Georges Eekhoud
(1854-1927)

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La Fin des Bats
(Nouvelles Kermesses, 1894)


A Francis Nautet.

Aujourd'hui encore, à marée basse, on voit émerger de l'Escaut, le sommet du clocher de Bats. En jetant ses filets dans ces parages le pêcheur retire des ossements et des têtes de morts ; il s'empresse de les restituer aux abîmes et récite un pater pour conjurer le mauvais présage.

Il y a quelque cinq cents ans, les paysans de Bats étaient les plus riches du Polder anversois ; ils possédaient les meilleures terres, des chevaux énormes,du bétail gras et les riverains vantaient la beauté de leurs filles et la force de leurs garçons. Dans ce coin béni de Dieu, coulant de blés et de fruits, le moins pourvu cultivait son propre fonds et on ne se rappelait pas à Bats qu'un habitant eût dû s'exiler pour se subvenir ou fût allé tendre la main sur les routes. Industrieux autant que vaillants, ils arrondissaient leurs possessions en asséchant les couches d'alluvions de l'Escaut converties d'abord en schorres et ensuite en polders.

Des moissons drues comme un pelage, jaunes comme du soleil et plus hautes que leurs fiers moissonneurs, levaient à l'endroit où depuis les premiers âges stagnaient des baissières et où les plantes palustres expiraient les fièvres ; ou bien c'étaient des pommiers croulant sous leur charge de fruits, entre lesquels des vaches, pis gonflés, semblaient brouter des rayons d'émeraude.

Longtemps les vertus de ces laboureurs privilégiés reconnurent les complaisances du ciel,. mais par la suite, le diable aidant, ils paressèrent, devinrent durs, arrogants, débauchés et cupides.

Ils ferrèrent d'or leurs chevaux, incrustèrent de pierreries les cornes de leurs bêtes aumailles, armèrent leurs charrues de socs et de coutres d'argent, vêtirent des sarraus en soie et en satin bleu, ceignirent leurs hautes casquettes de cercles de métal fin, parèrent leurs femmes de chaînes, de pendeloques, de cuirasses, de fronteaux plus massifs et mieux orfévris que les châsses des saints. Et de jeunes farauds allèrent jusqu'à clouter de diamants leurs sabots de fatigue.

Lorsque Baes Quaihackx, leur bourgmestre, se rendait aux marchés de la région, il déployait plus de pompe que les patriciens hanséates de Bruges. Une cavalcade de chars, les ridelles craquant sous la blonde récolte, précédait la carriole bâchée de soie écrue où se prélassait le notable compère, escorté de ses fils poupins et fessus, et sa coterie de valets farouches, tous équipés comme des gens de guerre, chevauchant des étalons de forte taille, chargés de protéger le convoi contre les embuscades des malandrins.

En vain le curé de Bats, qu'affligeait cette ostentation, tâchait de rappeler ses ouailles aux moeurs patriarcales, aux fières et honnêtes traditions de jadis. Les voluptueux désertaient l'église ou s'y rendaient par dérision, haussant les épaules et ricanant aux objurgations du vieillard, ne songeant guère à s'amender.

Un jour le saint homme apprit que non contents de gagner à la culture les prairies jadis inondées, ils prétendaient imposer un autre cours au fleuve, combler son ancien lit pour le transformer en guérets.

— Malheur ! prédit le prêtre du haut de la chaire, malheur à l'insensé qui barre le passage à l'éternel voyageur, ancêtre de tous les hommes et contemporain de la Création. Dieu lui-même fraie et trace sa route à ce passant mystérieux, tour à tour paisible et houleux, ne racontant son rêve qu'aux étoiles et se plaignant sous le ciel par les nuits de tempête ! Malheur au sacrilège ingrat qui étrangera des Polders le fleuve origine de la fécondité, le majestueux Escaut bien-voulu du Seigneur ! ... »

Cette menace renforça l'hilarité des paroissiens ; les femmes mêmes chuchotaient, incrédules et moqueuses, et devant le portail, mains en poches, les joyeux pitauds pouffaient en se tenant les lombes pour ne pas éclater. Despotes têtus ils contraignirent les infimes défricheurs des landes à ériger la digue par laquelle ils se flattaient d'allonger leurs terrages d'une centaine d'arbalétées. Et terrassiers faméliques, hâves, pourchassés dans leurs sablons, trimèrent rude pour ceux de Bats. Beaucoup de Campinaires outrés et strapassés périrent des fièvres paludéennes à force d'avoir séjourné les jambes nues dans l'eau, la tête exposée au soleil ; et trois fois la jetée à moitié achevée s'abîma avec ses diguiers. L'entêtement des villageois de Bats n'en devenait que plus féroce, et leurs serfs de recommencer le funeste travail....

Outre le curé, un seul homme à Bats déplorait cette entreprise maudite. C'était un simple chaloupier, vivant du produit de sa pêche et du péage qu'acquittaient les ruraux traversant l'Escaut dans sa barque. Alors qu'autour de lui tous s'enrichissaient et se dépravaient, Tyle demeurait candide, pauvre et croyant. Il avait crâne encolure ; la peau gercée n'enlevait aucun charme à sa virile et pourtant bénigne physionomie dans laquelle s'ouvraient deux grands yeux bleus, un peu glauques comme les flots mais s'allumant comme ceux-ci à de subites phosphorescences.

Le ferme garçon s'était attaché à une fillette de sa trempe, à une orpheline besoigneuse comme lui. L'industrie précaire de sa Liévine consistait à cueillir les osiers de l'Escaut, à en tresser des paniers et des nattes. Lorsqu'elle leur présentait cette piètre marchandise, les maroufles de Bats la repoussaient avec force injures et mépris, à moins que, paillards, ils ne prétendissent lui acheter mieux que ces babioles. Alors, elle s'enfuyait plus peureuse des invites insidieuses que des rebuffades brutales. Elle était blonde et potelée, la toute jeune vannière, avec des yeux vaguement verts, pailletés d'or, un teint plus rose que les coquillages rejetés par la barre, et de longs cheveux fauves balayant presque le sol comme les branches de l'yeuse.

Un mauvais larron aurait fini par la prendre de force, si elle n'avait rencontré dans Tyle, le pêcheur, un protecteur solide et déterminé.

Tyle, qui ne vendait plus son poisson à Bats, offrit timidement à la jeune fille de l'emmener dans sa barque lorsqu'il desservirait les autres campagnes de l'Escaut. Elle accepta avec gratitude et depuis ce jour elle pourvut de sa mignonne marchandise les paysans étrangers, meilleurs chrétiens que ceux de son bourg.

Maintes fois en voyant virer au dessus de l'Escaut avec des cris d'adieu, un couple de blanches mouettes, Tyle et Liévine songeaient à émigrer ensemble, mais ils l'aimaient malgré tout, le rivage ingrat, et la nostalgie les ramenait toujours au pied du clocher natal.

C'étaient presque deux enfants encore : lui, dix-huit ans ; elle, seize. Tyle, tout à son rôle de protecteur, n'apprécia que plus tard la beauté de sa protégée, et la pauvrette, reconnaissante et respectueuse, se prit à aimer cet être fort et bon, ne croyant d'abord que l'admirer. La fraîcheur et la grâce de leurs rapports étaient tels que le curé, leur seul ami, se faisait un scrupule de leur parler déjà du grave et solennel mariage. Ainsi leurs idylliques fiançailles se prolongèrent malgré le dévergondage de ceux qui les entouraient. Lorsqu'ils cheminaient par les routes, elle à son bras, lui charriant sur l'épaule l'aviron et la drague, et aussi une partie de corbeilles confectionnées par sa compagne, les gars alléchés criaient de loin à la jeune fille :

— Viens avec nous, Liévine, la rousseaude appétissante, abandonne ce Zébédé à la vertu gênante, à la huche et au gousset creux ; viens, belle, tu seras la bazine de mon coeur, ou mieux la reine de ma chair, ou mieux encore, la seule Madone, la vraie Gente-Dame, à qui je ferai un manteau de mes étreintes, un voile de mes baisers, un encens de mes sèves et une Assomption de ma volupté !... Viens, nous sommes jeunes et copieux, le sang nous démange, et les escalins carillonnent dans les tass profondes de nos grègues...

Ainsi blasphémaient les tentateurs rauques, allumés par les désirs. Tyle les défiait de son fier regard et la bande lascive s'enfuyait.

Ou de belles filles, non moins franches, accouraient sur les pas des portes, poursuivaient Tyle de leurs avances, et avec des gestes d'abandon soupiraient :

— Tyle, Tyle, entends-nous ! Beau garçon, fort et sain, doux et cruel ! Secoue loin de toi cette fragile et maigre fillette, impassible, rebutante de froideur. Un jour tu le casseras dans un spasme, ce sècheron friable. Prends-nous plutôt. Nous sommes autrement taillées et résistantes. De riches épouseurs halètent devant nos portes, mais jamais nous ne nous vendrons, car celui que nous voulons c'est toi, Tyle, savoureux pêcheur, toi dont nous, les bazines, accepterions si volontiers le servage. Frappe-nous, massacre-nous, tes poings nous feront de délicieuses blessures, mais d'abord aime-nous un peu, très peu, dis ? Et s'il nous faut acheter tes faveurs, nous sommes femmes à y mettre le prix...

Liévine se rapprochait frileusement de Tyle, et baissait la tête en rougissant ; lui, vaguement troublé, se signait et, l'étreignant plus fort, pressait le pas.

Et, d'autres fois, c'étaient des débauchés hâves, les yeux plombés, les hanches roulantes qui voulaient entraîner le garçon ignorant dans leurs louches ribotes, — ou c'étaient encore des filles pâles et mates comme l'ivoire, aux yeux emplis de flamme diabolique qui donnaient à la naïve Liévine des noms passionnés.

Ces tentateurs-là, ils ne les comprenaient même pas.

Depuis longtemps le pasteur découragé ne menaçait plus ses folles ouailles qui abrogeaient le sixième commandement et contrariaient les desseins du Créateur. Ces païens semblaient avoir exhumé les rites des premiers Anversois, le culte de Semen, l'idole nordique, le Priape scandinave, père des races prolifiques.

Enfin la digue s'éleva. L'Escaut refoulé ne balaya plus cet obstacle et sembla se résigner à élargir son lit vers la Flandre. Reconquérant de ce côté le terrain qu'on leur arrachait à Bats, les eaux ravagèrent les villages des Flamands, noyèrent les troupeaux et les récoltes et le cri de détresse poussé par ces malheureux paysans arriva jusqu'à ceux de Bats. Mais loin de bourreler de remords et d'attendrir de pitié ces mauvais chrétiens, ce désespoir les amusa comme la réussite d'un tour plaisant joué à des rivaux. Et les inondés se lamentèrent plus fort encore pour que leur plainte atteignît les Cieux et accusât les impies au tribunal de la Providence.

Ceux-ci résolurent de célébrer le couronnement du môle encaissant l'Escaut, par une kermesse extraordinaire à laquelle, passés maîtres en inventions de cruauté, ils eurent le cynisme de convier les bourgs mêmes que ce barrage avait ruinés et dévastés. Ces malheureux refusèrent avec indignation, car ils préféraient leur pain noir trempé de larmes à la part d'une cocagne offerte par leurs spoliateurs. Les mécréants de Bats grincèrent des dents à cet affront et jurèrent d'en tirer vengeance en mettant à sac les paroisses prospères du Polder, leurs voisines, qui s'abstenaient elles aussi, épousant la cause des victimes, d'envoyer des députations à la fête.

Quoique l'inauguration se fit un dimanche, sauf Tyle et Liévine, pas une âme à Bats ne se rendit le matin à l'église. Le vénérable pasteur dit la grand'messe avec les fiancés pour acolytes. Il voulut même prêcher comme à l'ordinaire, mais sa parole toujours réconfortante remplit cette fois nos amants d'une indicible alarme :

— Malheur à Bats ! ne cessait-il de s'écrier, malheur au village infâme et idolâtre, malheur à la chair triomphante, ils en ont fait leur seule préoccupation. Aussi est-ce dans leur chair que je les frapperai d'abord ! Voici venir la colère de Dieu et aucune prière, aucune intercession de son serviteur ne pourrait la détourner. Ils croient, les superbes, endiguer le grand fleuve, mais qui élevera un rempart contre l'océan de tes furies, ô Seigneur ! Anathème sur Bats ! Il disparaîtra avec son peuple et ses richesses, pour l'éternité ! La tour de cette église demeurant seule debout, attestera aux Poldériens de l'avenir le courroux du Tout-Puis­sant, et l'opprobre de ses ennemis !

L'exaltation prophétique du saint homme épuisa ses dernières forces. Après ces paroles comminatoires, il chancela et s'affaissa dans les bras de ses derniers fidèles. Il recouvra encore assez de souffle pour communier et exhorter le jeune couple à fuir le jour même, loin du village maudit. Puis il les bénit, poussa un soupir et... passa.

A cette heure, environ midi, la kermesse tapageait et turbulait dans chaque maison du village. Un fracas de tanquards et de vaisselle enveloppait le silence désolé de l'église. Tyle secoua le premier ses pensées affligeantes pour dire à Liévine :

— Cours avertir le bourgmestre de la mort du pastoor ; moi je sonnerai la cloche des âmes !

La fillette se rendit à la ferme de Baes Quaihackx. Le vacarme des bâfreurs empêcha qu'ils entendissent les coups frappés à la porte. Liévine se meurtrissait les poings à force de heurter les battants de chêne. Enfin un licheur titubant entr'ouvrit l'huis. Mais à peine se fut-elle acquittée de son funèbre message, qu'avec une malédiction, il lui battit le vantail au visage en déclarant que lorsque le bourgmestre florissait peu leur importait que le pastoor crevât.

La  jeune fille ainsi repoussée courut frapper à un logis voisin. Elle y rencontra le même accueil. Néanmoins elle s'opiniâtra à colporter la triste nouvelle de ferme en ferme. Partout on se moqua de son chagrin ou des lurons éméchés tentèrent de la retenir en leur compagnie.

Il avait été décidé que le matin chaque fermier festoierait ses commensaux sous son propre chaume. Le soir, après la sieste obligée, la population entière s'assemblerait dans la grange du bourgmestre, une grange immense comme les halles des cités de Flandre, où serait servie une ventrée digne de géants. Les piffres n'en étaient encore qu'à la ripaille intime et pourtant ils se carrelaient le ventre comme s'ils ne devaient pas recommencer cette partie avant la fin du jour. Ils ouvraient la brèche dans les montagnes d'œufs, de poissons, de jambons et de viandes fraîches, jetant en sable tonne sur tonne de cervoise et d'hypocras. Des disputes et des rivalités éclataient, et on se promettait bien, le soir entre deux bourrées, de se crever la paillasse à coups de couteau.

Tyle avait allumé les cierges jaunes et tendu l'autel de noir ; puis, étant monté sur la tour, il s'attela à la cloche et sonna le glas.

La période de pleine lune s'ouvrait ; le soir l'Escaut soulèverait sa haute marée. Il régnait une tiède et calme température de septembre. Les nuages immobiles semblaient figés dans l'horizon pommelé, et aucune haleine n'agitait les feuillages roussis.

Or, à peine Tyle eut-il mis en branle la cloche des morts qu'un vent se leva, d'abord faible et caressant comme une bouffée, puis soufflant comme une brise, puis comme un vent d'étale, puis augmentant encore, se déchaînant avec l'impétuosité de l'ouragan, tellement que la cloche bientôt secouée par une impulsion surhumaine, sonna le tocsin au lieu du glas.

Lorsque Liévine eut rejoint Tyle sur la tour, elle le trouva s'efforçant avec une rage jalouse de refréner les battements de sa cloche affolée. Elle lui conta l'impiété des villageois et les scènes de débauche entrevues. Il l'écoutait à peine, acharné dans son duel avec la rafale. Comme les regards de la jeune fille interrogeaient l'Escaut, elle sursauta et hapant le bras du sonneur : « Regarde » cria-t-elle, angoissée. Saisi, il lâcha brusquement la corde et regarda à son tour dans la direction du fleuve.

Le soir tombait plus tôt que de coutume ; la maline devançait également l'heure prévue. Le fleuve, repoussé par le barrage à plus d'une lieue de son ancienne rive, préparait une formidable revanche. Ses flots chassaient vers le môle ; montaient, montaient... C'était là ce qui avait arraché son exclamation à Liévine. Non moins alarmé que sa compagne, Tyle voyait la barre courir à l'assaut de l'orgueilleux rempart dressé par les hommes. Parfois, ainsi que les béliers servant à enfoncer les portes des forteresses, elle ne reculait que pour prendre une plus formidable escousse.

Au-dessus de leurs têtes la cloche livrée désormais à la seule volonté de la tourmente, continuait de battre son tocsin fatidique. Il y avait du tonnerre dans ses tintements.

Cependant les gens de Bats ne s'inquiétaient ni de la mort du pastoor, ni des pleurs de Liévine, ni du glas sonné par Tyle, ni du tocsin éperdu brimballé par la tempête, ni de cette marée furibonde que les fiancés découvraient de la tour.

A peine dessoulés, après un somme dérisoire, ils s'acheminaient abrutis vers la grange du bourgmestre.

Ils s'attablèrent devant des troupeaux entiers de bêtes grasses sommairement dépecées ou s'écroulèrent, vautrés à pan des tonneaux, la trogne levée vers les robinets pissant sans trêve. Gavés ils se quédaient encore ; ivres ils grenouillaient à nouveau ; veules et énervés, ils s'acharnaient quand même après leurs pataudes dépoitraillées, et dans les coins sombres de la halle où ne dansaient pas les reflets des torches fumeuses, des lifrelofres allaient choir, accouplés au hasard, pour s'aimer ou se saigner à blanc. Les plus résistants formaient une sarabande et gigotaient comme des crapauds aux sons aigres des flûtes et des crécelles en invoquant l'infâme dieu Sémen.

Dans l'église morne, devant le corps du prêtre, le pêcheur et la vannière récitaient le De Profundis. Ils soulevèrent ensuite la dalle du caveau sous le chœur et, avec des précautions filiales, ils descendirent au fond de la crypte la dépouille du dernier pasteur de Bats. Ce devoir accompli ils regagnérent le faîte du clocher. La cloche tonnait toujours comme une possédée, secouée par l'ouragan devenu si fort à présent, que les enfants s'accrochaient aux abat-son pour ne pas être projetés dans le vide. D'épaisses ténèbres masquaient tous les objets du dehors et ils ne distinguaient du village et du pays alentour que les fenêtres illuminées de la grange du bourgmestre devant lesquelles passaient des saltations de damnés.

La houle se rapprochait de Bats. Tyle et Liévine ne la voyaient plus, mais ne l'entendaient que trop.

Et subitement cette rumeur intermittente des flots fit place à un vacarme énorme, à un unisson prolongé de toutes les clameurs du fleuve : l'Escaut venait de s'élancer dans la plaine !

A la fois les adolescents eurent la même poignante certitude : l'Escaut venait de s'élancer dans la plaine. Il reprenait possession de son lit en l'élargissant bien au delà du village.

Tyle et Liévine se signèrent et se blottirent instinctivement l'un contre l'autre.

Et voilà que des hurlements éclatèrent dans la grange du bourgmestre, des hurlements de gens pris à la gorge et qui se débattent, et qui râlent, et dont la plainte va s'affaiblissant jusqu'à suffocation totale. Et la Main qui étranglait les danseurs avait dû renverser en même temps les torches, car les fenêtres de la grange devinrent noires comme le reste de l'espace.

Depuis cette minute Tyle et Liévine ne virent, n'entendirent plus rien d'humain.

Comme s'il n'avait attendu que ce signal, le vent venait de tomber ; du même coup la cloche se tut ; seul le tonnerre de l'inéluctable cataracte se pfolongea.

A mesure que la marée montait et que la hauteur de la chute diminuait, ce fracas, aussi, s'apaisait.

Les deux derniers vivants de Bats pressentirent l'immersion définitive, l'engloutissement suprême. Les eaux gagnèrent les contreforts, le toit de l'église, l'échauguette du veilleur, la cage des cloches et léchèrent enfin les pieds de Tyle et de Liévine. Alors le gars se recommandant à Dieu, plongea dans le fleuve. Il nageait d'un bras et de l'autre soutenait la bien-aimée évanouie.

La pleine lune rougeâtre, ensanglanta l'opaque nuit. A perte de vue il n'y avait plus que du ciel et de l'eau. Tyle nagea longtemps avant d'atteindre la rive du pays de Waes. A l'aube les Flamands les recueillirent comme des miraculés...

Aujourd'hui encore, à l'étiage on voit émerger de l'Escaut la flèche de l'église de Bats, et les mariniers prétendent en reconnaître le tocsin par les nuits de tempêtes.
1887

(texte non relu après saisie, 13.VII.07)

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Georges Eekhoud par Emile Verhaeren (1892)

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