Georges Eekhoud
(1854-1927)

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La Querelle des Bœufs et des Taureaux
(Nouvelles Kermesses, 1894)

 
I

A Alphonse Coethals.

Les dimanches, après la messe, les porte-blouse de Molvliet-en-Polder disaient : « Allons chez les enfants Domus. » Ils désignaient le frère et les trois soeurs Domus, orphelins et célibataires, tenant le cabaret à l'enseigne du Bœuf Bigarré sur la place principale du bourg, Klaes, le garçon, était aussi maître tailleur, et les filles Zanne, Katto et Lusse brodaient et épinglaient ces monumentales coiffes de dentelles dont les paysannes de la région d'An­vers encadrent leurs faces potelées.

Les Domus avaient de la terre au soleil et pignon sur rue. Le Bœuf Bigarré appartenait depuis cinquante ans à leur famille. Comme ils ne dépensaient pas leurs revenus, le patrimoine s'arrondissait toujours. Chacune des filles aurait par­faitement pu se pourvoir et faire décente figure, dans le village sans nuire à l'établissement de leur frère ; mais on les savait d'une avarice sordide et les paysans se racontaient que, pour ne point diviser leur héritage, les quatre grigous ne se marieraient jamais. Le frère, l'aîné, avait cin­quante ans sonnés ; Lusse, la cadette, dépassait la trentaine. Les prétendants rebutés plaisantaient les vieilles filles et les héritières se gaussaient de Klaes - le - Puceau. Cependant on s'habituait à revoir chaque année les trois soeurs vêtues de bleu, porter la statue de la Vierge, en leur qualité de doyennes de la congrégation de Molvliet.

A dire vrai, Zane et Katto ne firent jamais, tourner la tête aux épouseurs. Grandes, hommas­ses, anguleuses et chafouines, celles-là pouvaient rester en friche sans qu'un franc laboureur y trou­vât à redire. Leurs écus n'avaient tenté que les fermiers aussi mûrs et aussi cupides que les gens du Bœuf Bigarré. Mais les gars délurés réservaient leur compassion pour Lusse, fort avenante encore avec son visage ovale et régulier de madone, son teint rose et satiné, son torse cambré et sa charnure plantureuse. La bonne mine et les appas tenaces de leur soeur causaient même de terribles angoisse aux trois autres Domus. Dans chaque consommateur franchissant le seuil de l'estaminet ils flai­raient un poursuivant. Le plus souvent, lorsqu'un client les surprenait au travail, Zanne et Katto enjoignaient à Lusse de se rasseoir et couraient elles-mêmes servir la pratique.

Les Domus ne prenaient aucune distraction au dehors, ne sortaient que pour les offices, et depuis longtemps ils avaient oublié le chemin des kermesses les plus renommées de la contrée.

Après de longues hésitations, le tailleur rhu­matisant et accablé de besogne prit une résolution grave : il fit appel aux services d'un apprenti. Une dame Flips, veuve d'un brigadier des douanes, venant de la frontière hollandaise et établie depuis peu à Molvliet dans une masure étroite mais pro­prette aux confins de la paroisse, lui recommanda son fils unique Rombaut ou Bautt, un brunet de dix-huit ans, svelte, un peu pâlot, timide et l'air fille. Il fut engagé, grâce à ses allures réservées, quoique Zanne et Katto, défiantes à l'excès, trouvassent les prunelles du petit trop noires, les lèvres trop vermeilles, les cheveux trop frisés, les narines trop frétillantes, toutes exagérations ca­pables de détourner des pensées chrétiennes leur éventée de soeur.

Dès le premier jour, Bautt se conduisit à la satisfaction de ses patrons. Il parla peu, rougit souvent, releva rarement les yeux, s'initia avec une concentration édifiante à l'assemblage et à la couture des pièces, promit de ménager l'étoffe et le fil au mieux des intérêts du maître tailleur. Il entrait dans les conditions de l'apprentissage que Bautt dînerait chez les Domus. A midi, dans la cuisine, assis entre Klaes et Zanne, servi par Lus­se et Katto, le nouveau disciple de Saint-Barthé­lemy, ne considérait que son écuellée de garbure et sa platée de pommes de terre au lard, et semblait se désintéresser complètement du caquetage des trois soeurs. Lorsque les aînées, à la fin de cette journée d'épreuve eurent fait le compte des paro­les prononcées par le novice et constaté que Lusse ne lui en avait pas arraché une de plus qu'elles-mêmes, elles s'endormirent complètement rassurées.

Un jour, Klaes Domus découvrit que ce mor­veux taciturne avait appris la musique et tirait de son cornet à pistons des sons à réveiller les morts. Or, la fanfare Entre Nous tenant chaque jeudi soir ses séances de répétitions au Bœuf Bigarré, le pa­tron, toujours pratique, introduisit le garçon dans cette musicale phalange. Le cabaretier convertis­sait de cette façon en client régulier l'aspirant frusquineur que le maître tailleur nourrissait.

Le talent du blanc-bec émerveilla toute l'as­semblée. Ce gringalet disposait de tuyaux aussi puissants que l'orgue et donnait plus d'accent aux soli de sa trompette que le grand Warrè, le fils du cabaret Au Sabot, premier chanteur de la chorale Cæcilia, en trouvait au jubé pour un Gloria in Excelsis ou un Credo. Depuis cette soirée Warrè prit en grippe Rombaut Flips.

Mais personne n'admira le soliste nouveau comme Lusse Domus. Seulement elle n'en fit rien voir. Dès l'entrée du gamin, elle avait été remuée. Des ardeurs de jeunesse mal réprimées se révol­tèrent. Honteuse, elle dissimula ; elle connaissait les siens et savait que la moindre imprudence la séparerait de l'avenant pique-prune. Elle joua l'in­digérence, renchérit même sur la froideur et le dédain de ses sœurs. Elle aima follement le brunet, elle l'aima d'un amour jaloux et cuisant, avec l'espoir vague, lointain, de la possession. Au début, elle essaya de se tromper sur la nature de ce penchant, elle ne voulut s'avouer, l'inconsciente, qu'une sorte de tendresse maternelle. Mais l'inten­sité de cette sympathie rendait toute méprise im­possible. Cependant, elle rusa si bien que Bautt lui-même ne put se douter de cette passion.

Lusse prit plaisir à le contempler à la dérobée, à épier ses mouvements lorsqu'il travaillait, à se répéter la caresse chaude et le timbre cuivré de ses rares paroles. Elle en devint puérile comme une toute petite fille, au point d'approcher avidement de ses lèvres, lorsqu'elle se savait seule, les hardes et les guenilles sur lesquelles le bien-voulu avait peiné.

Les soirs de répétitions de l'Entre Nous, l'af­fluence des consommateurs réclamait le concours de toute la maisonnée. Tandis que Klaes, l'impo­tent, faisait gémir les pompes à bière, les trois soeurs allaient et venaient, portant sur des plateaux d'étain les verres de « brune » et de « blonde ».

Lusse se multipliait, passait légère et preste entre les tablées, derrière les rangs des musiciens. Mais son accortise manifeste, pour tous ces lurons ne visait que le plus réservé de la bande, le petit Bautt, occupant en sa qualité de soliste, un des coins du carré formé par les pupitres autour du billard. Il était presque acculé au comptoir et si la mâtine évoluait avec tant de complaisance, c'était pour passer aussi fréquemment que possible der­rière lui, de manière à le frôler. Pourtant sa diplo­matie ne l'abandonnait pas et lorsque son favori demandait à boire, elle se privait du bonheur de le servir, et s'arrangeait pour transmettre la commande à ces déplaisantes Zane et Katto.

II

Quelques semaines après l'entrée de Rombaut Flips chez les Domus et dans la fanfare Entre Nous, cette société célébra son teerdag et la fête eut lieu, comme chaque année au Bœuf Bigarré. Le teerdag représente dans nos campagnes flamandes un jour de ripaille et de libres déduits. L'étymologie du mot l'indique : teeren signifiant consommer et dag voulant dire jour. Chaque so­ciété, gilde ou confrérie fixe le sien. A cette occasion , les membres de ces associations bâfrent et pintent sans bourse délier. La caisse commune supporte la dépense. Les femmes sont exception­nellement admises à ces réunions. Il ne faut pas demander si les commères profitent de l'aubaine. Généralement recluses les soirs d'hiver au coin de l'âtre, tandis que leurs hommes lampent et pipent au cabaret en manipulant des cartes graisseues, les ménagères prennent leur revanche à l'occasion du teerdag. La licence de leurs propos l'emporte sur le cynisme des pitauds les mieux embouchés. Après le festin où elles se guèdent jusqu'à éclater, lorsqu'on a déplacé les tables et que le bal s'engage pour durer jusqu'au point du jour, elles entraînent les maroufles dans le tourbillon et les forcent de gambiller et de saboter contre leur gré. Les plus aguerris s'avouent vaincus qu'elles se dégingandent et se tortillent encore, qu'elles se cramponnent et se frottent férocement aux mâles recrus et poussifs. C'est seulement en raison de ce sabbat que, débitrices de la pétune, les ménagères consentent à payer au bedeau de la société la cotisation annuelle au nom de leurs hommes.

Cette année, le teerdag fut particulièrement animé. Bautt n'ayant ni fiancée, ni soeur à chape­ronner, s'était fait accompagner de sa mère, une sexagénaire futée et dessalée.

Lorsque le bal s'ouvrit, elle conseilla à son fils d'engager les trois soeurs en commençant par la plus âgée. Les deux premières acceptèrent flattées, au fond, de cette attention, mais gloussantes, elles se déclarèrent éreintées après le premier tour de valse, et s'effondrèrent parmi les vieilles buveuses de café.

Alors Bautt invita la blonde Lusse. Ce fut un moment cruel et suave pour la pauvrette. Elle refoula sous un masque impassible, avec un sourire prude et béat, les élancements de sa chair et l'ébullition de son sang .Elle minauda comme les deux autres. Mais à peine partis, au rythme furieux d'un quatuor de fanfares, l'apprenti fut frappé du changement qui s'opérait dans cette personne apa­thique et distante. Ce visage, d'ordinaire maus­sade, s'illuminait d'une rajeunissante expression de bonheur. Elle faisait sentir en y répondant combien la pression des bras du danseur, lui était agréable ; ses genoux touchaient fréquemment ceux du jeune homme ; sa poitrine ferme et arrondie haletait contre la blouse bleue, ses yeux pers se baignaient de moiteurs langoureuses dans lesquelles le regard de l'adolescent, irrésistiblement conjuré, se noyait longuement, et il s'échappait par ses pores, par sa bouche, dans la course giratoire de la valse, ce bouquet capiteux de la femme en folie qu'un mâle pubère ne respire jamais impunément.

Quelques secondes suffirent pour transfigurer la vieille fille et déniaiser le gars ignorant. Ils avaient tous deux dans la gorge des mots tendres qui ne sortaient pas. Des palpitations d'un mutuel désir les secouaient des cheveux aux talons. Le gars se serait oublié ; elle fut héroïque. Après la première moitié de la valse, elle s'arrêta. « En voilà assez ! » dit-elle. Et, comme il allait protester, elle, ajouta : « Du moins pour le moment. » Et son rire de béguine effarouchée, le même que celui de Zanne et de Katto, dissonna à l'oreille du candide Bautt. Comme ses pimbêches de soeurs, Lusse remercia d'un air pincé le danseur tout marri et regagna la banquette d'où la file jacassante et hoquetante des matrones et des rosières sur le re­tour observait les couples amoureusement accolés.

La poussière du parquet, soulevée par la cohue et que corrigeaient à peine des aspersions réitérées, aussi la fumée des pipes aveuglaient toutes ces chouettes. Aussi Zanne et Katto ne surprirent rien d'anormal dans les allures de leur cadette et du tailleur novice.

Rombaut s'en fut reconduire sa vieille mère que tout ce brouhaha étourdissait, mais reparut aussitôt après au Bœuf Bigarré. Pour détourner jusqu'au moindre soupçon il n'engagea plus une seule fois la plus jeune sœur du patron et fit sauter avec une feinte complaisance toutes les pataudes de la chambrée, les doyennes ridées et tapées, aussi bien que les dirnes sapides.

La salle commençait à se vider. Les quadrilles devenaient fantastiques. Des gagne-denier, la haute casquette de soie renversée dans la nuque, la visière de travers, gigottaient entre eux, s'agrippaient et se séparaient avec des contorsions lubri­ques, jouant de la prunelle et de la langue, claquant des doigts, arrondissant les bras. D'autres s'avachissaient, le nez dans leur petit verre, devant le comptoir.

Enfin il ne resta plus que Bautt engagé dans un colloque édifiant avec cette hallebreda de Zanne, sirotant un élixir édulcoré et poisseux. Cette gendarme trouvait assez naturel que le gamin s'attardât, il faisait presque partie de la maison.

Le jour approchant, Klaes, ayant compté, l'argent, sonna la retraite.

Bautt demanda s'il ne pouvait plus être de quelque utilité à ses patrons.

— Non, non ! Allez tous vous coucher, vous autres ! commanda Lusse, encore toute fringante. Moi, je récurerai et rangerai l'estaminet. Ce sera autant de gagné pour demain...

Au moment où Bautt sortait, elle l'accompa­gna pour fermer les volets et, au dehors, elle lui coula ce, seul mot à l'oreille, et presque dans un baiser : « Revenez !... »

Klaes et les deux soeurs gagnèrent leurs sou­pentes situées sur le derrière de la maison au-dessus de la cuisine. Elle leur souhaita la bonne nuit. Poussifs et ahanant ils grimpèrent l'échelette tandis que, deux seaux à la main, elle s'enfonçait dans les ténèbres de la cour pour aller puiser de l'eau au fossé du bornage. Ils entendirent le clapotement de ses sabots et le remue-ménage des brosses. En la trouvant si vaillante, Klaes, avant de laisser retomber la trappe, lui envoya un dernier : « Heu ! Heu ! » approbateur.

Elle ,avait remonté ses jupes en les tirant par dessus les cordons de son tablier. Ses mollets accu­saient leurs rondeurs nerveuses depuis la cheville dans des bas de laine gris. Dépouillée de sa robe et de son bonnet d'apparat, en casaquin et en serre-tête de coton blanc, des tresses rebelles ser­pentant sur ses épaules, sa personne prenait un aspect plus dégagé et plus affriolant.

Elle travaillait, les manches retroussées. Elle arrosa d'abord à grande eau le plancher, aussi malpropre qu'une litière, où la bière, les flegmes, la bouse, des culots, des morceaux de pipe, des restes de mangeaille formaient un margouillis géla­tineux.

L'eau froide rougissait ses bras nus. Marchant à reculons, elle traînait sur le plancher le torchon gris et ruisselant, rendant trouble et bourbeux le contenu des seaux. La croupe en l'air, elle rinçait et tordait avec rage, lorsqu'elle sursauta tride comme une cavale humant l'approche de l'étalon.

On grattait à la porte.

Elle ouvrit avec des précautions de voleuse. Sans préambule le petit lui jeta les bras autour du cou. Ses yeux bruns flambaient comme ceux d'un coq de bataille ; il avait la gorge sèche et les lèvres humides. Il l'embrassa goulûment sur la bouche, en la serrant très fort.

— Pas ici ! parvenait-elle à articuler.

Sans se dégager de cette étreinte ineffable dans laquelle elle se sentait fondre, elle l'entraîna vers l'atelier, dont ils poussèrent la porte. Il y régnait cette forte odeur de paysan, composée de sueur, de ferments laiteux, de surètes senteurs végétales,  s'échappant des hardes boucanées et embousées, entassées dans les coins de la pièce, attendant le raccommodage. En tâtonnant, le couple pâmé heurta contre un de ces paquets où la chair épaisse et sensuelle des rustres avait laissé l'empreinte de ses formes et les amoureux s'abattirent, pantelants, pour ne se séparer que longtemps après.

Le matin, lorsque les Domus aînés se levèrent, le local avait repris sa physionomie honnête et reposée. On n'apercevait plus trace des déborde­ments de la veille.

A son tour la diligente Lusse s'était coulée dans ses draps.

Le jeune Bautt se présenta à l'heure habituelle. Le gaillard avait les yeux un peu cernés et le teint moins rosé. Le tailleur plaisanta son apprenti, et l'autre souriant, convenait d'une langueur descen­due dans ses jambes à la suite de ses danses échevelées.

III

Au mois de février le gamin tirait un mauvais numéro à la conscription. Au tailleur et aux deux vieilles la malechance du jeune Flips ne parut qu'une simple contrariété. « On remplace un apprenti ! » disait l'égoïste patron. « D'ailleurs il devenait trop familier » opinaient Zanne et Katto. Quant à Lusse, elle continuait de feindre l'apathie. Mais Bautt savait mieux jusqu'à quel degré elle supportait le contre-coup de sa mauvaise fortune.

Appelé un mois après devant le conseil de révision, il allégua vainement sa qualité de fils et soutien de veuve. Les magistrats et les officiers rebours lui objectèrent la pension servie à sa mère. Il avait la taille, une irréprochable structure, et, dirigé sur Bruxelles, au printemps il était incorporé au régiment de carabiniers.

Il venait de quitter Molvliet, lorsque Lusse, dont la santé périclitait depuis le départ du cons­crit, pressée de questions sur les causes de ce malaise qui l'aigrissait et l'énervait, avoua à ses inquisiteurs qu'elle était enceinte d'un petit Bautt.

A cette épouvantable révélation, Klaes jura, expectorant sa bile, et les deux soeurs trépignèrent avec force signes de croix. Il faillit l'étrangler, elles manquèrent la déchirer de leurs ongles. Voilà qui ferait un joli tapage ! Et la congrégation des rosières Filles de Marie ! La robe bleue de Lusse ne sortirait plus de l'armoire !... Elle, presque une vieille femme, s'oublier avec ce gamin imberbe !

— Procurez un remplaçant à Bautt et je l'épouserai ! proposa la pécheresse, impatientée par l'exagération des reproches.

Mais ce dénoûment rationnel et moral ne fai­sait pas le compte des trois grigous. Quoi, ce pendard, cet intrus famélique entrerait dans la communauté, vivrait à leurs crochets, gaspillerait ce qu'ils amassaient à force de privations !

Au fond, Klaes redoutait qu'une fois marié et en possession d'une dot honnête, l'envie prit à Rombaut de s'établir et de faire la concurrence aux Domus. Tout leur semblait préférable à cette extrémité, même l'aveu public de la honte de leur soeur.

Alors la trembleuse se révolta. Repoussant le marché honteux qu'ils lui mettaient à la main, après un chamaillis infernal elle rassembla quelques hardes et, bravant l'esclandre, s'enfuit chez la veuve Flips.

Au premier mot qu'elle entendit de ces com­plications, la vieille femme dissimula sa joie. Elle se doutait de quelque chose depuis cette nuit du teerdag où son cachotier de gamin l'avait recon­duite pour ressortir aussitôt après et ne rentrer qu'au premier chant du coq. La bonne dame voyait, déjà son fils solidement établi et elle, sa sainte mère, bénéficiant largement de l'aubaine. « Le capon ! » se disait-elle intérieurement, toute fière de son héritier, « ne m'avait jamais touché un mot de ses frasques ! » Et tout haut, devant Lusse, elle se renfrognait, geignait, prodiguait des con­solations d'un ton pincé et reprochait à la pauvre dirne de lui avoir débauché son petit « un amour d'enfant, innocent comme un agneau, un Saint Jean qui ne reconnaissait les femmes qu'à leur jupon et à leur cornette ».

— Et mon Rombaut, le pauvre fou, sait-il ce malheur ?

Lusse répondit que non.

— Eh bien, fit la mère, il faut vous rendre à Bruxelles. Le mal est fait, il s'agit de le réparer... Je ne m'oppose pas à votre mariage avec mon imprudent garçon, quoique en toute sincérité, j'eusse préféré pour bru une personne moins mûre que vous...

Lusse passa la nuit chez la veuve, dans la chambre et sur la couchette de l'absent, ce qui l'agita et l'empêcha de dormir ; en revanche elle réfléchit beaucoup. Aux premières pâleurs de l'aube, elle se rendit à pied vers la gare, située à une lieue de Molvliet et prit son coupon pour la capitale, la garnison de son amant.

IV

Descendue du train, elle demanda le chemin de la caserne. Elle longea le boulevard d'Anvers, traversa le pont tournant jeté sur le bassin de bate­lage à hauteur de l'Allée Verte, et cotoya la grille d'enceinte de l'Entrepôt. A sa droite, sur la berge du canal de Charleroi, courait un railway, des wagons de marchandises stationnaient sur la voie ; des chalands lèges émergeaient de l'eau immobiles, brunâtres, la peinture déteinte sous la ligne de flottaison.

Des bateliers, les mains en poches, circulaient sur le pont, des roquets s'affrontaient d'une péniche à l'autre. Sur la rive de Molenbeek, le quai était bordé de hangars et de magasins sans étages, de fabriques dont les hautes cheminées envoyaient vers le ciel des bouffées de fumée noire. La mélan­colie maussade des banlieues industrielles suintait­ par les murs sales de ces bâtiments.

Lusse épelait, sans les comprendre, des ensei­gnes en français qui s'étalaient en grandes lettres sur le plâtrage : Charbons de Mariemont — Bois du Nord. Mais des fanfares militaires alternèrent avec les sifflets des locomotives et le fracas des manœuvres. A un dernier tournant, elle atteignit une construction en briques rouges, à prétentions  féodales. C'était la caserne du Petit Château.

A la poterne, s'ouvrant dans la haute muraille flanquée de deux petits donjons crénelés, une sen­tinelle se promenait l'arme sur l'épaule. Lusse accosta le factionnaire et s'informa de Rombaut Flips, milicien de la dernière levée, au régiment de carabiniers, 3e bataillon, 1° compagnie.

Elle jouait de bonheur. Le factionnaire, un joufflu réjoui, coiffé du chapeau ciré à plumes de coq, était du pays d'Anvers, un campagnard de Ranst. Le costume campinois et le parler de l'étrangère lui plaisaient. Certes qu'il connaissait le petit Bautt. C'était même son voisin de chambrée. Elle verrait bientôt le bon ami, car à l'occa­sion d'une inspection passée la veille à la satisfac­tion des chefs l'heure de sortie était avancée. Elle, ravie, babillait avec volubilité. Sa nouvelle connaissance dut couper court à ces effusions, car des gradés allaient et venaient, et gare la consigne ! La bonne pièce s'éloigna donc de la guérite en remerciant l'obligeant soldat, et arpenta le pavé d'en face. Une sonnerie éclata et le soldat fit signe à la paysanne que le campos approchait.

Quelques minutes après des tapées de carabi­niers se précipitaient hilares et turbulents dans la rue. Bautt surgit un des premiers de la poterne. Il avait plus conquérante mine que jamais, le déluré mâtin. Le bonnet vert en cône tronqué, à ganse et à liseret jaune, renversé sur l'oreille un tantinet, le coiffait crânement, sa veste courte lui donnait de la poitrine, et de l'encolure, et sa croupe et ses mollets saillaient avantageusement dans son pan­talon gris de fer. Elle en demeurait ébahie, remuée jusqu'au sang. Elle fut même un temps sans oser l'appeler. Justement il conversait et gesticulait dans un groupe de camarades. Le temps d'allumer leur brûle-gueule et ils l'entraîneraient avec eux vers les quartiers où le soldat s'amuse.

— Bautt ! ... Bautt ! cria-t-elle presque alar­mée.

Il avisa la paysanne, rougit, et sa physionomie de joli garçon, exprima plus de surprise que de plaisir. Les inquiétudes, les douleurs corporelles et morales avaient passablement cousu le visage rebondi et sanguin de sa première amoureuse. Au cri d'appel poussé par Lusse, l'attention des autres troupiers s'était dirigée sur la particulière. Et Bautt Flips constatait qu'en ce moment elle n'était pas de ces payses qui font honneur à leur galant. Il lisait cette conclusion sur les frimousses gogue­nardes de ses copains. Ils attendaient mieux sans doute de ce fringant Bautt, un « fricoteur ». Des rires mal étouffés partaient même d'un groupe où des Wallons se gaussaient du bonnet à larges ailes et des jupes bouffantes de la Flamande. Bautt aborda la pauvrette avec plus de contrainte que d'empressement et après un rogue bonjour il lui posa un brusque : « qu'y a-t-il ? ». Cet accueil la crispa, mais depuis des semaines sa sensibilité s'émoussait ; elle se contint.

— Il y a, fit-elle, avec une résolution farouche, que je vais être mère et que je veux pour mari père de mon enfant !

— En voilà une bénédiction ! s'exclama-t-il.
 
Et comme elle allait éclater en sanglots à ce, mot si glacial.

— Pas de scène ici ! gronda-t-il en lui saisis­sant le bras. Ne voyez-vous pas que nous donnons la comédie à tout ce monde... Venez par ici... On s'arrangera, que diable !

Et, tout bougon, honteux, il l'entraîna rapide­ment à gauche par la rue Locquenghien. Ils entrè­rent dans un estaminet où les soldats ne s'arrêtaient qu'au moment de l'appel. Là, devant un verre de faro, elle se débonda. Elle lui exposa sa détresse. Elle lui raconta les conditions infâmes que les siens prétendaient lui imposer. Certes, elle chérissait son Rombaut ; mais elle aimerait encore davantage son enfant. Elle le voulait légitimé, reconnu par son père. Si l'inconstant la repoussait, là, vrai, elle se ferait un malheur. Pour sûr elle ne retournerait plus à Molvliet. L'eau ne manquait pas à Bruxelles... Le canal coulait même à deux pas de là...

— C'est votre mère qui m'envoie envoie ! finit-elle par dire. Elle sait tout et consent à notre mariage.

L'ex-commensal du Bœuf Bigarré ne semblait pas fort enthousiaste. Il parlait raison, invoquait force obstacles, notamment la durée du service.

Mais elle, tenace, trouvait réponse à chaque objec­tion. Il ne disait encore ni oui ni non. Mais il se dérobait de moins en moins.

— J'ai de l'argent autant que les plus notables de chez nous ! invoqua-t-elle. Nous compterons dans la paroisse, mon Bautt... Tu verras comme je te rendrai heureux. Dis oui seulement ; consens... Comment as-tu pu changer si vite ; oublier tant de caresses et de doux moments... Tu ne refuses plus, dis ?... Dès demain je verrai le notaire... Je commencerai par bâtir une maison aussi grande et plus belle que le Bœuf Bigarré et nous te trouve­rons un remplaçant. Ne t'inquiète pas, Je m'en charge... En attendant ta libération, j'habiterai chez ta mère... Une digne femme, ta mère... Plus tard elle restera avec nous... Tu ne sais pas, elle m'a versé du café aussitôt et m'a fait coucher dans ton lit... oui dans ton propre lit...

Elle s'efforçait de le décider et souriait entre ses larmes.

— Rentré au village, tu reprendras ton métier et feras concurrence à ton ancien patron. Je m'ap­pliquerai de mon côté, et tu sais bien que ma pa­reille n'existe pas. Zanne et Katto en convenaient elles-mêmes. Les plus beaux bonnets étaient ceux de ma façon !... Elles enrageront avec Klaes. Tant mieux. Les sans-coeur ! Ce qu'ils osaient me conseiller... Vrai, si je ne m'étais enfuie, peut-être m'eussent-ils fait avorter ! Les salauds !... Ac­cepte, mon Bautt ; songe, c'est vingt mille francs, même davantage, que ta femme t'apportera...

A l'accent tour à tour insinuant et passionné de Lusse, aux souvenirs et aux images du pays rustique qu'elle invoquait, le fat s'attendrissait. Le respect humain, la peur du ridicule et des clabau­deries l'abandonnaient. Le consentement donné par sa mère à ce mariage et surtout les perspectives de fortune que faisait miroiter son aimante maitresse ébranlèrent ses dernières répugnances et achevèrent de le réconcilier avec elle.

Dans un serment emphatique il lui promit de l'épouser et l'autorisa à se présenter comme sa fiancée devant la veuve Flips.

Exultante, Lusse entendit célébrer leurs accor­dailles. Avant de déserter le Bœuf Bigarré elle avait eu soin d'empocher quelques cents francs en à compte sur son héritage. Un dîner complet, composé de choses aux noms bizarres, qu'ils se firent servir dans une taverne anglaise des environs du « Passage », scella leur tendresse nouvelle. Au dessert la fiancée se fendit d'une bouteille de vin. Les fumées du piot, surtout la joie d'avoir recon­quis son Bautt, rendaient leurs appétissantes cou­leurs aux joues et leur flamme aux yeux de la pauvre fille. Le petit carabinier se réjouissait de cette métamorphose, et plus hardi, de son côté, il offrait le bras à la paysanne presque répudiée le matin.

Elle acheta des cigares qu'il fuma prodigale­ment : elle renouvela la provision. Aujourd'hui ils ne compteraient pas.

Pour ne pas provuquer trop ouvertement les médisances des gens de Molvliet elle était résolue de passer la nuit à Anvers et de prendre au matin le premier train pour son village.

Les promis achevèrent leur soirée dans un musico des environs de la gare, un naïf et touchant accès de pudeur les ayant empêchés de se posséder une fois de plus avant le mariage. Au fond de la salle oblongue aux parois enfumées, ornées de glaces, un « orchestrion » moulait des valses de Strauss et le quadrille d'Orphée aux Enfers, Lusse, étourdie par les lumières, les tables de marbre blanc, les clameurs des garçons glabres criant la commande, l'entassement des consom­mateurs, presque tous voyageurs tuant, le verre en main, les dernières minutes de leur séjour à Bru­xelles, — Lusse comprenait difficilement les expli­cations, très embrouillées d'ailleurs, que ce malin Bautt lui fournissait sur la colossale « machine à musique » dont les déchaînements polyphoniques dominaient tous les autres bruits. Les chanteuses tyroliennes, des créatures fardées et plâtrées, vêtues d'étincelants costumes à paillettes, la stupéfièrent plus que les autres surprises de la capitale. Très lancé, Bautt faisait la belle jambe, commandait des liqueurs que Lusse payait avec reconnaissance, et interpellait en argot des Marolles, d'un ton canaille, en se cambrant, les blafardes cabotines qui, la sébile à la main, circulaient entre les tablées après leurs performances respectives. Lusse, ébau­bie, donnait son obole aux cyniques quêteuses, et Bautt les chatouillait au passage : « Bonsoir, gentil pioupiou » minaudaient-elles, ou lorsqu'il devenait trop entreprenant : « Laisse donc, mon chien, c'est en caoutchouc... Demande plutôt à la grosse mère. Pas vrai, madame ? ». Elle riait de confiance, expansive, ne comprenant, ne voulant savoir qu'une chose : son prochain mariage.

Au moment de monter en wagon, elle glissa encore un écu de cinq francs dans la main du conscrit, en échange d'un long et vorace bécot.

En route, elle rumina les incidents des der­nières heures. Elle était heureuse, mais à mesure qu'elle s'éloignait de la grande ville, des réchampis de grisaille passaient sur le fond azur et rose de sa rêverie. Au souvenir des chanteuses du bouis-­bouisij à qui son bien-voulu s'adressait avec tant de familiarité, une pointe de jalousie aiguillonnait sa tendresse, et, lancinante, traversait la béatitude infinie de cette journée.

V

Lorsqu'elle arriva le lendemain chez la veuve du douanier, celle-ci lui raconta que Klaes Domus était venu lui faire une scène et avait cherché la fugitive dans tous les coins de la maison, jurant de la ramener morte ou vive au bercail. Lusse, de plus en plus aguerrie, haussa les épaules et relata, de son côté, l'emploi de son temps à Bruxelles. La mère Flips déconseilla à sa bru future de rappeler déjà Rombaut à Molvliet. Il s'agissait avant tout pour la rebelle d'arracher à ses grigous de parents sa part du magot. Il serait tout le temps de pourvoir au remplacement du conscrit lorsque Lusse serait installée et prête à l'épouser. Molvliet gloserait, trop sur les accordés s'ils couchaient sous le même toit avant la bénédiction nuptiale.

Les Domus revinrent encore à la charge, mais essayèrent vainement de reconquérir la transfuge.

Lusse refusa même d'entendre leurs propositions, jamais elle ne remettrait les talons au Bœuf Bigarré.

L'obstination de cette pécore consternait le cupide trio. D'abord ils n'avaient cru de sa part qu'à une fugue passagère, et voilà que cette créa­ture, pétrie à leur convenance, depuis la mort des parents Domus, regimbait carrément contre leur tutelle. Sommée une dernière fois de retourner au Bœuf Bigarré, elle répondit en convoquant les sommateurs chez le notaire. Les rapaces faillirent en gagner une attaque. Il s'agissait bien d'une capitulation à présent. Loin de faire amende hono­rable et de rentrer au bercail, l'émancipée réclamait intégralement son bien et menaçait les détenteurs d'un procès au cas où ils ne s'exécuteraient pas.

Tout concourait à contrarier les spéculations des Domus : l'enfant du petit « piote », un garçon était venu à terme, viable, constitué, au dire de l'accoucheuse pour vivre jusqu'à cent ans.

La maternité achevait de rendre cette poule mouillée de Lusse aussi intraitable qu'une lice.

A chaque séance chez le notaire les parties menaçaient de s'empoigner. Cependant le tabellion finit par faire entendre raison aux trois Domus. Leur soeur était dans son droit. Seul un arrange­ment à l'amiable leur permettrait de conserver la maison paternelle.

On désigna des experts pour estimer l'immeu­ble ; puis, les hommes de loi inventorièrent le mobilier.

Les quatre murs du Bœuf Bigarré badigeonnés au lait de chaux, assistèrent à des scènes de déses­poir féroces. Peu s'en fallut que Zanne et Katto se retournassent aussi contre Klaes. Elles ne lui ména­geaient pas les reproches. Sans lui, jamais ce petit Bautt, cet enjoleur sournois, cette sainte-nitouche ne serait entrée dans leur ménage !

Aussi longtemps qu'ils le purent ils résistèrent aux prétentions de la transfuge.

Mais Lusse était décidée à les attaquer. Elle irait jusqu'au bout.

Alors les autres capitulèrent.

Il fut arrêté que, moyennant payement d'un capital de dix mille florins, Lusse laisserait en pleine propriété à la partie adverse, l'estaminet du Bœuf Bigarré, le mobilier, le labours et les pâturages que les Domus avaient possédés en commun dans le Polder.

Durant ces transactions, l'ignorante Lusse avait trouvé dans la Veuve Flips, une conseillère madrée.

En possession de l'argent elle acheta un important lopin de terre à front de la grand'route et baes Bakvisch, le bourgmestre et maître maçon, entre­prit de lui construire une maison sans étage, au moins aussi longue de façade et aussi spacieuse que le Bœuf Bigarré.

Le différend qui s'était ému entre les enfants Domus, divisa bientôt la bourgade en deux camps. L'accouchement scandaleux de Lusse avait aliéné à la vierge folle les sympathies des pucelles de la congrégation qui se massèrent étroitement autour de Katto et de Zane. Mais il n'y eut pas que ces bigotes vipérines pour prendre le parti des Domus aînés. Les filles à marier qui avaient jeté leur dévolu sur ce gentil Bautt épousèrent la cause des vieilles filles. Les hommes aussi s'en mêlèrent. Les Domus du Bœuf Bigarré rallièrent le curé, les fabriciens, les poursuivants éconduits par Lusse au profit du jeune tailleur, un intrus dans la paroisse ; — le maçon Lammens concurrent du bourgmestre Bakvisch et son adversaire politique, et, enfin, les membres de la chorale Cæcilia dont le grand Warrè, du Sabot, rival du Bautt en musique et en amour, était l'âme et le porte-drapeau.

Par contre Lusse et les Flips eurent pour eux l'autorité civile, le bourgmestre, le secrétaire communal, le garde champêtre, le magister, le receveur, des contributions, le contrôleur des accises, le percepteur des postes, le chef de gare, les fermiers indépendants de la cure, etc., etc.

Tous les dimanches, des batteries éclataient dans les estaminets. Les maçons de Bakvisch se colletaient, en outre, chaque lundi, avec ceux de Lammens.

Entretemps la séquelle du Bœuf Bigarré affec­tait de considérer le mariage comme problémati­que. L'absence prolongée du fiancé justifiait leurs doutes injurieux.

Au matin de la Mi-Carême, en tirant la porte de la rue, la veuve du douanier fut presque renver­sée par un effroyable mannequin de paille, vêtu de guenilles, qu'avaient aposté sur le seuil, pendant la nuit, les partisans des Domus. Cette effigie, œuvre du blond Warrè, devait représenter à la fille-mère, :hébergée par la Veuve Flips, le seul épou­seur qui lui convint.

Les féaux de Lusse et de Bautt, ripostèrent sur-le-champ en dépêchant chez les Domus de vilains bonshommes noirs, faits de pain bis, pour Zanne et Katto, et une épouvantable sorcière de la même pâte pour ce penard de Klaes.

VI

Dans la fanfare Entre Nous, les sympathies étaient partagées ; les deux clans y comptaient des affiliés ; ce qui empêchait la société de se mêler collectivement au conflit. La majorité tenait pour­tant pour Lusse et les Flips, et ils n'attendaient que l'occasion de donner à leur cornet à pistons une éclatante preuve de solidarité. Dans ces conditions le local du Bœuf Bigarré leur devenait odieux. Il leur tardait que l'estaminet dans lequel s'établi­raient Bautt et Lusse fût sous toit.

Pour l'enseigne de leur futur logis, nos fiancés avaient eu recours au talent de Pier Kasak, le meilleur peintre de l'endroit, et un de leurs plus chauds partisans. Ce panneau décoratif représen­tait un taureau folâtre, en train de lancer et de rattraper sur ses cornes un particulier grotesque qu'on voyait valser dans le vide. Le quidam res­semblait à Klaes Domus. On l'aurait reconnu rien qu'à sa longue redingote de bedeau. De là le Taureau Jovial.

Une maladresse commise par la Cæcilia, avan­ça l'heure de l'entrée en bataille de l'Entre Nous. La Société chorale expulsa du jubé de l'église deux chanteurs, parents du bourgmestre Bakvisch et, comme tels, suspects de sympathie pour la bazine du cabaret nouveau.

En manière de représailles, à la première répé­tition de la fanfare, il fut décidé malgré l'opposi­tion de Klaes Domus et de sa clique, d'inaugurer en corps et le drapeau en tête, la future résidence du petit Bautt, leur excellent soliste.

Dans l'après-midi, les Entre Nous convoqués au Bœuf Bigarré, se rendirent de là au Taureau Jovial, jouant allègrement, à pleins poumons, les pas redoublés en honneur dans l'armée.

Sur le seuil de l'estaminet, le petit carabinier, en congé, la mère Flips, et Lusse radieuse et rajeunie, attendaient leurs amis.

A peine entrés, le président Bakvisch, de­manda la parole et proposa au nom de la « com­mission directrice », de transférer le local de la société, du Bœuf Bigarré au Taureau Jovial.

On adopta cette mesure avec frénésie.

Une demi-douzaine de timorés, dépendant des Domus aînés ou membres, aussi, de la chorale Cæcilia, se consultèrent un instant dans un coin de la salle, puis, sans dire un mot, déposèrent leurs, instruments et leurs calepins de musique sur la table du billard neuf, renfoncèrent leurs casquettes d'un air torve et gagnèrent la porte. Ceux-là donnaient leur démission.

Klaes Domus, membre honoraire, envoya la sienne par écrit et l'accompagna d'un état de frais à supporter par la société.

On avait salué spontanément la retraite des gêneurs par ce cri : « Vivent les Taureaux ! Haro sur les Boeufs ! »

Le Taureau par excellence, c'était Bautt Flips, et le Boeuf, piteux animal bistourné, figurait Klaes Domus.

Désormais Molvliet se diviserait entre Boeufs et Taureaux comme Florence se partagea entre les Capulets et les Montaigus.

En veine de galanterie, les plus lyriques de ses partisans comparaient Lusse à la génisse fécondée par le Taureau, et l'opposaient à ses sœurs, deux vaches bréhaignes et coriaces.

Lusse mit le comble à l'exaltation des Taureaux en annonçant à l'assistance délirante que leur Bautt était remplacé, et que, dans trois mois, elle s'appellerait bazine Flips.

On entama un demi-tonneau de bière de Louvain pour étrenner le nouveau baes. Et ce gentil Bautt dont l'uniforme attirait les regards attendris et protecteurs des francs gars, joua sur son cornet à pistons, les martiales sonneries du régiment. Elles rappelaient à Lusse, le paysage embrumé et fumeux de Molenbeek, le faubourg industriel de Bruxelles, en face du Petit Château, sa halte anxieuse devant cette caserne, et, rassurée aujourd'hui, des larmes de joie troublaient ses yeux.

La boisson et l'entrain aidant, ce concert im­provisé se prolongea. On rit, on chanta, on se bouscula même un peu, mais sans pousser les choses au pire, histoire pour les bons drilles, Taureaux turbulents et impulsifs mais sans malice, de se réconcilier, de s'allonger des bourrades, de se taper dans la main et de trinquer avec plus d'effusion et de tendresse encore.

Les Domus et les scissionnaires, rassemblés au Bœuf Bigarré, entendaient les éclats de rire moqueur et les lardons à leur adresse, et les hourrahs et les « bans » en l'honneur des fiancés.

Le resplendissant drapeau de velours vert bro­dé d'or et de soie, couronné des médailles rempor­tées aux concours et aux festivals, sur lequel on voyait un trophée d'instruments et deux mains entrelacées, symbolisant la concorde et la fraternité des Entre Nous, ne fut plus reconduit ce soir-là, au Bœuf Bigarré, sa résidence depuis plus de vingt ans. L'impitoyable Lusse fit même réclamer dès le lendemain la caisse de bois noir dans laquelle après l'avoir épousseté et détaché de la hampe, les mains virginales et froides de Zanne et de Katto l'enfer­maient comme une relique.

Si l'ouverture du café concurrent, de six pieds carrés plus vaste que le leur, si l'enseigne adoptée pour ce local ennemi avaient irrité les vieux Domus, la défection manifeste des Entre Nous leur portait un coup décisif. Par cette rupture ils perdaient la plus vivante clientèle du village. Plus de répétitions, prolongées et copieusement arrosées, plus de plan­tureux teerdagen ! Warrè du Sabot, et ses copains décidèrent de se réunir chaque dimanche, après le salut, au local abandonné et en outre d'y organiser un banquet à la Sainte Cécile, patronne de leur chapelle chorale. Mais Klaes se disait que ces chanteurs sobres ne compenseraient jamais la perte des biberons et gosiers parés de la fanfare. Outre qu'ils n'étaient pas aussi nombreux les membres de cet orphéon vocal levaient plus lentement le coude, vadrouillaient moins et trop compassés, ne donne­raient jamais de ces bals à tout casser qui mettent le sang en ébullition et défoncent au moins un ton­neau par heure.

Les Boeufs se consolèrent en chantant une chanson longue comme une complainte, intitulée La Béguine et le Pioupiou et rimée par ce farceur de Warrè. Malgré la défense du garde-champêtre et de l'instituteur, les Bouvillons la chantaient au sortir de la classe, comme un Noël, devant la porte du Taureau Jovial. La grande Lusse leur donnait la chasse, mais ils revenaient à la charge impu­dents, taquins comme un essaim de guêpes jusqu'à ce que l'uniforme vert du garde, la canne en main eût été signalé par leurs vedettes, ou qu'ils eussent été dispersés par des forces plus nombreuses de Taurillons.

VII    .

Un dimanche, au prône, les bans de Rombaut Flips et de Lucia Domus furent publiés et l'événe­ment marital s'accomplit quinze jours après. Aucun incident ne troubla la cérémonie. Les Bœufs, évi­demmént atterrés par cette revanche de Lusse sur les prophéties de Warrè du Sabot, restaient cla­quemurés dans leurs étables. Les moins découragés se livraient à des libations de condoléances chez les Domus.

En sortant de l'église les nouveaux époux, les parents du côté des Flips, les invités à la noce, visitèrent processionnellement tous les cabarets de la bourgade, à l'exception du Bœuf Bigarré. Ils affectèrent de s'arrêter devant le seuil honni et déjà allumés, poussèrent de formidables vivats en l'hon­neur de Bautt et de Lusse. Bazine Flips la jeune, en robe de soie noire et en bonnet à rubans roses, constellée de bijoux, ouvrait la marche, au bras du petit Bautt, habillé de drap noir, en veston, coiffé d'un haut de forme, comme un monsieur.

Lusse avait voulu que la célébration de son mariage laissât un éternel souvenir d'allégresse à ses partisans et causât un incurable dépit à ses détracteurs.

Après avoir promené son triomphe dans les estaminets les plus écartés du coeur de la paroisse, le cortège reprit le chemin du Taureau Jovial.

On était au commencement d'août et le soleil embrasait la plaine dorée de moissons. Le défilé serpentait par les sentes étroites et les drèves, entre des blés encore sur pied, venant à l'épaule des hommes, et des prés embaumés par l'herbe fanée, le long des fossés bordés d'aulnes gibbeux couron­nés d'un avare feuillage d'où s'envolaient les lavan­dières.

Des mioches loqueteux aussi bruns que le ter­reau tournaient autour de la caravane, la cou­paient, s'embarrassaient dans les jambes des invités et, après avoir fait la roue, mendiaient la cens ou le liard des kermesses. Bautt leur lançait des sous à là gribouillette. De loin en loin, lorsqu'on côtoyait une ferme amie, des fusils et des boîtes éclataient Les hommes, culottés de noir, mais fidèles, pour le reste, à la blouse bleue luisante et à la haute casquette de soie, marchaient derrière les femmes que leurs robes de fête mannequinaient ; les crino­lines ballonnaient et les fichus bariolés et frangés, drapés en as de pique, se constellaient de parures séculaires. Au dessus des épis, les ailes des bonnets palpitaient comme des papillons blancs. Les ori­flammes éclatantes servant de brides claquaient avec un joyeux frou-frou. Les coqs picorant sur les fumiers observaient, la crête dressée, de leur œil rond, cette traînée tapageuse et jetaient un rauque cri d'alarme. Les vaches éparses dans les pacages se rapprochaient des échaliers pour reconnaître leurs maîtres.

On rentra, les pas accélérés par les fringales du midi.

La table mise pour trente personnes se dressait en longueur dans la grande salle du Taureau Jovial. Les femmes se débarrassèrent de leurs failles et de leurs atours incommodes. On se casa, les notables à la tête de la tablée avec les époux, les autres au hasard. Après un vermicelle gras lapé avec recueillement, parurent des quartiers de viande saignante et des pyramides de pommes deterre, des côtelettes de porc flanquées de choux verts, des saucisses dulcifiées dans les choux rouges et encore des poulets dorés à point, engraissés, farcis de veau haché et flanqués de saladiers où les laitues s'ensanglantaient aux rondelles de bette­raves, et enfin des platées de riz au lait et au safran, sans compter les « fricadelles », les jambons, les bardes de lard, les compotes aux pruneaux et aux pommes, servis comme hors d'œuvre ou comme assaisonnement. Jamais à Molvliet en Polder, teer­dag n'avait connu pareil défilé de mangeailles. Pour le boire, des cruches de bière, blanche de Louvain ou orge d'Anvers, constamment renouve­lées, circulaient de voisin à voisin. Les verres à vin firent leur apparition avec la volaille. On se récria.

Les plus civilisés décoiffaient méthodiquement les bordelaises cachetées de jaune, de rouge ou de vert. Certains pitauds ne connaissant pas ce breuvage aigrelet, grimaçaient en le dégustant ou, interloqués, considéraient leur verre sans se décider à le porter aux lèvres ; d'autres le hu­maient et le secouaient, prenant plaisir à faire chatoyer les rubis que le coup de soleil y noyait. Des femmes en corrigeaient l'âcreté avec du sucre en poudre. Elles goûtèrent davantage le champa­gne, une diablesse de mousse rosâtre qui leur chatouillait les narines et qui, tapageuse, semblait lancer en signe de réjouissance sa casquette d'ar­gent au plafond.

Le bourgmestre, le secrétaire, les Taureaux considérables, prenaient le haut de l'enfilade avec les Flips. Le vicaire, en froid avec son curé, en acceptant l'invitation de ces frondeurs, avait voulu manifester en faveur du parti combattu par son chef. C'était même le vicaire qui avait marié Bautt et Lusse.

Au commencement on s'était tu pour ne pas perdre une bouchée. Mais à mesure que s'empif­fraient les bedons et que les liquides ajoutaient leur fermentation à cette charge, les langues se dé­liaient. Bientôt tous dégoisèrent à la fois. Les hommes déboutonnés, en manches de chemise, lan­çaient des bordées de gravelures sous prétexte d'émoustiller les mariés, et les matrones, écarlates et oppressées, se renversaient en s'esclaffant. Les jeunes gars trépignaient. Il y avait des moments où toute la table oscillait dans les spasmes d'une même gaîté grasse ; ou c'étaient des chuchotements et des cachoteries intriguant l'autre bout de la salle. Le prêtre même s'ébaudissait et choquait du verre avec ses voisines, Lusse et la mère Flips.

De temps en temps des hommes sortaient et après avoir lâché l'aiguillette, venaient se rasseoir, avec des soupirs de bien-être. Des bâfreurs glorieux essayaient vainement de loger leurs doigts entre leur ventre et la ceinture de leurs bragues. Les femmes ne se risquaient au dehors que par escoua­des, et leur éclipse comme leur réapparition, pro­voquaient des ovations délirantes.

Le soir les surprit en train de lamper. La braise des cigares et des pipes marquait déjà dans les ténèbres lorsqu'on alluma les quinquets. Le conversation languissait et le travail de la digestion ankylosait les gestes.

Un déchaînement de fanfares vint fort oppor­tunément tirer nos convives de leur apathie.

La société des Entre Nous donnait sa sérénade aux nouveaux conjoints.

Bautt et Lusse coururent à la porte et leurs invités se précipitèrent à leur suite. Rangés en croissant devant l'estaminet, le chef au centre, les musiciens attaquèrent le patrial Où peut-on être mieux, puis un pot-pourri sur la Fille Angot, mor­ceau favori du brave Bautt.

Des gamins dépenaillés brandissaient les torches pour éclairer les exécutants et, lorsqu'elles se charbonnaient, ils renversaient et, la flamme s'avi­vant, la résine s'égouttait en langues de feu sur le sol.

Bautt leur serra la main à tous et Lusse circu­lait avec un plateau chargé de verres de vin que les artistes sablaient en faisant claquer la langue. Les soiffards eurent prestement vidé les bouteilles réservées à leur intention. Ils terminèrent le concert par la sautillante Brabançonne et prirent congé des mariés en les congratulant dans cet idiome énergique et imagé évoquant mieux que tout autre les satisfactions charnelles.

Les convives, s'écoulèrent à leur suite, ceux du même coin de village cheminant de compagnie ; les plus éméchés remorqués par les gosiers parés. Enfin, Lusse et son Bautt, se trouvèrent seul à seul, chez eux, définitivement vengés des Domus aînés.

VIII

Comme les gens de la noce et les membres de l'Entre Nous atteignaient leurs portes et tournail­laient leur clef dans la serrure, un vacarme affreux, discordant comme les miaulements d'une bande de chats échappés d'un sabbat, comme les vagis­sements d'une marmaille dycole, accompagnés de huées, de mugissements, de sifflets, — troubla la campagne rendue au repos.

Ce sont les Boeufs !

On les avait oubliés. Chacun de ceux de la fanfare se fit cette réflexion et rebroussa chemin en courant vers le Taureau Jovial. Des cris d'alerte et de ralliement se répercutèrent, dominant le charivari.

— Hé, les hommes ! Par ici ! A nous les Taureaux ! A nous les fermes et éveillés garçons ! Sus aux Boeufs !

Aussitôt une compagnie de dix hommes se reforma, puis ils furent vingt. En se rapprochant du logis Flips leur nombre grossissait encore. Ils raccolaient les soûlards et, pour les dégriser, il suffisait de leur souffler à l'oreille, ces mots magi­ques : « Les Bœufs attaquent le Taureau Jovial ! »

Lorsqu'ils débouchèrent devant la maison de leur ami, la bataille était déjà engagée. Quatre des plus déterminés de la fanfare, proches voisins des nouveaux mariés, n'avaient pas attendu les renforts pour foncer au milieu des trouble-fête.

Pour approcher du Taureau Jovial sans se trahir l'ennemi avait usé de stratégie. Ils étaient partis du Bœuf Bigarré par escouades de quatre à six hommes, prenant les uns à droite, les autres à gauche, pour se retrouver après force circuits et détours, dans un sentier désert, derrière la maison ennemie. Ils se rapprochaient en tapinois, rampant et glissant le long des haies. Au moment où les rejoignirent leurs derniers renforts, la sérénade finissait.

Les Bœufs attendirent que les Taureaux fus­sent bien loin. Le grand Warrè, du Sabot, com­mandait les assaillants. A son signal tous se redressèrent et se portèrent devant la maison silen­cieuse et close.

Le charivari éclata. Ils étaient une trentaine armés de chaudrons, de casseroles, de marmites, de pelles, de lèche-frites, de tisons de poêle.

Le petit carabinier, surpris par cesabbat au  moment où il se coulait entre ses draps, aux côtés de sa femme affriolée, sursauta et ne prit que le temps de rentrer dans ses culottes et une paire de sabots. Lusse voulait le retenir, mais les canailles menaçaient d'enfoncer la porte et les volets. Elle se vêtit d'un jupon et d'un caraco et s'élança sur ses pas.

La situation des Taureaux était plutôt critique. Leur avant-garde avait le dessous. Ils résistèrent héroïquement et donnèrent au gros de leurs cama­rades le temps de se rallier.

Soudain une clameur féroce s'éleva et les Tau­reaux fondirent en masse sur les rusés congréganis­tes. Ils brandissaient leurs instruments comme des massues et en assénaient de formidables coups. Le cuivre et le fer s'entrechoquaient avec un cliquetis fantastique.

La bagarre fut effroyable. On ne compta point les yeux pochés, les nez écachés, les mâchoires démises, les lèvres fendues, les cheveux arrachés, les blouses déchirées, les fonds de culotte emportés, les brayettes élargies, les casquettes et les sabots égarés.

Le petit Bautt s'était attaqué au grand Warrè, le falot avec qui il avait à régler un compte pour l'injurieuse complainte de la Béguine et son Piou­Piou.

Dédaignant les armes ils luttèrent à coups de poings. Warrè, robuste et bien jambé, avait l'avan­tage ; les gourmades de l'agile petit carabinier n'arrivaient pas jusqu'à la face mafflue du marou­fle, tandis que les poings de celui-ci déchiquetaient complaisamment l'agréable visage de son adver­saire. Mais Lusse se jeta à la rescousse de son homme. Elle avait ramassé un fer à repasser et elle en caressa le menton de Warrè avec un tel entrain que le colosse s'effondra. Alors Bautt et Lusse le piétinèrent, et les couplets de la chanson du libelliste leur venaient ironiquement aux lèvres.

Partout les Taureaux prenaient l'avantage et s'acharnaient sans merci sur les vaincus.

Alors quelqu'un cria : « Sauve qui peut ! Les gendarmes arrivent de Putte ! » et les combattants lâchèrent prise. Ce fut une fausse alerte, mais les partisans des Domus profitèrent de la panique pour décamper en entraînant leurs blessés dont le plus maltraité était incontestablement leur chef, le grand Warrè du Sabot.

Warrè garda le lit durant quinze jours et de longtemps ne chanta ni ne chansonna plus.

Cependant tous en réchappèrent. Aujourd'hui il ne reste plus trace de cette rencontre féroce que dans le registre des comptes de la fanfare Entre Nous où, pour l'année 1874, l'énorme somme de deux cents francs est portée sous la rubrique : « Réparations, achat d'instruments ». Le bombar­don avait particulièrement souffert et la grosse caisse éventrée et empalée ne pouvait plus servir que de trophée.

Cette bataille marqua aussi la phase aiguë de la querelle. Le village, autrefois si calme, regrettait la paix.

Le curé en voie de conciliation aurait voulu que la fanfare accompagnât la procession du jour de l'Assomption. Sans musique le pieux cortège manquerait de solennité ; il ne fallait pas que la Vierge souffrît de ces discordes. Les Domus et les Flips exhortés par leur pasteur d'une part, et leur bourgmestre de l'autre, acceptèrent l'arbitrage. Boeufs et Taureaux, Warrè et ses chantres, Bautt et ses instrumentistes, se réconcilièrent. On décida de commun accord que la fanfare Entre Nous demeurerait établie chez bazine Flips, au Taureau Jovial mais que les teerdagen, les bals et les con­certs auraient lieu au Bœuf Bigarré.

Le nouveau tailleur s'engageait en outre à ne faire que des culottes et abandonnait la confec­tion des autres pièces de vêtement à son ex-patron. Les Flips s'arrogeaient évidemment la part léonine, car si la plupart des ruraux se contentent d'une blouse et n'usent guère de vestes et de jaquettes ils ne sauraient se passer de chausses de « pilou » ou de « dimitte ».

Mais les Flips victorieux dans la mêlée décisive avaient bien le droit de s'attribuer quelques avan­tages aux dépens des vaincus.

D'ailleurs ils firent une importante concession à leurs anciens ennemis.

Pierre Kasak reçut ordre de teindre en noir la redingote marron du paroissien berné par le Taureau Jovial, et toute allusion à Klaes Domus disparut par cette retouche.

1884


(texte non relu après saisie, 15.VII.07)

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Georges Eekhoud par Emile Verhaeren (1892)

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