Marc-Antoine
Desaugiers
(1772-1827)
DÉSAUGIERS,
après avoir tracé la peinture de Paris à cinq heures du Matin,
voulut faire un pendant à son tableau, et esquissa Paris à cinq heures du Soir.
Je dis esquissa, car quel pinceau pourrait rendre complètement
la physionomie de l’immense capitale, à cette heure où
commencent tant de scènes dramatiques et bouffonnes, tant
d’orgies et de mystères lugubres, tant de misères et de
brillantes folies. Et comment circonscrire ce qui ferait le sujet d’un
vaste poème, dans le cadre étroit d’une Chanson.
Si l’auteur voulait prendre le ton de la satire, il lui fallait lutter avec Boileau et avec Voltaire. Tout le monde sait par cœur cette philippique qui commence par ces vers : Qui frappe l’air, bon Dieu, de ces
lugubres cris ?
Est-ce donc pour veiller qu’on se couche à Paris ? Ce sont les embarras de la rue que Boileau a dépeints. Les scènes d’intérieur ont été retracées de la manière la plus piquante dans la pièce de Voltaire où il fait le tableau d’un salon de son époque : Après dîner,
l’insolente Glycère
Sort pour sortir, sans avoir rien à faire. Le Chansonnier dans une revue rapide et générale aiguise un trait, moins acéré peut être, mais d’une philosophie plus gaie et olus rieuse ; car ce qui distingue Désaugiers des faiseurs de chansons qui remplissent leurs couplets de banalités, et qui amènent tant bien que mal un refrain vulgaire, c’est qu’il pense souvent en philosophe et écrit en poète. Le gai Désaugiers, avec son extérieur joyeux, était un homme mélancolique. Épanoui dans la société, son ame était rêveuse dans la solitude. Bouffon en apparence, boute-en-train à table, il était au fond épicurien, dans l’acception que l’on doit donner à ce mot. Epicurien à la façon de Chaulieu et de Saint-Evremond. Désaugiers avait fait d’excellentes études, il était nourri de plusieurs modèles, et quand il s’élevait, il était à leur hauteur, autant que le lui permettait le genre auquel il avait voué sa muse. Il chante son refrain Il faut rire, ou il faut boire, comme Horace disait : Nunc est bibendum. La Chanson de l’Epicurien est le code philosophique d’un homme dont le cœur est sensible ; et plusieurs Romances, où Désaugiers a laissé tomber ses pensées mélancoliques, respirent une grace touchante. Tant il est vrai que malgré soi, l’homme se peint toujours dans un coin de ses écrits. Marc-Antoine Désaugiers, né à Fréjus en 1772, reçut bien jeune encore les leçons du malheur. C’est à cette école que les ames se trempent fortement ; la sienne résista aux plus rudes épreuves. Il raconte lui-même dans la préface de son premier recueil de chansons, comment la gaité le soutint dans les circonstances les plus pénibles, au milieu des horreurs de l’insurrection de Saint-Domingue, au moment où, condamné par un conseil de guerre, et les yeux déjà couverts d’un bandeau, il allait recevoir le coup fatal, lorsque par miracle il fut soustrait à la mort. Il appelle gaité ce qui était le courage de la résignation. Il revoit sa patrie, et le goût de la poésie et du théâtre qui est si rarement la route de la fortune, l’entraîne par ces jouissances qui ne sont connues que de ceux qui aiment les lettres pour elles-mêmes. Il s’essaye dans ces petits spectacles où l’on retirait de ses pièces un gain bien léger, à cette époque où les théâtres supérieurs offraient eux-mêmes aux auteurs d’assez faibles ressources. Il voyage avec quelques amis, et leur bourse légère étant épuisée, ils se font acteurs de circonstance. Leur talent ne répondant pas à leur bonne volonté, ils fuyent la scène ingrate qui ne les nourrissait pas, et laissent jusqu’à leurs vêtements pour gages. Mais de retour à Paris, Désaugiers parvient enfin à faire connaître son esprit, et bientôt son talent et son caractère lui assurent une position. Dès lors, il marche de succès en succès. Sa verve s’anime, il chante, il est partout reçu, accueilli, fêté. Ses jours s’écoulent dans la joie, on l’applaudi au théâtre, on l’applaudit dans les banquets, où ses Chansons, chantées par lui, avaient un double attrait, car il les chantait aussi bien qu’il les faisait. Le Caveau moderne nomme son président, celui qui avait hérité de l’esprit de Collé, de la gaité de Vadé, et du sel de Panard. Le Théâtre du Vaudeville choisit pour directeur l’émule des Piis et des Barré. Mais Désaugiers n’économisait ni ses forces ni son esprit, il abrégea sa carrière en la remplissant trop. Il n’avait que cinquante-cinq ans, lorsque sa santé robuste chancela sous les rudes assauts qu’il lui faisait soutenir. Un lit de douleurs fut le dernier asyle de sa gaité. L’esprit lutta en vain contre le corps épuisé. Il fit en riant son épitaphe, et ses amis la lurent en pleurant. Le 9 août 1827, Désaugiers ne chantait plus. DU MERSAN.
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En tous lieux la foule Par torrents s’écoule ; L’un court, l’autre roule ; Le jour baisse et fuit, Les affaires cessent ; Les dîners se pressent, Les tables se dressent ; Il est bientôt nuit. Là, je devine Poularde fine, Et bécassine, Et dindon truffé ; Plus loin je hume Salé, légume, Cuits dans l’écume D’un bœuf réchauffé. Le sec parasite Flaire… et trotte vite Partout où l’invite L’odeur d’un repas ; Le surnuméraire Pour vingt sous va faire Une maigre chère Qu’il ne paiera pas. Plus loin qu’entends-je ? Quel bruit étrange Et quel mélange De tons et de voix ! Chants de tendresse, Cris d’allégresse, Chorus d’ivresse Partent à la fois. Les repas finissent ; Les teints refleurissent ; Les cafés s’emplissent ; Et trop aviné, Un lourd gastronome De sa chûte assomme Le corps d’un pauvre homme Qui n’a pas dîné. |
Le moka fume, Le punch s’allume, L’air se parfume ; Et de crier tous : « Garçons, ma glace ! - Ma demi-tasse !... - Monsieur, de grâce, L’Empire après vous. » Les journaux se lisent ; Les liqueurs s’épuisent, Les jeux s’organisent ; Et l’habitué, Le nez sur sa canne, Approuve ou chicane, Défend ou condamne Chaque coup joué. La Tragédie, La Comédie, La Parodie, Les escamoteurs ; Tout, jusqu’au drame Et mélodrame, Attend, réclame L’or des amateurs. Les quinquets fourmillent ; Les lustres scintillent ; Les magasins brillent ; Et l’air agaçant La jeune marchande Provoque, affriande Et de l’œil commande L’emplette au passans. Des gens sans nombre D’un lieu plus smbre Vont chercher l’ombre Chère à leurs desseins. L’époux convole, Le fripon vole, Et l’amant vole A d’autres larcins. |
Jeannot, Claude, Blaise, Nicolas, Nicaise, Tous cinq de Falaise Récemment sortis, Elevant la face, Et cloués sur place, Devant un Paillasse S’amusent gratis. La jeune fille, Quittant l’aiguille, Rejoint son drille Au bal du Lucquet ; Et sa grand’mère Chez la commère, Va coudre et faire Son cent de piquet. Dix heures sonnées, Des pièces données Trois sont condamnées Et se laissent choir. Les spectateurs sortent, Se poussent, se portent… Heureux s’ils rapportent Et montre et mouchoir ! « Saint-Jean, la Flèche, Qu’on se dépêche… Notre calêche ! - Mon cabriolet ! » Et la livrée, Quoiqu’enivrée, Plus altérée Sort du cabaret. Les carrosses viennent, S’ouvrent et reprennent Leurs maîtres qu’ils mènent En se succédant ; Et d’une voix âcre, Le cocher de fiacre Peste, jure et sacre En rétrogradant. |
Quel tintamarre ! Quelle bagarre ! Aux cris de gare Cent fois répétés, Vite on traverse, On se renverse, On se disperse De tous les côtés. La sœur perd son frère, La fille son père, Le garçon sa mère Qui perd son mari ; Mais un galant passe, S’avance avec grâce, Et s’offre à la place De l’époux chéri. Plus loin des belles Fort peu rebelles, Par ribambelles Errant à l’écart, Ont doux visage, Gentil corsage… Mais je suis sage… D’ailleurs il est tard. Faute de pratique, On ferme boutique, Quel contraste unique Bientôt m’est offert ! Ces places courues, Ces bruyantes rues, Muettes et nues, Sont un noir désert. Une figure De triste augure M’approche et jure En me regardant… Un long qui vive ? De loin m’arrive, Et je m’esquive De peur d’accident. Par longs intervalles, Quelques lampes pâles, Faibles, inégales, M’éclairent encor… Leur feu m’abandonne L’ombre m’environne ; Le vent seul résonne, Silence !... tout dort. |