Georges Eekhoud
(1854-1927)

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Memorandum
(Nouvelles Kermesses, 1894)


A Eddy Levis.

Mercredi 13 août 1884 (avant midi). Beve­ren, en Waesland, fut notre dernière couchée. De cette claustrale, mais riche et proprette commune qu'animaient, le soir de notre arrivée, par le train d'Anvers à Gand, des tapées de conscrits se ren­dant au dépôt, par le matin une diligence, het Postje, desservant une des régions les plus fertiles de nos Flandres, terres coulantes de blés et de fruits !

Le nombre réglementaire de voyageurs que doit contenir la malle-poste est de huit, nous som­mes six et nous étouffons.

Nos compagnons : 1° une jeune fille, moitié dame, moitié grisette, blonde, pâle. Des plaisanteries sur le véhicule rompent la glace. Elle parle un français de femme de chambre, caquète, raconte, la vie à Saint-Nicolas, son terroir ; s'enhardit même jusqu'à effleurer la question politique... Elle n'en raisonne pas plus mal que le journal du canton ; 2° une grosse dondon, compagne du primo, hom­masse, l'air vilainement peuple, une colporteuse, nous dit-on plus tard ; 3° et 4° une paysanne, en costume campinois, — à la bonne heure — d'âge mûr, physionomie douce, réfléchie, sympathique, et un gamin d'une dizaine d'années, son fils, un collégien poupard, de noir habillé, qu'elle est sans doute allée chercher à la pension.

Au sortir de Beveren, le pays est très fourré à droite et à gauche se prolongent de superbes plantations, des parcs, des vergers, puis s'étendent les polders sous forme de pâturages et de champs cultivés en contre-bas de la route qu'ombragent des ormes plus que centenaires. Des fermes cossues, entretenues comme des gentilhommières, s'éparpil­lent dans ces luxuriantes campagnes et présentent parfois jusqu'à quatre et cinq corps de bâtiments. Malgré leur opulence, elles continuent de s'encapuchonner de mousse pour le plus grand régal de nos yeux.

Une impression de richesse, d'aisance, de santé, de quiétude, se dégage de toute cette nature. Ici on engrange, là-bas on javelle et on gerbe encore. Lieurs, faneurs, botteleurs et batteurs fati­guent courageusement.

Des canaux d'irrigation, artères du polder, entrecoupent les prairies où paissent d'innombra­bles vaches ; souvent, nous apercevons une grosse rougeaude occupée à soulager les pis gonflés d'un lait qui fuse impétueusement dans le seau.

Une couleur d'or, chaude, enveloppe l'étendue à cette heure ; le soir et le matin les brouillards amortissent ces tons de maturité et poudrent d'ar­gent tout ce qui éclate triomphalement au plein soleil. De délicieuses fragrances s'échappent des fenils où s'entassent fauches sur fauches.

Et quel beau sang dans ce pays ! Nous nous faisons cette réflexion presque à chaque tour de roue en rencontrant les paysans à leurs travaux. « Voilà donc ces pignoufs, ces têtes de pipe, ces charrues bien pensantes dont se gobergent complai­samment d'affreux scribes blêmes et ignares ! » Ce ne sont pas non plus les mendiants foireux, mal jambés, sordides, repoussants, que peignent de préférence certains naturalistes qui se représentent le paysan flamand sous les traits des ouvriers d'in­dustries malsaines. Charpentés à grands coups, sans élégance efféminée, renforcés sur la culasse, les reins tordus, le tronc vigoureusement élargi, le biceps arrondi comme un boulet, les joues enlu­minées, les traits avenants, l'œil clair, la mâchoire forte, les cheveux bien plantés : de superbes mâles ! Et leurs compagnes à ces forts ! Faut-il vanter ces belles chairs duvetées, mordues par le soleil friand, où le sang affleure avec une intensité de vin borde­lais ; ces fières poitrines, ces hanches pleines, ces lèvres appelantes, ces yeux dont l'expression ne trompe jamais et qui vous retournent les moelles !

Chaque ferme a son courtil planté de dahlias, de roses trémières et de tournesols. Parfois, au bord d'un champ, oubliés dans un désordre décoratif, les instuments du cultivateur : une herse, une charrue, la faux, le traînoir ; ou encore tiré par d'admirables chevaux un de ces chariots du polder, d'une forme si gracieuse et si originale, chargé des dernières rentrées et qu'escorte, rateau et fourche sur l'épaule, l'armée des aoûterons.

Et encore : un tènement de maisons proprettes, un hameau perdu, un pré où le dimanche les tireurs à la perche du communal dégotent les papegais couronnant le sommet du mât ; — des vergers de pommiers laissant pendre leurs branches disloquées, tirées à quatre, sous la charge des fruits rou­geoyants, que guignent les gamins à travers les échaliers ; — un berger poussant devant lui ses ouailles dispersées par le sillage de notre voiture...

A Calloo, halte de cinq minutes. Le temps de se rafraîchir et de se déraidir. Nous voyageons à l'aube des mouches, comme écrivait Rabelais, et ailleurs qu'à la campagne patriale, nous trouve­rions cette chaleur insoutenable !

Remontés en voiture, nous traversons le pont jeté sur le Melkader, petit affluent de l'Escaut ; nos derniers compagnons, la brave paysanne et son bambin, descendent au Ploeg, hameau de Calloo.

Comme nous passons devant une ferme, le bruit rythmique des fléaux battant l'airée et déjà perçu de loin s'arrête brusquement ; et notre con­ducteur retient ses chevaux.

Une fille, un peu dépoitraillée, la face en sueur, accourt, escalade le talus de la chaussée, et haletante, reçoit une enveloppe des mains du pos­tillon. Elle a pâli, la saine et fraîche enfant, sous son hâle de fruit mûr. Et les travailleurs immobiles, visibles dans le clair obscur de la grange, attendent aussi la nouvelle avec une certaine solennité. Est-ce une lettre du frère, soldat à Anvers ? Peut-être, compromis dans une échauffourée, languit-il en prison à Vilvorde ? Peut-être a-t-il déserté ou gît-il à l'hôpital, malade, blessé à la suite d'un coup de torchon, en danger de mort ? Nous ne le sau­rons jamais. Tandis que rapide, essoufflée, sans oser décacheter encore la missive, la jeune pay­sanne est rentrée dans la ferme, notre voiture pour­suit sa course serpentine et nous laisse à nos hypothèses. Les artistes possèdent la seconde vue et, tous deux, le coeur angoissé, nous jurerions que la nouvelle est mauvaise (1).

Même jour. Étendus sur,la Digue de l'Escaut, au Doel, depuis plusieurs heures, silencieux, nous admirons.

Si jamais je gagne sur mon âme qu'elle aime la vie, la fantasque immortelle m'imposera pour condition de couler cette vie sur les rives natales dont je suis exilé ! Jouissons du présent, trompons l'implacable nostalgie par ce passager retour au pays. Demain, affolé de grand air et d'horizons infinis, je m'aheurterai comme un fauve aux murs de ma prison. Si j'avais attenté le plus grand de tous les crimes, la société ne pourrait me punir plus sévèrement que de la façon dont elle me traite : en ne m'accordant du pain que là où j'en perds le goût. Avec mes angles, mes passions frustes et farouches, me voyez-vous dressé à l'école de la dissimulation ? Plongeons, courbettes, salamalecs, jolis cœurs, sourires au benjoin, coups d'épingle, parfums français, cité de Lilliput où tout est motif à blague et à amusettes ! Pouah !

Étirons nos membres, dilatons-nous la poitrine, sans crainte de mettre les pieds dans un plat de civilités et de loger le poing dans une vanité de baudruche ! Que la nature te béatifie durant quel­ques heures, Ame évictée de ses Sources ! Abs­trais-toi de l'idée du lendemain : pour quelques heures, exulte !...

De grands navires remontent l'Escaut. En face du fort Frédéric ils larguent. Le canot du service de la quarantaine les a accostés, le docteur a pris connaissance des papiers du bord et des lettres de santé ; ceux qui viennent d'Espagne ou d'Orient où le choléra règne à la façon d'un roi de Dahomey, s'arrêteront là durant trois jours. Ils guindent le sinistre pavillon jaune. Personne de l'équipage ni aucun passager ne peut descendre à terre.

Il leur a fallu mouiller. L'ancre grince, des­cend, tire sur la gumène jusqu'à ce que ses pattes aient agrippé le fond. Depuis, les Léviatans sta­tionnent immobiles, silencieux, les feux éteints, la cheminée dépouillée de son long panache de fumée, en vue du port auquel aspirent, qu'appellent depuis de longs jours, leurs voyageurs impatients. Sans sa toison de fumée un vapeur désole comme une beauté chauve.

Tenez, à l'aide de mes jumelles, je viens d'apercevoir sur le pont, penchée au bastingage, et contemplant le cours somnolent du fleuve, une passagère habillée de noir, jeune, délicate, annon­chalie. Vient-elle, éprouvée par l'exil, demander à l'air natal de fermer ses blessures, ou, étrangère, veut-elle essayer d'une transplantation pour oublier une patrie ingrate ?...

Le baes de la patriarcale auberge où nous dînâmes  tout à l'heure et où nous gîterons à la paysanne — délices ! — dans ces alcôves bizarres, propres comme un autel, en retrait dans le mur, le baes nous a avertis que l'annonce de l'entrée d'un grand trois-mâts dans l'Escaut a attiré une horde de signors au Doel.

Ces signors sont les agents, les commissionnai­res des industriels de toutes sortes qui provignent à Anvers avec plus de facilité que dans les autres grands ports et vivent du marin comme les poux du cuir chevelu : logeurs, victuailliers, embau­cheurs, tenanciers de mauvais lieux.

Généralement les patrons ne valent pas lourd : quant à leurs satellites, ce sont de francs drôles Portefaix sans ouvrage, ribleurs, rôdeurs de quai, aides-bateliers, mousses, pilotins en rupture d'engagement, d'affreux bonshommes rusés comme des félins, insinuants comme des filles.

En attendant que les mâts du vaisseau poin­tent du côté de Bath, les plus avisés roupillent couchés sur la Digue, croupe en l'air, les mains jointes sur la nuque ; d'autres baguenaudent, se chamaillent, barbotent, jambes nues, dans la vase et en sortent comme chaussés d'un noir cothur­ne. (2)

D'aucuns luttent à main plate, se collètent, se daubent, roulent dans l'herbe, enchevêtrés, comme un nœud de vipérions. Un grand flandrin, entrepris par un mousse éveillé, s'effondre complaisamment­ et feint de geindre et de supplier, tandis que ce dégourdi lui appuie le genou sur la poitrine.

Mon compagnon venant à déballer son attirail dans l'intention de prendre à l'aquarelle une vue du fleuve, c'en est assez pour que cette gueusaille s'amasse autour de nous.

Sous la large visière de leur casquette marine ce sont des têtes bretaudées, polissonnes, jolies mais vicieuses, qui nous dévisagent et chuchotent et s'esclaffent derrière nous, d'un rire mal étouffé, jusqu'à ce qu'un grand leur impose silence par un juron, un geste comminatoire ou une bourrade.

Les plus minuscules, des enfants, chargent déjà gravement d'énormes fourneaux de pipe, et fument les mains en poche, en se dandinant comme de vieux loups de mer. Quelques-uns, moroses, ont l'air abalourdi, précoce, défloré par des frasques, les coups de garcette et la crapule.

L'approche du trois-mâts, qu'un petit steamer du pilotage traîne en ouaiche, nous délivre de cette nuée de crapoussins que j'avoue prêter un charme malsain de plus à cette atmosphère de lazaret. Et en fait d'aquarelle je n'eusse pas été fâché d'em­porter un croquis de ces jeunes cyniques. Mais mon aquarelliste ne peint que la nature normale et les honnêtes gens !

Les dormeurs se relèvent. Tous avec des cris et des jurons variés, courent à la petite crique, port du Doel, qui sert de refuge aux bateaux de pêche. Quelques secondes après, une véritable flot­tille de canots, montés par ces pirates, se détache de la rive et nage à toutes rames à la rencontre de leur proie. Rythmiques et mélodieuses, des gouttes diamentées s'égrènent des pales à chaque coup d'aviron. Force est toutefois aux ruffians d'accor­der la préséance à la patache de la quarantaine.

Après les formalités légales, le navire étant autorisé à continuer son voyage vers Anvers, nos écumeurs espèrent qu'on va les accueillir à bord et accepter leurs propositions et écouter leurs boni­ments, et se prêter à leurs câlineries perfides.

Mais il faut croire que les matelots commen­cent à se défier ou que leurs chefs se défient pour eux, car aucun waartkapoen (capon de rivière, pourrait-on traduire) n'est admis à grimper sur le pont.

Le grand vaisseau dédaigneux poursuit sa cour­se majestueuse, tandis que tenaces, enragées, les pirogues de nos louches entremetteurs le harcèlent de cris, d'offres, de promesses, voire de menaces argotiques.

Sans doute l'escadrille importune lui fera es­corte jusque dans les bassins d'Anvers, car nous ne les voyons plus revenir, ce dont mon aquarelliste ne se plaindra pas...

Quelques pêcheuses du Doel se risquent main­tenant à descendre la berme et à venir aiguayer les nippes du ménage. Leur aigre glapissement de commère succède au rogomme des pilotins. A son tour cette théorie de lavandières s'éclipse.

Le soir tombe. Un grand calme descend, on n'entend que le clapotement de l'eau, la chanson lointaine des matelots de quart sur les steamers immobiles ou les cris d'un courlis dans les roseaux. Une balsamique senteur de marine, de varech et de goémon, charge les fraîches bouffées de la brise nocturne. Le moulin à vent met en rotation ses ailes longtemps paresseuses. Les feux colorés s'allument dans les mâts des steamers et sur les deux rives ; et les astres d'abord très pâles, très nébuleux, s'avivent à mesure que la nuit resserre les mailles de ses filets.

En regagnant l'auberge, il me prend des envies de rimer un sonnet en l'honneur des étoiles ; mais j'ai mieux fait que versifier, j'ai vécu de la poésie aujourd'hui, et je n'accouche que de ce méchant tercet :

Avec leur persistance et leur sérénité
Ressemblent, à travers le firmament lacté,
Aux yeux de l'Infini qui surveillent les Ames.


(1) Voir dans la « Nouvelle Carthage », « Contumace ».
(2) Voir dans la « Nouvelle Carthage », « Les Runners ».

(texte non relu après saisie, 12.VII.07)

Image agrandie (157 ko)

Georges Eekhoud par Emile Verhaeren (1892)

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