Georges Eekhoud
(1854-1927)

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Chez les Las-d'Aller
(Nouvelles Kermesses, 1894)


A André Fontainas.

Durant le voyage, les bruyères rouilleuses et les sapinières entre Schilde et Oostmalle, les vastes plaines avec leurs flaques couleur de plomb appe­lées vennes, et l'horizon gris zébré d'intermittentes averses me prédisposaient à des spectacles poignants, mais depuis mon arrivée à Hoogstraeten, une embellie ajoute un sourire de plus à la phy­sionomie de l'avenante bourgade.

Derrière l'église, j'enfile une longue « drève » de tilleuls et de hêtres qui mène droit à l'ancien château des hauts et puissants seigneurs de Cuyck, de Salm-Salm et de Lalaing convertis aujourd'hui en asiles pour les vagabonds.

Quelques minutes après je me présente au Directeur du Dépôt et nous lions connaissance cordialement. Avant la visite du morose établissement, mon hôte tient à me faire les honneurs du plus coquet et du plus confortable des home.

Dans le salon aux arceaux gothiques artiste­ment restaurés, polychromes comme une chapelle byzantine, je cède à des évagations moyennageuses que combat seulement le délectable anachronisme d'un cigare et d'un verre de porto.

Je sursaute, ce long appel de clairon a-t-il été lancé par l'homme d'arme se promenant sur la courtine et annonce-t-il l'approche des reîtres es­pagnols ?

Mais le directeur me rappelle aux choses de ce siècle.

— Voici le contingent du jour... vous tombez bien, allons les voir défiler sur le pont...

La cloche a répondu au clairon. Un mouve­ment de gardiens et de soldats s'est produit vers l'entrée.

Comme nous arrivons, les truands viennent d'être extraits de deux vieilles guimbardes cellu­laires qui les ramassèrent à Turnhout. Nous nous postons sous le porche en nous effaçant.

Ils s'avancent cahin-caha, traînant la jambe, presque trébuchants, ankylosés par la longue éta­pe, aveuglés par le brusque passage des ténèbres de la voiture au plein jour du dehors.

La pitoyable caravane !

Ils sont bien une cinquantaine d'individus de tout âge et de tout poil le disputant en délabre­ment : pieds poudreux, coureurs de grèves, batteurs de pavés, rôdeurs de barrière, mendiants endurcit, canapsas, malandrins, tous les irréguliers, tous les las-d'aller de la ville et des champs.

Ils portent des souliers sans semelles, des pan­talons effilochés, des sarraus déteints, des casquettes sans visière, ou des chapeaux déchus, des complets souillés révélant encore l'art du bon faiseur. Leur masse tire sur le fauve, sur le brun de la glèbe, ou sur la poussière des routes. Elle dégage cette puanteur spéciale des bosquets infestés de hannetons.

Les recrues se reconnaissent à leur allure inquiète, à leur mine contrite, à la façon dont elles détournent la tête ou dont les regards interrogent rapidement l'aspect des lieux. Les chiens scrutent ainsi l'inconnu d'un nouveau domicile.

Les récidivistes, les « chevaux de retour » par contre en passant devant le directeur lui disent bonjour de la main ou lui sourient d'un air de forfanterie. Mais le triste bonjour et la fausse gaîté, l'atroce grimace de ce sourire ! les piteux cyniques !

Où donc ai-je vu ces silhouettes ? S'il y en a d'épouvantables comme celles des cauchemars, il y en a de troublantes et d'amies comme celles des héros enfantés dans mes livres.

Un instant que je me souvienne !

Celui-ci conscrit, fringant, mit à mal un brigadier qui le tyrannisait ; cet autre, milicien déserta trois fois pour respirer l'arome des brûlis dans la bruyère natale ; — cet autre encore, pilotin congé­dié, ballait dans les musicos du port, où ses bour­rée ne provoquaient pas uniquement les filles ; les mésaventures de ce jeune garde-barrière dont la corne achevait d'endeuillir un morne paysage fau­bourien, commencèrent une nuit que les lèvres de sa maîtresse collées aux siennes l'empêchèrent de signaler un train sournois qui profita de cette négli­gence pour supprimer un vieux couple lamentable ; ce maraud jouait crânement de la truelle et gagnait de beaux salaires, lorsqu'un soir dominical après les libations faites dans tous les cabarets de la région avec cinq goujats de sa trempe, il avisa une gourgandine de la ville, la trouva belle, et la gorge serrée, des chaleurs dans le dos, lui courut sus, aida à démolir le calicot qui l'accompagnait et s'assouvit le premier tandis que ses compagnons la maintenaient attendant leur tour.

Ils passent, vieillis, mais encore reconnaissables, malgré leur long temps de prison et le fallacieux élargissement qui suivit. Forçats libérés voués au vagabondage : finis, brûlés, taris, flétri que la société jugeant l'expiation insuffisante et indélébile le déshonneur, s'obstine à rejeter comme l'estomac vomit l'émétique, comme la mer renvoie les épaves.

Beaucoup ne furent criminels qu'un moment dans un coup de passion ; beaucoup ne furent que malheureux.

Oui, la plupart furent des indolents, les bayeurs, les effarés, les éblouis, les éperdus, au grands yeux humides et visionnaires, qui ne comprennent    rien au monde et à la vie, au code et à la morale, qui ne savent pas ce qu'ils sont venus faire sur cette terre ; entraînés de « gaffe en gaffe » , les faibles, les pas-de-chance, les moutons toujours tondus, les passifs, les exploités, les dupes qui ont coudoyé toutes les scélératesses et sont restés candides comme des enfants ; débonnaires qui ne tueraient pas une mouche ; quoique des escarpes aient associés à leurs entreprises ; viciés mais non vicieux, souffre-douleur autant que souffre-plaisir.

Ils passent, d'autres suivent...

Et les visages me paraissent de plus en plus connus. Je retrouve même dans cette traînée des êtres furtifs et sympathiques qui ne m'apparurent qu'une seule fois, le temps de graver pour toujours leurs traits et leur démarche dans mon souvenir ; des passants dont je n'ai pas même entendu la voix, dont les yeux, n'ont pas seulement rencontré mes regards durant cette conjonction éphémère. Aborderais-je enfin à ce Havre de Grâce où mouillent les voiles inquiètes pleines de souffles haletants, à qui les houles contrariantes de l'océan social ne permirent jamais d'appareiller et de naviguer ensemble ?

Voici le matelot éveillé qui nous promena pendant une lointaine saison en barquette et que je n'ai plus rencontré les étés suivants sur l'estacade, parmi ses camarades empressés et importants... Ce blou­sier me fascina en novembre aux approches du crépuscule par son superbe geste de semeur ; ce pitaud me navra l'âme et me tordit les nerfs, une après-midi de tirage au sort où il gambillait par les rues la casquette fleurie, le teint allumé, les yeux fous, avec d'autres conscrits aussi éméchés que lui ; — j'entrevis cet autre colon à la portière d'un wagon de troisième classe comme les deux trains se croisaient, c'était près d'un viaduc et il y avait dans l'air une odeur d'eau stagnante et une chan­son de hâleur...

Ils sont donc revenus tous ceux que je souhai­tais revoir mêlés à ceux que j'ai pressentis et devinés au point de leur donner la vie de l'art ; ce brunet crépu, n'est-ce pas Kees Doorik, le garçon de ferme affolé de sa fermière jusqu'à étriper le valet que la coquette lui préférait ; et plus loin, larves farouches et ricanantes déambulent les trois frères Mollendras qui chaponnèrent Marcus Tybout, le dégourdi paillard ; et voici venir Kors Davie, qu'ensorcela Rika Let et tous les héros des tragiques kermesses et toutes les belles brutes vautrées dans l'orgie, la chair et le sang.
    
Avec eux il ferait bon vivre encore, même    entre quatre murs, même dans ces préaux lugubres dans ces sordides chauffoirs. Ils t'accueilleraient comme l'un des leurs, comme un frère plus timoré, mais plein de bonnes intentions, eux qui illustrèrent tes romans avec de larges et tranchantes plumes non fendues et de belle encre rouge. Je les appelais, je les faisais surgir dans les rêves ; à présent ils me conjurent à leur tour... à quoi bon résister à leur geste fatidique ? Ne viendrai-je pas échouer ici de par mes affinités, de par mon étoile ; un peu plus tôt ou un peu plus tard inévitablement ? Que ce soit donc aujourd'hui !... Allons emboîte le pas à ces bons artistes... Et hue donc, traînard !

Un jaune rayon de soleil, un rayon humide du couchant, qui affine la mélancolie du tableau, me comprend dans leur procession, m'affilie à ces las-d'aller, m'embrasse avec eux dans sa suprême caresse... J'ai fait deux pas.

Halte là ! me dit le Directeur en me retenant par le bras. Songeriez-vous par hasard à faire dresser votre écrou ?

Il plaisante et je m'efforce de rire de ce quil prend pour une méprise.

Las, ce,sera pour la prochaine fois.
(texte non relu après saisie, 12.VII.07)

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Georges Eekhoud par Emile Verhaeren (1892)

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