Georges Eekhoud
(1854-1927)

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Blanchelive... Blanchelivette !

(Cycle Patibulaire, 2ème série, 1895)


Les passants bien-aimés
qui ne repassent plus.
G. E.

Après une nuit de cruelle insomnie mal combattue ou plutôt exaspérée par la lecture trop irritante et trop évocative d'un procès de jeunes violateurs, et surtout par l'obsé­dante chanson au moyen de laquelle ils se ralliaient :

« Blanchelive Blanchelivette, quand voudras-tu m'aimer ?
— Quand de tes doigts saigneux me feras un collier. »

et que je m'étais chantée au rythme tour à tour précipité et traînard de la fièvre, — au saut du lit, avide d'air respirable, de sérénité, d'un changement de scène, voulant secouer la hantise de ces révélations criminelles, je m'enfuis tout d'une traite vers un grand parc dans la banlieue.

Je jouai vraiment de malheur. Autant chercher le frais dans une serre chaude, dans une cloche à plongeur descendue au fond d'un océan en ébullition. O ce ciel bas, oppresseur comme un couvercle de plomb ! Tout ce vert sous ce gris. Ce vert-de-gris ! Et les arbres convertis en essences tropi­cales, en épices arborescentes ! Les lilas puant la vanille et même la drogue d'hôpital ! Et la symphonie furieuse, stridente, d'oi­seaux éperdus pressentant le danger...

Ne sachant à quelle cause attribuer les paniques de ce petit peuple, j'allais pénétrer dans un bouquet de frènes. Un craquement, suivi de la chute d'un objet pesant, se pro­duit dans les branches.

Aussitôt un être furtif et fringant débuche du bouquet d'arbres et se campe, moite, lubrifié, dans l'évaporation opaline de la rosée :

La dégaîne et la mine d'un apprenti sans atelier, d'un jeune batteur d'estrades, d'un dénicheur d'oiseaux. Dix-huit ans tout au plus. Les cheveux courts et drus avançant sur un front bas, et tirant sur le pelage de la loutre, un de ces teints basanés ragoûtants comme le pain de seigle, de grands yeux mordorés frangés de longs cils, le regard veloureux et magnétique ; le nez busqué aux ailes mobiles, aux narines frétillantes ; la bouche vineuse et friande, une ombre de moustache, le menton imberbe et carré, les pommettes saillantes (les zygomes prononcés diraient les signalements criminalistes), les oreilles menues et bien ourlées quoique magisters et patrons, sans parler des geôliers, les aient mises à de cuisantes épreuves ; le corps admirablement découplé, harmo­nieux, membru, cambré, et que ne déparent pas, au contraire, des guenilles à la coupe aventurière, trouées en main endroit, mous­sues, roussâtres, râpées comme les vieux troncs d'arbres auxquels il vient de grimper.

En le considérant de plus près, je ne constate qu'une seule difformité : les mains énormes, toutes rouges, d'une musculature effrayante avec ce pouce démesurément long que Lombroso attribue aux assassins de profession.

Lui aussi me dévisage et me scrute longue­ment :

— Encore un de ces bourgeois, de ces puants qui ne nous toucheraient pas avec des pincettes ! dut-il marronner entre ses dents, furieux d'être dérangé, l'air à la fois effronté et sournois dans lequel il y avait de l'hési­tation du fauve qui détaille sa proie avant de l'attaquer.

La confrontation m'intéresse et m'irrite.

Nous finissons cependant par déambuler chacun de notre côté, moi, presque contrarié, je l'avoue, d'avoir donné, si mal à propos, l'alarme à cet avenant polisson.

Rassuré quant à mes dispositions, ne me trouvant sans doute pas la figure d'un espion ou d'un délateur, il se mit en devoir de reprendre sa tâche prohibée et je le vis s'enfoncer sous les ombrages, pleinement désinvolte, la hanche roulante, les mains en poches, la culotte très sanglée, la casquette sur l'oreille, un peu tortu, un peu claudicant, mais si peu, juste assez pour le rehausser d'un condiment de plus.

Il se retourna, me cria, en flamand, d'une voix rêche à laquelle la raucité prêtait l'âcre saveur des pommes vertes, une gravelure de forçat, et me tira narquoisement sa casquette.

— Bon ! Manciniste par-dessus le marché ! me dis-je en constatant qu'il m'avait salué de la main gauche. Une autre présomption que le médecin-légiste établirait contre lui ! Mais moi-même ne suis-je pas gaucher et de plus, ultra-sensible à l'aimant, à l'atmosphère et aux parfums ? Et ne sont-ce point là autant de caractéristiques morbides, au dire des physiologistes ? ajoutai-je pour excuser le gaillard.

Lui, après cette bravade, se mit à siffloter un refrain appris sans doute dans l'une ou l'autre colonie pénitentiaire. Coïncidence étrange, cet air, maintenu dans le mode mineur comme toutes les chansons de gueux, s'adaptait exactement aux paroles qui m'avaient obsédé durant la nuit :

« Blanchelive Blanchelivette, quand voudras-tu m'aimer ?
— Quand de tes doigts saigneux me feras un collier. »

Après quelques circuits dans le parc, je fus pris de l'envie de me rapprocher du siffleur.

En regagnant le bosquet où je l'avais rencontré, j'aperçus sur un banc, non loin de là, une femme blonde, d'une quarantaine d'années, de physionomie agréable et même distinguée, mise avec une extrême élégance.

Les bestioles criaillant et s'égosillant de plus belle m'avaient averti déjà que le gar­nement n'avait pas encore renoncé à les traquer. Je le découvris, à l'affût au pied des arbres. La survenue et le voisinage de la dame l'empêchaient sans doute de regrimper dans les branches, mais il épiait, d'en bas, les pinsons sautillant de ramure en ramure, et il n'attendait que le départ de cette gêneuse pour opérer le rapt des tièdes couvées. Et c'est qu'ils pépiaient les oisillons comme si les doigts du dénicheur les eussent déjà palpés !

Celui-ci gardait pourtant ses terribles mains d'étrangleur dans ses poches, et, le nez en l'air, tout en observant les ébats de ses futures victimes, continuait de siffler sa dolente complainte, la mélodie — je l'aurais juré à présent — des patibulaires paroles qui ne cessaient de tournailler dans ma tête, comme d'autres oiseaux affolés !

Je stationnais à un endroit d'où je pouvais observer, sans être aperçu, le manège de l'oiseleur ; plutôt que de l'interrompre une nouvelle fois, j'aurais même donné gros pour le voir à l'œuvre, et j'étais prêt à maudire, autant que lui, la dame pourtant si belle et si distinguée. Je la croyais absorbée de plus en plus dans la contemplation de la seigneu­riale pelouse s'étalant devant elle entre des marmenteaux deux fois centenaires, lorsque, regardant de son côté, je constatai qu'elle aussi s'occupait moins du paysage que des manoeuvres du jeune braconnier. Et j'en vins, malignement, à entrevoir une mysté­rieuse et insolite corrélation entre ces deux êtres créés, par la société sinon par la nature, pour se repousser avec haine et mépris, placés à l'antipode l'un de l'autre, aux deux bouts de l'échelle, séparés par un infini de privilèges et de conventions ! Au lieu de se dissiper, ce soupçon vraiment biscornu se fortifia de plus en plus. Grâce à la surexci­tation de mes nerfs, je me découvris une force d'intuition presque désespérante.

Sans qu'il eût l'air de s'en douter, ce charmeur de pinsons était bel et bien en train de fasciner et de troubler, jusqu'au tréfonds de la conscience, cette femme riche, mondaine, occupant, certes, une haute position sociale. Bientôt je fus même intimement convaincu que c'était malgré lui que le luron débraillé excitait l'attention intense de cette hautaine promeneuse. Aussi extraordinaire que paraisse ce phénomène, le gars ignorait absolument la perturbation qu'il causait, lui, le maraud surflétri, en cette aristocratique et considérable personne. Pourtant le gaillard n'en était pas à sa première aventure galante. Il n'avait pas même toujours attendu qu'on lui fît des avances. Il pratiquait tous les genres d'effractions ! Le soir, avec quatre nerveux bougres de sa trempe, elle y aurait certes passé, la bagasse ! Ils se seraient assouvis à tour de rôle Mais s'imaginer qu'elle le convoitait, qu'elle se donnerait volontiers à lui, là, en plein jour, qu'elle brûlait de se pâmer entre ses bras ! Non, malgré sa fatuité de jeune souteneur, il était loin de s'attribuer des appas tellement irré­sistibles !

Aussi, ne s'arrêtait-il pas un instant à l'idée d'interrompre sa chasse aux pinsons pour palper et plumer une proie plus dodue et plus tendre. Et ses beaux yeux de violateur et de vagabond, des yeux fugaces et cha­toyants comme le vent, l'onde et les nuages, de ces yeux où se mire la poésie héroïque, des grands chemins, ne cessaient d'enve­lopper les battements d'ailes dans la couronne des futaies, ou s'il coulait à la dérobée un regard vers la bourgeoise, celui-ci n'était rien moins que langoureux et cajoleur.

Au diable les promeneurs et surtout les promeneuses ! Impossible de rien attraper ce matin. Il fallait en prendre son parti. S'il en profitait pour « battre une flemme » ? Lui aussi n'avait dormi que d'un seul œil à la façon des chiens errants guettés par la fourrière. Il tira une pipette de sa poche, se mit à la bourrer en dardant des regards rancu­neux et dépités vers l'importune flâneuse, et, haussant les épaules, résigné, il se dirigea vers un banc voisin sur lequel il se laissa tomber avec un soupir de béatitude.

Il frotte l'allumette à sa cuisse, met le feu au tabac, s'entoure voluptueusement d'un âcre nuage, puis, de plus en plus indolent, il se renverse, s'allonge, se couche alterna­tivement sur le ventre et sur le flanc, étire et replie les jambes, entrechoque ses souliers éculés, sifflote une dernière fois sa poignante chanson, tire une lente et finale bouffée de sa pipe, et la casquette sur les yeux pour ne pas être incommodé par la lumière, il se vautre dans un sommeil quasi bestial.

Moi, de plus en plus accaparé, requis par cette scène, en même temps que je surveillais les gestes de l'oiseleur, j'analysais le tempé­rament et pénétrais l'âme de la dame. Jusqu'à présent ostensiblement, son atten­tion se partageait entre le paysage et le jeune rôdeur. Lorsqu'il fut bien endormi, je la vis se lever comme à grand'peine et s'acheminer lentement vers lui.

Ses dehors gardaient en ce moment même toute la sérénité, toute la noblesse de la vertu, une souveraine distinction native enrichie des accomplissements de l'éduca­tion ; j'étais fou, j'étais sacrilège, je blasphé­mais en lui attribuant un seul instant le moindre goût pour ce dépenaillé couvert de totales souillures, pour cet opprobre incarné, pour ce dépravé et criminel adolescent, ce pouilleux de bonne mine, ce frétillant nour­rain des funestes viviers.

Eh bien, en ce moment même, sous sa cuirasse adamantine de superbe et de majesté, je déchiffrai en cette femme, la pire, la plus dévergondée des tentations, mais aussi une telle lutte, une telle souffrance, un si épouvantable martyre que je n'eusse pas souhaité pareil supplice à une marâtre assassine et que loin d'arracher la pécheresse à sa perverse contemplation, j'aurais voulu la pousser dans les bras de son abject bien-aimé, et me faire l'entremetteur de cette patricienne et de ce larron. La frénésie de ses postulations, la ferveur de son culte, les rites inouïs qu'elle se suggérait, auraient pu se traduire par ce discours :

« Je te veux à n'importe quel prix, en payant même de ma vie, de mon salut, de tout espoir et de tout rêve, le délire de cette possession ! Après toi, rien qui vaille ! La race dont tu sors, mon copieux réfractaire, disparaîtra sans retour ! La terre sera cou­verte d'usines et peuplée de manœuvres. Les implacables industries, les philanthropies énervantes nous auront tué nos beaux gars d'exception, fils de la sainte Aventure et du divin Imprévu !

» D'ailleurs, les jours de la planète sont comptés et l'univers se meurt de mensonge. Moi, du moins, avant de mourir, pousserai la sincérité jusqu'au scandale !

» Si tu savais, mon amant absolu, ma Grâce, mon Salut, dont l'ordre, le code, la vertu rectiligne proscrivent l'existence et la personne asymétriques ; si tu savais depuis çombien de temps je languis et me consume,

— je te le demande un peu, par respect pour qui et de quoi ! — ce que les nostalgies m'ont étreint le cœur à le fracasser, et cela surtout aux heures panthéistes, aux époques climatériques où la nature se dévergonde fatalement, où elle rutile tapageuse et inas­souvie comme une ménade... O ne te fâche pas, puisque tu n'eus jamais de rival, jamais de précurseur, puisque je n'ai jamais péché que par l'espérance, dans l'attente du pitoyable Messie des Possédés.

» Des nuits, à la fenêtre, je sanglotais, enviant les explosions de la tempête. Les nuages se cherchaient comme des lèvres, entrechoquaient leurs croupes et leurs mamelles, et le tonnerre des baisers prolon­geait le spasme des éclairs ! En ces heures tellement lascives que les cratères éteints rentrent en éruption et que les Cordillères volcaniques avivent leur rouge crête de coq ; moi, je parvenais à refluer mes laves, tant je te souhaitais à l'exclusion de tout autre !

» Partons, nous nous aimerons, jusqu'à l'aube prochaine, sur un grabat, le tien, ô bienfaisant malfaiteur ! Dans une pouillerie, dans une soupente de tapis-franc ! Je goûte les plis et la patine dont les guenilles bouca­nent ton corps ; elles lui font un fauve et croustilleux pelage, leur couleur saurette s'harmonise avec ta personne errante et galopée, ces haillons sont trop imprégnés de toi pour que j'en évite le frôlement et que je répugne à leur fumet sauvage ! Mais, écarte pour cette fois l'inséparable et plastique défroque, car d'autant plus douce à ton égard que tu as été flétrie et foulée, ô victime, je veux oindre à mes papilles les meurtrissures des menottes, des poucettes, des ceps et des camisoles de force que t'infligèrent les poli­ciers et la chiourme ; te venger, à force de samaritaines caresses, de leurs infâmes et outrageantes mensurations, du joug abomi­nable de la toise, de leurs attouchements cyniques et glacés, de leurs rudes et cris­pantes manipulations ; épeler aux accidents, de ta chair, les tatouages, hiéroglyphes de tes stupres, et les déclarations, plus effrénées encore, dont te lardèrent à coups de couteau, des partenaires exigeants et jaloux !

» O toi l'homme numéroté, l'étalon des haras stériles, l'innocent farci de gros casiers judiciaires, toi qu'on surnomme mais qu'on ne nomme pas, souffre-plaisir, flore des préaux, éphèbe des chambrées, fétiche des chauffoirs, les mornes Othellos t'écrivaient-ils, avec leur sang, des lettres aussi jacula­toires que mon cantique, ô Desdémon ?

» Viens, je serai ta femelle expiatoire, ton instrument de représailles, ton amour rédempteur, ton extrême-onction !

» Comme nous commettrons pourtant un crime aux yeux des magistrats, un sacrilège aux yeux des prêtres, nous mourrons à la première alerte, avant l'arrivée des gendar­mes et les indiscrétions des juges, et nous irons voir dans l'autre monde si les vrais dieux entretiennent autant de préjugés que les hommes !

» C'est convenu. Tu m'étrangleras après. Et de tes doigts saigneux me feras un collier !

» O nous éperdre dans l'éternité comme un météore dans les vertiges du firmament ! Mourir l'âme inhalée par la tienne, mon souffle fondu dans ton haleine, mon regard, ma lumière agonisant dans l'infini de tes yeux tragiques ! N'avoir rien qui ne soit à toi !... N'être rien qu'à toi !... Ne plus être que toi !... Enfer de salut ! »

Et voilà ce que commettrait, ce que forferait l'épouse rassise et conventionnellement impeccable.

A ce discours effroyable comme une con­fession, ce discours latent que je lus de loin en traits de feu dans les ténèbres de sa conscience, je me portai au secours de la misérable femme ; il y allait de sa vie, il fallait coûte que coûte leur faire consommer cette union incompatible, et ma pitié était telle que j'étais prêt à légitimer cette exécra­ble passion, au besoin à m'en rendre complice.

Je n'étais pas à bout de prodiges :

Lâcheté ! Courage ! Qui oserait se pro­noncer ? Mais, certes, surhumain, sublime, l'effort de dissimulation qu'elle fit à mon approche. Retrouvant ses plus grands airs, à la foi indifférente et impérieuse, ce fut ellequi nt à moi et me dit, de sa vraie voix à présent :

« Un bien joli parc, Monsieur, mais infesté de méchants gamins qui s'en prennent aux oiseaux en attendant l'occasion de s'attaquer aux promeneuses ! »

Et elle passa outre, me laissant foudroyé par ce mensonge !

Plus que jamais droite, officielle, voire sacerdotale, elle s'éloigna pour de bon cette fois, se donnant complètement le change, réconciliée avec sa conscience par cette délation, ce reniement à la saint Pierre doublé d'une félonie à la Judas...

Car elle ne se retourna même pas pour voir le galbeux oiseleur, réveillé en sursaut sous des poignes brutales et familières, — s'effarer, panteler, gémir, se débattre, aux prises avec une escouade de policiers qui le recher­chaient depuis la veille et allaient le réinté­grer dans la grande volière de Merxplas.

(texte non relu après saisie, 08.X.07)

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Georges Eekhoud par Emile Verhaeren (1892)

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