Francis Enne
(1844-1891)

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D'après nature
(2ème série, 1883)


RELACHE

Mme Jonas est étendue sur sa chaise longue au coin du feu ; elle fume un havane en faisant des ronds avec sa petite bouche aux lèvres légèrement retroussées et regarde au plafond monter la fumée ; son corps svelte et grassouillet est enroulé dans un peignoir de cachemire sang de bœuf, déboutonné à moitié, sur lequel tombent en flocons tumultueux ses cheveux roux ; elle écarte les jambes et s'étire en bâillant comme une panthère repue.

A portée de sa main, sur un guéridon, deux tasses de Saxe dans lesquelles le café fume, et un flacon vulgaire de Chartreuse avec deux petits verres de Bohème.

A côté de Mme Jonas, M. Jonas est assis dans un large fauteuil anglais ; il fume aussi et crache dans le feu ; il tient le journal et fait semblant de lire.

M. Jonas est en veston de velours et en pantalon à pieds ; sous le menton, un foulard crème descend jusqu'au milieu d'un devant de chemise à jabot bordé de rouge ; M. Jonas digère avec tranquillité et conviction. Il a le chef déplumé, pourtant
il paraît jeune encore, il frise la quarantaine à peine.

La tête est placide ; la figure bouffie, le teint frais et rose ; les moustaches recourbées sont pareilles à celles d'un Gaulois, elles tombent sur une lèvre épaisse qui avance ; le nez est gros, manifestement crochu, — un nez d'Israélite ; l'œil noir et humide brille. M. Jonas bedonne légèrement. De temps en temps, il se frappe le ventre avec satisfaction et pousse des soupirs qui cachent habilement les renvois de la digestion.

Tout à coup Mme Jonas rompt le silence :

— Plus souvent qu'ils me feront jouer comme ça tous les soirs, sans souffler ; j'en ai plein le dos de leur sacrée pièce et puis j'ai l'estomac détraqué. . . Ce soir, relâche hein ! mon petit Jonas,nous allons nous la couler douce comme ça toute la journée, ça y est ; ils iront tous à la balançoire, ceux qui viendront pour me voir.. . d'abord je suis malade, c'est sur l'affiche.

— Oui, ma biche, j'en suis de la loupe, moi, j'aime ça aussi ; as-tu prévenu Adèle, au moins ?

— Je te crois que je l'ai prévenue ! elle a ordre de mettre tout le monde dehors.

Ensemble, comme si cela avait été réglé d'avance, ils se mirent à étendre leurs bras en l'air et à bâiller de nouveau.

— Nous n'avons pas l'air de nous amuser, tout de même, mon Jonas, dit madame, est-ce que tu t'ennuies ? si on se recouchait ; moi j'ai sommeil, parole d'honneur !

— Ou plutôt si nous filions à la campagne..., dit M. Jonas, il y avait une gelée blanche ce matin, il fait sec, comme ça la loupe serait complète .

— Ma foi, non ! moi, j'ai envie de rester ici.

— Comme tu voudras, ma biche ; d'ailleurs, nous ne sommes pas si souvent ensemble, tu as raison.

Mme Jonas resta rêveuse un instant, puis elle se mit à parler toute seule, car M. Jonas se gardait bien de l'interrompre :

— Si c'est un métier, tout de même ! pas vrai Jonas ? d'aller faire voir ses fesses à tout le monde pendant trois heures... et de leur chanter des bêtises. . . il y a des jours comme aujourd'hui où çà me dégoûte, et puis ils sont là le bec en l'air ; j'ai quelquefois envie de leur cracher dessus quand je ne suis pas disposée. Moi ! j'aimerais tant avoir ma tranquillité ; là, à côté de toi, nous serions comme des bons petits père et mère... je n'ai pas tant d'idées de luxe que ça après tout ! On est volé par les domestiques, c'est ça le luxe ! On a mal au ventre parce qu'on mange un tas de saletés, mal à la tête, mal partout... ça m'éreinte et, va te faire fiche ! quand on est dans le mouvement faut continuer, là, y a pas, y a pas !

Elle se mit à cracher et elle jeta son cigare dans le feu.

— En v'là un cochon de cigare ! il brûle en cuiller.

Puis elle se croisa les mains sur le ventre.

— Dis donc, Jonas, je crois que j'engraisse un peu, depuis quelque temps, pourtant je me fais de la bile ; as-tu vu cette sale rosse de Schraber qui me blague dans son canard, il prétend que je me déforme et que les chapeaux que je porte me donnent l'air d'un champignon ; tu ferais bien d'aller faire lire ça à Eudoxie ; je la plaque là sans la payer si elle ne me coiffe pas mieux.

M. Jonas toussa.

— Eh bien ! qu'est-ce que tu dis ?

— Moi rien ! seulement je pensais qu'il y a cet idiot de Lacour, tu sais, le neveu de ton directeur qui vient d'être nettoyé par le krach, il vend sa maison de Colombes, nous pourrions peut-être bien l'acheter ; si j'allais chez le notaire au lieu de rester là, j'ai les pattes qui me démangent d'être comme ça assis devant le feu.

— Tiens ! c'est une idée, mon vieux lapin. Mais es-tu sûr que ça rapporte ?

— A Colombes ? c'est comme si tu étais propriétaire au milieu de Paris, ça ne peut qu'augmenter. Tout le monde se porte par là, qu'en dis-tu ?

— Ma foi! je ne sais pas, moi, fais ce qu'il faut, nous ne sommes pas malheureux, mais on doit toujours veiller au grain, et je n'aime pas l'argent qui dort, tu sais.

En ce moment, Adèle, la femme de chambre frappa à la porte.

— Entrez ! dit Mme Jonas.

— Madame, c'est une lettre.

— Zut ! mets-la sur la cheminée, je la lirai demain.

— Mais, c'est le valet de pied du baron Kunnemann qui vient de la monter, la voiture est en bas ; on attend une réponse.

M. Jonas prit la lettre et la lut d'un coup-d'œil.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda négligemment Mme Jonas.

— Pas grand'chose... murmura M. Jonas, le baron t'attend à Passy, il t'envoie sa voiture.

Alors Mme Jonas se mit en colère :

— Ah ça ! est-ce qu'il se fout de moi, ce crétin-là ! Il trouve amusant de me raser aujourd'hui. Je n'ai pas le temps ; qu'est-ce que ça signifie ? Il s'imagine peut-être que je suis à ses ordres parce qu'il a des millions... Eh bien ! moi, j'ai la flème, voilà : nous sommes quittes ; avec ça que c'est rigolo d'aller là-bas ; c'est un sale imbécile ; moi, je veux rester ici avec mon petit homme à me chauffer, à causer de ce qui m'amuse, à faire ce qui me plaît.

Elle se leva et prit la lettre :

— Idiot, dit-elle en haussant les épaules, il m'écrit comme on écrit à une modiste ; il n'est même pas dans la note ; tiens ! voilà ce que j'en fais de sa lettre.

Elle s'assit dessus, puis la froissa avec rage et la jeta par terre derrière la chaise longue.

— Tu as tort, ma bichette, fit M. Jonas en simulant l'indifférence, mais je comprends ça, on est si bien chez soi... pourtant, tu sais Kunnemann a de l'influence... et... ce n'est pas la mer à boire après tout que d'aller à Passy.

— Oui, oui... je voudrais bien te voir à ma place, mon vieux ! en voilà une noce !

— Quoi ! quoi ! tu peux être rentrée pour dîner. Il est trois heures, c'est rien du tout, en somme.

— Eh bien! non ! m... ! je n'irai pas.

Adèle, tu vas dire que j'ai le rhume et que ça sera pour demain s'il veut.

La bonne allait se retirer, M. Jonas la retint.

— Écoute, mon ange, insinua M. Jonas avec tendresse ; tu n'es pas juste, tu n'es pas raisonnable non plus ; allons, un petit effort ; tu ne peux pas lui refuser cela au baron, songes-y ! Allons, va t'habiller ; il ne serait pas content, tu sais combien il est bon enfant. Voyons, un peu de bonne volonté. J'irai chez le notaire pendant ce temps-là ; à quoi bon perdre sa journée ; ma cocotte chérie, fais cela pour moi !

Mme Jonas courut s'habiller.

— Adèle, fit-elle, dis qu'on m'attende, je descends.



UNE CLIENTE

Ce Maxime a véritablement de la chance de posséder une maîtresse comme Louise (un petit nom un peu vulgaire peut-être, mais qu'importe !..)

Il n'y a encore que les avocats qui aient des bonnes fortunes de ce genre-là.

Joli petit ménage. Et voilà déjà trois mois que ça dure.

On les voit partout où l'on s'amuse : au théâtre, au Bois, aux courses, jusque dans les endroits mal famés : skatings, bals, cafés-concerts, même dans les restaurants de nuit et ils sont toujours de bonne humeur ; toujours en train. Ils ont l'air un peu fatigués par exemple ! Maxime ne parle plus qu'en traînant la voix, il ne prononce pas les r, ça l'éreinterait ; Louise a la démarche lente, ils s'appuient l'un contre l'autre nonchalamment, leurs yeux clignotent à la lumière brûlante du gaz. On voit qu'ils mènent la vie rondement comme des gens pressés.

Il y a quinze jours, je les rencontre à trois heures de l'après-midi devant la Madeleine. Ils allaient à petits pas, maigres et pâles, en flânant le long des boutiques d'un air indifférent.

— J'ai la tête vide, mon cher, me dit Maxime.

— Et moi aussi, ajouta Louise en me regardant d'un air hébété, plein de grâce cependant.

Elle cacha un bâillement lascif en appuyant sa petite main gantée sur sa lèvre supérieure.

— Oh ! ce n'est rien, affirma Maxime en souriant, nous savons pourquoi ; nous rentrons chez nous pour dormir.

Elle était tout à fait mignonne avec sa tournure de petite bourgeoise parisienne coquette, elle rit malicieusement en découvrant ses dents pointues comme celles d'une souris et bordées de gencives pâles ; ses cheveux blonds, ébourriffés par le vent, formaient un léger nuage sous sa capote de soie capitonnée, ses paupières se baissèrent modestement et masquèrent un regard vague et languissant.

— Dormir ? fit-elle, c'est Maxime qui dit cela ; ah ! nous avons bien sommeil, en effet, figurez-vous que tout à l'heure nous tombions littéralement dans notre assiette en déjeunant, voilà pourquoi nous faisons un petit tour sur le boulevard.

Il a vraiment de la chance ce scélérat de Maxime !

 
II

Je trouve Maxime l'autre jour dans la salle de la Paix au Palais Bourbon.

Il tenait un grand papier à la main, il se promenait d'un air grave et soucieux, il guettait l'arrivée des députés et paraissait impatient.

Encore plus maigre, encore plus harassé que l'autre jour, il s'arcboutait sur sa canne, sa figure jadis pleine, grasse et rose, était hâve et semblait aplatie entre ses deux longues côtelettes de barbe blonde, l'œil humide avait un éclat fiévreux.

— Hum ! pensai-je, il file un mauvais coton !

Je l'accoste :

— Que diable viens-tu faire en cet endroit ? Aurais-tu envie d'une sous-préfecture, voudrais-tu être nommé substitut, juge de paix, receveur particulier , voire garde-champêtre, car c'est la marmite aux places ici ; il me semble cependant qu'avec ton talent d'avocat, tu ferais mieux de rester indépendant.

Il se mit à rire.

— Non ! mon cher, je fais un métier bien plus comique, je colporte un recours en grâce pour un de mes clients, il me faut un tas d'apostilles et de recommandations, il est nécessaire qu'on fasse des démarches, c'est d'un dur ce que je veux obtenir !...

Je m'offris à l'aider si c'était possible.

Il me prit le bras et me chuchota son affaire au pied du groupe de Laocon.

— Ce n'est pas du tout un criminel, mon client, au contraire, c'est un excellent homme, mais il a été maladroit, il n'a pas su mener sa barque ; figure-toi qu'il est condamné à treize mois de prison pour corruption de fonctionnaire.

J'ouvrais des yeux étonnés.

— Oui. Corruption de fonctionnaire, c'est un cas assez fréquent, et on est d'un raide là-dessus depuis quelque temps ! Il faut que j'implore non-seulement le garde des sceaux, mais encore le ministre des finances. Mon homme est tout simplement marchand de vins en gros, il s'est entendu avec un employé d'octroi à Bercy pour faire entrer en fraude de l'alcool — c'est du commerce après tout — on les a pincés en flagrant délit et ils ont été condamnés. Voilà l'histoire. . . ma foi ! au point de vue moral et économique, on a bien fait, il faut des exemples, sans ça !... il est fort riche, très bien élevé, mon client, c'est un homme du monde, j'ai fait ce que j'ai pu à l'audience, mais il paraît que mon talent n'a pas suffi... cependant, entre nous, je t'avoue que je désirais un peu la condamnation.

— Parbleu ! fîs-je, je pense bien ; ton patriotisme, ton esprit de justice,ta loyauté, tout cela devait...

— Non, interrompit l'avocat, tu n'y es pas ; certainement, je suis honnête et cet imbécile était vraiment coupable, mais je n'ai pas une aussi forte dose de stoïcisme dans la conscience ; la vérité : c'est sa femme qui... d'ailleurs, tu la connais, Louise ? N'est-ce pas qu'elle est divine, sagement vicieuse, bien franche d'allures et amusante donc ! c'est exquis une maîtresse dans ces notes-là !...

— Parfaitement, balbutiai-je, je te félicite ; je suis pleinement de ton avis ; adorable, enivrante ; mais je t'avoue que je ne te comprends pas, tu es fou sans doute ou abruti ; il est très bien là où tu l'as fait mettre le mari, pourquoi ces courses effrénées en sa faveur ? Est-ce que c'est elle qui te pousse à ces démarches ? Ce n'est pas possible, tu serais
absolument ridicule et indéchiffrable.

— Louise, grands dieux ! si tu la vois, pas un mot de tout cela, elle ne sait rien ; eh bien ! il ne manquerait plus qu'elle apprît ce que je fais là, elle se brouillerait avec moi pour la vie, pas de bêtises !... Mais vrai ! tu me comprends, il est indispensable qu'on le gracie, il faut que j'en vienne à bout, il a déjà fait quatre mois de sa peine, j'ai besoin de renfort !



RELEVAILLES

A onze heures du matin, elle se trouvait sur le boulevard Port-Royal, à la porte de l'hospice de la Maternité dont elle sortait ; après la visite, le médecin venait de lui délivrer l'exéat traditionnel.

Elle tenait sur son bras droit l'enfant emmailloté d'un lange en grosse laine et sa main gauche portait un paquet noué dans une serviette de toile écrue à filets rouges.

Il faisait un froid sec et vif, la bise sifflait dans les arbres dénudés qui s'élèvent au-dessus du mur gris de l'hôpital ; les passants emmitouflés, excités par le piquant de l'air, marchaient à grands pas en frappant le sol gelé ; des gamins sortant de l'école couraient et escaladaient les bancs des trottoirs en poussant de petits cris joyeux ; dans les coins déserts des pierrots voletaient et piaillaient.

Elle resta un instant immobile, le regard fixé devant elle sans savoir ce qu'elle allait faire, étonnée de se retrouver tout à coup au milieu du vacarme de ce coin de faubourg ; puis elle s'appuya contre un bec de gaz et attendit.

Elle était petite, frêle ; ses épaules un peu voûtées cachées par un vieux macfarlane aux tons pisseux, faisaient paraître plus grosse sa tête de gamine aux yeux creusés, mais dont les prunelles noires brillaient ardemment. Sur le front tombaient, taillés en dents de peigne, des cheveux d'un blond terne presque verdâtre ; la figure était d'une pâleur cadavérique et les lèvres blanches et sèches, avaient aux deux coins des contractions indiquant encore les souffrances récentes. Sa tête disparaissait sous l'enchevêtrement d'un fichu en tricot blanc ; une mentonnière lui cachait les oreilles.

Toute l'allure était languissante, le buste s'avachissait sur les hanches avec lourdeur et sans grâce ; de temps à autre elle donnait un coup d'épaule pour relever le fardeau qu'elle portait.

Enfin, un bruit de roues ferraillant se fit entendre et l'omnibus qui va de la barrière Saint-Jacques à Montmartre déboucha sur le boulevard du Port-Royal. Elle fit signe au conducteur qui arrêta ses chevaux fumants dans l'air frais, elle monta à l'intérieur, et comme il n'y avait personne tout au fond de la voiture, elle alla s'y asseoir en toute hâte.

Là elle s'installa le plus commodément possible ; elle mit son paquet derrière son dos et déposa sur ses genoux l'enfant emmaillotté ; si de temps en temps on n'eût entendu des vagissements et vu remuer imperceptiblement l'enveloppe, on eût pu croire qu'elle reportait une livraison de lingerie pour un grand magasin de confections.

Elle se mit à regarder insoucieusement par la petite fenêtre les croupes blanches des chevaux qui sursautaient et se balançaient ; elle tenait à deux mains son enfant sans s'en occuper ; quand, par hasard, il remuait un peu fort, elle relevait un foulard rouge qui lui recouvrait la figure, examinait la petite tête un instant, puis laissant retomber le lambeau d'étoffe, elle continuait à contempler ce qui se passait dans la rue, prenant intérêt aux encombrements de voitures, aux malheureux piétons qui manquaient de se faire écraser en courant pour atteindre l'omnibus.

Au bureau des Halles, une vieille fruitière, aux tétasses pendantes et boursoufflées, vint s'asseoir à côté d'elle et faillit aplatir de son coude la tête du marmot.

— Faites donc attention, madame ! dit-elle d'un ton bourru.

— C'est bon ! c'est bon ! grogna la fruitière en glissant entre ses jambes deux gros paniers remplis de provisions, on ne lui fera pas de mal à c't'enfant, si vous le teniez mieux que cela, il ne serait pas trop tôt : sûrement c'est votre premier ; vous avez l'air embarrassée avec comme un cochon de sa queue...

Tout le monde se mit à rire.

Un ouvrier loustic se mêla à la conversation et, regardant la jeune fille en dessous :

— Hein ! v'la ce que c'est que de manger de là bonne soupe, pas vrai, la petite mère, on a des indigestions après.

La jeune fille haussa les épaules et riposta :

— Qui est-ce qui vous parle, à vous, imbécile ?

La fruitière riait à secouer l'omnibus.

Un monsieur, aux favoris grisonnants et qui s'appuyait sur une canne à pomme d'or, donna son avis :

— Il y a toujours des gens qui se mêlent ne ce qui ne les regarde pas.

L'ouvrier se mit à ricaner : — Alors, si on ne peut plus rigoler, zut !

Le silence se rétablit.

Quand l'omnibus passa devant le théâtre des Folies-Bergères, la jeune fille lança un regard investigateur dans tous les environs, comme si elle cherchait à distinguer quelqu'un, puis elle eut une mine toute désappointée ; elle se mit alors à fermer les yeux et se laissa aller à une douce somnolence qu'augmenta encore le bruissement monotone de l'omnibus, montant au pas toute la rue Rochechouart et la chaussée Clignancourt ; chaque cahot augmentant le bercement brutal.

Le petit être emmaillotté ne bronchait plus ; et la fruitière qui s'était endormie aussi, s'écroulait peu à peu sur elle-même. Il se produisit un tassement de graisse entre la poitrine et le ventre qui ballotait et qui tremblotait ; l'ouvrier ne quittait pas des yeux ce tassement mouvant.

Quand on fut en haut de la côte et que l'omnibus s'arrêta pour laisser décrocher le cheval de renfort, les dormeurs s'éveillèrent, l'enfant se mit à geindre.

— Eh ! eh! dit tout haut la jeune femme, c'est ici... pst! pst! conducteur ! arrêtez-moi là.

Elle descendit avec légèreté et courut tout de suite sur un trottoir.

Là, elle s'arrêta en regardant au loin dans la rue Ramey. Elle semblait hésiter à continuer sa route ; et elle surveillait les alentours comme si elle craignait d'être vue et accostée.

Enfin, elle prit une allure hardie et se mit en marche péniblement ; elle pénétra résolument dans une boutique de marchand de vins peinte en rouge sang de bœuf, au-dessus de laquelle on lisait, imprimée sur affiche jaune, l'inscription : Chambres et cabinets meublés. — On loge à la nuit.

A droite, un comptoir en étain derrière lequel se tenait un grand gaillard flondasse aux mains d'hercule, à la tête brutale et stupide ; il trinquait quand elle entra, avec deux ouvriers terrassiers dont le tombereau était arrêté devant la porte.

A côté d'une petite glace éraillée, une vingtaine de clefs avec des numéros taillés dans le cuivre à l'emporte-pièce, étaient acrochées.

La jeune femme s'approcha en riant et demanda :

— Est-ce que Justin est là, patron ?

— Tiens ! v'là la Catherine, Zou ! Zou! fit le marchand de vins, en esquissant un pas de bourrée... et le gosse, il est là pas vrai ? on va le baptiser... faites voir sa hure...

Il s'approcha du paquet et regarda avec précaution ; ses grosses mains rougeaudes tenaient délicatement le maillot.

— C'est-y une fille ou un garçon ?

— C'est un garçon !

— Chouette alors ! encore un pour foutre une pile aux Prussiens.

Puis, reprenant avec une allure indifférente :

— Tenez, Justin est là-bas dans le fond, à la salle de billard, il fait son piquet.

Catherine se hâta ; ses joues s'étaient subitement colorées, elle poussa la porte qui séparait la première pièce de celle des billards et courut vers celui qu'elle appelait Justin.

Il était là, son chapeau mou sur l'oreille, le cou entouré d'un foulard à carreaux, ses cheveux frisés lui collaient au front : il tenait à la main ses cartes rangées en éventail et annonçait son jeu.

Catherine s'approcha.
 
— Tiens te v'là, lui dit-il avec indifférence, en tournant vers elle ses yeux bleus faïence, colle-toi là sur la chaise...

Elle s'assit avec résignation ; quand il eut fini son coup de piquet:

— Tu ne pouvais donc pas rester plus longtemps là-bas ! c'est-y bète d'être revenue ici maintenant ; pas de braise ! pourquoi qu'ils t'ont renvoyée tout de suite, ces rosses-là ?... C'est ça le môme... fais voir.

Elle le démaillotta. Justin fronça le sourcil et, tout en battant les cartes, s'écria :

— Ah ! il est rien laid ; en v'là un asticot ! que que tu veux que nous foutions de ça ? encore de l'emmerdement ! Sale vache! tu pouvais pas t'asseoir dessus ?



DÉSŒUVRÉE

Pendant plusieurs jours, M. Léon, jeune stagiaire , en vrai flâneur, l'avait suivie dans le jardin des Tuileries, admirant sa taille souple, qui se dessinait sous sa visite de cachemire et ses cheveux châtain clair, noués en un paquet gracieux sous le bavolet minuscule d'une capote de satin plissé : il avait fixé bien en face ses yeux clairs, pleins de douceur et d'éclat dans lesquels perlait parfois une larme ; il l'avait suivie habilement, en la devançant, s'était mis à tourner discrètement autour de l'arbre auquel elle adossait sa chaise pour lire ou faire de la tapisserie ; enfin il avait réussi à lui adresser la parole maladroitement d'abord, puis peu à peu, la causerie s'était enhardie, et la réserve avait disparue, enfin, il avait pu savoir son petit nom : Esther ; il avait appris ensuite qu'elle n'était pas du tout ce qu'il croyait lorsqu'il l'avait remarquée pour la première fois, c'était une femme du monde, son mari exerçait le commerce de bijouterie dans les environs du Palais-Royal ; donc, l'amitié entre eux allait augmentant ; chaque après-midi ils se retrouvaient au même endroit. M.Léon devenait rouge quand il l'apercevait de loin exacte au rendez-vous tacite ; puis, on avait échangé des poignées de main...

On était au mois de Mai.

L'amitié avait fait place à la tendresse. Léon la questionnait sur son mari.

— C'est un bien brave homme, je vous assure, disait Esther ; mais il est tout à son commerce ; il ne m'a comprise que dans les premiers temps de notre mariage et nous n'avons pu avoir d'enfant, cela fait notre désespoir. . .

Léon se mordait les lèvres et poussait de gros soupirs ; dans les branches les ramiers voltigeaient et roucoulaient. Esther avait ouvert son ombrelle et Léon glissait sa tête en dessous pour obtenir un peu plus d'intimité.

Un jour elle se laissa faire, il lui prit la main : elle leva sa voilette et furtivement il lui baisa les yeux.

Puis ils restèrent muets et tristes jusqu'à l'heure de la séparation.

Le lendemain :

— Vraiment vous êtes cruelle, ma bonne amie (laissez-moi vous appeler ainsi), dit Léon, voilà bien longtemps que vous me laissez vous dire mon amour, et toujours nous nous quittons après ce baiser volé, en cachette des curieux ; j'aime vos petites mains, j'adore vos lèvres et vos yeux, mais je souffre le martyre ; Esther,vous devriez avoir confiance en moi.

Elle soupira lentement et lui serrant les doigts ;

— Calmez-vous, mon Léon, moi aussi je souffre ; je ne sais, mais j'étouffe quand vous êtes là près de moi... Je n'ose me livrer, je vous ai laissé vous enhardir ; je dois vous paraître une femme comme une autre, une dévergondée, je suis sûre
qu'au fond vous me mépriseriez si....

— Taisez-vous, chère adorée ! Taisez-vous, dit Léon d'une voix grave et étranglée.

Esther sourit.

— Mon ami, dit-elle, il faut du courage, de la résignation ; nous sommes sans doute faits l'un pour l'autre ; mais j'ai des devoirs sacrés, ne l'oubliez pas ; croyez-vous que je ne souffre pas ?.. la nuit je dors à peine et quand le sommeil m'a vaincue, c'est vous que je revois dans mes rêves. Tenez , voulez-vous ! quittons-nous à jamais, je ne reviendrai plus ici... oubliez-moi ; cela vous sera facile, j'ai eu un instant de folie, permettez-moi de ne pas me perdre tout-à-fait.

Un matin cependant, elle accepta un rendez-vous sérieux et se laissa vaincre. Léon vint la prendre aux Tuileries — le bijoutier était en tournée d'affaires — et ils partirent en voiture.

On déjeuna à la hâte chez Foyot, puis Léon l'emmena dans un petit entresol qu'il habitait rue de Tournon — appartement mesquin d'étudiant.

Quand elle passa devant la loge du concierge au bras de son amant, Esther honteuse frissonnait.

— N'aie donc pas peur, enfant ! murmura le jeune homme en lui prenant le bras pour monter l'escalier.

Esther ne sortit qu'à la nuit. Léon la reconduisit jusqu'à la station de voitures et lui donna un dernier baiser à travers sa voilette.

— Au revoir ! cher amour, lui dit Esther ; je t'écrirai demain... ne viens pas aux Tuileries.

Léon rentra chez lui et s'enferma jusqu'au lendemain ; il cherchait ainsi à ressaisir les douces impressions d'amour qui déjà s'enfuyaient ; il voulait revivre dans l'air que venait de respirer cette femme exquise désormais sa maîtresse et il se laissait bercer par tous les rêves de mélancolie amoureuse qui l'étreignaient.

Il s'endormit en songeant à la lettre promise pour le lendemain.

Elle arriva, la lettre — par la première distribution.

« Mon Léon adoré,

Je suis encore chaude de tes baisers d'hier ; comment pourrais-je jamais oublier tes étreintes ? Cependant, il le faut. Mon crime m'épouvante. Je t'aime et je te fuis ; j'ai souillé la couche de mon époux, Dieu me punira. Vois-tu, mon Léon, quittons-nous, je ne pourrais vivre ainsi. J'ai pleuré des larmes de sang toute la nuit. Ah ! nous sommes bien malheureuses, nous autres femmes. Je pense à ma pauvre mère, elle mourrait de chagrin si elle savait que j'ai osé me livrer à toi, mon amant. Je mourrai de désespoir, j'en suis sûre. Adieu ! mon Léon, adieu ! je me fais horreur... que ne t'ai-je connu quand j'étais jeune fille encore, je t'aurais pu donner mon cœur de vierge ; je suis venue à toi, criminelle. Je m'arrête, je n'ai plus la force de t'en écrire davantage. Adieu ! encore adieu ! et ne me maudis pas, ne méprise pas ton

ESTHER. »

P. S. « Ne me cherche plus aux Tuileries ; je disparais pour toujours. Ah ! je souffre cruellement. »

Quand il eut fini la lecture de cette lettre, Léon resta un instant comme ahuri, puis, il eut un violent accès de colère et brisa d'un coup de poing la table sur laquelle il s'était accoudé pour lire la lettre d'Esther.

A la colère succéda une crise nerveuse et il fondit en larmes, — où la retrouverait-il ? Si au moins elle lui avait dit où elle demeurait... il irait souffleter le mari, il le tuerait, mais rien ! elle l'avait toujours empêché de l'accompagner plus loin que la grille du jardin.

Pourtant, pendant toute une semaine, il retourna aux Tuileries à toute heure, tantôt le matin, tantôt dans la journée ; il espérait quelle oublierait sa promesse et qu'instinctivement elle reviendrait ainsi au nid d'amour...

— Pauvre petite ! pensait Léon, c'est vrai, pourtant, je l'ai détournée de sa famille, de son ménage, elle est plus raisonnable que moi. Allons, n'y pensons plus !

Le temps guérit la blessure. Au bout de deux mois, Léon oublia son aventure et Esther ne lui apparut plus que comme une amoureuse aimée dans un rêve.

Au printemps suivant, Léon traversant le parc Monceau, s'arrêta tout-à-coup stupéfait.

C'était bien elle, comme l'année précédente, elle était assise auprès d'un arbre et à ses côtés, un jeune homme élégant, très empressé, lui prenait les mains et s'abritait sous son ombrelle ; elle lui répondait avec des petites mines honteuses, confuses, elle était rouge et ses yeux se baissaient en écoutant l'adorateur qui minaudait.

Léon se cacha dans le détour d'une allée et les guetta férocement... Ils regardèrent autour d'eux avec crainte, puis, le jeune homme courbant la tête déposa un long baiser sur les mains d'Esther.

Léon partit en ricanant et en haussant les épaules.



DILETTANTISME

Excellente musicienne, Mme veuve Schwarz, professeur de piano à la mode dans le quartier du Marais.

Elle habite un vaste appartement, rue du Pas de la Mule, près de la place des Vosges.

Toute la journée, des cohortes de jeunes filles qu'accompagnent leurs mères ou leurs bonnes envahissent l'escalier ; elles viennent assister au cours de Mme Schwarz, ou prendre des leçons particulières.

Mme Schwarz leur enseigne sévèrement l'art de couler les arpèges, de perler les chromatiques et, quand elles sont d'une certaine force, elle les initie à la grande musique : Chopin, Beethoven, Schumann.

Une belle tête, celle de Mme Schwarz : les yeux encore clairs scintillent entre deux coques de cheveux blancs plaquées sur les tempes. Le nez, d'une parfaite régularité, projette son ombre discrète sur une bouche bordée de lèvres fines, ombragées d'un léger poil aux reflets blonds. Mme Schwarz est maigre et grande, et quoiqu'elle ait plus de soixante ans, elle affecte encore quelques airs de coquetterie, surtout quand elle se trouve à côté de sa fille.

Mlle Albane Schwarz, aussi éminente artiste que sa mère, a vingt-cinq ans, mais elle en paraît vingt à peine ; elle l'aide dans l'enseignement du piano et à sa mère emprunte ses attitudes graves quand elle explique un doigté ou indique une nuance.

Blonde fadasse, aux yeux bleus et ternes, elle affecte une allure triste pleine de rêverie et de mélancolie ; quand elle est assise au piano et exécute quelque morceau difficile de musique classique, son corps languissant se balance mollement suivant les ondulations du rhythme et la cadence des temps de valse. La tête de Mlle Albane apparaît grosse comme un poing d'enfant sous une abondante chevelure qui tombe en cascatelles de papillottes à l'anglaise. Un lorgnon aux verres bombés est à cheval sur le nez rose de la jeune artiste.

Quand la leçon est finie, Albane redevient gamine et joue avec ses élèves, comme une vraie folle ; les éclats de rire font résonner les vitres ; ces demoiselles se pincent entre elles, se taquinent et poussent des petits cris sauvages qui parfois forcent Mme Schwarz à sortir de son calme auguste.

— Taisez-vous donc, petites toquées, crie le professeur d'une voix grave.

Chaque hiver, Mme Schwarz donne une demi-douzaine de matinées-concerts dans lesquelles elle produit des élèves ; ces petites fêtes sont fort suivies et la haute société du Marais y est assidue.

Mme Schwarz fait admirablement les choses ; elle sait attirer chez elle quelques artistes des théâtres de musique, les bonnes doublures de l'Opéra-Comique, et les chanteurs de chansonnettes convenables qui ont tout un public à part dans les salons et dans les pensionnats de demoiselles ; quelques diseurs de vers plats et familiers sont invités également et ce n'est que vers les six heures qu'on se sépare après orce compliments et remerciements chaleureux.

On est véritablement à son aise chez cette excellente Mme Schwarz.

Les jeunes gens aux plastrons impeccables, en habit noir, gantés de frais, le gibus sous le bras forment une claque chaleureuse qui fait tressaillir d'aise les jeunes exécutantes en robe décolletée discrètement.

Du milieu de la foule assise sur des banquettes de velours rouge louées chez Belloir, émergent les coiffures des mamans et grand'mamans, toutes de fleurs éclatantes ou de plumes à tons faux ; au rang d'honneur figurent des vieillards à cravates blanches-carcans, décorés, ventrus, la chaîne d'or au gilet et qui pleurent de joie en écoutant les accords harmonieux du piano demi-queue qui occupe le milieu du salon.

Mme Schwarz trône à côté de l'instrument de sa gloire, à côté de sa fille ; derrière elle se tasse la petite foule des exécutants, fillettes et jeunes filles, jeunes garçons et collégiens qui chantent dans les ensembles ; car on exécute aussi des quintettes avec chœurs extraits des opéras de Meyerbeer, d'Halévy, de Rossini ou de Gounod.

Mlle Albane Schwarz n'est pas seulement une excellente instrumentiste ; elle chante à ravir et sa belle voix de soprano va au cœur de tous les habitués des concerts de Mme Schwarz.

Pourtant elle cherche un mari ; et elle est menacée de coiffer Sainte-Catherine. On la dit au mieux avec M. Georges, le neveu de M. Bonnardin, un ancien président de la Chambre de Commerce, veuf sans enfants, et il a été question un instant de leur mariage.

Exquis jeune homme, Georges ; fort admiré de toute la société qui se presse chez Mme Schwarz, et rangé !

Il a à peine trente ans et déjà, grâce aux belles protections de son oncle, il est chef de bureau au chemin de fer du Nord. C'est un parti excellent pour Mlle Albane.

On va même jusqu'à faire des suppositions légères ; M. Georges est un beau brun, à la moustache fine et noire, bien râblé, un peu maigre et d'une grande distinction. Il n'est pas seulement employé, il est en outre avocat et officier d'Académie.

Bon musicien, c'est lui qui donne la réplique à Mlle Albane ; ils disent tous deux merveilleusement le grand duo des Huguenots :

Vienne la mort...
Puisqu'à tes pieds, je puis l'attendre !

Quand M. Georges chante cette phrase passionnée, en regardant timidement la chanteuse, tout le monde frémit ; et l'on chuchote :

— Décidément, il y met un peu trop d'âme.

— Ces jeunes gens-là s'aiment...

Les collégiens ricanent et les grand'mamans pleurnichent.

L'oncle Bonnardin fait générale ment son nez quand il entend ainsi son neveu roucouler avec Mlle Albane ; mais il profite de l'émotion publique pour se lever, s'approcher du piano et remercier Mlle Schwarz en lui donnant un gros baiser sur le front.

Albane rougit légèrement et prend le bras du bonhomme qui, malgré ses cinquante-huit ans, est encore fort vert.

M. Georges les suit dans la pièce voisine, où sont installés les rafraîchissements, et tient à la main le bouquet de sa chanteuse.

*
* *

Mme Schwarz est radieuse depuis son dernier concert.

Un grand événement, qu'elle avait bien préparé, vient de s'accomplir ; elle va marier Mlle Albane à l'oncle Bonnardin ; ce dernier a fait sa demande officielle.

Mme Schwarz est toute tremblante quand elle annonce avec fierté cette grosse nouvelle à ses élèves.

— Pensez donc ! mesdemoiselles, quel honneur pour une pauvre petite artiste comme moi, donner ma fille à un homme aussi considérable, moi qui ne pouvais prétendre pour elle qu'à un misérable croque-notes tout au plus ! ... Ah ! elle va entrer dans une bien belle famille, mon Albane.

Tout le monde félicite la vieille pianiste ; et les mères cachent faiblement leur jalousie en disant :

— Il aime tant la musique, ce cher monsieur Bonnardin ! nous nous étions toujours doutés de quelque chose... Ma foi ! il est encore assez guilleret, ce brave monsieur ; comme votre fille sera heureuse ! Voilà une passion digne et grande ; voyez la puissance de l'art !

M. Bonnardin est souvent présent aux leçons maintenant ; il fait sa cour avec assiduité et réserve pourtant.

Quant à Mlle Schwarz, elle s'efforce d'avoir des toilettes plus graves qui la vieillissent peu à peu et lui donnent l'air d'une femme mûre ; elle est aux petits soins déjà pour ce vieillard.

M. Bonnardin se fait accompagner presque toujours par son cher neveu, M. Georges, qui a pris, lui, un air respectueux et calme vis-à-vis de sa future tante et refuse de chanter avec elle, si ce n'est quand on est en petit comité avec l'oncle,
Mme Schwarz et quelques intimes seulement.

Mlle Albane le regarde toujours avec la même douceur, le traite comme autrefois en bon ami et en cher camarade.

Un jour que M. Georges semblait faire la moue :

— Venez que je vous parle en cachette, dit tout haut Albane avec espièglerie.

Elle lui prit le bras et l'entraîna dans une embrasure de fenêtre, tandis que M. Bonnardin souriant, caquetait avec sa future belle-mère.

M. Georges tremblait.

— Allons, allons, grand bêta, lui dit la jeune fille en ayant l'air de parler de choses indifférentes, vous savez bien que je vous aime trop pour vous épouser... après la noce vous serez mon amant. . . Vous n'êtes donc pas un artiste, vous !

M. Georges rougit jusqu'aux yeux.

— Folle! folle! fit l'oncle avec un air indulgent ; je parie qu'elle te dit des bêtises, n'est-ce pas, mon Georges ?



CONSULTATION MÉDICALE

L'autre matin, je passe ma main sur mes joues et je sens que ça gratte ; je songe qu'il est temps de me faire raser, j'entre chez un coiffeur du quartier des Écoles, à tout hasard.

On se précipite sur moi :

— Une barbe? Monsieur !

— Oui !

Aussitôt je suis accaparé par un grand flandrin en manches de chemise ; il a des moustaches noires comme un bâton de réglisse, des yeux éclatants, des cheveux crépus ; ses gestes sont brusques, il m'étrangle en me mettant une serviette sous le menton et il jargonne une sorte de patois du Midi : les R roulent comme des batteries de canon sur le pavé, les S sifflent comme des alsaciens ennemis de Wagner.

Je me résigne. Ma tête est appuyée durement sur le dossier à crémaillère du fauteuil, je regarde au plafond et devant moi en attendant que l'opérateur me barbouille de savon, qu'il aiguise son rasoir et qu'il colle son tampon de chiffons sur mon épaule droite pour y déposer les détritus de mon visage.

Les glaces reflètent les objets d'art de la boutique : Voici une brune, en chromo-lithographie ; ses yeux sont verdâtres et son corsage est rose, comme une tartine de gelée de groseilles, elle a des lèvres de carmin et elle regarde en coulisse.

Plus loin, dans un cadre imitant le bois sculpté, c'est une scène de bandits des Abruzzes qui arrêtent des amoureux britanniques ; tout y est : l'escopette à tromblon, la mule caparaçonnée, les malles de voyage, ils ont des mines rébarbatives et gracieuses à la fois, ces bons brigands ; il me semble entendre la musique du Fra Diavolo d'Auber qui résonne derrière le tableau.

Devant moi, sur la tablette en marbre blanc, des pompons, des insufflateurs, des peignes, des pots de cold-cream, des savonnettes, des démêloirs ; au-dessus de ma tête se balance une brosse hygiénique avec manivelle tendue au bout d'un ressort de cuivre.

Pendant que le garçon coiffeur s'occupe de moi, je remarque un peu plus loin dans un petit salon tendu de velours rouge une femme qu'on coiffe : l'opérateur se hâte et pique une épingle par seconde dans cette chevelure blond-filasse ; la femme cause à mi-voix et lui tend les épingles une à une tout en suivant attentivement dans la glace, où elle se regarde avec soin, le travail méticuleux dont elle est cause. Parfois, ils rient aux éclats tous deux. Alors le patron — en manches de chemise (c'est l'uniforme de la maison) — manifeste son impatience et hausse les épaules, tandis qu'une petite femme boulotte, les cheveux sur les yeux, grasse sous son peignoir de flanelle, arpente la boutique avec rapidité ; elle transporte des bouillottes, active le feu pour les fers à friser, ramasse des chiffons, donne un coup de brosse par ci par là sur les ottomanes fanées accotées au mur ou range les journaux au milieu de la table qui occupe le centre de la pièce.

Comme nous ne sommes que deux, la femme et moi, sur lesquelles on travaille, le patron se repose et reste assis derrière son petit comptoir de faux palissandre, en attendant un troisième client.

Pendant que mon Méridional me badigeonne la figure, entre un jeune homme d'une trentaine d'années environ ; il se traîne en s'aidant de deux béquilles sur lesquelles il s'appuie difficilement ; je l'aperçois ; il est d'une maigreur d'ascète ; son
teint maladif donne à sa barbe un reflet jaunâtre.

Le patron s'approche de lui avec respect et lui serre la main.

— Eh bien ! toujours des douleurs ?

— Hélas ! oui... voilà le résultat de ma glorieuse campagne dans l'armée de la Loire ; hein c'est triste, n'est-ce pas ? Je crois que je ne guérirai jamais.

A ce moment mon garçon coiffeur s'arrête et me laisse une joue en plan pour prendre part à la conversation.

J'ai bon caractère, je me borne à l'écouter ; je sens une portion de ma peau qui est sèche et l'autre humide — sensation insupportable... je ne dis rien.

— Et ce remède ? l'avez-vous essayé ? dit mon raseur.

— Non ! pas encore. Je viens précisément pour vous demander des renseignements, répond le pauvre perclus.

Il se tourne du côté du coiffeur.

Le garçon reprend son travail sur ma joue et me fait une boutonnière à côté du nez.

— Est-ce que la personne dont vous m'avez parlé et qui a employé ce remède est visible, interroge le jeune infirme ?

— Non ! elle est morte sans doute ; songez donc ! elle avait soixante-quinze ans quand elle a fait cette expérience qui a réussi, je vous le jure, tenez ! le marchand de vins d'en face, vous en dira autant ; et le marquis — il était marquis ce vieux-là — avait de l'instruction ; il a tout de même consenti à se laisser faire, — pendant deux ans, il n'a pas eu la moindre douleur et il marchait comme un facteur ; après être resté ankylosé dans son fauteuil sept années durant. — Hein ! c'est un résultat, cela !

Le jeune homme, d'aplomb sur ses deux béquilles, écoutait avec calme et étonnement tout à la fois.

— Voyez- vous, reprit le coiffeur, moi, à votre place, j'essaierais ; qu'est-ce que ça coûte ? Peu de chose en somme ; ah ! je sais bien que ce n'est pas ragoûtant !... et l'huile de ricin ? et le sedlitz ? c'est pas non plus très rigolo à avaler.

Le jeune homme hochait la tête :

— Oui, vous avez raison ; j'essaierai ; quand on est dans ma position, on n'a pas le droit de reculer devant quoi que ce soit pour guérir ; ce qui m'ennuie, c'est de ne pas pouvoir parler à ce marquis que vous avez connu, il m'aurait au moins indiqué comment il s'y était pris.

— Oh ! c'est pas plus difficile, après tout, ni plus sale que de gober des œufs frais sortis du cul de la poule, fit le coiffeur avec un accent de bravoure ironique.

— Vous avez raison, Monsieur, mais il y a encore une difficulté ; je ne suis pas très ingénieux... où trouver ce remède ?

— C'est bien simple, répondit le coiffeur, chez les concierges des environs, vous aurez votre affaire, ce serait bien le diable, si on n'en trouvait pas deux ou trois en perspective, ils en ont toujours, et ils ne vous les feraient même pas payer... Qu'est-ce qu'ils en font le plus souvent ? Ils les jettent dans les lieux, n'est-ce pas ? N'oubliez pas qu'il faut qu'ils n'aient pas encore vu le jour, c'est capi
tal !

— Vous avez raison, affirma le jeune homme ; allons, j'aurai du courage, j'essaierai.

Et il sortit.

— Bonne chance ! dit le coiffeur en saluant cérémonieusement.

Le calme, se rétablit dans la boutique.

— Pauvre monsieur ! s'écria le patron avec compassion, c'est tout de même triste, à son âge, d'être comme ça !

J'étais rasé complètement, je m'approchai de la cuvette et je me débarbouillai à la hâte, qu'est-ce que cela voulait dire ? quel remède ? j'étais impatient de débrouiller cette énigme.

Dès que je fus essuyé, je m'empressai d'interroger le coiffeur.

— Ah ! Monsieur, me dit-il, je comprends que cette conversation vous ait étonné. Voici de quoi il s'agit : quand vous avez comme ça des douleurs dont on ne peut venir à bout, il n'y a qu'un moyen, c'est celui dont nous parlions. Vous aurez beau dire que c'est des blagues, des remèdes de bonne femme, ça ne rate jamais ; il faut prendre deux ou trois petits chats à peine sortis du ventre de leur mère, vous les faites cuire et vous les avalez ; mais (je le lui ai bien recommandé, vous avez entendu), il faut qu'ils n'aient pas encore vu clair. Ça vous guérit radicalement, au moins pour deux années, c'est ça que je lui racontais à mon client. J'en ai vu les effets, c'est épatant !

Je restai abasourdi, réprimant une envie de rire ; le garçon approuvait son patron, et la dame qu'on venait de coiffer s'était approchée et ouvrait de grands yeux.

— Ça ne m'étonne pas, disait-elle, la nature a tout prévu ; c'est un rude service que vous lui rendez là, car il est beau garçon encore, ce pauvre infirme.

Le patron prit un air solennel :

— Voyez-vous, ça a l'air d'une farce et pourtant, scientifiquement, c'est bien facile à expliquer ; les chats sont pleins d'électricité, n'est-ce pas !... Vous n'ignorez pas qu'on traite les douleurs par l'électricité ; eh bien ! les petits chats à peine nés sont beaucoup plus chargés de fluide que les chats ordinaires, c'est pour cela qu'ils guérissent ; moi, j'ai foi dans ce remède, et ces messieurs qui font de la médecine et qui viennent ici, ne sont pas du tout ennemis de ce système curatif.

La femme du coiffeur s'était approchée, elle écoutait son mari avec attention et approuvait de la tête :

— Eh bien! dit-elle tout à coup, je sais ce qui répugne, c'est de croquer ces pauvres petites bêtes, que diable ! Vous avalez bien des huîtres vivantes, des escargots, des moules ; c'est pas plus sale, après tout. Tenez, moi, si j'avais des douleurs comme ce pauvre monsieur, je n'hésiterais pas, même je m'arrangerais un petit plat agréable : je ferais fondre du beurre, bien roux, j'y ajouterais une pointe d'ail, un peu d'échalote, du vinaigre et je laisserais revenir pendant un bon quart d'heure les petits chats, je suis sûre que tout le monde en mangerait et même qu'on s'en lécherait les babines. On mange bien les bécasses avec leurs excréments  Ça sera un rude imbécile s'il a peur, ce cadet-là, dans tous les cas.



L'IDIOT

Saint-Eliph dans le Perche, Isidore exerçait la profession d'idiot.

Un grand gars de vingt-deux ans, Isidore, taillé en fort de la Halle, doux comme un Terre-Neuve. Sa tête était démesurément large, sa peau avait la transparence des cires pâles ; ses joues roses étaient bouffies ; au menton et aux lèvres pas un poil. Les yeux gros et gonflés sans éclat, semblaient voilés d'une taie, comme ceux de ces aveugles qui ont toujours l'air de fixer impunément le soleil.

Pauvre Isidore ; — souffre-douleur du village !

Pas un moutard, le rencontrant, ne manquait de lui faire une niche ; celui-ci lui tirait le pan de sa culotte, cet autre lui lançait des pierres ; on lui jetait des bâtons dans les jambes. On lui faisait peur surtout.

Le malheureux garçon tantôt prenait des airs résignés, tantôt se fâchait et poursuivait les gamins en faisant entendre des cris de colère pareils à des gloussements de dindons.

Quelquefois, mais rarement, un paysan prenait sa défense.

Isidore vivait seul, dans une cabane pareille à un chenil adossée à un petit bois qui se perdait dans la colline au pied de laquelle s'étend le bourg de Saint-Eliph.

C'est là que, comme une bête fauve, il se réfugiait le soir, sa journée finie ; car on l'employait au village à divers travaux qui n'exigent point grande intelligence : tels que les terrassements ou les charrois ; à une certaine époque de l'année, en Août et en Septembre, Isidore était embauché par les marchands de volailles qui parcourent le pays et opèrent des razzias dans toutes les fermes pour approvisionner les halles et on lui confiait l'exécution de tous les volatiles.

Il fallait voir alors l'idiot dans l'exercice de ses fonctions, spectacle étrange !

Assis au fond d'une des caves de la ferme principale de Saint-Eliph, Isidore enfilait un tablier à bavette de grosse toile, il déposait entre ses larges pieds une marmite de fonte, puis on lui apportait accouplés les poulets achetés dans tous les environs. Alors, les étranglant entre deux doigts, il leur coupait le cou avec une dextérité de sauvage et les jetait derrière son épaule, après avoir laissé couler le sang pendant quelques secondes. A côté d'Isidore, une douzaine de commères plumaient les bêtes, chaudes encore, et tout autour voltigeaient les duvets blancs et noirs qui se rabattaient et venaient se coller aux grumeaux de sang accumulés en croûtes noires, sur le tablier d'Isidore.

Tout en plumant les volailles, les femmes agaçaient l'idiot qui grognait férocement par instants ; puis, il se mettait à pleurer entre deux coups de couteau et alors toutes riaient aux éclats.

Quand sa besogne meurtrière était accomplie, Isidore allait flâner au soleil devant l'église ; vu de loin, son tablier sanguinolent éclairé en lumière étincelait et semblait parsemé de rubis et de topazes.

Chaque année à la foire de Saint-Eliph, qui avait lieu précisément à l'époque où Isidore massacrait ainsi les basse-cours, passait la belle madame Annette.

C'était une jeune femme coiffée à la bordelaise ; aux yeux vifs illuminant une face aux tons chauds et bistrés ; élancée, toujours proprette et vive et rieuse ; tous les paysans lui faisaient la cour à leur manière, en lui tapant sur les épaules et en lui chatouillant les côtes ; elle ne se fâchait jamais.

Sur le marché, dans la journée, elle déballait ses marchandises qui consistaient surtout en toiles bleues pour les blouses et en cotonnades pour les jupons ; elle étalait aussi des cravates multicolores, des bretelles à ramages, des ceintures à
fleurs pour pantalons et des foulards de rebut.

Elle criait à s'époumonner, vantant sa marchandise et appelant à tue-tête les chalands.

Le soir, elle parcourait les auberges et faisait tirer à la loterie en cachette des gendarmes. On gagnait à ce jeu des montres en argent, des pipes, des bagues, des boucles d'oreilles, jusqu'à des chapelets.

Depuis plusieurs années déjà, Mme Annette fréquentait la foire de Saint-Eliph, et elle ne vieillissait pas ; on la trouvait chaque fois plus belle encore. Sa vue réjouissait les amateurs de beau sexe.

Isidore se mêlait aux groupes et se laissait gouailler sans même manifester sa colère lorsqu'on le houspillait comme de coutume. Il restait en extase devant Annette qui implorait la pitié pour lui, lorsque les plaisanteries devenaient trop cruelles.

Les deux mains derrière le dos, Isidore debout devant l'étalage de la marchande, rougissant et timide baissait la tête et la regardait en sournois. Puis, lorsqu'elle avait fini sa vente et qu'elle rentrait à l'auberge, il s'enfuyait à toutes jambes et gagnait sa cabane où il s'enfermait à double tour.

Annette, à chaque tournée qu'elle faisait à Saint-Eliph, donnait un cadeau au pauvre gars, soit un foulard, soit une blouse ; alors Isidore lui baisait les mains avec rage et Mme Annette se laissait faire.

A la foire de Septembre de l'an dernier, Mme Annette arriva à Saint-Eliph avec tout un attirail nouveau.

Elle n'avait plus comme autrefois une simple petite voiture à bras ; elle possédait un gros âne noir bien râblé avec une étoile de poils blancs à la naissance de la queue ; il allait vivement, tirant derrière lui une carriole basse à quatre roues, dans laquelle étaient empilées les marchandises.

Ce fut un événement dans tout le village quand on vit la nouvelle voiture apparaître sur la route qui descend en spirales le coteau derrière l'église. Isidore, ému, était venu au-devant de Mme Annette, se mêlant à tous les godelureaux de Saint-Eliph.

A la vue de cet équipage pompeux Isidore se mit à fuir comme épouvanté.

Annette étonnée sourit avec bienveillance ; puis elle étala ses étoffes comme d'habitude et clama courageusement ses boniments d'usage ; l'âne et la voiture ayant été remisés à l'auberge.

Ce jour-là, elle attela de bonne heure et se mit en route dès la fin du marché ; elle avait renoncé à sa loterie du soir, on remarqua qu'elle s'était tenue beaucoup plus sur la réserve avec les diseurs de fadaises et les amoureux donneurs de coups de poing ; aussi avait-elle été traitée avec mépris de "grande dame" ; quelques-uns l'avaient même grossièrement insultée après son départ.

Personne ne se doutait des plans formés par Annette.

En effet, dès qu'elle eut contourné le vallon, comme la nuit était tombée et qu'il n'y avait pas de lune, elle revint sur ses pas, mit sa voiture et son âne à l'abri derrière une meule de blé et gagna la cabane d'Isidore ; elle entra brusquement chez l'idiot et lui sauta au cou, d'abord en riant comme une folle, puis elle se mit à pleurer à chaudes larmes.

L'idiot était accroupi dans un coin et regardait béatement cuire des pommes de terre sous un amas de cendres roses.

Il poussa un cri terrible à la vue de Mme Annette, puis il se mit à balbutier et enfin courut à la porte. Il voulait fuir.

Annette se précipita et, d'un robuste coup de poing le rejeta au fond de la cabane.

Isidore tomba à ses genoux en suppliant.

— Non ! non ! m'ame Annette. Non ! non !

Une heure plus tard, ils abandonnaient la cabane et regagnaient la meule où l'ane et la voiture étaient abrités.

Isidore tenait la main d'Annette et marchait en chancelant.

— Va, mon Zidore, va, mon gros... partons d'ici, disait la jeune femme en s'appuyant doucement sur son épaule ; mon pauvre enfant, tu seras heureux avec moi... t'es pas plus bête qu'un autre, je t'assure.

Et la voix d'Annette avait les tons câlins d'une musique de berceuse.

Ils firent route ainsi toute la nuit, à côté de la voiture qui longeait les fossés, et se heurtait comme ivre aux tas de cailloux et aux bornes ; ils marchèrent jusqu'au petit jour écoutant les bruits vagues des champs, le souffle de la brise dans les saulaies fraîches, s'effrayant lorsqu'un cheval au pâtis reniflait le long des barrières bordées de haies odorantes ou lorsque les chiens des fermes voisines se mettaient à aboyer sur leur passage

On n'a plus revu l'idiot ni Annette à Saint-Eliph.



LA QUEUTTE

La bourrasque échevelée tournoie sur la maison et fait grincer une girouette ankylosée qui m'éveille la nuit.

J'aime ce temps-là ; on rêve, on voyage, on se souvient ; on pense aux frayeurs éprouvées jadis, quand on était enfant, alors que les contes de nourrice se changeaient en cauchemars ; on voit des navires aux prises avec les lames, prêts à s'engloutir, les mâts craquent, les cordages sifflent, on rase les écueils et pourtant on va là-bas, bien loin, vers des plages où la fortune vous attend peut-être...

La bourrasque redouble, elle gronde dans la cheminée et balaye les cendres éteintes contre le garde-feu, c'est tout un orchestre gigantesque avec des effets terribles de grosse caisse.

Quelquefois on a peur : un bruit métallique a résonné sur le pavé, c'est un tuyau qui vient de dégringoler ; une toiture qui s'est envolée, — comment la maison tient-elle de- bout ?

Tant pis ! on ferme les yeux avec un bonheur égoïste en pensant aux pauvres êtres qui sont forcés pour vivre d'être dehors ; puis, dans le demi-sommeil, la mer s'efface, c'est la forêt, c'est la montagne qui apparaissent toutes deux tourmentées par cette bise aiguë et folle...

Pour moi, quand les bourrasques d'automne viennent ainsi me bercer sinistrement, je pense toujours à ces tristes solitudes de Picardie et de Flandre où j'ai vécu dans mon enfance.

Là, le vent souffle à l'aise ; rien ne l'arrête ; toujours la plaine plate à peine montueuse par endroits ; pas d'arbres ; si ce n'est sur la grande route qui va de Paris à Lille, où passent encore quelques diligences vermoulues faisant le service des voyageurs entre le chemin de fer et les petites villes éloignées des stations.

La chanson du vent est claire ; elle n'est modulée ni par les bouquets de bois touffus ni par les haies frissonnantes.

Spectacle grandiose la nuit !

La plaine noire que balaye la bourrasque, que lavent les averses intermittentes, est éclairée ça et là par les lueurs diaboliques de hauts-fourneaux éparpillés à l'horizon ou par la vapeur rouge des fabriques de sucre pareille à une aurore boréale.

Sur une butte en dos d'âne, un moulin à vent agite ses grandes ailes dans la tempête et moud du blé. Sa petite lucarne clignote et projette sa lueur pâle sur les terres labourées.

Dans le ciel, les nuages se culbutent les uns sur les autres et laissent parfois apparaître la lune embrumée ou percer quelques étoiles scintillantes comme des pointes de diamants. Quand le vent fait rage sur nos toits, ce sont ces grandes solitudes qui me réapparaissent et je songe toujours à l'une de ces nuits fantastiques qui laisse dans mon esprit un souvenir ineffaçable.

Il y a déjà longtemps !

J'étais l'hôte de mon ami Sénéchal, brave garçon, riche heureusement et maître d'agir à sa guise ; aussi avait-il dans le pays l'exécrable réputation d'un débauché et d'un viveur.

Il avait entamé largement sa fortune en menant à Paris la vie large et folle dans le monde des cercles louches, et des petits théâtres, en compagnie de sportsmen de bas étage et de cabotins affamés.

Dégoûté de son genre d'existence bête, parfois il s'enfuyait sans rien dire et s'installait avec un ami dans une petite ferme qu'il avait conservée tout exprès au bord de la route de Flandre, à deux lieues de tout village. Il restait là un mois environ à chasser, à manger, à boire et à dormir, sans voir personne, si ce n'est l'ami qui consentait à le suivre, et les gens de la ferme qui lui servaient de domestiques.

De préférence, il "allait se mettre au frais" ainsi vers la fin de l'automne.

J'avais accepté l'invitation, cette année-là. Or, par une de ces nuits de tempête, tout à coup il lui prit fantaisie d'aller flâner sur la grand'-route exprès, — il faisait un vent de chien.

Nous voilà partis, à onze heures du soir, haut guêtrés, un revolver dans la poche, un gourdin à la main, un caban sur le dos, le capuchon rabattu sur nos chapeaux de feutre mou.

Nous marchions silencieux, l'œil fixé devant nous, dans l'obscurité parfois éclaircie par quelques voitures de rouliers allant au pas ; les grelots des chevaux tintant avec une douce monotonie.

Soudain, une forme indécise nous apparaît au bord d'un fossé, Sénéchal marche droit vers cette masse qui paraissait remuer faiblement.

— Allons voir ! me dit-il.

Je tremblais, je l'avoue.

— Monsieur, ne me faites pas de mal, et parlez bas, nous sommes sous le vent, disait une petite voix flûtée.

— Qui es-tu ? que fais- tu là ? fit mon ami.

— Je suis poursuivie, j'ai de la dentelle, des livres et du tabac sur le dos... ils sont là- bas, près du moulin, les gabelous, continua la voix.

Sénéchal se pencha et dit tout à coup : C'est une femme! puis il ajouta :

— Parbleu ! tu fais la contre-bande, eh bien ! il n'y a pas de mal à cela, lève-toi ; veux-tu que je t'abrite pour la nuit ?  Suis-nous, là tout près, à la ferme.

— Ah! je sais, Monsieur, je vous reconnais, vous êtes M. Sénéchal, n'est-ce pas ?

— Tu es bien jeune, petite...

— J'ai dix-sept ans.

— Une mioche alors... et comment t'appelles-tu ?

— On m'appelle La Queutte.

Elle nous suivit.

Un quart d'heure après, nous entrions à la ferme.

La Queutte s'assit au coin du feu, après avoir déposé sa lourde hotte près de la table.

Nous la regardions avec curiosité.

C'était une grande fille svelte, maigre, aux yeux bleus enfoncés sous un front bombé que recouvrait une chevelure rousse en désordre.

Elle était pieds nus et ses mollets crottés passaient sous une robe d'indienne déchirée par les ronces.

— Ah! j'en ai assez, dit-elle, ils m'ont fait courir pendant une bonne lieue, mais je les ai dépistés... Je serais restée là jusqu'au jour sans vous ; je n'ai pas peur, allez ! ça me connaît ce métier-là ; les hommes sont moins solides que nous autres.

Et elle nous regardait avec sévérité.

— Où allez-vous me coucher ?

— Là, dans une chambre d'ami.
 
— Parbleu, je pense bien que vous ne m'avez pas amenée pour... autre chose, je sais à qui j'ai affaire, quoiqu'on ne me connaisse pas.

Nous baissions les yeux.

Elle avait faim. Elle tira de sa poche une miche de pain et se mit à grignotter sans rien dire.

Sénéchal lui arracha sa miche, courut à la cuisine, à la cave et mit le couvert ; on la fit souper : un morceau de lièvre froid, de la salade, du fromage et des pommes.

Puis, nous trinquâmes avec du vieux cognac, et l'enfant demanda à aller dormir.

Le lendemain matin :

— Eh bien, La Queutte? dit Sénéchal.

— Quoi ? fit-elle, je m'en vais, vous voulez me renvoyer, n'est-ce pas ?

— Non, répliqua Sénéchal, tu es ici chez toi.

— Je partirai à la nuit. .. voilà le vent qui recommence, il fera sombre, je vais continuer ma route, merci.

— Voyons, demanda mon hôte, où faut-il que l'on porte ta marchandise ; est-ce loin ? As-tu confiance en moi, veux-tu que je m'en charge ?

— Vous ! fit La Queutteen ayant l'air de réfléchir ; vous ! tiens, c'est une idée, vous ne risquez rien, seulement il ne faudrait pas tarder, quand retournez -vous à Paris ?

— Demain, si c'est utile.

— Alors tope-là ! il y a vingt francs à gagner pour vous, si ça vous va ; prenez le train-omnibus, il a été visité à la frontière, on ne vous visitera plus en arrivant à la gare, allez à cette adresse-là : faubourg St-Denis, — c'est chez un marchand de vins ; il vous donnera un reçu avec quarante francs pour la commission, vous en garderez vingt pour vous, nous partagerons, n'est-ce pas ? Il faut que ça soit vous pour que j'aie confiance, je sais que vous ne me feriez pas de tort.

Nous restions ébahis tous deux, en présence de La Queutte impassible.

Elle, les deux mains sur les hanches, appuyée au chambranle de la haute cheminée, nous regardait avec une sorte de dédain et
d'orgueil.

— Et pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous? demanda Sénéchal dune voix tremblante. Nous pourrions te trouver une place,tu ne serais pas obligée de mener une vie aussi pénible...

— Pas de danger ! Et mon homme qui est en prison à Lille depuis trois mois pour avoir rossé un gabelou, qu'est-ce qu'il dirait ?... il sort après-demain, faut que je sois là bien sûr.

Nous nous regardions étonnés.

A la nuit, La Queutte partit en emportant sa hotte vide et les quarante francs qu'elle devait toucher et que Sénéchal lui donna ; elle nous serra la main en nous remerciant chaleureusement.

— Merci, bonsoir les amis ! à charge de revanche ; vous êtes de braves gens.

Le lendemain, nous déposions le ballot de contrebande à l'adresse indiquée par La Queutte, au grand étonnement du marchand de vins qui nous prit pour des mouchards.



CHRONIQUE LOCALE

En passant devant le café du Helder, j'aperçois le capitaine de frégate Remigny, un ami de douze ans ; je l'avais connu à Brest, alors qu'il n'était encore que lieutenant de vaisseau.

Je m'assieds à côté de lui, et je lui demande de ses nouvelles.

— Pas mal ! pas mal, me répond- il sur le ton sec des marins, tout en me serrant la main affectueusement. J'arrive des Antilles.

Et d'un coup de pouce maniaque, il remet en place les favoris grisonnants qui pendent le long de ses joues rouge brique.

— La santé est toujours bonne ?

— Oui ! excellente campagne faite avec Lapalme, le négrillot pour second ; c'est une de vos connaissances, vous savez bien ce grand beau nègre qui sortait de polytechnique et qu'on blaguait au café Brestois.

Et Remigny se mit à rire aux éclats.

En effet, je me souvenais très bien avoir connu ce Lapalme, d'autant plus que c'était le seul officier de couleur du port de Brest ; je me demandais pourquoi Remigny riait.

— Je l'attends ici précisément, me dit le capitaine de frégate, restez avec moi, vous renouvellerez connaissance ; oh ! un drôle de bougre, mais bon garçon... Il m'a bien servi pendant la campagne ; excellent manœuvrier ; figurez-vous que je le connaissais à peine, c'est un hasard si je l'ai pris pour second, mais je n'en suis pas fâché, au contraire, ni lui non plus...

— Allons, je vois que vous allez me raconter une histoire, fis-je avec curiosité ; vous en crevez d'envie ?

— Non, rien... rien... Lapalme a été mon second, voilà tout.

Et Remigny se mit à rire de plus fort, puis :

— Eh bien! oui, je vais vous raconter une histoire ; vous n'êtes pas potinier, et puis ici, à Paris, ça n'a pas d'importance.

Je m'installai pour écouter.

— Vous souvenez-vous de la boutique de faïences qui était située en face du logement de Lapalme, rue de la Rampe ? me dit le capitaine.

— Parfaitement. Il y avait là un jeune ménage intéressant.

— Ah! je crois bien ! fit le marin, en pinçant les lèvres, un mari poitrinaire et une femme magnifique, vous disiez même souvent : C'est dommage qu'un être pareil vende des pots de chambre !...

— Oui, c'est cela, et le boutiquier crachait son deuxième poumon... Dans la ville, on prétendait que le mariage tuait ce gaillard-là et que sa femme avait un tempérament meurtrier.

— En effet, on jasait beaucoup sur la belle faïencière, on l'appelait même le Vampire, et quel renom d'honnêteté, de dévouement, de fidélité !... pourtant !

En écoutant Remigny, je revoyais exactement tout ce petit coin calme et prude de la ville.

La rue escarpée, descendait de la place principale, "le champ de bataille", jusqu'à la rue de Siam, la voie la plus fréquentée. La vitrine du petit magasin sombre était encombrée de plats, d'assiettes, de carafes, de vases à fleurs d'éprouvettes pour les laboratoires de l'Ecole de médecine navale. A travers l'étalage apparaissait une grande femme brune, aux traits placides ; le front pâle et bombé était encadré par deux bandeaux de cheveux noirs ; les yeux brillants étincelaient sous des sourcils bruns ; les lèvres pincées et le menton fuyant rendaient la physionomie de la faïencière un peu dure.

A côté d'elle se tenait le mari, maigre, osseux, la tête enfoncée dans les épaules. Il parlait bas et crachait sans cesse...

Parfois, dans la journée, le couple sortait. C'était désespérant à voir. Le pauvre homme, jeune encore pourtant, se traînait lentement, appuyé sur le bras de sa femme. On les saluait avec respect et tristesse.

Elle, calme, souriante et mélancolique, répondait cérémonieusement aux hochements de tête et aux coups de chapeau. . .

— A coup sûr, disaient les voisins, cette femme-là le tue..., elle en a bien soin, c'est vrai ; cependant... il n'ira pas longtemps !

Et peu à peu, le pauvre diable dépérissait, maigrissait.

— Quand je suis parti, dis-je au capitaine, elle était enceinte, la pauvre petite, s'il me souvient bien, et on plaignait le mari dans la ville, on disait qu'il serait mort avant les couches de sa femme et qu'il ne connaîtrait pas son enfant, car il était au plus bas, et on s'apitoyait sur le sort de la faïencière qui allait être veuve ainsi avec un enfant... et puis, leur commerce était peu florissant, n'est-ce pas ?

— Je vois que vous y êtes, c'est bien cela, fit Remigny.

— Eh bien! il est mort, interrogeai-je, elle est accouchée ?

— Oui, ricana l'officier, je vais vous en dire plus long... je passe à un autre chapitre, comme les romanciers d'aventures.

Tout cela m'était fort indifférent en réalité ; cependant j'écoutais avec patience.

— Donc, un matin, je vois arriver Lapalme chez moi, je venais d'être nommé commandant du Galilée, je devais prendre la mer dans les quinze jours et j'avais à faire mon équipage, à choisir mon second. Lapalme me regarde en face gravement et me tend la main, je prends la sienne, il la serre à me faire crier :

— Voulez-vous faire une grande action ; prenez-moi pour second... ne m'interrogez pas ; je vous jure de vous dire pourquoi je vous demande cette faveur, dans (il se prit à réfléchir) dans un mois seulement ; vous pouvez vous fier à moi, il n'y a rien que de très honorable dans les motifs qui me poussent à cette requête, vous me tirez d'un fort mauvais pas... Je n'ai pas un instant soupçonné mon Lapalme, quoique les nègres, vous savez, ça ne me botte guère, je n'aime pas beaucoup ces gaillards-là. — Comme je n'avais personne en vue spécialement et que je le savais bon marin, ma foi ! tope là ! je lui accorde ce qu'il me demande et, une semaine après, nous sortons de la rade. Mais j'allais oublier un point important de mon récit. Quelques jours avant la démarche de Lapalme, nous avions enterré le faïencier ; pauvre bonhomme, il n'avait plus traîné, comme on s'en doutait bien... c'est ici que l'histoire se corse.

Le capitaine se tut un instant et réprima un sourire.

Je m'étonnais beaucoup de ce mouvement, ne trouvant rien de bien gai à cette narration.

— Et après ? fis-je curieusement.

— Ah ! pas bête, mon négrillot ; il avait tout prévu, il aimait bien mieux naviguer que de rester à terre, les événements me l'ont prouvé... Figurez-vous, mon cher, que six semaines après notre départ, la belle faïencière a accouché ; le mari n'a pas pu connaître l'enfant comme on le prévoyait bien. Elle a accouché d'un joli petit négrillon ; voyez-vous la tête de Lapalme, si je ne l'avais pas pris pour second... car, bastringue de Dieu ! il n'y avait plus de mystère à faire, il était seul de négrillot à la division ; à moins que les médecins n'aient pu prouver que c'était un effet de la maladie de poitrine... Hein, qu'est-ce que vous en dites, vous, malin ?... Nous avons débarqué à Rochefort, en revenant ; c'est mon Lapalme qui a été blagué ; son aventure fait la joie des officiers dans tous les ports... oh ! du reste, il se conduit bien, rien à dire... C'est une honnête femme, après tout, la veuve à la faïence, Lapalme va l'épouser ; il passera capitaine de frégate d'ici là, sans doute, car il a des notes excellentes...

— Et la veuve ? demandai-je.

— Elle n'a pas pris racine à Brest, soyez tranquille ; elle est venue faire ses relevailles à Paris, où elle habite maintenant ; on a vendu le fonds de pots de chambre ; c'est égal, ça a dû faire un rude chabannais dans la rue de la Rampe !



LES SOURCES DE LA SEINE

Il n'est pas un Parisien j'en suis sûr, qui, se trouvant à deux lieues de l'endroit où la Seine prend sa source, négligerait de faire ce pèlerinage naïf et idiot, j'en conviens, — car qu'y a-t-il de si étrange et de si curieux à contempler un filet d'eau sortir d'une montagne ?

Ainsi ai-je fait.

D'ailleurs il m'eût été difficile de m'abstenir ; j'eusse vivement désobligé mon voisin, le vieux Baptiste, ancien sergent de la garde, aujourd'hui rentier, cultivateur, débitant de tabacs ; il a fait encore le coup de fusil contre les Allemands en 1870 dans les gorges abruptes qui avoisinent Dijon et rejoignent précisément le vallon d'où sort le fleuve qui passe sous le pont des Arts.

Donc, Baptiste m'a forcé à partir après déjeuner.

— En route, m'a-t-il dit, il faut voir ça, le Parisien. Ça en vaut la peine ; et puis, je prends mon flingotet si je pince un lièvre par là, il aura son affaire ; j'en réponds.

Brave homme, mon guide, mais peu accessible à l'admiration, peu chercheur de paysages, très maraudeur, très braconnier et fort bavard... Toujours une histoire sur la planche.

Je me résigne et nous voilà partis.

Le chemin est âpre : nous escaladons difficilement la montagne en suivant le lit d'un torrent à sec. Les pierres forment des barricades, dont les créneaux se perdent dans un fouillis de clématites sauvages, de ronces, de lierres qui s'accrochent aux branches frêles des bouleaux et aux bras nerveux des chênes. Parfois, nous nous heurtons aux genévriers et aux chardons pareils à des arbustes, dans ces parages abandonnés qui donnent l'illusion des forêts vierges.

Baptiste, le fusil sur l'épaule, s'arrête à certains moments et me chuchote un : chut significatif, puis il grommelle :

— Y en a-t-il du lapin ! par ici.

Se remettant en marche :

— Allons ! du nerf ! du nerf ! faut avoir les pattes solides ; c'est le bois des amoureux, ils n'ont pas peur de se tordre les chevilles, allez ; c'est là dans le coin, que l'année dernière j'ai pincé la Victoire, vous savez bien, la petite rousse qui demeure à côté de chez moi, elle était avec le fils du maire — n'allez pas jaser là-dessus au moins, il n'y a qu'à vous que je raconte ça — ils ne cueillaient pas la noisette du tout... et bien, vrai, moi, ça m'a ragaillardi, ça m'a fait plaisir...

Alors, Baptiste me fit l'histoire de tout le pays...

Je n'écoutais plus ; nous étions sur le plateau.

Une grande plaine sèche, sur laquelle à l'horizon se détachaient deux chevaux noirs en train de labourer ; au loin, à droite, une lisière de forêt se confondait avec le ciel ; à gauche, un vallon à pic, puis des montagnes aux tons violets s'élevaient en étages dans une petite brume légère pareille à un voile de mousseline.

Çà et là des monticules enclavés dans des rochers moussus et grisâtres semblaient des bastions et des escarpes ; quelques pins malingres à côté.

La brise fraîche soufflait, apportant les pépiements continus et saccadés des alouettes montant dans le ciel clair,

— Mauvais terrain, ça, grogna Baptiste ; allez donc enlever les pierres ! ils essaient de faire pousser du blé là-dedans, ils ont de l'aplomb ; ça n'a pas de paille ; il n'y a que les pommes de terre qui rapportent sur le plateau... Tenez là, il y a deux ans, rien qu'en débouchant du bois, on levait des lièvres en veux-tu, en voilà ; c'est dégoûtant, plus rien maintenant.

J'écoutais peu Baptiste ; la rêverie m'avait envahi et je regardais, tout en marchant les montagnes d'en face, sillonnées par des routes blanches aux lignes tourmentées et qui filaient sur le sol vert avec les ondulations molles et gracieuses des fusées de feu d'artifice.

— Attention! cria Baptiste ; voilà le chemin du facteur... c'est par ici qu'il passe pour aller à St-Germain, là-haut dans l'autre montagne ; et il m'indiquait un clocher pointillant au milieu d'un bouquet d'arbres ; il s'agit de gagner ça, du jarret ! du jarret!

Le chemin du facteur ! Un escalier de roches vermoulues auxquelles il faut s'accrocher des deux mains pour descendre dans le Val de l'Hermitage. On glisse sur les bruyères, et on se rattrape aux branches épineuses des rosiers sauvages ; çà et là une vipère glisse en sifflant, un lézard se tord la queue et s'enfonce dans un trou.

Enfin, nous sommes au fond du vallon : des pelouses vert-tendre entourent deux petits étangs dont l'eau claire se cache sous les volutes des nénuphars ; des saules se courbent sur une rivière qui clapote entre des cailloux blancs ; une cascatelle chantonne au pied d'un rocher tailladé en barbe de géant ; quelques coassements de grenouilles ; une vache noire est accroupie dans l'herbe, derrière le bâtiment écroulé d'un lavoir.

A droite et à gauche, la montagne escarpée, avec ses arbres en équilibre.

— C'est pas tout ça l'ami, me dit Baptiste en ricanant, mais il faut regrimper de l'autre côté...

Ouf et Baptiste cause toujours !

Enfin, nous voilà à St-Germain, un hameau pouilleux, désolé, composé de quelques fermes pauvres, d'une église et d'un café, oui, un café ; nous entrons : deux bancs, une table et un lit enfoui derrière des rideaux à ramages d'indienne violette.

— Pourrait-on casser une croûte ?

— Si ça ne vous fait rien, nous dit une vieille femme ; allez donc à côté, c'est l'auberge.

Nous allons à côté.

L'auberge : une table, deux bancs et un lit ; c'est la seconde édition du café.

Après des pourparlers sans fin, nous obtenons une omelette au lard, une brique de pain de ménage et du vin.

Baptiste s'est fait reconnaître, sans cela, nouveau refus.

Il profite de l'accueil pour causer sans cracher tout le temps avec l'hôtesse.

Nous repartons, autre dégringolade dans des chemins de facteur, au bout de laquelle nous entrons dans un petit vallon sans caractère bordé de bois de noisetiers au milieu desquels s'élève une maison prétentieuse, construite en briques roses et entourée de soleils et de pois de senteurs ; devant la porte un petit parterre de joubarbes multicolores, des balsamines, des fuchsias, tout un jardin d'épicier parisien retiré à Bois-Colombes.

— C'est ici, me dit solennellement Baptiste... ici, les sources de la Seine ; avançons...

Nous continuons à marcher dans le vallon, entre deux haies banales, enfin nous découvrons une grotte ridicule en roches du pays, bâtie sur le modèle de la cascade du Bois de Boulogne ; sous l'arceau de la grotte une naïade coiffée de pampre est couchée, le coude appuyé sur une urne de pharmacien, les doigts des pieds ont été raccommodés, le nez est recollé et les seins sont noircis par les infiltrations de la grotte ; sur les rochers des noms et des dates.

Une plaque de marbre noir raconte comme quoi et quand M .Haussmann a fait élever ce monument grotesque. — Aimable souvenir !

Autour de la grotte, un square pareil au square Montholon, dans lequel heureusement s'étalent quelques bouses de vache rappelant la campagne.

Au pied de la naïade sourd un petit filet d'eau.

Pendant quelques minutes, Baptiste reste rêveur ; puis il me regarde en dessous, hypocritement.

— Eh ! eh! me dit-il, le Parisien ? Voilà qui est beau ; quand je vous disais : ça en vaut la peine...

Je n'osais le contrarier, je fis un signe de tète affirmatif.

Soudain, Baptiste touille dans sa poche.

Il s'approche timidement du petit bassin dans lequel l'eau s'amasse pour continuer ensuite à couler le long du vallon, puis il m'appelle.

— Venez voir, dit-il, en prenant un air grave.

Et il dépose solennellement un morceau de sucre dans l'eau.

— C'est les gens de Bercy, me dit Baptiste en me tapant sur le ventre, qui vont être épatés, quand ils boiront de l'eau sucrée... hein ?

Sacré Baptiste, va !



GAMBETTA
SOUVENIRS PERSONNELS

Gambetta est entré dans l'histoire, — comme disent les prud'hommes politiques.

Je ne résiste pas à l'envie de raconter ce que je sais personnellement sur Gambetta.

Le côté anecdotique de l'existence de cet homme n'est pas le moins intéressant. Cela se conçoit : Gambetta s'était mêlé toujours — sauf dans les dernières années — à la vie commune ; il ne s'était pas formé comme les hommes d'Etat vieux jeu au milieu des salons de politiciens et académiciens, étudiant la société dans les livres et dans les philosophies pédantes ; il avait vécu au dehors avec tout le monde, il avait été bohème, et c'est dans le brouhaha général qu'il avait conçu le rôle qu'il a joué si brillamment — personne ne peut dire le contraire.

Si Gambetta a trouvé en lui de véritables élans démocratiques, cela tient uniquement à son passé flâneur . Vivant dans les parlottes d'avocats sans causes, dans les cafés de bohèmes littéraires et artistiques, il s'était rendu compte de toutes les rêvasseries utiles — peut-être n'a-t-il pas assez vécu avec la classe ouvrière ; de là vient qu'il s'est trouvé en conflit avec elle à la fin de sa vie ; il n'avait étudié que la classe intermédiaire entre la grasse bourgeoisie et le peuple, et il n'a donné satisfaction qu'à cette catégorie ambitieuse ; ce n'était pas assez. Néanmoins, il s'était rendu compte des progrès possibles — uniquement, je le répète, parce qu'il avait vécu en bohème et ne s'était pas laissé cristalliser comme les Guizot, les Thiers, les de Broglie, les Jules Simon et tant d'autres dans les cornues académiques.

Tout gamin, je l'ai connu — je venais de passer mon bachot — je l'ai connu dans le quartier latin. C'était l'époque des gloires bruyantes : Bouffetout, Voyageur, Colibri, Renan, Pelletan, Rogeard, Longuet, Flourens, Alice la Provençale, Victor Hugo, About, Badinguet ; on menait tout de front — Bullier et la politique , l'émeute et les bocks.

Gambetta faisait comme les camarades. C'est au café Voltaire que je le vis pour la première fois. Au premier étage, à côté de la salle des billards, se réunissait la bande d'amis particuliers où parfois, mais rarement, apparaissait la tête de fouine de Laurier (déjà lancé bien en avant sur la route de la fortune). Gambetta était mince alors, quoique déjà le ventre ait eu comme le dessein de s'avancer dans le vide, — cela venait surtout de ce que Gambetta portait la tête fièrement relevée derrière les épaules. J'avais été amené là, fortuitement, par Jules Andrieu, aujourd'hui consul à Jersey. Andrieu voulait rivaliser avec Gambetta — il l'avouerait volontiers aujourd'hui, lui qui a été membre de la Commune ; il lui ressemblait d'ailleurs : même prestance, même tête borgne et même coup de gueule — ils luttaient d'éloquence et de bonhomie rotonde. Gambetta déclamait les Châtiments dans l'escalier et les joueurs de billard s'interrompaient pour l'écouter. Il avait la vraie diction poétique et pas un acteur n'eût pu l'égaler. On applaudissait Gambetta et le patron tremblait.

Puis, l'effervescence passée, on se mettait à jouer un jeu de société : le Polignac, où Gambetta distrait perdait toujours. Il n'y avait que son ami Pephau qui avait de la chance.

Cette belle vie d'étudiant se continuait souvent au café de l'Europe, carrefour de l'ancienne Comédie où Gambetta se retrouvait alors avec des hommes de lettres : Bataille, Daudet, du Boys, Valéry Vernier, Paul Arène, Monselet, Cladel, Dusolier et des médecins futurs tels que Paul Dubois, quelquefois Ranc, Castagnary. Nous avons un soir, avec Gambetta, fêté la première de Pierrot Héritier, de mon ami Paul Arène, fêté gaiement, simplement, en pannés du quartier latin. C'était joyeuse vie insouciante alors où la politique ne se mêlait que peu aux conversations. Alors Gambetta improvisait des conférences critiques littéraires, très audacieuses et qui irritaient. C'est vers cette époque qu'il écrivit un Salon à l'Europe de Ganesco.

Puis il est entré dans le tourbillon politique et je ne l'ai revu que quelques années plus tard, alors qu'il était le maître de l'opinion démocratique bourgeoise ; après avoir gouverné la France pendant la guerre, après être devenu simple député, directeur de la République Française.

J'ai encore présents à l'esprit tous ces événements anecdotiques.

J'ai été à la solde de Gambetta — sous le 24 mai — aux heures de combat et de danger. Qui m'avait recommandé à lui ? Je ne sais.

Un jour — je rédigeais un journal radical à Brest — je reçois une dépêche me donnant rendez-vous rue du Croissant, à la République française, pour le lendemain minuit. J'avais juste le temps de prendre le train et d'arriver. Je fus d'une exactitude scrupuleuse. A minuit, M. Pephau m'introduisait.

Je trouvai Gambetta en manches de chemise et étendu sur un divan ; il tenait un paquet d'épreuves à la main.

Sur la table, à côté de l'encrier, étaient alignés plusieurs canettes de bière et des verres.

— Ah ! vous voilà, me dit-il d'un air très affectueux et avec une voix grasse et sonore : asseyez-vous, vous êtes exact, je vous félicite ; prenez donc un verre de bière ; je vais vous expliquer ce qu'il faut faire.

Je balbutiai.

— Ce qu'il faut faire me répéta-t-il en imitant et en m'imposant silence avec une amabilité plutôt persuasive qu'arrogante.

— Apporte-moi le dossier de la Sarthe ! dit-il à M. Pephau.

Celui-ci lui tendit un paquet qu'il alla prendre dans une grande armoire où étaient classés tous les départements par ordre alphabétique.

Gambetta feuilleta le dossier rapidement, puis le jeta au hasard sur la table au milieu des bocks.

Je l'écoutai.

Il m'expliqua avec rapidité et en appuyant sur certains mots et sur certains détails qu'il s'agissait de créer la République de la Sarthe, au Mans, — une sorte de succursale à la République française, qu'il fallait être radical, lutter contre l'influence des modérés du pays ; au besoin pourfendre les bonapartistes de M. Haentjens et en fin de compte préparer la candidature sénatoriale d'un marin célèbre qui, comme chef de corps, s'était héroïquement conduit à la bataille du Mans, le capitaine de vaisseau Gougeard, dont il fit plus tard son ministre de la marine. Il me donna les instructions nécessaires comme il les aurait données à un préfet ; puis, il me serra la main chaleureusement en me recommandant d'étudier le pays et de lui écrire et finit ainsi : partez demain sans faute !

Je ne l'ai revu depuis qu'à la tribune.

Au fond, il était un peu gobeur à cette époque ; et je crois que cet homme, qu'on a fait si malin et si retors en politique, n'était guère qu'un sensationniste ; il adorait la flatterie, comme tous les méridionaux, et se laissait berner par n'importe quel hâbleur caressant. Autoritaire, il ne pouvait manquer de l'être.

Mais, en réalité, bonhomme, courageux et pas du tout sceptique, quand les événements se produisaient et quand la fortune semblait l'abandonner. Il la bien prouvé le soir de la salle Saint-Biaise.

J'en reviens à ma mission du Mans.

Rien de plus amusant dans la carrière d'un journaliste.

Je devais donc pasticher la République française. Je m'étais fait un vocabulaire spécial ; j'avais une collection particulière de mots et d'expressions ; j'étais arrivé à faire du Spuller photographiquement pour ainsi dire.

Mais pour la campagne politique, elle n'était pas possible. Les futurs actionnaires du journal ne voulaient pas délier les cordons de leur bourse, et quant à mon candidat, il avait été trop héroïque pour que les paysans fussent ses électeurs ; et puis, allez donc faire de la politique républicaine dans un pays où tous se disaient républicains, mais votaient pour le bonapartiste Haentjens !

J'eus l'aplomb d'écrire à Gambetta et de lui communiquer mes impressions, en même temps je lui donnais un avis utile : faire un journal de région avec des dépêches de Paris spéciales et abandonner l'idée d'une feuille locale dont le succès était irréalisable, surtout avec la candidature du marin en question, qui avait molesté les paysans forcément en se battant bravement sur leurs terres et dans leurs fermes.

Ah! il se fâcha net. Il me fît répondre par l'ami Pephau qu'il ne m'avait pas envoyé là-bas pour lui donner des conseils.

Je mis cela dans mon sac. Et le marin célèbre échoua et le journal mourut, et je ne fis plus de pastiches soporifiques.

J'ajouterai que le journal de mes rêves existe aujourd'hui, — ce qui prouve que je n'étais pas tout à fait idiot.

Cette dernière anecdote donne bien la note de la politique intime de l'homme qui vient de mourir.

Je suis certain qu'il a dû manœuvrer de la même façon très souvent dans sa carrière trop courte et dans des occasions bien autrement graves.

Il n'aimait ni les conseils ni les critiques, c'était son droit ; mais sans vanité, j'estime qu'il avait tort.

Aussi, avec lui s'est effondré à jamais tout l'échafaudage construit par les flatteurs et les ambitieux domestiques qui l'ont perdu.

Je suis de ceux qui regrettent sincèrement l'homme et l'orateur, mais non le chef d'Etat.

(texte non relu après saisie, 22.II.10)

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