Georges Eekhoud
(1854-1927)

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Le Quadrille du lancier

(Cycle Patibulaire, 2ème série, 1895)

...in which places I saw and pratised such villainy as is abominable to declare.
ROBERT GREENE. (Repentance.)
Pur à force d'avoir purgé tous les dégoûts.
TRISTAIN CORBIERE. (Le Renégat.)

I

A l'impression métallique et rêche du ciel crépusculaire surplombant la caserne du 45e lanciers, les clairons qui sonnaient au rassemblement ajoutèrent comme des gouttes de cuivre fondu.

Les consignés, environ une centaine, à la fois anxieux et affriolés, avertis d'une con­joncture point banale, dégringolèrent des chambrées dans la cour.

Soldats médiocres ou franches soudrilles, il n'y en avait aucun qui ne s'estimât un troupier modèle comparé au salaud dont ils allaient faire justice. Avant de procéder à un nettoyage exemplaire, le commandant avait attendu que le jour fût tombé et que les bons sujets fussent dehors, estimant superflu et presque malsain de les employer pour exécu­teurs des plus basses œuvres. D'ailleurs, cette expérience du caractère humain que pos­sèdent les chefs de troupes lui garantissait que le condamné ne rencontrerait pas tortion­naires plus acharnés et plus implacables que les arsouilles et les remplaçants retenus au quartier.

Ils se placèrent en ordre de bataille sur deux rangs se faisant face à vingt pas d'in­tervalle.

Grave, tordant les crocs de sa moustache, important mais agacé, le capitaine souffla quelques mots à l'oreille d'un maréchal de logis, qui, avec deux cavaliers, se rendit dans l'aile du bâtiment que couronnaient les cachots. En esprit, les hommes suivaient l'ascension du piquet vers les combles ; ils se représentaient la sommation faite là-haut au très principal intéressé, les dispositions sommaires qu'il prendrait avant de descendre avec sa garde.

Mais, comme il arrive toujours en sem­blables attentes de palpitants spectacles, leur imagination courait la poste et il s'écoula des minutes, durant lesquelles le commandant brossait à coups de cravache la chimérique poussière de ses bottes, avant que le prota­goniste du drame promis débouchât avec son escorte.

Un murmure comparable au bruissement des feuilles sèches chassées par le vent de novembre courut parmi les troupiers hale­tants. Puis prévalut un de ces silences permettant de surprendre la distillation des pensées et le pantèlement des coeurs.

Malgré sa condition fâcheuse et l'opprobre de cette confrontation, le coupable, tout jeune encore, demeurait un cavalier fort plas­tique, de taille avantageuse, d'une jolie physionomie, pour ainsi dire moulé dans son uniforme paille et grenat garni de jaune orange. Il portait la grande tenue, mais sans le sabre, les éperons et le czapska. Il écar­quillait les yeux comme un oiseau de nuit brusquement exposé à la lumière et quelques brins de paille mêlés à sa chevelure noire et crépue donnaient à croire qu'on l'avait surpris dormant étendu sur sa litière.

Quoique libre de ses mouvements, il s'avançait avec la lenteur et la gaucherie d'une recrue. Il semblait essoufflé, et comme il s'arrêtait pour reprendre haleine, les soldats qui le flanquaient l'entraînèrent par les bras jusqu'à dix pas du capitaine.

Désireux d'éviter ces prunelles hostiles et sarcastiques opiniâtrement braquées vers lui, le jeune homme levait les yeux et affectait de suivre le vol de quelques moineaux qui rega­gnaient en pépiant leur nid situé dans les toits mêmes sous lesquels on l'avait incarcéré, lorsque soudain il entendit hennir là-bas à l'autre bout de la caserne et s'ébrouer l'ins­tant d'après en battant des sabots, avec l'impatience d'une monture fringante trop longtemps retenue à l'écurie, un cheval, son propre cheval, le joli alezan si bien ajusté au cavalier. La noble bête appelait-elle son maître ? L'idée qu'il ne la monterait jamais plus lui rendit plus cruel encore le sentimentde son déshonneur et, pour la première fois depuis son arrestation, il eut peine à refouler ses larmes...

Cependant, après avoir toussé, le capitaine déploya une pièce administrative et lut, non sans bafouiller, le procès-verbal du flagrant délit.

Les yeux humides toujours tournés vers le faite, les bras ballants, le patient s'efforçait de n'écouter que le guilleri des moineaux, le hennissement de son brave cheval et aussi les premiers accords d'un bal de guinguette qui turbulait non loin du quartier, mais il avait beau s'évertuer, les périphrases pudi­bondes et ronflantes du réquisitoire domi­naient toutes les autres rumeurs, et les termes de sa condamnation « ...attentat aux mœurs... dégradation ignominieuse... mise au ban de l'armée... » lui brisaient le tympan comme des percussions de cymbales ou le lui déchiraient comme des éclats de fifres.

Arrivé au bout de sa lecture : « Faites votre office ! » proféra d'une voix plus sourde le commandant en s'adressant au maréchal des logis.

Celui-ci, après une pause crispante, se décida enfin à aborder le condamné et, à gestes précipités, il lui arracha tout d'une tire les chevrons et les galons des manches, les torsades des épaules, les brandebourgs, les passements et jusqu'aux boutons du dolman. Afin de faciliter cette opération infa­mante, au préalable insignes et ornements avaient été décousus puis rattachés légère­ment à l'uniforme. Malgé cela l'opérateur suait à grosses gouttes plusieurs fois il fut forcé de s'y reprendre il voyait trouble ; sa main lâchait prise ; pressé d'en finir il allait trop vite.

Avant d'entrer au service ce gradé avait été valet de mareyeur et, à chaque broderie qu'il enlevait au misérable, il se souvenait du sifflement que produisait la peau des anguilles vives ramenée au bout de son cou­teau ébréché. Il n'était pas jusqu'à la pâleur livide et surtout les convulsions du dégradé au contact de son poing qui ne rappelassent à l'exécuteur les bestioles violâtres qui se tordaient, écorchées et tronçonnées, sur l'étal.

Le sourire de bravade et de forfanterie que les lèvres de l'anathème étaient parvenues à dessiner, au commencement, dégénérait, de stade en stade, en un sardonisme tellement atroce, que l'exécuteur se détournait pour ne plus le rencontrer.

Ce rictus faussement hilare était d'ailleurs démenti par l'inépuisable détresse qui vitrait, dilatait et humectait les yeux de la victime.

Pour finir, le tourmenteur emporta d'un coup sec et précis les larges bandes orange faufilées à la culotte. Et à cette suprême avanie, lorsque le misérable ramena vers l'exécuteur ses yeux lamentables, une fièvre brûlante les avait subitement séchés : ils n'étaient plus noyés de larmes mais ils étaient injectés de sang.

Cette fois le maréchal des logis recula et battit en retraite, hanté pour le restant de ses jours par l'expression vengeresse de ces prunelles sanguinolentes.

Le capitaine aussi s'était retiré de la scène. Pour les formalités qui restaient à accomplir il répondait de la très bonne volonté de ses hommes. Point n'avait été besoin de les styler.

Les deux rangs se rapprochèrent de façon à former un long et étroit couloir depuis l'endroit où se trouvait le condamné jusqu'à la grande porte ouverte à pleins battants.

Le pauvre diable pressentit qu'une autre épreuve, un surcroît de torture lui était réservé.

A quelle gymnastique vont-ils se livrer tous ces rossards, alignés à quelques pas l'un de l'autre pour avoir plus de jeu ? La jambe droite portée en avant, on les croirait prêts à se fendre comme à la salle d'armes. Mais jamais ces facies ne trahirent pareille préoc­cupation agressive. Ils prennent donc leur mission bien au sérieux ! Ces lèvres pincées, ces regards épieurs, ces têtes carnassières obliquement tendues vers sa piètre personne ! On dirait autant de spadassins ou plutôt de coupe-jarrets appostés sur la grand'route...

Tzim la la ! Les croque-notes de la guin­guette attaquent le finale de l'endiablé qua­drille dont la pastourelle vient d'accompagner la dégradation du misérable... En avant deux ! Et en cadence !...

Non, ils sont trop de monde à lui en vouloir. Pitié, les anciens copains ! Tout, mais pas cela ! Qu'on le ramène plutôt au cachot pour ne plus jamais l'en extraire ; qu'on l'y dérobe à la vue de ses semblables, qu'on l'y laisse même crever de faim et de soif. Tenez, il retourne de son propre mouvement...

Mais les pitauds qui étaient allés le dénicher tout à l'heure et qui, postés derrière lui, n'ont cessé de le surveiller, répriment cette velléité d'indépendance et, rattrapant le gaillard par les épaules, le font pirouetter sur lui-même et, d'une double ruade décochée au bas du dos, l'envoient entre les deux colonnes mal intentionnées.

Dzim la ! En avant deux.

De file en file, les coups de pieds pleuvent drus et rythmiques, scandés par la musique forcenée, à temps et à point voulu, presque avec le *une... deuss...* de l'école de peloton : replié vers la fesse, le bas de la jambe fait ressort du jarret et projette la botte dans les reins du pâtiras. D'aucuns mais combien rares, manquent la cible, à dessein, et se bornent à esquisser le geste. La masse tru­culente de ces mouflards aigris par les puni­tions et les corvées prend un âpre délice à ce jeu féroce. Ils frétillent et piaffent en attendant leur tour. A l'approche du souffre-douleur ils tirent la langue, la serrent entre les dents, bandent leurs muscles, contractent tout le corps, en vue d'une action unique. Ils sont littéralement hors d'eux-mêmes. Pas souvent qu'ils rateraient le pékin ! Et avec la malice hypocritement salace de chenapans employés à des œuvres d'équité sociale, ils lui décochent la pennade juste entre les jumelles. Les plus agiles, après l'avoir fouillé de la jambe droite, le rattrapent de la gauche. Et tous ricanent, trigaudent, joignent l'in­vective aux voies de fait, applaudissent aux atouts les mieux rabattus, et se répandent en interjections rauques, en ahanements de goujat qui bat la semelle pour se réchauffer les arpions. Jamais les bélîtres n'apportèrent tant de zèle et d'émulation à la manœuvre. Cette rigolade sera la plus carabinée de leur temps de service !

Il y a jusqu'au fracas étrangement mat et étouffé de cette volée de coups assénés à la défilade qui les a mis en liesse. Un ancien débardeur compara ce bruit à celui d'une pile de ballots s'écroulant à fond de cale. A un bûcheron., il rappela l'aigre bise d'hiver qui secoue rageusement la forêt effeuillée. Mais un manutentionnaire trouva mieux encore : par la suite, chaque fois qu'il jouait des pieds dans le pétrin, il songeait à la plainte sourde de la pâte humaine ce soir à jamais fameux !...

Inerte, privé de toute pensée, durant plusieurs secondes l'homme ricoche et bondit. Une escaffe le renverse, une autre le ramasse. S'il s'abat c'est pour se relever aussitôt comme une haridelle sous le fouet du char­retier.

Enfin, il touche à la limite de cette voie de douleurs. Quatre à six tourmenteurs encore à dépasser et il sera dehors, libre, au large. Mais le large et la liberté l'épouvantent bien autrement que les épreuves qu'il a subies dans ce préau. Cette rue faubourienne, ces terrains vagues, ces enclos lépreux piqués çà et là, de quelque bec de gaz palpitant comme une chauve-souris enflammée, cette atmosphère vespérale ne lui a jamais paru aussi farcie d'embûches.

Un horrible imprévu le guette...

Et plutôt que de sortir avec empressement, il se bute, il se rebiffe, il ne bronche plus sous les coups. Au besoin il repasserait entre les deux haies de tourmenteurs pour réin­tégrer son cachot de miséricorde. Mais, exaspérés par cette inertie, d'ailleurs pressés d'en finir, les derniers partenaires réunissent leurs efforts et, le visant à la fois, le pro­jettent sur le pont-levis au-delà de la porte.

Avec un fracas sépulcral, les vantaux massifs battirent derrière lui, tandis qu'une huée prolongée le salua par-dessus les cré­neaux de la muraille.

II

Il se tint blotti dans l'encoignure, sous la voûte ténébreuse, pesant contre la porte, haletant après les quatre murs, après la clémente solitude de la geôle. Au fond il mit du temps à se rendre nettement compte de ce qui lui arrivait. Incapable de toute voli­tion, il ne se découvrait plus que de vagues instincts. Il claquait des dents, il était aveuglé et fourbu, mille chandelles giraient sous ses paupières, il ne cessait de frisson­ner, mais parfois des sanglots d'asphyxié, des hoquets d'épileptique le secouaient et le tordaient tout entier. Le haro de ses ennemis se répercutait encore en ses oreilles et il lui semblait que leurs pieds continuassent de le fouler.

Sa tenue, si glorieuse il y avait à peine cinq minutes, à présent dégarnie de ses affi­quets et de ses passementeries, défaite comme une guenille, trouée par places, ne tenant presque plus à son corps, représentait une livrée de honte, une caricature de l'uniforme, une de ces friperies de carnaval qui boivent la sueur et proclament la crapule de plusieurs générations de masques, un paillasson auquel s'étaient raclées avec rage les plus boueuses semelles du régiment.

Et dire que son équipement était moins avarié encore que l'épave humaine qui le revêtait. Impossible de tomber plus bas, d'être plus abject, plus odieux que ce rebut de l'armée. Sous l'uniforme il ne comptait plus un seul camarade. Aucun de ceux avec lesquels il avait roulé, grenouillé de bouge en bouge, les soirs de vadrouille, avec lesquels il s'était cependant vautré dans de dégradantes promiscuités, ne lui pardonne­rait cette turpitude suprême à côté de laquelle les pires infamies devenaient de bonnes œuvres. Les plus mauvais drôles s'étaient cru le droit et même le devoir de le jeter à la voirie !

Et son châtiment ne faisait que commencer :

Désormais le meilleur samaritain se détour­nerait de lui. Le lépreux aurait peur de lui toucher la main. Il était irréparablement interdit, hors la loi, hors la société, hors la famille ! Pour lui plus de parents, plus de sœurs, même plus de mère !...

A cette pensée, la première qui lui revint, il recouvra aussi l'usage de ses membres et fit un mouvement pour enjamber le garde-fou de la douve, mais, tout à coup les dissonants accords du quadrille raclé et soufflé pendant son supplice secouèrent de nouveau la torpeur cauteleuse de la banlieue.

Et les discordances, la couleur fauve, la frénésie, la continuelle fêlure de cette musique digne du rogomme et des gueulées du voyou, ces cuivres aussi mal embouchés que des escarpes, ce cancan provocateur et cyni­que sur lequel on venait de lui faire danser le plus macabre des cavalier-seul, viola brusquement sa conscience et convertit son désespoir en un démesuré besoin de repré­sailles !

- Quelle bêtise j'allais commettre ! se dit-il, en s'éloignant allègrement de la caserne. Une vaste blague, la vertu ! Et les honnêtes gens, autant d'hypocrites qui ne punissent que le scandale... J'eus tort de me faire pincer : voilà tout... La nature se moque bien des lois humanitaires et des convenances sociales... Les gueux pour lesquels brille le beau soleil et verdoient les arbres des grands chemins sont plus nombreux que les pro­meneurs rassis et poussifs et si les nuits obscures protègent les liaisons permises, elles ne favorisent pas moins les amours frauduleuses !...

Il ferait beau voir les animaux domestiques réduire à l'impuissance les rapaces et les carnassiers... Imbécile qui me croyais l'exception, le seul dérogateur de mon espèce !... Quoi, j'ai vingt-trois ans à peine, et pour une peccadille, pour une mésaven­ture, je me serais appliqué à moi-même cette peine de mort que l'excellente justice de ce monde épargne souvent aux chourineurs effrénés... C'en est fait... Si l'ordre et la règle me condamnent sans rémission, je m'enrôle au service de la fantaisie et du bon plaisir ; je passe à l'armée des francs vauriens et des insoumis...

Pas de danger, ma fine, que les coucheurs des pouilleries et les turlupins des correc­tionnelles me vomissent, m'expurgent de leur milieu pimenté...

En voilà qui ne disputent point sur les goûts ou les couleurs !... Je sais une franc-maçonnerie dans laquelle mon caractère et ma jeunesse me vaudront une cordiale hospitalité !...

Et tandis qu'il s'étourdissait de sophismes jetés en phrases saccadées, entrecoupées de ricanements, il se suggérait des mystères et des rites qu'il n'aurait su poétiser en termes assez spécieux...

Aux confins du monde rationnel, au delà des extrêmes tolérances, les stigmatisés, les incurables de son espèce se réfugiaient en des lazarets clandestins, pour y trouver un soulagement au seul mal que ne pourraient adoucir nos sœurs de toutes les charités !

De trop explicites gazettes lui avaient révélé les moeurs ségoriennes des colonies pénitentiaires. A côté des chambrées de mendiants et de frelampiers, celles de la caserne avec leurs farces risquées et leurs indécentes brimades étaient de virginales nurseries. Les chauffoirs des dépôts de vaga­bonds perpétuaient les priapées des antiques étuves. Et, comme dans des serres torrides établies pour la culture la plus forcée, on y voyait fleurir des végétations monstrueuses ressuscitées du paganisme ou importées de l'Orient.

L'atmosphère y régnait plus suffocante que l'ozone et plus délétère que la mofette. De livides désirs crépitaient à fleur de peau comme les feux follets sur la tourbière. Ici, le feu de l'enfer prévalait contre le feu du ciel, car nulle part ailleurs les salamandres des ardeurs maudites et des lacs asphaltides ne se traînaient et se mêlaient avec autant d'effronterie. Et à présent le dégradé aspirait à cette vie patibulaire et goûtait par antici­pation la cuisante et sinistre tendresse du galérien pour son compagnon de boulet...

III

Il était tellement obsédé par ces mirages néfastes, qu'en passant devant l'entrée du bal où le quadrille ne cessait de vacarmer il bouscula deux danseurs, passablement gris, qui en sortaient bras dessus, bras dessous.

La lanterne rouge de l'enseigne leur permit de dévisager le maladroit. Ses traits décomposés, ses yeux hagards, l'expression farouche et incendiaire de sa physionomie les frappèrent aussitôt ; mais ce qui les estomaqua au point de les dégriser, ce fut l'extraordinaire état de son accoutrement. Ce débraillé, à lui seul, constituait un attentat au décorum et à l'ordonnance.

- Où diable ce paroissien avait-il été s'arranger ainsi ?

Subitement, ils comprirent : son aventure avait fait du bruit. La rencontre était vrai­ment piquante. Une aubaine ! Attention ! On allait rire !

Et l'un des deux faubouriens lui vitriola la face du même sobriquet que venaient de lui hurler les échos de la caserne. Cette fois encore, la résolution l'abandonna ; il demeura lâche, baissé, sous l'injure. Et avant qu'il eût repris connaissance, songé à repousser ces agresseurs ou du moins à s'enfuir, d'autres gaillards, attirés à la porte par les exclamations et les sifflets de ralliement de leurs camarades se massaient autour du dégradé et lui coupaient la retraite.

Un mot les mit au courant. Leur mauvais gré se compliquait de cette hostilité que les gens du peuple, principalement les faubou­riens et les ruraux investisseurs de la ville, nourrissent contre tout ce qui porte l'uni­forme. Des guet-apens et des rixes ensan­glantaient sans cesse les abords de la caserne. Plusieurs fois le bouge même où les galants de barrière faisaient sauter leurs dulcinées, avait été démoli de fond en comble par la soldatesque en manière de représailles et par esprit de corps, à la suite d'avanies infligées à l'un ou l'autre lancier.

Si le cavalier qui venait de tomber dans cette bande de batailleurs avait déserté ou reçu la cartouche jaune pour un autre motif, sans doute l'auraient-ils accueilli en triom­phateur, mais, quoique peu pointilleux sur le chapitre de la morale, cette fois, la nature de son offense les indisposait plutôt contre lui et ils se réjouissaient cruellement de pouvoir justifier leurs préventions à l'égard de l'arme entière à laquelle avait appartenu l'expulsé, et à laquelle ils attribuaient les mêmes dés­honorantes pratiques. Ils seraient encore moins cléments pour le coupable que ses anciens frères d'armes. Déjà ils l'entraînaient à l'écart pour le mettre à de nouvelles ques­tions, le coucher longuement sur la claie, le torturer avec ces atermoiements au moyen desquels les virtuoses de la brimade allongent la crevaison d'un chien galeux.

Un des principaux marlous s'interposa :

- Ne salissons pas nos mains à ce bougre : accordons lui plutôt l'occasion de se racheter. A cet effet fondons-le dans notre basse-cour et voyons s'il se montrera coq ou chapon !

Exultant à ce mirifique programme, la bande charria, sans plus tarder, le sujet à l'intérieur du bal. Si les femelles de ces lurons ne demandaient pas mieux que d'ac­corder une revanche à ce joueur par trop grec, par contre le patron de l'établissement, soucieux d'éviter de ruineuses mises en con­travention, se fit un peu tirer l'oreille avant d'autoriser ce sport passablement décolleté, mais comme il dépendait exclusivement de cette clientèle excentrique et qu'en somme en irritant ces détestables coucheurs il cour­rait plus de péril qu'en s'aliénant la rousse et les pandores, il finit par se rendre à leurs injonctions comminatoires. En conséquence on ferma les portes, on bâcla les fenêtres pour empêcher les indiscrétions ; on suspen­dit les danses. Quelqu'un imposait même silence aux gagistes, mais la majorité insista au contraire pour que le divertissement fût assaisonné de musique. Leur avis prévalut, et les croque-notes furent invités « à mener le plus de boucan possible » afin de donner le change aux mouchards du dehors. « Puis, qui sait, ce bacchanal ficherait peut-être du gingembre au refroidi ! »

- Attention ! clama le boute-en-train qui venait d'émettre cette hypothèse profonde, - l'honneur est aux doyennes du sérail. Allez-y, chacune, de votre boniment ! Mais, jusqu'à nouvel ordre, bas les pattes !

Pour tenter la conversion du renégat on n'accordait à chaque prêcheuse que la durée d'une figure de quadrille.

Au signal l'orchestre entama avec rage le « pantalon » de la danse fatidique et on vit s'avancer sur la piste une chiffonnière éden­tée, une pierreuse qui tenta de circonvenir le patient avec des grimaces de guenon amoureuse et lui débita des ordures camardes.

La galerie souligna ces lugubres lazzi par des bourrades et des huées.

Après cette maugrabine, aux premières mesures de « l'été » s'amena une colporteuse presque aussi mûre, qui entretint l'indul­gente hilarité des comparses mais n'obtint aucun autre succès.

Pour la « poule » cette vétérane du trot­toir céda le terrain à une harengère un peu moins marquée, plus propre aussi, dont, au milieu de fort profondes ténèbres, un per­missionnaire ivre se fût peut-être rassasié, quitte à l'étriper ensuite.

Celle-ci fit place à une commère ronde­lette, vraiment accorte, un morceau friand sur lequel il ne fallait pas cracher ; toutefois le mijauré ne répondit pas plus à ses avances qu'à celles des trois précédentes gorgones.

Les assistants commençant à le trouver difficile, se remirent à l'interpeller sans expurger leur vocabulaire.

Il ne se laissa pas démonter par leurs reproches et opposa la même froideur, le même dédain aux paroissiennes qui défilèrent après cette favorite de la corporation. Brunes ou blondes, amazones imposantes ou gamines délurées, sirènes serpentines ou boulottes douillettes, vampires décharnés ou goules ventrues, aucune ne parvint à lui tisonner le tempérament.

La toute dernière, celle que les juges du tournoi tenaient en réserve : un trottin de modiste, une rousseaude encore mineure, l'air d'un collégien précoce, sans poitrine et sans hanches, n'obtint pas plus de résultat que la kyrielle qui l'avait précédée.

Quand cette maigrichonne se retira en s'avouant vaincue, ce fut un tollé, un hour­vari, une explosion de sarcasmes et d'invec­tives.

- Eh bien, s'il en est ainsi ! - hurla le chef de la bande, à toutes ces femmes horri­blement mortifiées, - il y passera de force A la curée les mâtines !

- A la bonne heure ! se dit le dégradé. Mieux vaut subir leurs violences que leurs fadaises !

Et comme toutes, vieilles et jeunes, se ruaient à la fois dans l'arène, il leur décocha un regard tellement frigide, tellement rébar­batif, qu'elles tombèrent en arrêt, matées par sa superbe, confondues par l'énormité de son aversion.

Mais il se ravisa subitement sous l'afflux d'une inspiration satanique : le moment était venu de s'amuser à cette expérience tout autant, même mieux que les facétieux réci­divistes.

Bientôt, avec l'aide du mauvais génie, le lancier déchu serait peut-être le seul à se divertir. Oui, rirait bien qui rirait le dernier ! Les candides repris de justice ne se doutaient guère de ce qui les attendait, du tour abomi­nable que ce cachottier était résolu à leur jouer.

On le vit se départir de son attitude répul­sive, de sa contenance hargneuse. Allait-il s'humaniser à la fin ? Ses traits se détendi­rent ; il se rengorgea, se campa avantageu­sement, et, les bras croisés sur la poitrine, laissa errer sur son houleux entourage des regards ressemblant à des œillades. Où vou­lait-il en venir ? Il songeait tout simplement à prolonger l'épreuve, à gagner du temps en leurrant ces bagasses, en les promenant par des alternatives de confiance et de déception, jusqu'à la minute fatidique où sa conspiration éclaterait à tous les yeux. Rien n'avertit les matériels Philistins et leurs rouées Dalilas de la catastrophe que leur préparait ce méchant Samson, pas même le sourire faux et sibyllin effleurant furtivement ses lèvres.

Oui, il joua tellement bien la comédie que les femelles s'y laissèrent prendre et rentrè­rent momentanément leurs griffes, malgré les objurgations des mâles avides de carnage et pressés d'en finir. Voilà qu'elles se reprirent à le supplier en chœur, à lui chuchoter de tendres et humbles déclarations : leurs paroles impatientes, leurs rogues reproches expiraient en soupirs langoureux. C'est tout au plus si elles s'enhardirent jusqu'à l'em­brasser, à l'étreindre dans leurs bras, à le presser contre leurs gorges palpitantes. A la longue, comme il demeurait calme, souriant, énigmatique, sans se prononcer encore, en cette crispante posture d'un bellâtre que sa fatuité empêche de désigner son élue, - les mieux tournées abandonnèrent jupes et corsages, recoururent à des attitudes savantes, à des pratiques jusqu'à présent souveraines et irrésistibles.

Lui continuait de les berner en secret...

Alors, toujours sans le brutaliser, elles achevèrent la besogne de ceux qui l'avaient dégradé et le débarrassèrent pièce par pièce de son uniforme dépareillé. Loin de leur opposer la moindre résistance, il semblait encourager ces privautés, si bien qu'elles finirent par le réduire au costume sommaire du conscrit examiné par le conseil de révision.

A l'époque où il passa cette visite, véritable parangon de beauté mâle et adolescente, ses formes nerveuses et musclées avaient arraché des jurons approbateurs aux grognards chargés de jauger et de trier la viande à canons. Mais aujourd'hui, une influence mystérieuse, un pouvoir occulte étrangement suggestif était intervenu pour enchérir encore sur ses perfections naturelles, pour le trans­figurer, le parer d'une splendeur surhumaine.

Aussi devant ce nu impeccable, les femmes demeurèrent-elles quelques moments éblouies, tenues en suspens, ne sachant plus quel parti prendre, muettes, retenant même leur haleine, sentant leurs jambes se dérober sous elles, sur le point de tomber à genoux...

Puis le désir l'emportant sur la dévotion, leur nostalgie charnelle s'invétérant jusqu'au paroxysme, elles fondirent sur lui, toutes le voulant à la fois, toutes résolues à s'en empa­rer coûte que coûte, à en prendre leur part, dussent-elles pour cela le lacérer et se dispu­ter les lambeaux de sa personne comme elles venaient de se partager les bribes de son reste de tenue.

IV

Les hommes de l'assemblée, presque tous jeunes et athlétiques gaillards de plein air : braconniers, valets d'abattoirs, tape-dur, rôdeurs de barrière, s'étaient égosillés à flatter et à stimuler leurs compagnes. Fié­vreux, trépignant d'impatience, avec des rires, des grognements, des exclamations, des battements de pied, des claquements de langue, des jurons, des tortillements et des dislocations de mancheur, ils semblaient des villageois intéressés dans un combat de coqs, avec cette différence qu'ici chacun pariait pour sa poule contre ce coq récalcitrant.

Peu jaloux, même partageux par industrie, ces galants ne demandaient pas mieux que de céder, en passant, les faveurs de leurs gour­gandines à ce joli benêt. Celle qui triomphe­rait de sa froideur n'en acquerrait que plus dle prestige.

A la longue, cependant, les marauds s'échauffaient à la place de cet homme de bois et ils refoulaient à grand'peine leur envie de s'élancer sur les tentatrices et de les venger  de sa frigidité par un tribut surabondant. Et en même temps qu'ils se trémoussaient d'ar­deur et râlaient de convoitise, ils ne trouvaient plus d'imprécation assez énorme pour en agonir le piteux damoiseau.

L'épreuve se prolongea. D'insinuantes et de câlines qu'elles s'étaient montrées jusqu'à présent, les femelles se firent agressives et malignes ; une rancoeur, une âcreté acheva d'encanailler leurs grâces banales et leurs appas publics.

Le dépit les enlaidissait à tel point que l'attention angoissée et tendue, la solidarité fougueuse et vengeresse de la galerie se relâchèrent.

Graduellement les drôles en vinrent à par­tager la répugnance que ces maritornes grimaçantes et gorgiases, l'écume aux lèvres, rauques de lubricité, inspiraient à cet adonis.

Oui, peu à peu, et en leur for intérieur, ils désavouaient leurs violentes complices.

Comment en arrivèrent-ils à se rappeler avec un regret attendri, avec presque l'envie de les revivre et de rattraper les occasions négligées, tant de polissonneries commises en manière de récréations à l'époque de leurs baignades d'apprentis lâchés par les fabri­ques ?

Leurs flopées gagnaient à pas accélérés les rives du canal de batelage. Par les crépuscules caniculaires leurs plongeons troublaient les eaux stagnantes et ravageaient les îlots d'algues et de fétides nénufars ; puis, mettant de spéculatives lenteurs à se rhabiller, pre­nant plaisir à se voir au naturel, leurs ébats licencieux, leurs jeux outrés sur les berges poudreuses scandalisaient la digestion des pudiques merciers gavés de fritures et de matelotes.

La nudité de ces vauriens, leur carnation spéciale persistait à trahir les efforts et les attitudes du métier, le jeu de l'outil, les tics et les manoeuvres professionnels ; leurs membres s'étaient façonnés à la gymnastique artisane ; leur chair, imprégnée des poussières et des suées du labeur, gardait le flottement, la cassure, les bourrelets, le ragoût topique, quelque chose de l'usure, du foulage et de la patine des haillons dépouillés. Ce désha­billage vicieux se tonalisait avec la région usinière. Il marquait l'heure ambiguë de cette « pleine eau » clandestine, abrégée et drama­tisée par l'apparition des bonnets à poil. Garçons de peine et goujats correspondaient physiquement aux torpides effluences du serein. Ils s'assimilaient le charme paludéen, la douloureuse et toujours convalescente beauté de cette nature suburbaine.

Leur dégaine efflanquée et blafarde, leurs muscles émaciés par places, remplis et pres­que trop fournis en d'autres, leurs bras maigres, leurs vertèbres saillantes, leurs mollets variqueux, leur suggérait mutuellement de morbides comparaisons, les induisait en de scabreuses espiègleries. De furieux corps à corps aboutissaient à des rapproche­ments douillets et frileux, à des tendresses détournées...

Oui, comment en arrivèrent-ils, tous ces garnements rogues et fortement émoussés, à se remémorer à présent les tiédeurs veloutées et les insidieuses caresses de l'adolescence ? Comment leurs narines peu subtiles retrou­vèrent-elles l'odeur spéciale de ces soirs glauques où la campagne fausse s'électrise comme une chambrée de fiévreux ? Mais qui expliquera jamais le dynamisme de nos êtres ? Et la complaisance du fer que la rouille dévore... Et la limaille s'accrochant à l'ai­mant ?...

Au surplus, depuis longtemps appâtés de force musculaire, friands d'exploits intrépi­des, de rixes bien rouges et de défis témé­raires, capables d'envier à un rival ses prou­esses de fracasse et de pugiliste plutôt que ses équipées galantes, capables aussi de sacri­fier une maîtresse à un féal compagnon, à mesure que leur attention se détachait des sirènes échevelées et glapissantes, ils se prirent à admirer le courage et l'impassibilité du patient et à mesure aussi que s'invétérait leur répulsion pour leurs amantes de tout à l'heure, ils se sentirent non seulement indis­posés de moins en moins contre cet original, mais trouvèrent son tempérament fort plau­sible, se prirent même à son égard d'un commencement de compassion, lequel ne tarda pas à dégénérer en une affective indulgence. Ce mystérieux retour d'affinités s'accusa de minute en minute. Jamais ces forcenés n'avaient rencontré ce genre de force, cette bravoure-là, ce mépris des pires ignominies, cette assurance, cette radieuse crânerie, cette désinvolture de jeune dieu supérieur à toutes les lois et à tous les pactes du commun des créatures.

Et le calme céleste qu'il puisait dans son abjection, sa nonchalance féline, son impa­vide jeunesse, surtout l'ostensible et blasphé­matoire dégoût de la femme dans ce corps viril d'une cambrure épique, d'un moule ineffable, servi par des attitudes sculpturales, flattait à la fin un penchant qu'ils n'avaient jamais découvert sous leurs rugueuses car­casses et démêlé dans la houle et l'efferves­cence de leurs postulations.

C'était plus qu'en peintres et en statuaires vibrants, même plus qu'en acrobates et en lutteurs de carrefour qu'ils appréciaient la supérieure plastique de ce mécréant. Non seulement ils l'avaient absous mais ils l'ai­maient d'une ambiguë tendresse, ils étaient prêts à embrasser sa cause.

Ils s'abstinrent de joindre plus longtemps leurs invectives et leurs reproches orduriers aux gravelures dont le criblaient les bourrèles ; leurs pieds cessèrent de battre la mesure du chahut incendiaire et leurs poings de se crisper au fond de leurs poches ou de se tordre, brandis vers lui comme des casse-tête ; l'angoisse serra leur gorge, son fluide leur empoisonna les moelles, leurs entrailles souffrirent pour lui, leur chair pâtit dans sa chair, leurs corps s'incorporèrent au sien...

Détourner chez ces copieux sacripants le torrent des instincts sexuels, déplacer le siège de leurs affections, fomenter l'érotisme le plus subversif : c'était donc là ce qu'avait tramé l'infâme. Le maléfice opérait au delà de ses plus vindicatives espérances.

Il s'était produit en ces natures plantu­reuses et massives un de ces répréhensibles et véhéments transports qui fanatisaient les païens à la vue des tortures superbement endurées par les martyrs et qui dictent aujourd'hui une impérieuse vocation d'assas­sin aux gavroches grelottant d'un spasme sanguinaire dans les livides aubades de la guillotine...

Le perturbateur avait suggestionné de tout son fluide ces faubouriens intraitables et bourrus, ces luxuriants sauvageons. Et à présent, en retour, il sentait les ondes de leur monstrueuse sympathie envahir l'espace et l'envelopper, lui-même, des pires baisers et des plus secrètes caresses. Une expression de jouissance sublimée s'épandait sur son visage. On aurait cru assister à l'apothéose d'un confesseur de la foi ravi dans l'invisible choeur des anges. Sa capiteuse agonie trou­blerait à jamais les sources amatives de ceux qui en avaient été les témoins et ces barbares qui venaient de le livrer aux représailles de leurs femelles devenaient ses premiers néo­phytes, ses disciples passionnés et vengeurs !

La rage, la haine, la soif de revanche qui avait succédé tout à l'heure en lui à ses remords et à son désespoir, faisait place àson tour à une sensation de béatitude infinie, d'éperdue félicité, de triomphe suprême. Il était fier de lui-même, réconcilié avec sa faute au point d'en tirer gloire : sa conscience légitimait et exaltait ses erreurs...

Les buveurs oubliaient de pinter, les pipes s'éteignaient l'une après l'autre, les voix rudes des mâles se taisaient. Envahis par l'angoisse ambiante, les musiciens renon­çaient à torturer leurs cuivres bossués et leurs boyaux de chat, et dans la salle on n'entendait plus à présent que les sinistres glapissements des louves aboyant à la lune par une nuit de gel, ou de faux ricanements d'hyènes tenues en respect par une commi­natoire effigie tombale...

Quelque temps, trop occupées de leur vic­time, elles ne remarquèrent pas le silence réprobateur dans lequel se renfermait la chambrée si tapageuse et si rutilante du commencement de la partie. Mais la posses­sion magnétique s'établissant de plus en plus étroitement entre les regardants et la victime, le fluide qu'ils échangeaient devenant de plus en plus intense, ce calme et cette immobilité autour d'elles leur causèrent une vague inquiétude, puis elles furent intriguées par l'air extatique dont leur proie les nar­guait, puis, elles découvrirent la crise inouïe qui s'était produite dans les sens de leurs souteneurs.

Damnation ! Non content de se dérober à leurs avances et à leurs pratiques, l'aberré passionnel leur volait, leur arrachait les ten­dresses de ces bons mâles. S'il défaillait, s'il se pâmait ainsi, c'était enivré par le bouquet de leur abominable tendresse.

Désormais elles, les coucheuses et les nourricières fidèles, n'existeraient plus pour ces ruffians débridés !

Se pouvait-il ? Plus moyen d'en douter.

Alors, avant de se retourner contre les lâcheurs, elles voulurent en finir avec l'an­drogyne qui les avait débauchés. Avec une recrudescence de rage, elles se mirent à le griffer, à le mordre, à lui tirer les cheveux. Quelques-unes le percèrent de leurs épingles, de leurs broches, le déchiquetèrent à coupsde ciseaux. Les hideuses vieilles proposaient de le mutiler, mais les jeunes les en empê­chèrent, ne désespérant pas encore de leurs prestiges. En attendant, elles le faisaient mourir à petits coups. A défaut de sève, elles se gorgeraient de sang. Lui, cependant, continuait de rire aux démons. Son exalta­tion le rendait disvulnérable ou plutôt, à mesure qu'elles le criblaient de blessures, il lui semblait que ses idolâtres y promenaient des lèvres balsamiques et on n'aurait su s'il se débattait dans les affres du trépas ou dans un spasme de félicité divine.

Ses complices demeuraient stupéfaits, cloués sur place, partagés entre l'envie de le délivrer et la jouissance de cette sublime agonie. Ainsi, les prêtres sacrifient dans la messe le rédempteur qu'ils adorent.

L'ayant vu chanceler, car elles lui avaient ouvert les veines et il perdait le sang en abondance, ils firent un mouvement pour se porter à son secours. Il eût été aussi difficile de parvenir jusqu'à lui que de retirer un fétu de paille du milieu d'un feu de prairie. N'importe, ils l'arracheraient mort ou vif de leurs serres et ils immoleraient toutes ces harpies sur le corps du seul bien-aimé.

Devinant leur impulsion, il eut encore la force de leur faire signe de s'arrêter. Pour­quoi subsister plus longtemps ? N'avait-il pas épuisé en ces quelques minutes la somme de joies terrestres, vidé jusqu'au tréfonds la coupe des voluptés majeures ? Il étendit vers eux des mains conjuratrices pleines d'onction et de charité. Avant de les fermer pour tou­jours, par-dessus l'enchevêtrement et les replis des ménades, il laissa reposer ses yeux d'ombre et de vertige sur le cercle de ces possédés. O ce qu'il y avait de délicieusement félon, d'ineffablement sacrilège, d'amoureu­sement sinistre dans ces mémorables yeux d'archange déchu !...

Alors, aspirant, inhalant dans un dernier effort de ses poumons toute la dévotion qui émanait de ces ensorcelés, pour s'en griser comme d'un vin eucharistique, pour s'en oindre comme d'un chrême efficace entre tous, n'espérant nul viatique plus digne de son paganisme, lui-même sentit s'épancher, avec la vie, tout ce qu'il couvait de désirs et de nostalgies, tout ce qu'il distillait de sèves, et l'essentiel de son être aller vers eux et se consumer dans les flammes de leur perdition.

(texte non relu après saisie, 26.XI.07)

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Georges Eekhoud par Emile Verhaeren (1892)

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