Georges Eekhoud
(1854-1927)

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La bonne leçon

(Cycle Patibulaire, 2ème série, 1895)

A Alfred Vallette.

La jeune institutrice très pâle de visage à cause d'une âme surilluminée, a suspendu sa leçon, durant l'accablante après-midi ita­lienne, dans la petite classe des tout jeunes enfants à Motta-Visconti.

Par les fenêtres ouvertes auxquelles une brise dérisoire enfle de temps en temps le store mi-baissé comme le jabot d'un pigeon qui se rengorge, s'aperçoit le pays vert et fertile, au pied de l'Apennin, avec d'abord la crayeuse rue villageoise se prolongeant en une avenue de peupliers entre lesquels, se continuant l'une dans l'autre, les moissons sous des lignes de mûriers alternent avec de minces sarments de vignes dont la lumière crue blanchit les petites feuilles. Et c'est le blé et le raisin, et aussi la soie ; la denrée de luxe, voisinant avec le pain qui devrait être à tous, avec ce vin qui devrait aussi réconforter tous les hommes et leur permettre de communier toujours sous les deux espèces ! La soie, qui la connaît autrement que dans les magnaneries, à Motta-Visconti !..
 
Déguenillés, pour tous vêtements la che­mise bistre, la culotte roussie et très à jour, soutenue par des bretelles dépareillées, pieds nus, les petiots sommeillent sur leur abécé­daire dans de jolies poses repliées, avec des moues, des sourires plein leurs grosses lèvres auxquelles viennent butiner les caresses des rêves. Des tignasses bouclées ou broussailleuses et des joues potelées s'ap­puient sur de petits bras gourds et gras, - des joues que hâle la poussière et que carmine le sang neuf. Et c'est un chucho­tement des respirations fortes que berce le bourdonnement des grosses mouches bleues...

L'institutrice, la pauvre, à l'âme bonne et passionnée, profite de cette trêve pour rimer des chansons douces et pitoyables. Cette atmosphère des miséreux en fleur, des enfançons de parias lui inspire des choses  compatissantes et navrées, et ce premier âge du serf rural, ces germes d'humanité taillable et corvéable l'induisent en de dou­loureux attendrissements, car elle songe à ce qui devrait être et à ce qui ne sera pas encore pour tous ces êtres si neufs et si candides.

Elle s'apitoie, touchante et maternelle, caressant pour tous ces garçonnets des rêves de quiétude et de soleil.

Que n'est-elle la fée aux dons magiques pouvant conjurer les destins et faire pleuvoir sur ces têtes la joie, la sérénité, les illusions et les tendresses, que ne peut-elle leur assurer comme aux simples fleurs des prai­ries les sucs vivifiants pour entretenir et épanouir le velouté et la fraîcheur de leurs gracieux visages ! Elle sait ce qui leur manque déjà dès le seuil de la vie, elle sait les privations plus dures encore qui vont
suivre, elle sait l'iniquité et l'opprobre qui les guettent.

Ah ! ne pouvoir en rien désarmer la misère fatale, assurer toute cette jolie pousse humaine contre les bûcherons et les faneurs industriels, n'être que la pauvre poétesse apitoyée et dolente, qui les aime bien mais qui n'a rien à leur donner que ses larmes et ses vers de charité...

Ses rimes gracieuses humectent le papier blanc comme les pleurs son mouchoir. Elle se prend à scruter l'avenir de ces écoliers : « Pauvres fleurs d'épine, rossignols de la chaumière, que seront-ils dans dix ans ? Vils ou pervers, conteurs de bourdes, patients manœuvres ou coupeurs de bourses, galé­riens soumis de l'atelier ou subversifs ouvriers des prisons. Où les reverra-t-elle, à la caserne, à l'hôpital, à la morgue, au bagne, à l'échafaud ?... »

Fi, quelles perspectives sinistres vient-elle d'évoquer là ! Généralement les poèmes de la bonne institutrice sont des aspirations et des désirs ; elle essuie les larmes sans songer à flétrir ceux qui les font couler ; elle panse les plaies et les blessures des victimes sans se retourner contre les bourreaux !

Aujourd'hui plus âcre est son inspiration et son vers revêt une sorte de colère ; de l'impatience se mêle à son évangélisme. Un trouble anormal l'envahit ! « Italie, Italie, ne seras-tu toujours qu'une mère aux mamelles taries pour les milliers d'enfants qui eussent enthousiasmé tes divins poètes et tes artistes créateurs ! Que deviendront-ils, ceux-ci, les petiots, que je choie, ceux à qui j'apprends à lire, que je couve de mon mieux et le plus longtemps possible sous mes ailes ? Liront-ils encore plus tard ? Et quels livres ? A quels éducateurs iront-ils ? Devenus adolescents, jeunes hommes, ne rencontreront-ils toujours que des maîtres, des corsaires et des rapaces pour convertir toute leur force, leur sève, leur énergie, leur généreuse expansion en sordides machines à gagner de l'argent ? Quoi ! la noble terre italienne ne produira-t-elle jamais que des ilotes résignés ? Quoi ! pas un mâle, pas un homme libre, pas un révolté, pas un transfuge du travail inique, pas un rédempteur éprouvant la sublime folie du sacrifice et qui, tandis que tous se figent et se stéréotypent dans des œuvres de servage, ferait un geste de délivrance, pas un qui, fatigué de ployer l'échine, se redresse et frappe à son tour, oui, qui aille jusqu'à tuer... »

Ciel ! Quelles lignes incendiaires ose-t-elle bien tracer, la simple et faible femme ! Déci­dément elle n'écrira rien qui vaille aujour­d'hui ! Et elle reporte ses yeux de son manuscrit vitrioleur sur ce joli parterre de flore enfantine. O candeur, ô parfaite insou­ciance ! Comment a-t-elle pu évoquer con­jonctures si ténébreuses en présence de cette aube en chair...

O c'est mal ce qu'elle allait faire là ? Vierge morose, trop imaginative, pourquoi n'en­gendre-t-elle aussi des enfants ! Elle ne con­cevrait pas alors pareilles chimères et pa­reilles larves ! Du moins apprendrait-elle par l'instinct impérieux des ardeurs charnelles, ce que veut la nature, la vie élémentaire ; elle serait édifiée, sans phrases et sans spéculations, sur le simple pourquoi de notre existence, de notre passage ici ! Que ne pense-t-elle à autre chose ? A quoi bon vivre dans l'avenir. Le devoir n'embrasse que l'heure présente et le moment immédiat. Pourquoi rêver, triste, trop songeuse fille pauvre ; il est si simple de vivre... enfant, amante et mère, et de finir sans avoir ruminé des destins et des lois autres que ceux consentis par le nombre et la société.

Ah! coeur trop tendu, désarme, désarme! Il est sacrilège, c'est tenter l'inconnu que de songer trop obstinément à la misère et à la mort, devant ces bambins, cette tiède couvée... Oh! redoute que par tes incanta­tions lyriques tu n'appelles des sorts et des maléfices sur ces têtes mignonnes auxquelles tu aurais voulu dispenser les dons provi­dentiels !

Aussi, la voilà qui, bonne et mystique, se met à prier en arrêtant ses yeux visionnaires sur l'un des marmots, précisément le plus gentil de la classe. Il repose, souriant chérubin aux longs cils d'or ; sa menotte presse d'un geste volontaire la jambette ébréchée au moyen de laquelle il tailla son crayon, et ses lèvres un peu grosses, mais si rouges, comme toutes celles des Transalpins, s'avan­cent en la jolie moue d'un lutin à qui on voudrait enlever un jouet.

Certes, il est le plus mignon de tous, si charnu, si rosé, mais aussi le plus pauvre d'entre ces pauvres ! Enfant pensif et taci­turne avec de subits accès de babil et de turbulence, un brin fantasque et volontaire, souvent malgré la douceur et la caressante tutelle de l'institutrice, il déserte l'école pour aller battre les chemins, très loin. Sans doute rêve-t-il à présent de maraudes par les mûriers et d'une ample cueillette de pêches et d'abricots. L'institutrice s'est attachée à ce galopin qui aurait l'air d'être fait de marbre rose si, le plus souvent, la crasse ne le pati­nait comme un bronze de Donatello. Et voilà qu'elle songe, non sans mélancolie, aux dix ans du petit qui sonneront l'été prochain, moment que ses parents, d'infimes journaliers, choisiront pour l'envoyer à Milan, comme apprenti boulanger... Attendrie elle se répète le nom du gracieux dormeur, et ce nom même, Santo, est une prière, capable d'éloigner les suggestions périlleuses et impies auxquelles elle s'abandonnait tout à l'heure.

« Ah, prie la bonne âme, que celui-ci, mon Dieu, ne connaisse point là-bas les corruptions, les souillures et les empoisonne­ments des vilains métiers ! Défends ta géné­reuse plante, ô nature, contre le souffle de l'atelier ! Que la fièvre urbaine ne flétrisse par ses joues et ne leur enlève cet inappré­ciable velouté des pêches mûrissantes dans lesquelles il enfonce des quenottes presque fratricides ! »

Et elle songe : « Hier encore, à la pro­cession de la Fête-Dieu, c'est lui, Santo, qui était joli à croquer, en petit saint jean-Baptiste : la peau de mouton rejetée sur l'épaule, avec sa chemisette bleue bordée d'or, ses jambes nues et potelées, ses cheveux bouclés, sa croix d'or en guise de houlette et tenant en laisse l'agneau tout blanc et docile. Il marchait dans la procession, ce Santo, mignon et presque eucharistique ! Que l'encens embaumait et que les cierges étaient blancs ! Quelques-uns étaient enru­bannés de rouge et des corbeilles de roses saignaient sous les flèches du soleil ! Des hymnes doux comme le miel balsamiaient cette matinée de prières. O les musiques suaves, énervantes tout de même ! Et les manants, les serfs t'applaudissaient du coeur, petit Santo, comme un morceau de leur chair angélisée et de leur rude cuir de peinard transformé en viande du Seigneur ! Et les mères heureuses, un tantinet jalouses, s'atten­drissaient sur toi, pleurant presque, et en te voyant passer, agenouillées, leurs pou­pons sur les bras, elles embrassaient dévo­tement et avec un peu de fièvre ces bambins en les rêvant déjà béatifiés, petits saints d'un jour, Santo, comme toi ! Agnus Dei gui tollis peccata mundi ! Agneau de Dieu qui rachète les péchés du monde ! Pauvre petit, où seras-tu dans dix ans ? A la caserne, à l'hôpital ? Dans quelle procession figureras-tu encore, à quel pas plus triste que la plupart des processions de ce monde marcheras-tu ?... Non, arrête... »

Encore ces vilaines appréhensions. C'est cependant ici le dernier endroit où devraient lui venir pareilles inquiétudes. Est-ce l'étouffante chaleur qui distille ces présages sinistres ? Et dans ces limbes pourquoi épandre des giries et des épouvantes purga­toriales ? Quelle insolite angoisse la prend au sujet de l'écolier endormi : « Santo, qu'as-tu fait ? Parle, qu'as-tu envie de faire ? Dis-le moi vite ! »

C'est en vain qu'elle évoque la paisible procession de la veille pour chasser le reflux des images véhémentes et funèbres. Ses pressentiments ressemblent au frisson poé­tique des sibylles sur le trépied. Ce qu'elle prétend revoir et se rappeler se déforme, se travestit en des visions qui n'ont plus rien de commun avec ses souvenirs. Ainsi le pieux cortège tourne en un défilé houleux et sombre d'une foule qui trépigne sur place ou qui chasse comme la tourmente.

Devant l'institutrice ébahie, surgit un grand garçon de vingt ans, les épaules larges, les mains fortes, solide et décidé par la carrure, imberbe, blond, au teint d'ambre pâle et d'oeillet rose avifié aux pommettes un peu saillantes, aux yeux extatiques, pres­que effarés, aux traits gracieux et solennisés comme par une latente tragédie, un imper­ceptible duvet couvrant sa lèvre supérieure, les allures - se dit la voyante - d'un conscrit dépaysé et ahuri qui viendrait de passer sous les ciseaux du perruquier, ou mieux, non, pis encore, d'un prisonnier qu'on toise et qu'on mensure dans l'anti­chambre des cachots et qui somnambulique regarde derrière lui, du rouge, devant lui, du rouge encore... Il porte, sur le tricot du gindre, un bourgeron gris flottant; la cas­quette de toile blanche à visière plate un peu relevée, à la marine, emprisonne mal ses luxuriants frisons, et une cravate bleu pâle s'ajuste au collet très échancré de son jersey. Une halte, une accalmie de la foule volca­nique et strépitante, dont il représente le centre, le foyer d'intérêt, le campe - est-ce durant une seconde ou moins ? - devant la rimeuse hypnotisée. Embarrassé de ses mains, les bras ballants, il profère à voix basse, presque en chuchotant, pour elle seule : « Me reconnais-tu ? Non ? Je suis cependant un des tiens, je suis ce révolté, ce rédempteur que tu souhaites... Regarde-moi bien ! »

Elle veut protester, mais, comme pendant les cauchemars, un poing lui noue la gorge et elle le dévisage, médusée par son impé­rieuse douceur, par le sourire mélancolique et de plus en plus ambigu qui affleure à ses lèvres presque trop grosses, mais si rouges, ces lèvres italiennes appétissantes et copieu­ses, par la magnétique caresse de ses prunelles d'un bleu de violette de Parme, des prunelles qui enchérissent encore sur l'éperdue bonté de la bouche.

Et la voix susurrante et infléchie joue du coeur de la voyante comme d'une lyre voilée de crêpe : « Tu me crois un paisible gars, un peu mol, un peu lendore, musard, baguenaudier, amusé d'un rien, cueillant les jolies filles comme autrefois les abricots et les mûres aux espaliers du préfet, boudant la boutique et le fournil, toujours comme autre­fois j'éludais tes pourtant si tièdes leçons, ô grande soeur ! Tu me crois de ceux qui s'attardent et qui s'oublient, pâmés, en proie à quelque gouge experte habile à déniaiser les plantureux adolescents !... O chère son­geuse, que tu te blouses ! »

Et son sourire s'électrise et s'enfièvre, si bien que sa bouche semble saigner dans son visage blêmissant comme une aube de sup­plice, et il hoche gravement la tête et c'est - ainsi compare toujours l'institutrice - comme si le col nerveux mais d'une délica­tesse dérisoire à côté des puissantes épaules, ployait, prêt à rompre, pareil à une tige sous une trop lourde corolle :

- « Ecoute, il m'a pris l'aversion des plai­sirs de mon âge et des métiers de mon temps... Je n'aime pas à la manière des autres enfants des hommes. J'ai rêvé des dévouements et des communions sans but, sans utilité, sans justification naturelle, par la seule vertu de la sympathie et pour le plaisir de se donner, de s'immoler même en une infinie caresse... O ces compagnes rieuses et frivoles, qui pleurnichent à la vue d'un oisillon tombé du nid et que la perpé­tuelle tragédie humaine laisse indifférentes et rend même complices, pas toujours com­plices sans le savoir !... O ces amantes que la nature, qui veut une éternité de mortels, leurre et affole par un éclair d'infini !... J'éprouve pour elles l'aversion biblique, elles sont les troubleuses et les diversionnelles qui écartent les pensées altruistes et les vou­loirs virils, elles ne se dévouent que pour endormir, amoindrir et ravaler les ardents et les forts ; elles minent les colosses aux pieds desquels elles feignent de s'étendre ; elles sont souffleuses d'égoïsme, de coupable désintéressement, de détachement du devoir ; pour les milliards de brutes qu'elles fournis­sent à la consommation terrestre, combien ont-elles fait avorter les grâces, les vocations, les génies, les âmes surhumaines ! Si elles engendrent dans la douleur, elles se vengent de leurs souffrances en livrant de nouvelles proies à cette planète maudite et en épiant, avec une joie perverse, l'invasion des tris­tesses, des effrois et des désillusions aux yeux originellement ravis et au coeur lustral des engendrés ! Non, je n'écouterai jamais leurs voix insidieuses... Je serai réfractaire aux galantes disciplines, et quoi qu'en dira plus tard le juge libidineux pour me salir et me rendre haïssable aux ménades et aux louves en rut, je suis chaste et je mourrai vierge, en m'étant conservé pour l'amour de tous ! Ces choses, tu dois les entendre, toi, la simple, la vierge, car sans que tu le saches, tu es mille fois plus ma mère que n'importe quelle génératrice selon la nature... Si jamais je flattai une amante ce fut la rouge lionne, aux mamelles incandescentes, au lait de plomb fondu, dont la chevelure allume les torches des nouveaux zélotes et aux griffes de laquelle vont s'aiguiser les poignards de ceux qui ont abjuré les devoirs et les lois de la multitude !... »

- « Assez, assez ! supplie la pauvrette qui se voile les yeux pour ne plus voir. Tu en as menti. Arrière cette lionne de l'enfer avec son sinistre meneur. Loin de moi et de Santo.

» Oh ! non, ces mains que j'aime, ces petites menottes n'égarent leurs doigts que dans les blanches toisons, en attendant qu'elles pétrissent la farine blanche de notre pain quotidien ! N'est-ce pas, Santo ?

» Petit boulanger, ils racontent qu'un jour tu ne voudras plus pétrir du pain parce que tous les pauvres n'en mangent pas... O, reste à Milan, reste à ton métier, reste ! »

Mais la voilà soulevée, séparée de lui, exilée brusquement dans une grande ville en fête où la cohue chasse sans trêve, dans un tourbillon de tambours, de clairons, de piaffes, d'épaulettes, de bannières, de giran­doles, dans un perpétuel hosanna de vivats. Une apothéose dans le soir.

Subitement surgit le pâle jeune homme à la casquette blanche. Il tire de dessous sa veste grise un grand poignard qu'il brandit, et ses lèvres rouges pâlissent et ses yeux s'aimantent à on ne sait quel vertige et, cambré dans la pose d'un qui s'est élancé, une jambe levée, d'aplomb sur l'autre, avec un geste énergique il frappe au coeur de l'apothéose. Et on entend comme le jet d'une eau brusquement libérée. Alors, une panique, des haros, des malédictions ! Le tourbillon emporte le victimaire... « Où es-tu, Santo ? L'encens ne parfume plus ton puéril sillage. Pourquoi as-tu laissé choir ta croix d'or ! Et l'agneau ! Ah ! il s'agit bien d'une autre hostie !... C'est donc la lionne rouge, le fauve que tu tenais en laisse !

Aussitôt après, un sale matin de suie et de bleu détrempé, dans la même grande ville qui n'est pas Milan, juste à l'heure où les boulangers comme toi cuisent leur pain, mon Santo. Des cliquetis de sabre au poing, de grands hommes à cheval passent au-dessus de la foule carnassière. Un vilain matin ; c'est aussi l'heure où la besogne commence dans les abattoirs.

Arrière ! Vade retro ! Encore une fois fré­missante et convulsée, la poétesse dépose la plume et pour s'arracher à l'obssession abo­minable, elle contemple le sommeil du petit Santo. Caroedolce poverino !

O que la voyante voudrait resonger à la procession de la Fête-Dieu, aux fleurs, à l'encens, à toutes ces blancheurs tièdes et béates ! Mais implacablement le bénin cor­tège se transmue, on ne sait pourquoi, en une cavalcade véhémente, dans laquelle elle s'efforce vainement de maintenir l'image presque exorciste du petit saint Jean. Elle voit le petiot se dérober à ses évocations et se transfigurer en le grand garçon, blond et rose, doux et farouche, épineuse rose de sombre jeunesse, qui marche solennel, à pas très rapprochés, dans le vilain matin de suie et de brouillard, conduit lui-même par des gendarmes. Une confusion s'établit dans l'esprit de l'hystérique rimeuse, entre l'enfant et le jeune homme, entre le bambino tenant en laisse l'agneau frisé et l'adolescent à la lionne rouge que mènent ligotté des sacrificateurs ricanants. Depuis longtemps les bouchers ont occis l'agneau du Baptiste. Et le pasteur puéril va rejoindre l'ouaille. Ne fut-il pas le précurseur ? Alors il lui faut jouer son rôle jusqu'au bout. Or, au bout de la car­rière des précurseurs, il y a souvent la décollation....

Quoi, le petit saint Jean moutonnier et mièvre, et ce grand garçon, robuste et de visage trop doux pour sa vocation, et de regards trop poétiques pour tout ce que nos temps plats ont prévu de poésie, quoi, le petit mitron de Milan et la panetier réfrac­taire, ce sacrificateur aux bénignes prunelles où l'effroi se cache dans l'azur comme des orages sous les cimes neigeuses et constellées des Jungfrau, ces deux-là ne font qu'un !....

« Alors c'en est fait. Vive la rouge lionne ! Et qui que tu sois, je te bénis, moi, brave gars de la canaille souffrante, puis militante qui sera l'église triomphante de demain ! Car elle doit être bien odieuse, bien criminelle, cette race de riches, pour que de beaux éphèbes, ingénus et tout en charme comme toi, mon Santo, croient devoir inaugurer les sanglantes représailles ! O Santo ! qu'elle est criminelle cette engeance pour que ces yeux de lumière lustrale, ces yeux où rien n'a menti, où auraient dû se mirer les sourires et les enchantements d'un printemps perpé­tuel, se soient mis à réfléchir des couchants rouges, des aubes plus sanglantes encore ! Je te bénis, contre tous ; et je voudrais être Madeleine sur ton chemin de la croix ! Je t'exalterais en dépit de cette foule ameutée sur ton passage. L'autre jour une autre foule te portait aux nues, petit Santo, et cependant tu es mille fois meilleur et plus adorable aujourd'hui que l'enfant des processions de la Fête-Dieu !... Ton apostolique beauté exaspère les chiennes dont tu esquivas les caresses.... Ah ! les mères stupides qui t'embrassaient et te déifiaient l'autre fois sur les lèvres de leurs poupons et qui, aujour­d'hui forcenées, écumantes, ont armé de cailloux, pour qu'ils te les jettent, les petites mains de leurs petiots ! Et les inutiles, les lâches, les fléchisseurs de genoux, les vils iront se repaître de ta suprême convulsion et chercheront sur tes lèvres entr'ouvertes le baiser de ton âme à la Fraternité lointaine !....

» O Santo, quelle Hérodiade a demandé ta tête ! Elle a dansé la courtisane, mons­trueuse, l'infâme fortune ! Qui te pardonnera lorsque clame et rugit, et glapit, lorsque s'élève le cri de tout l'or menacé, des affa­meurs. Les ventres et les coffres ne peuvent te refuser à la bête dansante. Et tous les tiens que la ballerine aurait pu porter sur les fiers pavois de la liberté et de l'abondance, les beaux gars qu'elle aurait pu exalter dans une apothéose de félicité suprême, elle préfère les affamer, les vieillir, les faner avant le terme. Pour orchestre la cascadeuse sinistre réclame les râles des meurt-de-faim, les cris des suppliciés de l'industrie et des bagnes mili­taires, les détonations des fusillades fratri­cides, les explosions des chaudières et des grisous ! Elle danse, elle danse devant les vieillards-cerviers aux doigts rapaces et cro­chus, dont la luxure convoite l'or, toujours l'or... Trembleurs et lâches, énervés par ses voltiges, ils n'ont rien à refuser à la dan­seuse immonde ! Oui, prends sa tête, société pourrie, blasphématrice de la bonté, régale-toi, gorge-toi de cette jeunesse, ô pieuvre dont la beauté n'existe que pour les néga­teurs de la justice et de la lumière ! A la curée ! La guillotine est là. Dépêchons !.... »

Un fracas terrible a secoué l'institutrice. Elle s'aveugle d'une lumière livide, comme d'un immense couteau qui tomberait.... Mais non, c'est le premier éclair de l'orage, naturel résultat de l'accablante journée. Heureusement elle reprend pied dans le réel. Autour d'elle les enfants prolongent leur sieste. Et Santo, son préféré ? Elle a déjà vu autre part cette tête bouclée, ce grand front et ces lèvres roses, elle a même vu ce poing crispé. Me reconnais-tu ? Ah ! l'ado­lescent, le régicide, le supplicié ! C'est lui-­même...

Elle défaille et recule, hésitant entre une ­prière et un cri d'effroi...

En ce moment le doux blondin s'étire, ouvre de grands yeux saphiriens et rencontre le regard angoissé de la bonne maîtresse. Ah le très cher, l'aimé, le plus aimé... D'un mouvement jubilatoire et cependant pitoya­ble de Vierge devinant, dès l'annonciation, les affres au Calvaire, elle fond sur le petiot, et l'embrasse, et l'étreint, tandis que lui, toujours rieur, regarde étonné, ne compre­nant rien encore, ne sachant pourquoi cette subite effusion et pourquoi, déjà, ce couteau dans sa main.

(texte non relu après saisie, 25.XI.07)

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Georges Eekhoud par Emile Verhaeren (1892)

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