Etienne Ducret
(1829-1909)
L'avocat
léguminophile
Plaidoyer et sermons facétieux
(18..)
Oui, Messieurs, oui, Messieurs
! jusqu'à présent la société humanitaire ne s'était préoccupée que des
animaux composant les races bovine, chevaline, masculine et féminine ; toutes les bêtes (comme moi) avaient trouvé l'occasion
d'applaudir à la pensée généreuse de leurs honorables protecteurs ;
c'est donc encouragé par une manifestation aussi flatteuse que je me
suis chargé d'entreprendre La réhabilitation des fruits, fleurs et
légumes composant le règne végétal ; et c'est avec l’assurance d'un
triomphe qui portera ses fruits bien sûr dans le monde civilisé, avec
lequel j'ai l'honneur d'être, que je me présente aujourd'hui pour vous
dire :
Vous avez devant vous, Messieurs, le protecteur, le défenseur des poireaux, des choux, des navets et, autres légumineux... je veux que les radis en bottes me reconnaissent pour avocat. Oui, Messieurs ! la nature si longtemps muette a trouvé son avocat pour défendre ses rejetons ; je ne parlerai point en faveur des bipèdes, quadrupèdes et crustacés : c'est assez de prendre la parole pour la famille des champs et des jardins, atfn de renverser de mesquines interprétations comme celles qu'il m'a fallu citer à la barre, hier, à propos d'un melon, c'est-à-dire d'un particulier auquel on avait donné cette flatteuse dénomination. Comment, Messieurs ! me suis-je écrié : vous invoquer l'application des lois pénales contre une simple parole qu'on vous lance en passant ? quoi ! parce que mon client vous appelle melon, vous avez la cruauté de lui intenter une action civile ! Mais, Monsieur, votre action n'est qu'une mauvaise action contre laquelle je proteste à haute et intelligible voix ! prenez le melon par le bon côté, et dites-moi s'il n'est point digne de toutes les sympathies : il n'est point de palais ou il ne soit parfaitement goûté ; il n'est point de bouche qui ne vante sa fraîcheur, son bon goût et son parfum ! trouvez-moi un homme qui réunisse autant de perfections et je consens à passer pour un aztèque ou un rhinocéros ! j'ai dit. Le tribunal, considérant qu'il avait le dossier de ma cause, et attendu que j'avais parfaitement représenté le melon, m'a renvoyé des fins de la plainte et condamné la partie adverse à une forte amende et pas mal de frais !... Voilà une cause qui me poussera loin, je vous en réponds : car, ayant cultivé moi-même la carotte et les artichauts, j'ai, pour attendrir mes juges et faire larmoyer l'auditoire un moyen infaillible et simple comme bonjour ! permettez que je l'exhibe à vos yeux.(Il tire un oignon de sa poche.) Il n'en faut pas davantage pour attendrir le parquet ; ah ! c'est que, voyez-vous, quand il s'agit de défendre mes légumes, je deviens féroce comme un habitant du Jardin-des-Plantes ! et c'est bien naturel, car si l'on n'avait point eu de légumes pour faire le pot au feu, l'on n'aurait jamais connu le bouillon consommé, la julienne, ni la soupe aux choux ; mais les hommes sont des monstres et des cannibales à l'égard du règne végétal : l'insouciance humaine a déjà rendu la pomme de terre malade, les amendes amères et le raisin sec ; le malheureux raisin en a attrapé la maladie des pommes de terre ; mais si le raisin venait à nous manquer un jour, il faudrait donc se jeter à l'eau comme des canards sauvages ou périr dans sa peau, de chagrin ? Mais lisez donc les spirituelles dissertations qu’a faites le célèbre Casimir de la Vigne, et vous verrez si c'est en vain que j’aurai pris la parole... Oui, Messieurs, n'est-ce pas faire rougir la nature que de se prodiguer, comme un outrage, non seulement des noms d'oiseaux, mais encore des noms de fleurs, de fruits ou de légumes ? et de se croire insulté, de s'empoigner aux cheveux, de se traîner sur les bancs de la police correctionnelle parce qu'on a, par exemple, échangé l'épithète de concombre ?... Cela demande une réparation exemplaire... Oui, Messieurs ! et ce sera le bouquet d'un réquisitoire que j'exposerai en plein soleil et sans artifice à la face du monde entier. Ah ! les hommes ne veulent point qu'on les appelle melon, cornichon, concombre ou cantalou ! bravo ! eh ! bien ! à mon tour j'intente un procès à la Comédie française pour avoir donné les noms de Lafleur, Jasmin à ses Beaux-valets ! il faut que les Narcisses, les Oliviers, les Marguerites et les Roses soient supprimés du calendrier ; j'attaquerai, Messieurs Rosier ! Prunier ! Pommier ! et jusqu'au gendre de Monsieur Poirier ! oui, oui, Messieurs, pour réhabilitation des fruits, fleurs et légumes je déterrerai, s'il le faut, Labruyère et Racine ; je ferai plus encore : j'interdirai toute allusion attentatoire compromettant la dignité de ces enfants de la nature ; je veux qu'il soit interdit d'appeler un nègre ou un courtier marron, un œillet dinde, une montre un oignon ; je vous défends de me donner un soufflet sous le prétexte que ce n'est qu'une giroflée à cinq feuilles ; et si je vous emprunte 25 francs, je ne veux point qu'il soit dit que c'est une carotte que je vous ai tirée. Demain, Messieurs, je plaide pour un Grenadier que l'on a fait périr en France, et qui ne comptait pas moins de 197 ans de bons services en Afrique ! enfin, et pour conclusion définitive, je présenterai la défense de 140,000 chinois et autant de cornichons qu’on fit enfermer dans les profondeurs d'un affreux bocal avant d’avoir atteint l’âge de la maturité. Cette cause est claire comme du vinaigre et j’en sortirai bien sûr, comme toujours, avec un succès aux petits oignes. d'après
AL[fred] DESCHAMPS. |