Georges
Eekhoud
(1854-1927)
Le
Démoniaque
(1914)
Zonder
bloed geen spel in ons dorp (1).
C'était le jour de la Saint-Barthélémy, patron de Swartcapelle, petit village perdu dans la topique verdoyance du Bas-Escaut. Comme tous les ans à cette époque, l'incandescente kermesse attirait dans la claire bourgade les kerels blonds et roux des environs. À l'herberge du Livenkenzhœk se pressaient, tintamarresques, les membres de la joyeuse confrérie du Haanspel maatschappij. La rousse Scheelletrintje dont la copieuse rotondité annonçait une parturition prochaine, leur versait inlassablement des chopes de lourde et capiteuse bière flamande. Il y avait là : Bald Dendif, le contrebandier aux dents pourries ; Pier Zap, l'ivrogne à la trogne d'aubergine ; Van Rœf, le batelier essorillé ; l'albinos Flup Denduivel, bedeau de la paroisse ; l'échevin Suske de Leuguenot, Yan Slouker, dit le sinjoor (2), ancien artilleur, Stan Loorick, d'autres encore. Au milieu de tous, plein d'une verte exubérance, trônait Rik Murdeneer depuis deux ans déjà roi du Haanspel. Celui-là était beau à voir, le torse engoncé dans sa blawkeel (3), le visage ruisselant de sueur, l'œil émerillonné par les libations, le chef orné du Zanhout (4) empanaché de deux queues de coq – signe incontestable de sa royauté – essayant, mais en vain, d'attirer sur lui, magnétiquement, l'attention de la turgide cabaretière. Vous ne l'aurez pas facile cette année, mon petit compère, éructa dans un hoquet hilare, Flup Zap, l'ivrogne, en tapant sur la robuste échine du souverain villageois, il y a ici un certain sinjoor qui a appris à manier le briquet pendant trois ans chez les canonniers d'Anvers, et je ne vois pas encore votre Zanhout agrémenté d'un troisième panache ! Le faraud jouvenceau feignit de ne pas entendre, il haussa ses puissantes épaules, mais ne put s'empêcher d'examiner à la dérobée, celui que la rumeur maligne de l'assemblée lui opposait en rival redoutable. De son côté, Yan Slouker semblait ne pas prêter attention aux propos dont il était l'objet. Appuyé au comptoir jaune, tirant de son noir cigare de contrebande d'énormes bouffées bleues, son hardi regard, plein de luxuriance, comptait amoureusement les chaudes œillades que lui dispensait la baesine (5), laquelle continuait affairée, à remplir silencieusement les glas (6) des nouveaux arrivants, altérés par le poudroiement de la poussière d'or de la route. Une aigre et bruyante fanfare éclata soudain devant la porte, arrêtant net les discussions. Les rudes drilles se précipitant compactement dans une bousculade amusée, formèrent bientôt une sarabande polychrome derrière les cuivres verbérants, baguenaudant ainsi dans les rues du village clairsemées d'ombre violette. Devant les rustauds, claquait dans la lumière solaire et magnétique, la smaragdine bannière à la hampe de laquelle pendait effaré, le coq noir, victime golgothante du prochain et cruel délassement. Autour du cortège cadencé, se bousculant dans les purins sanieux et les bouses du chemin, une marmaille pestilence hurlait en cacophonie colorée la vieille chanson traditionnelle :
Hantje, hantje, swarte hantje. Lacht maar nu van alle uwe tandjes. Want t'avond zal uw bled loopen En gy zult moogen rœpen. Dan zal uw zang uit zijn Ent'zal wel pleasant zijn. (7) Après de fervents arrêts dans les chapelles de la route, jugés nécessaires pour l'ardeur future des jouteurs, la procession tumultueuse se reconnue grossie sur la place de l'église. Là, entre deux perches, adornées de feuillage aux acides verdeurs, d'oriflammes aux couleurs coruscantes, se trouvait placé l'obsolète tonneau, échafaud fatal prédestiné au maléfique trépas de l'infortuné gallinacé. Rosseskieve, le félin et cruel vacher de la Roodhoef, s'empara du patient crécellant, battant des ailes, ébouriffé, et le sertit brutalement dans l'infernale machine. La tête de la piteuse bestiole apparut alors, dépassant seule de sa cangue de bois. Un rire truculent et rouge salua l'effarement de l'oiseau prisonnier. Fendant la foule, Dick Dolf, le garde champêtre à la tête verte, fit signe aux concurrents qui se placèrent à son appel. Puis dans une feinte et cocasse humilité, s'approchant de Murdeneer, lui demanda la permission d'ouvrir le tournoi. Le potentat magnanime y consentit ; alors Dick se plaçant sur la ligne d'arbitrage, tira son sabre fraîchement aiguisé, le mit entre les pattes gourdes du premier jouteur, un fessu maroufle, dont les yeux furent bandés. Une huée tempétueuse salua la passe maladroite du pataud qui n'atteignit même pas le tonneau, au commandement de Dolf. Un second, puis un troisième moulinèrent pareillement dans le vide obscur et béant. Le jeu s'annonçait monotone quand Schelletrintje, semblant céder à une irrésistible impulsion suscitée sans doute par son état, réclama à grands cris sa participation au sanguinaire divertissement. À travers l'hilarité térébrante, elle s'avançait énorme, ventripotente, mamelue, décrivant dans l'air de risibles moulinets ; son geste incertain n'entama que le bord du carcan, mais s'ébaudissant néanmoins de ce haut fait elle offrit à la maatschappij une opulente tournée de vieux hasselt. Rick Murdeneer en sa qualité de champion ne devait entrer en lice que le dernier, aussi nourrissait-il son impatience au moyen de larges et continuelles rasades d'alcool. L'intérêt de la partie se ranimait ; Frans Thys, le douanier, au milieu des bravos venait de faire sauter la crête de la victime, du sang s'éjaculait de la blessure en bruit guilleret, marquant ainsi une étape nouvelle ; la passion fermentait. Flup Denduivel qui vint ensuite fit voler la partie supérieure du bec d'un coup de revers inattendu. La tête du petit coq noireaud commençait à ne plus avoir forme humaine, un de ses yeux pendait lamentablement, sa langue sautillait hagarde, dans la gaine sanglante de son demi organe corné. Mais l'attention paroxiste des spectateurs fut à son comble, quand arriva le tour du Sinjoor. Jovial, le luron déluré, se prêtait en souriant à l'obligatoire aveuglancte. Dans un départ fulgurant d'une élégance féline, il se dirigea droit vers le but avec une assurance telle, qu'il semblait voir à travers le mouchoir rouge qui tranchait sur son front aux boucles veloureuses et noires. Militairement, au signal de Dick Dolf, il s'arrêta et d'une seule volée, en un magistral et vire-vousseux coup de banderolle, mit fin au supplice de la dolente volaille ; une trombe sanguinolente gicla hors du patient sectionné, en parabole alizarine, éclaboussant les farauds émerveillés. Des clameurs sauvagement enthousiastes annoncèrent au céciteux qu'il venait de triompher. Riant de ses dents éclatantes, Jan Slouker arracha son bandeau qu'il agita au-dessus de sa tête crollée, en gambadant d'allégresse ; cependant que le cauteleux Rosseskieve ramassant prestement le chef saigneux de l'holocauste, le dévorait goulûment. Tous à la fois congratulaient l'heureux vainqueur, chacun voulant serrer la main experte aux décapitations ; Trintje l'étreignait amoureusement, dénonçant ainsi le père encore insoupçonné de sa proche géniture. Quand soudain, ivre de rage et d'alcool, déflagrant comme un fauve en folie, l'amoureux évincé de la baesine, l'ancien roi détrôné, Rick Murdeneer, s'emparant du sabre encore sanglant abandonné sur le sol tellureux, bondit contre son heureux rival en râlant de monstrueuse extase, et lui faucha la tête à l'instar du Haanspel. Dans la consternation tétrique de l'assemblée sidérée, l'horrifiante boucherie s'accéléra ; reculant d'un pas, le démoniaque fendit de bas en haut le ventre fécondé de la jouvencelle cabaretière, qui tomba en hurlant, tenant ses tripes maternelles entre ses doigts crispés ; une seconde après, le garde-champêtre vit son torse sectionné à la hauteur du bassin, un orphelin de trois ans fut trépané du même coup, sa rosâtre cervelle mise à nu, aussitôt léchée par les chiens jaunes et féroces. Immobilisés un instant par une cauchemardante stupeur, les témoins terrifiés sautèrent ensemble sur le forcené, mais celui-ci en démente recrudescence, décrivant avec son bras un moulinet de plus en plus resserré, se trancha lui-même le col ; sa tête grimaçante tomba en blasphémant dans la poussière pourprée. Tandis que dans le soir estival et bleu, bercé au murmure zéphiréen des vaguelettes clapotantes du fleuve aux flots olivâtres, Drugge Paerels, le fossoyeur prognathe, disputait aux garnements effervescents jouant aux boules avec les têtes éparses, les débris de la sanglante kermesse, Frans Thys le douanier, retirant sa pipe brune de sa bouche rouge, disait : ainsi est la vie, il n'y a de coupable dans tout cela que l'Orgueil, le Genièvre et la Femme. p.c.c. A[ndré] B[landin] et J[ean]-M[arie] C[anneel]. 1. Cette phrase qui n'a d'équivalent qu'en argot parisien, peut se traduire par : « Sans raisiné, pas de rigolade dans mon patelin .» 2. Joueur d'accordéon. 3. Pardessus de toile bleue. 4. Tiare emplumée. 5. Dame de comptoir. 6. Chopes. 7. Petit coq, petit coq, noir petit coq, Ris seulement maintenant de toutes tes petites dents, Car ce soir coulera ton sang Et tu pourras crier, Alors ton chant sera fini Et ce sera très amusant. (texte
non relu
après saisie, 26.X.10)
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