujours paru le plus bel ornement de la capitale, et les missionnaires m’inspiraient un respect qui remontait au temps de mon enfance : l’un d’eux, le Révérend David Copperfield, m’avait fait cadeau d’une bible en anglais, et il me donnait des pastilles de menthe pour me faire tenir tranquille pendant les longues journées qu’il consacrait à instruire ma sœur derrière les bananiers. C’est lui qui m’avait enseigné que l’émancipation de la race noire, la cause de la liberté et celle de la démocratie sont liées dans le monde à la fortune de la religion évangélique. Je me souviens des événements qui marquèrent sa dernière visite ; il m’avait fait boire du tafia et j’avais passé tout l’après-midi à dormir ; le soir, mon oncle Domingo prit un fouet et corrigea ma sœur qui pleurait à chaudes larmes ; elle quitta le lendemain l’humble maison où l’oncle Domingo nous tenait lieu de père, et j’appris par la suite qu’infidèle aux leçons du Révérend, elle était allé vivre avec un officier du stationnaire américain, auquel succédèrent un planteur espagnol, un fonctionnaire anglais, un marchand juif et plusieurs autres. Ces divers événements n’ont aucun rapport entre eux, mais c’est à partir de ce moment que mon oncle, soit qu’il fût dégoûté d’une telle conduite, soit pour toute autre raison, cessa de travailler et connut les loisirs suffisants pour se consacrer à une éducation qui, complétée par divers stages dans les capitales des Antilles, a fait de moi le poète officiel de la République de Téguicigalpa. Mon oncle Domingo était un homme très distingué, qui avait fait un long séjour à Paris, où il tenait le banjo dans le jazz-band de l’Olympia.

Le colonel Verpillon n’avait sans doute pas les mêmes raisons de vénérer la mémoire des missionnaires anglicans, car il semblait goûter une satisfaction particulière à voir les obus tomber sur le malheureux temple, dont le clocher portait déjà à la base une large blessure. je ne sais ce qu’eût dit le Président d’une telle faiblesse, mais ce malheur acheva d’obscurcir mes esprits ; je tombai en pleurant dans les bras du colonel, qui me déposa au pied du palétuvier.

*
*   *

Lorsque je repris la notion du monde extérieur, le soleil commençait à baisser. Les deux batteries continuaient à tirer lentement sur les bateaux et les maisons vides. Le clocher s’était effondré. Un magasin plein de rhum, au bout du quartier neuf, brûlait avec une longue flamme bleue. Le brick anglais achevait de se consumer. Le cargo américain était allé s’échouer sur les sables, à l’entrée de la rade. Personne n’avait songé à la résistance. Les navires en rade avaient bien leurs pièces de chasse, mais nul n’était resté à bord pour les manœuvrer. A terre, on n’y comprenait rien : les consuls, les officiers étaient à la Présidence, comment y eût-on compris quelque chose ? Cette suite de réflexions finit de me redonner du courage. J’accompagnai le colonel qui allait surveiller les services du ravitaillement : l’artillerie de la garde usait ce jour-là tous les approvisionnements de la République.

Le colonel avait envoyé un officier subalterne à la présidence demander combien de temps devait durer encore le bombardement. L’officier revint en annonçant que le président allait venir en personne pour féliciter les troupes et mesurer l’étendue de la victoire. Regaillardi, aguerri, j’adressai aux canonniers un discours sur la liberté des peuples et le génie du président San Cristobal. Le colonel acheva de provoquer l’enthousiasme en annonçant l’arrivée imminente du tafia.

Nous nous promenions sous les arbres et je goûtais le charme de la conversation du colonel, de qui l’éloquence et la noblesse de manières m’inspiraient une admiration de plus en plus vive.

- Pourquoi, demandais-je, avez-vous quitté la situation élevée de maréchal et de chef de pièce dans votre patrie pour venir mettre votre épée et vos talents au service de la République de Téguicigalpa ?

- Vois-tu, mon vieux frère, me répondit-il affectueusement, on ne fait pas toujours ce qu’on veut dans l’existence. J’ai fait des tas de trucs, et puis, un jour, je suis parti comme maître coq – c’est un des principaux emplois à bord d’un bateau – sur un grand zinc des Messageries qui faisait le service des Antilles. A la Havane, l’année dernière, j’avais levé une jolie petite poule ; le soir, je l’avais emmenée au cinéma ; Tout d’un coup, au milieu de la séance, voilà qu’ils commencent à passer des cochonneries à faire rougir un gorille, et tous les chocolats qui étaient dans la salle se mettent à gigoter comme s’ils étaient piqués par les mouches. Il y en a un qui saute sur ma poule, moi je lui saute à la tête, il tire son pétard, je le met knock-out, quand, tout d’un coup, changement à vue comme on n’a pas idée au Châtelet : la scène se retourne, on se met à passer sur l’écran la procession du Sacré-Cœur et je reste comme une panouille nez à nez avec la police montée. Quand ils m’ont relâché, deux mois après, tu parles que le bateau était parti, et je n’ai pas pu retrouver la poule. Alors je me suis engagé sur un cargo qui venait par ici...

A cet endroit de son discours, le visage du colonel se rembrunit :

- Ah ! les veaux ! s’écria-t-il. Ils vont flanquer le feu à la ville !

En effet, soit que les canons du Steel Trust fussent déréglés, soit que les artilleurs fussent insuffisamment expérimentés, les obus de la batterie de gauche tombaient sur les paillotes du quartier indigène, et une fumée commençait à monter derrière les cocotiers qui cachent le fond de la rade. Le colonel se précipita pour arrêter le tir : c’était vraiment un brave cœur, le colonel.

Il venait de disparaître sous les arbres quand retentit une détonation épouvantable. Un des canons du Steel Trust venait de faire explosion.

*
*   *

Je me retrouvai à la porte des appartements présidentiels. Une sentinelle croisa la baïonnette pour m’arrêter, j’étais tellement ému que je me précipitai dans le vestibule ; mon uniforme et cet acte d’autorité lui en imposèrent, elle me présenta les armes. Je fis irruption dans le cabinet de travail du général ; celui-ci était seul, et, je ne sais dans quelle intention, il marchait à quatre pattes sur le tapis, au milieu d’un tas de papiers épars. L’émotion, la surprise me clouaient au sol, et il me regardait avec des yeux blancs, la bouche ouverte. Lorsqu’il m’eût reconnu, il me sourit, et sans quitter son étrange position :

- Cher Rubens, me dit-il, tu as l’art d’arriver à propos. Je te nomme généralissime. Je viens d’ordonner qu’on fusille Diégo Laynez parce qu’il s’entêtait à me soutenir qu’une blanche vaut deux noires. Je vais également donner l’ordre de fusiller Douglas Morkell : je viens de découvrir dans les archives de l’Etat que cette vieille fripouille avait vendu très cher au ministère de la marine un vieux bateau-lavoir camouflé en canonnière pour la défense des côtes. On y ajoutera Archibald  Gardiner qui fournit à l’intendance du saucisson fabriqué avec du boa désossé, et Porto Rico qui m’a refilé des jetons de la Banque de France pour des roubles Romanoff. Qu’on fusille par-dessus le marché François d’Assise Lévy, qui me vend du trois-six pour de la fine de l’année de la Comète.

Je m’essuyai le front avec le mouchoir rouge de l’oncle Domingo. Le général se mit à glapir :

- Et toi aussi je te ferai fusiller, si tu viens me brandir sous le nez des emblèmes révolutionnaires.

A ce moment, on entendit un grand bruit du côté des appartements privés ; la porte s’ouvrit en coup de vent, et je vis entrer Madame la Présidente, furieuse, essoufflée et brandissant son ombrelle. Des gouttes de sueur coulaient le long de son visage et des soubresauts soulevaient son auguste poitrine. Elle alla droit au général toujours à quatre pattes, et son pied chaussé d’un solide soulier poudreux s’imprima avec une extrême vigueur sur la face que présentait de ce côté le chef de l’Etat, cependant que l’ombrelle s’abattait avec fracas. Et de toutes ses forces, elle hurlait : « José, Pepe, Miguel, venez m’aider à le rentrer, il m’a échappé ! Voilà huit jours que je l’avais enfermé dans la cave de peur d’un accident ! Il est devenu fou ! Il s’imagine qu’il a été désigné par le suffrage universel pour faire régner sur la terre la fraternité des peuples et les quatorze propositions du président Wilson ! »


~ * ~


ACELDAMA

MALGRÉ la paix romaine, les environs de Jérusalem n’étaient pas sûrs. A la faveur des troubles religieux qui devaient amener quelques années plus tard les légions de Titus sous les murs de la ville, des bandes d’hommes armés parcouraient la campagne, arrêtant et pillant les voyageurs qui venaient à la cité sainte, et sachant les mercenaires du procurateur trop occupés à réprimer les émeutes incessantes, elles poussaient l’audace jusqu’à rançonner les caravanes aux portes de l’enceinte, sous la tour Antonia. Presque tous les habitants, abandonnant les villages, étaient venus se mettre sous la protection des aigles à l’intérieur de la ville, les étrangers faisaient avant d’entrer de longs détours, et la campagne, sous le soleil, était muette et blanche comme un sépulcre vide.

Ce jour-là cependant, à l’heure où le soir tombait, un homme revenait de travailler à son champ, suivant la route qui passe au sud de la colline de Sion. Il était âgé et marchait lentement, la tête basse comme les vieux paysans, les mains derrière le dos et conduisant une petite mule grise aux longs yeux noirs et doux qui portait dans la double corbeille les outils du labeur et l’outre dégonflée. Il avait été roux au temps de sa jeunesse, car sa barbe et ses cheveux gardaient sous l’argent des lueurs dorées : son visage était calme et grave, et bien qu’ils fussent trop enfoncés sous des sourcils trop rudes, ses yeux paraissaient pleins de paix.

Au moment où il allait quitter la route pour s’engager dans un des sentiers pierreux de la colline, il trouva au bord du fossé un homme étendu qui gémissait faiblement : c’était un étranger, à en juger par ses cheveux blonds et son costume ; la poussière de ses pieds disait qu’il avait fait un long voyage, et un mince filet de sang coulait de son front sur sa joue. Le vieillard s’arrêta et sembla hésiter un instant ; puis, comme si quelque souvenir se fût éveillé en son âme, il porta la main devant ses yeux en inclinant la tête ; on eût dit qu’il voulait obscurcir une image. Enfin il se pencha vers le blessé, et quand il l’eut examiné il alla décharger la mule. Il installa l’homme du mieux qu’il put dans la corbeille et reprit son chemin, emportant l’outre et les outils. Son dos maintenant se courbait davantage, comme sous le poids de quelque chose qui eût été plus lourd que ces outils familiers.

La maison était à quelques centaines de pas, perdue dans un pli de la colline parmi les câpriers et les herbes sauvages ; le sentier n’allait pas plus loin, et une vie pouvait s’écouler avant qu’un être humain vînt à passer par là. La porte s’ouvrait au jour levant et la morne colline emplissait l’horizon du côté de la ville : Jérusalem était là, invisible derrière les roches brûlées, assombries sur le ciel rouge.

Le vieillard transporta le blessé dans la pièce obscure, l’installa sur la natte, alluma la petite lampe d’argile. Il pansa la plaie avec l’huile et le vin, la banda d’une main malhabile et qui tremblait un peu, une longue main aux doigts maigres et jaunes qui semblait, dans la vague clarté, courir sur la face du blessé comme une araignée géante.

Enfin l’étranger ouvrit les yeux, de clairs yeux bleus comme n’en ont pas les hommes de Palestine, et il dit dans le dialecte syriaque, mais avec un accent bien plus doux que celui des fils d’Israël :

- La paix soit avec toi, mon frère ; tu m’as secouru comme le Samaritain. Je prierai pour toi Notre Père qui est dans les cieux.

Le vieillard eut dans l’ombre un invisible tressaillement ; très vite, il se releva, et pour cacher le trouble où le jetaient ces simples mots, il alla chercha une coupe de vin aromatisé avec du miel et la fit boire au blessé. Celui-ci s’endormit. Penché sur son visage, il le regarda longuement, comme s’il eût épié un douloureux secret ; l’homme était beaucoup plus jeune que lui, trente ans à peine, de visage ardent et noble, et une flamme intérieure semblait éclairer sa face pâlie. Il alla s’asseoir sur le coffre peint, dans l’angle sombre de la pièce, s’enveloppa d’un manteau et resta jusqu’à l’aube immobile et songeant.

Le blessé eut la fièvre pendant les dernières heures de la nuit et la journée du lendemain. Il le soigna et le veilla encore la nuit suivante, dormant dans son manteau. Lorsque le jour revint, l’étranger allait mieux, la fièvre était tombée, la plaie du front suffisamment fermée. Il le garda encore dans sa maison, le fit manger et boire, puis, vers le soir, ils parlèrent. Jusque-là le sombre vieillard n’avait pas prononcé une parole vaine.

- Mon père, dit l’étranger, je ne puis rien te laisser en reconnaissance de tes soins ; les voleurs qui m’ont blessé m’ont pris ce que je possédais, jusqu’au message que je devrais remettre à mes frères de Jérusalem, car je viens de loin pour visiter les lieux où le Fils de Dieu mourut pour le salut des hommes.

- Le Fils de Dieu, demanda la voix sourde du vieillard, comment l’as-tu connu, toi qui viens de si loin ?


- Je n’ai pas eu, moi, cette joie de le voir. Du moins, ai-je le bonheur d’être le cher disciple du plus cher de ses fils.

- Qui ? interrogea la voix.

- Jean, fils de Zébédée, de Capharnaüm en Galilée.

- Tu as connu le fils de Zébédée ? Où l’as-tu connu ? Où est-il ?

- Maintenant, il vit dans une île dont tu ne sais pas le nom, au milieu d’une mer étrangère. Je l’ai connu à Hiéropolis du Méandre, ma ville natale, bien loin d’ici. Mais toi, mon Père, si j’en juge par la noblesse de tes actions et par le trouble de tes paroles, n’es-tu pas, toi aussi, disciple de Jésus ?

- Moi ! s’écria le vieillard, et le mot lui échappa ainsi qu’un cri d’effroi, et un mouvement le rejeta dans l’ombre plus profondément.

Le disciple continuait, emporté par sa pensée :

- N’as-tu pas, toi aussi, connu le divin Maître ? Tu as le même âge que l’apôtre, à peu près ; tu le vis passer devant ta porte, peut-être est-il entré ici ! Si tu connais l’apôtre, tu les as tous connus. Oh ! dis-moi que tu as vu le Maître, que tu l’as aimé, que tu l’as suivi, que tu as entendu les paroles de vie, touché le Sauveur, accompagné la troupe fidèle, dis-moi que tu les as connus !

Lui, dans l’ombre, immobile, la tête penchée, les mains dans son manteau, répondit lentement :

- Je les ai connus, en effet.

La face du disciple fut éclairée d’extase et d’amour ; il vint ployer le genou devant le Témoin, et sa voix eut l’accent d’une prière :

- Je le savais, que celui qui m’a secouru était un fils de Dieu ! C’est le ciel, ô mon Père, qui m’a conduit vers toi. A Son exemple, je veux aimer les hommes qui m’ont dépouillé et blessé, puisque c’est par eux que je dois la vie à celui qui L’a vu ! Parle-moi de Lui. J’ai traversé la mer et j’ai marché depuis Césarée pour t’entendre, ô mon père ; je viens recueillir tous les souvenirs sur Lui ; dis-moi où tu L’as vu pour la dernière fois ?

Le Témoin répondit avec un tremblement :

- Je ne l’ai pas revu depuis Gethsémani.

- Gethsémani, jardin du crime ! Tu étais près de Lui lorsque le Réprouvé s’avança en portant la torche et donna le baiser ?

L’homme, pour la première fois, releva la tête et regarda le disciple.

- Quelle torche, quel baiser ? Que veux-tu dire ?

- Ne te souviens-tu plus, mon Père, toi qui as vu ? Il guidait les serviteurs du grand-prêtre avec une torche, et pour que le centurion reconnût la Victime, l’Odieux se pencha vers elle et lui baisa la bouche.

L’homme étendit les bras dans un geste d’horreur :

- Non !... je... je ne vis pas cela ! j’étais trop loin, dans l’ombre, perdu parmi la foule. - Mais toi, qui donc t’a raconté ainsi... ?

- Tous, tous ceux qui ont vu, et Jean, et Matthieu, et Philippe, tous ceux qui étaient là.

- Mais que disent-ils encore ? Comment racontent-ils, expliquent-ils cette chose... ? Pourquoi, pourquoi cet homme aurait-il fait cela ?

Le disciple répondit avec un rire sinistre :

- Pourquoi les fruits du désert sont-ils empoisonnés, pourquoi le cœur du méchant est-il pareil à un abîme ?

- Mon enfant, les Témoins ont dû te dire qu’il avait rempli jusque-là ses devoirs avec exactitude, il était apôtre comme eux, comme eux il avait sauvé des âmes et chassé des démons, et lui, le trésorier de la communauté, à qui jamais le Maître ne put adresser un reproche, sinon parce qu’il tenait la bourse avec une trop stricte économie, comment cet homme serait-il en un jour devenu si criminel ? As-tu songé plutôt à sa douleur s’il fut trompé par Anne et par Caïphe, et s’il ne fut coupable ce jour-là que d’une épouvantable maladresse ?

Une sombre flamme dans les yeux, le disciple dit en secouant la tête :

- Crois-moi, mon père, ne te laisse pas égarer par la bonté de ton cœur, garde ta pitié pour les justes, garde tes larmes pour la Victime : celui dont nous parlons était maudit depuis l’éternité !

Le vieillard alla s’asseoir dans l’angle obscur en détournant la tête ; le disciple lui demanda encore s’il ne fréquentait plus la communauté de Jérusalem, pour être si mal informé de l’Histoire Sacrée ; il lui répondit :

- Non, depuis ce jour-là, je n’ai pas voulu remonter dans la cité maudite.

- Tu y viendras avec moi, mon père, dit le jeune homme. Je me présenterai au nom de l’apôtre chez Barnabé et chez Simon, je leur dirai le bien que tu m’as fait et tu reprendras ta place au milieu de tes frères.

- Je n’étais qu’un pauvre disciple obscur, nul ne se souviendrait de moi.

- Qu’importe ! Ton cœur est pur et tu vis le Sauveur !

- Non, je ne suis pas Hiérosolymite, ni même Galiléen ; je suis né dans la tribu de Juda, à une journée au-delà d’Hébron.

- Qu’importe encore ! Moi, j’étais un Gentil, et les fils de Dieu n’ont pas de patrie sur la terre.

- Mon enfant, si je n’ai pas soin de ma maison, comment vivrais-je demain ?

- Mon père, souviens-toi, qu’il disait : « Celui qui met la main à la charrue et regarde derrière lui n’est pas fait pour le royaume de Dieu. »

- Mon enfant, si tu m’aimes pour ce que je t’ai fait, respecte mon désir.

- Mon père, souviens-toi qu’il disait encore : « Celui qui aime son père plus que moi n’est pas digne de moi ». Il faut que tu entres dans la communauté et que tu redeviennes son disciple, afin d’être sauvé lorsqu’arrivera le royaume de Dieu, et si tu ne viens pas vers eux avec moi, je les enverrai vers toi.

Ainsi le jeune disciple prêchait maintenant le vieux Témoin. Ce dernier argument parut toucher et troubler le vieillard, car il dit d’une voix qui tremblait :

- Tu as raison, mon fils, je retournerai à Jérusalem. Tu leur annonceras ma venue.

L’Hiéropolitain le pressa pour qu’il vint avec lui le lendemain :

- Songe que demain peut-être le fils de Dieu paraîtra sur les nues.

Le vieillard répondit avec des gestes lents et vagues :

- Ne t’a-t-on pas rapporté qu’il a dit à Marthe : « Une seule chose est nécessaire ; » et à la Samaritaine près du puits de Jacob : « L’heure est venue où l’on n’adorera plus ni sur le Garizim, ni à Jérusalem, mais en vérité et en esprit ». Laisse-moi, mon enfant, choisir mon heure selon ma volonté.

- C’est vrai, mon père, disait le converti. Pardonne-moi si mon zèle m’a emporté trop loin. Il a dit sur la montagne : « Paix aux hommes de bonne volonté. »

Et sur la demande de l’Ancien, il raconta la Passion, la Résurrection et la Vie d’outre-tombe, le dénouement de l’histoire divine, que les Apôtres lui avaient appris, depuis la Trahison, à partir du moment où l’autre ne savait plus :

- La nuit était complètement tombée...

Et la voix du vieillard, parfois, alternait comme un écho :

- C’était le jeudi treize de Nizam...

- Pierre tira l’épée et blessa à l’oreille un des serviteurs du grand-prêtre...

- Cet homme s’appelait Malchus...

Puis il se couvrit les yeux du pan de son manteau et sanglota dans l’ombre désespérément.


*
*   *

Quand le récit fut achevé, il voulut connaître le sort des apôtres, il interrogea longuement avec une anxiété ardente, une sorte de fureur de tout savoir, tout apprendre de l’œuvre dont il avait suivi le divin fondateur et dont le souvenir semblait avoir dormi si longtemps en son âme. Alors que la curiosité ne lui était pas venue pendant trente-quatre années d’aller s’en informer à la ville voisine, il voulait, eût-on dit, tout combler en un soir. Il apprit la fondation des Églises en des villes qu’il ne connaissait pas, Antioche, Césarée, Rome, Ephèse, Corinthe ; les missions apostoliques emportant par le monde la parole de Jésus, l’existence de Paul, les martyrs, la persécution de Néron, le crucifiement de Pierre, et le souvenir de son vieux compagnon lui arrachait des sanglots, et son visage, éclairé vaguement par la flamme basse de la lampe, était plus tragique que la face d’un mort.

Le disciple, surtout, parla longuement de Jean, son maître bien-aimé ; il contait sa vie, son œuvre, son rôle immense encore grandi par la conviction de tous les chrétiens que le Christ paraîtrait dans le ciel avant la mort de l’apôtre, puisque Jésus avait dit à Pierre : « Celui-là, je veux qu’il reste jusqu’à ce que je vienne. » Illuminé de foi et d’enthousiasme, il disait :

- Pourtant, l’apôtre peut vivre encore de longues années ; il faut sauver toutes les âmes que nous pourrons avant le dernier jour ; à l’exemple de Matthieu le publicain, qui a réuni par écrit les sentences du divin Maître, moi qui chaque jour entends le plus cher de ses fils conter sa vie terrestre, j’ai fait ce rêve de l’écrire, en quelque sorte sous la dictée de l’apôtre et selon les souvenirs de son cœur, et c’est pourquoi je viens connaître Jérusalem avant d’entreprendre ma tâche.

Les souvenirs de la figure divine avaient rempli la courte nuit d’été ; les étoiles pâlissaient et le jour allait poindre ; le disciple, qui voulait arriver à la ville à l’ouverture des portes, fit au vieillard de tendres et longs adieux, et avant de partir lui demanda son nom afin d’avertir les anciens de sa visite prochaine ; il hésita et répondit :

- Tu leur diras que je m’appelle Pierre.

Puis il alla fouiller dans l’âtre, et sous la pierre du foyer, il prit un vase d’argile, s’assit sur le vieux coffre et compta trente deniers dans le pli de sa robe. Il les tendit au jeune homme, et d’une voix étranglée par une inexprimable émotion, il lui dit :

- Tiens, mon fils, tu remettras ceci aux Anciens.

- Trente deniers, mon père, - ce fut le prix du sang !

- Oui, j’ai connu le... l’homme, autrefois. Nous étions du même pays. Je l’ai... Je l’ai revu, après son crime, et je voudrais offrir un sacrifice en... en expiation de sa faute.

- Tu l’as revu, le Maudit ! Que le ciel te purifie ! Je te remercie, mon père, de ton offrande ; je dirai aux Anciens que ton cœur est si pur qu’il a des larmes même pour le Réprouvé, et ils t’aimeront, lorsque tu retourneras à Jérusalem, au nom de celui qui a dit sur sa croix : « Mon Père, pardonnez-leur ! »

Ils se donnèrent le baiser de paix. Le jeune homme, qui déjà descendait le sentier, se retourna vers son hôte ; il était debout sur le seuil, et ses vieilles mains tremblaient dans son manteau.

- Mon père, tu m’as dit tout à l’heure que tu avais revu l’Horrible après son crime ; je serai à l’automne chez l’apôtre Philippe, à Hiéropolis, avec mon maître bien-aimé ; nous y rencontrerons l’apôtre Matthieu, qui écrit la vie du Sauveur comme je veux l’écrire moi-même. Afin qu’ils apprennent au monde le sort que Dieu lui réserva, que devrai-je leur dire du Traître ?

L’homme leva les deux bras vers le ciel. Sa silhouette, grandie par le geste, semblait immense. Comme s’il recevait les stigmates, un rayon de soleil perçait de flèches rouges ses maigres mains crochues qui paraissaient ensanglantées. On eut dit qu’il était crucifié. Une courte corde pendait autour de sa ceinture.

Il cria, violent et sombre comme un prophète :

- Tu leur diras qu’il s’est repenti, et qu’il s’est pendu !

(texte non relu après saisie, 25.V.12)


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