Anonyme

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L'origine des Éventails (1)
(1743)

 
   
Il n'y a donc plus moyen de s’en défendre, Mademoiselle, il faut vous raconter l'Origine des Éventails ; je vous avois donné ma parole ; vous l'avez exigée, et c'est en vérité abuser un peu de vôtre pouvoir.

Je ne vous cacherai point, Mademoiselle, que l'entreprise m'épouvante et que l'exécution m'embarasse ; je crains d'un côté qu'une histoire aussi grave, ne passe chez certaines gens pour une bagatelle : tant on se plait à dégrader les grande choses, à quoi donc m'exposez-vous, Mademoiselle ? n'importe ; j'ai reçu vos ordres, un peu de hardiesse me paroit préférable à la désobéissance ; j'oublie tout le monde, je ne songe qu à vous ; le commence.
 
J'ai cru longtems avec vous, Mademoiselle, que les Éventails n'étoient autre chose que l'invention de quelque Artisan assez habile pour avoir sçu, (passez moi la métaphore) renfermer des Zéphirs dans un morceau de papier ou de taffetas. Vous pensiez la même chose, Mademoiselle, mais nous ne connoissions guère ni l'un ni l'autre la véritable origine et les magnifiques propriétés des Éventails ; j'ai été tiré d'erreur par l'avanture dont le vous ai promu la narration ; elle vous paroitra merveilleuse ; mais songez que la vérité même a ses merveilles, et que cette histoire peut être vraye, quoiqu'elle ne paroisse pas tout a fait vraisemblable.
   
Il y aura un an l'Eté prochain, qu'après m'être promené seul dans le Luxembourg, pendant un assez longtems, j'allais me reposer dans un Bosquet de cet agréable jardin, l'un des ornemens de Paris, quoique la nature seule en fasse les frais et que l'art ne se mette point en peine de le cultiver.
   
Il étoit prés de huit heures au soir ; je ne m'apperçus pas en entrant danss le Bosquet que je marchois sur quelque chose ; une espèce de cri me fit regarder à terre, un Éventail fort joli étoit à mes pieds, je le ramassai, je ne sçais quel mouvement secret me fit désirer alors de connoître la personne à qui cet Éventail appartenoit. Quoiqu'il en soit, je m'écriai sur le champ et sans y penser ; à qui l'Eventail ? personne ne m'ayant répondu, j'allais le mettre dans ma poche, lorsqu'une voix me cria, ami, que ne daignes tu me demander à moi même à qui j'appartiens.
   
Vous jugez bien, Mademoiselle, que cette voix me surprit étrangement. Je regardai de tous côtez, je ne découvris personne ; l'épouvante commença à succeder à l'étonnement; étoit-ce un Démon ? étoit-ce un Génie ? les uns et les autres habitent les Bosquets. Cette voix n’avoit point un Corps, ou ce Corps étoit invisible ; dans cette étrange conjoncture, je me rapellai le sens du discours, et mon étonnement redoubla ; il paroissoit que l'Éventail même m'avoit apostrophé ; nouveau sujet d'inquiétude.
 
Je vois ta surprise (continua la voix) c'est une preuve de ton ignorance ; assis toi sur le gazon, approche l’Éventail de ton oreille et redouble d'attention.

L'Éventail que tu tiens, n'est autre chose qu'un malheureux Zéphire, à qui son inconstance à coûté cher. J'aimois Flore, et j'en étois aimé, lorsque ma légèreté naturelle me fit voler vers Pomone ; je trouvai son coeur occupé, Vertumne étoit heureux. Après avoir parcouru les Etats de quelques autres Divinitez, je revins à Flore, elle m'aimoit toûjours, elle me pardonna ma petite infidélité.

Mon retour vers la Déesse ne me guérit point de l'inconstance, on eut dit que j'étois né François. Lorsque je revins à la Cour de Flore, j'y trouvai une jeune Nimphe, fort aimable, que je n’avois pas encore vûë ; on la nommoit Aglaé ; la voir et l'aimer fut mon premier mouvement, le second fut de chercher à lui plaire. Aglaé avoit un coeur neuf, conquête flateuse ! je n'épargnai rien pour me la procurer ; mais ce n'étoit pas sans précautions ; mon humeur volage m'avoit rendu Flore clairvoyante. J'étois observé de si prés que je fus bien huit jours entiers à brûler constamment sans pouvoir le déclarer à l'aimable Aglaé ; cependant au bout de ce longtems, Flore ayant été apellée au Conseil des Dieux pour l'ornement d'une fête que Jupiter vouloit donner, son absence me donna la liberté d'entretenir mon adorable Nimphe ; je ne sçai si elle avoit deviné que j'aurois à lui parler, elle se dispensa sur quelque prétexte de suivre la Déesse ; quant à moi je trouvai le secret de m'échaper de la Sale du Conseil Olimpique, et je volai vers Aglaé.

Elle se promenoit dans les jardins de Flore ; eh quoi ! me dit elle d'un air tout charmant, vous n'êtes donc pas resté avec la Déesse ? croyez-vous, lui dis-je, ô mon aimable Aglaé, qu'il y ait des fêtes pour moi où vous n'êtes pas ? alors je me jettai à ses genoux, et je lui déclarai avec transport, l'amour qu'elle m'avoit inspiré. Que faites-vous, s'écria-t-elle ? Que deviendrois-je si Flore nous surprenoit ensemble ? Ne craignez rien, lui répondis-je, Flore est retenuë dans les Cieux ; n'avez d'attention que pour un Amant qui ne voit que vous. Hélas ! me répondit Aglaé, avec une simplicité triste et naïve, je vous écoutois il y a quelques jours parler à Flore, vous lui juriez un Amour éternel, et vous m'aimiez, dites vous ? oui, répliquai-je aussitôt en prenant une de ses belles mains, oui, belle Aglaé, je vous adore, et n'adore que vous seule, êtes vous déterminée à m'ôter tout espoir, à moi, l'Amant le plus tendre et le plus fidèle qui fût jamais.
   
Sur ces sermens, continua l'Éventail, en s'interrompant lui-même, vous me croyez peut-être le plus traître de tous les Zephirs ? vous m'accusez en secret de perfidie ?

Mais ce seroit me faire injure,
L'inconstance est l’effet d'une invincible loi,
Et l'Amant volage est parjure,
Sans être de mauvaise foi.   

Cependant le coeur rempli de ma nouvelle passion, j'attendois aux pieds d'Aglaé, qu'elle daignât prononcer mon arrêt. Levez vous, me dit-elle, je tremble que Flore ne survienne. Eh quoi ! lui répliquai-je, toujours des craintes, et pas le moindre espoir ? que voulez-vous que je vous dise, me répondit Aglaé, en tournant vers moi les plus beaux yeux du monde... ah ! Zephire, vous aimez Flore : que je serois à plaindre si vous changiez une seconde fois ! à ces mots elle disparut.
   
Depuis ce moment elle m'évitoit ; elle s'observait elle-même ; elle sembloit se repentir d'une indiscretion, en sorte que je fus quelques jours sans pouvoir m'assurer plus positivement de ses dispositions à mon égard : peut-être me répondrez-vous qu'elle m'en avoit assez dit :

Mais quel est l'aveu favorable
Qui soit, je ne dis pas égal, mais comparable
A ce je vous aime charmant
Que l'on trouve si désirable ?
Ces trois mots échapés d'une bouche adorable,
Peuvent seuls contenter et l'Amante et l'Amant.

L'attente d'un aveu si cher, m'avoit rendu reveur contre mon ordinaire. Ma réverie me conduisit un jour dans une allée sombre, où se promenoit Aglaé ; dés qu'elle me vit, elle entra, pour m'éviter, dans un Bosquet de Mirthes, où Flore alloit quelquefois se reposer. La jeune Nimphe ne soupçonnoit pas que je l'eusse apperçuë : j'étois à ses genoux avant qu'elle eut songé à m'ordonner de me retirer. Elle voulut sortir, je l'arrêtai : ne craignez rien, lui dis-je belle Aglaé, et soyez persuadée que mon respect égalera mon Amour. Elle parût se rassurer ; nous nous mimes à causer tranquillement ; Aglaé continua de cueillir des roses pour s'en faire un bouquet. J'en avois apperçû une la plus belle du monde dans un coin du Cabinet : j'allois la cueillir lorsqu'une épine me picqua si vivement, qu'il m'échapa une plainte que la tendre Aglaé accompagna d'un Ouf ; tous deux nous trahirent.
   
Flore dormoit dans le Bosquet ; le cri d'Aglaé la réveilla ; elle courut dans le Cabinet des Rosiers. Dieux ! quel fut son étonnement ? Aglaé étoit assise sur un banc de gazon ; j'étois à genoux devant elle, tandis qu'avec un mouchoir de mousseline, l'aimable Nimphe se hâtoit d'étancher le sang qui sortoit de la picquûre que je m'étois faite ; la blessûre étoit légere en elle même, mais est-il de légers accidens en Amour ? Aglaé découvroit dans son action cet empressement mêlé de crainte que l'on a dans ces sortes d'occasions pour les personnes que l'on aime.

Cette entrevûë, aussi fatale pour nous que pour la Déesse, ne fit que justifier les soupçons qu'elle avoit déja conçus : elle dissimula cependant, et parut même plus tranquille sur mon compte ; mais elle méditoit une vengeance qui devoit m’ôter pour toujours le désir, ou si vous voulez, le plaisir de changer.
   
Quelques jours après cet incident, Flore fit avertir Aglaé de venir lui parler en particulier ; la pauvre  Nimphe obéït en tremblant. Rassûrez-vous, lui dit-elle, je ne vous veux point de mal ; je suis charmée, puisque Zéphire m'abandonne, que ce soit du moins pour une personne qui le mérite. Mais, Aglaé, quand vous lui avez permis quelqu'espérance avez-vous bien réfléchi sur le caractère de vôtre Amant ? les sermens qu'il vous a faits sans doute, ne me les avoit-il pas faits à moi-même ? que dis-je, ne me les avoit-il pas mille fois réïtérés ? avez vous plus d'Empire sur lui que je ne croyois en avoir ? et s'il change encore, quelle sera votre destinée ?

Au commencement de ce discours, Aglaë, n'avoit ressenti que de la confusion ; ces derniers mots lui firent répandre des larmes ; elles furent sa réponse. Je vous plains d'autant plus, continua la Déesse, que vous aimez de bonne foi le plus volage de tous les Amans ; il est cependant pour vous un moyen de prévenir son infidélité. On vient de me faire présent d'une petite baguette d’Ivoire, qui a la vertu de fixer les inconstans, je vous la donne ; j'en aurois fait usage pour moi-même, si Zéphire ne m'eut point quittée pour vous : il n'est plus tems, et peut être même que demain il seroit trop tard pour vous,

Incapable de trahison,
La sincère vertu l’est aussi des soupçons.
   
Aglaé ne vit dans cette offre de Flore qu'une marque de protection. Elle sortit après avoir baisé la main de la Déesse avec le témoignage de la plus vive Reconnoissance. Hélas, elle ne prévoyoit pas combien ce présent alloit nous être funeste.
   
Elle accourut d'un air gai me faire part de la prétenduë clemence de Flore ; mais elle ne me dit rien de la fatale baguette dans la crainte aparemment d'en empêcher l'effet. Je ne me défiois de rien ; la gayeté d'Aglaé me charmoit, je me mis à folatrer avec elle ; j’aperçus la petite baguette d'Ivoire, je la trouvai jolie, je voulus la dérober ; Aglaé la retint, elle m'en donna en badinant de petits coups sur les ailes : funeste Badinage : a peine eus-je été frapé du fatal présent de Flore, qu'il se fit en moi une métamorphose aussi prompte que prodigieuse. La baguette enchantée se fendit en plusieurs morceaux très minces, qui forment les Batons que vous tenez : mes aîles, s'étant réunies aussitôt se collérent sur l'Ivoire, et formèrent ce que l'on appelle vulgairement un Éventail ; je suis toujours Zéphire, quoique j'ai perdu mon ancienne forme.
 
Mon changement en Éventail, fut pour Aglaé le coup le plus terrible. J'ai sçu depuis qu'elle n'avoit pü survivre à mon malheur, et j'ôse ajoûter, au sien. Pouvoit-elle désirer de me fixer à ce prix ?

J'ai passé en différentes mains depuis ma métamorphose ; les Dieux m'ont laissé l'usage de la parole pour instruire l'Univers de mon origine, et de mes différentes propriétés.
   
Comment, dis-je au Zéphire métamorphosé, vous servez donc à plus d'une chose ?

Que tu es novice, me répondit-il, si tu ignores en combien de manière je puis être utile au Beau Sexe ! va, crois moi ; ce serait trop peu pour les Dames de n'avoir en moi qu'un Zéphire à leurs ordres. Il est des occasions où je leur suis d'une toute autre utilité. Croirais-tu par exemple, que j'ai bonne part à certaines conversations ? il y a quelque tems que j'appartenais à une jeune veuve, qui dans ces sortes de cas, se servoit de moi merveilleusement bien. Elle me tenoit appuyé sur ses lèvres, à peu prés dans l'attitude du Dieu du silence, représenté tenant un cachet ou son doigt sur la bouche. C'est ainsi qu'une sotte réverie passe pour une spirituelle méditation. Que de Dames, fort estimables d'ailleurs, à qui il n'en a jamais coûté qu'une semblable attitude, pour se donner dans le monde la réputation d'Etres pensants.

D'autres s'en servent comme de masque pour se dire à l'oreille de jolis riens. Cette façon leur donne un air d'importance et de mystère. Autre avantage qu'on retire de l'Éventail. Au surplus cette partie de mon exercice est celle qui demande le plus de précision ; l'Amour est un Enfant bien malin ; souvent on l'agace en croyant le rebuter. C'est aux Dames à ne pas s'y méprendre.

Que vous dirai-je encore ? je connois une vieille Marquise dont la foiblesse est de vouloir être regardée. Elle y réüssit quelquefois par la singularité de son ajustement. Il y a quelque tems qu'elle se faufila dans une Compagnie de jeunes personnes de l'un et de l'Autre Sexe ; elle quête des regards, à peine y fait on attention ; la pauvre Marquise était isolée au milieu de douze personnes. Pour dernière ressource, elle laisse tomber son Éventail, un jeune homme le ramasse, le rend poliment à la Marquise, et se retourne de l'autre côté : la formalité remplie, il ne fut pas seulement question d'un clin d'œil ; il fallut sortir sans être regardée.

Une jeune Agnès se sert plus heureusement du même stratagème. Son Amant lui écrit, elle fait une réponse ; l'embarras est de la donner sans que l'on s'en aperçoive; on attend l'occasion que l'on soit à côté l'un de l'autre : l'Agnès laisse adroitement tomber l'Éventail, le jeune Cavalier le ramasse, le présente à sa Maîtresse qui saisit l'instant pour lui glisser dans la main le billet qu'elle tenoit tout prêt dans la sienne.
   
En un mot, je n'aurois jamais fait, si je voulois vous développer dans toutes ses parties le sublime exercice de l'Éventail ; il répond à ceux du Chapeau, de la Canne et de la Tabatière : c'est tout dire. Et je ne vous parle que de ce que je sçais. Sans compter les autres méthodes que je puis ignorer, mes Confreres les ayant imaginés sans moi. Car il est bon de vous dire que plusieurs Zéphirs ont été tentés sur mon exemple, d'être métamorphosez en Éventail ; quelqu'uns par malice ; d'autres pour réparer de bonne foi, la réputation de légèreté qui les avoit perdus auprès des Dames, par les services continuels qu'ils leurs rendent ; et les Dames à leur tour, par un motif de reconnaissance ou d'intérêt, ne nous abandonnent pas même dans la saison où les Zéphirs sont de trop ; preuve remarquable de toutes nos autres propriétés.
   
Que d'Éventails grands et petits
Pourroient vous raconter la chose.
Si tous les inconstans étoient assujettis
A la même métamorphose.

On assûre même, continua le Zéphire, que les Cavaliers François, et sur tout les petits Maîtres, ont imaginé depuis peu, de porter en Été des Éventails de poche. Après avoir partagé avec les Dames, les Mouches, le fard et les manchons, je ne crois pas que ces Messieurs risquent, de paroître plus ridicules en partageant aussi l'exercice de l'Éventail.
   
A peine mon Zéphir historien eût-il achevé ces mots, que je fus abordé par un grand jeune homme, qui me demanda si dans ce même endroit je n'aurais pas trouvé par hasard l’Éventail qu'une Dame avoit égaré. Pendant que (sans me donner le tems de lui répondre) il me faisoit une longue description de l'Éventail, le Zéphire me dit à l'oreille : Voilà le favori de ma Maîtresse ; c'est une Actrice fort aimable, ce jeune conseiller l'avait accompagnée dans ce Bosquet : mais dès qu'ils ont apperçu certain plumet, concurrent redoutable pour un Robin, ils se sont levez avec tant de précipitation, que l'Éventail est resté sur la place. Cela m'arrive souvent dans un tête à tête. Adieu.

Je rendis au conseiller l'Éventail de sa Déesse, et je me retirai plein des réflexions qu'une matière aussi intéressante ne doit pas manquer d'inspirer.

Voilà, Mademoiselle, l’Origine des Éventails.


(1) Cette charmante fantaisie est extraite du « Sansonnet, badin, agréable et utile », feuille périodique paraissant régulièrement le mercredi de chaque semaine, à Amsterdam, chez Henri Boussière, libraire sur le Dam. (1743).

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