Robert de Flers
(1872-1927)

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La courtisane Taïa et son Singe vert
(1896)

A Anatole France
En témoignage de ma respectueuse admiration.

Toute petite enfant, Taïa montra beaucoup d'intelligence pour les choses divines, ou du moins pour tout ce qu'il est donné aux hommes d'en apercevoir.

Chaque soir, lorsque la troupe des veilleurs avait traversé le bas faubourg pour gagner dans le désert la ville des morts, Taïa quittait Memphis à pas lents et muets. Sur ses sandales d'écorce, elle attachait un peu de laine qu'elle avait arrachée pendant la journée aux béliers éthiopiens du vieil et savant Ouna, son oncle, que son grand âge et ses connaissances en astrologie rendaient également vénérable.

Ouna, qui avait étudié les mystères du ciel dans les sanctuaires de Barsip et d'Ouzouk, l'appelait parfois la petite Chaldéenne. Taïa était d'autant plus flattée de ce surnom qu'elle n'en comprenait point le sens caché.

Seulement lorsqu'un berger la rencontrait assise au bord d'un champ de dourah, d'or clair sous les feux du soleil, et qu'il lui disait :

- Comment te nommes-tu, toi, dont les yeux sont pâles et tristes comme ceux des antilopes captives ?

Elle ne manquait point de répondre :

- Je suis Taïa, la petite Chaldéenne, la nièce du grand Ouna, qui est aussi savant que les prêtres d'Isis et qui a osé regarder non seulement la face du soleil qui lui est familière, mais encore celle du Pharaon, la Grande Demeure.

Et les petits bergers, étonnés et séduits par la grâce et la noblesse de cette créature enfantine, s'en allaient en sifflant sur des flûtes de roseau des airs graves et mélancoliques.

Chaque soir, à la nuit, elle gagnait le Nil.

Elle s'asseyait sous le bas abri des phénix et attendait l'heure où les étoiles se lèvent. Elle les suivait à travers la forêt humide des roseaux. Elles montaient, montaient, les étoiles. Taïa était heureuse en voyant leur céleste ascension. Et lorsqu'il y avait de la lune, la clarté froide qui tombait sur les palmes à peine remuées par la brise ou à travers elles jusqu'à la surface paisible des étangs, sa joie, à cause de son excès même, menaçait de se changer en tristesse. Elle redisait alors un chant plaintif et doux que le bon Ouna lui avait appris ; elle ne le comprenait point, mais le trouvait agréable ; d'ailleurs elle ne désirait pas le comprendre ; il lui suffisait d'en sentir le charme.


* **

« Les anémones des bois clairs, disait le chant, sont douces. La peau des fleurs est douce. Quand tu la baises, tu penses à moi, ô mon ami ; quand tu me tiens entre tes bras, tu m'appelles ta fleur, ta gazelle, ton étoile, ton petit pain de frais maïs, ta source toujours nouvelle, ton oiseau bleu, ton rêve rose. Je me souviens de tous ces noms et de bien d'autres, que tu me donnais, sans y penser peut-être. C'est ton coeur qui m'appelait ainsi ; c'est pour cela que tu ne te souviens plus. C'est pour cela que j'ai les yeux tout roses d'avoir pleuré, roses comme les lotus roses dont je n'ai jamais mangé la racine sacrée, car si j'aime les hommes, je crains les dieux, parce que je ne sais pas où ils sont et que ma mère les craignait déjà. »

Ainsi chantait Taïa à travers les jardins qui bordent le Nil où les roses au pied des cyprès fleurissent dans la tiédeur des nuits.

*
**

En grandissant, Taïa devint très belle. Ses hanches souples, sa taille robuste et pourtant gracieuse, son col bruni avec sur la nuque des rousseurs parfumées, sa chevelure noire, si lourde qu'elle semblait fatiguer sa petite tête, ses mains longues et nerveuses, les ailes fines et palpitantes de son nez, ses lèvres un peu fortes, un peu charnues, solidement musclées, tout la rendait troublante, tout en elle charmait les yeux qui la voyaient, inquiétait les coeurs dociles aux suggestions amoureuses.

Taïa comprenait que quelque chose en elle était changé. Elle trouva soudain un charme nouveau à ses nocturnes promenades ; elle dédaigna les roses qui fleurissent au pied des cyprès et se plut à regarder, à respirer, à déchirer même de ses dents fines et pointues les iris de Suse aux bizarres calices, semblables à des blessures fleuries.

L'eau des sources lui parut fade, elle désira y mêler dans un gobelet d'étain des essences précieuses ; elle répandit sur ses cheveux du vin de palmier ; elle se plut à quitter ses sandales de bois et à tremper ses pieds nus dans les mares, parmi les fleurs d'eau qui embaument l'atmosphère, lorsqu'on les remue. Oui, quelque chose de nouveau était né en elle. Toujours elle attachait ses regards, à la nuit tombante, aux étoiles qui montent au ciel et qui s'assemblent suivant les lois d'une merveilleuse destinée, mais elle ne voulait plus savoir leurs noms... Elle s'appliquait à les oublier : elle savait maintenant les aimer sans les connaître.

Taïa était amoureuse.
*
**

Taïa ne savait pas qui elle aimait et son amour était d'autant plus grand qu'il n'était point fixé. Elle eût désiré aimer le monde entier si une bienséante modestie n'avait enchaîné son jugement.

Un jour qu'elle l'aperçut devant son humble demeure traçant des lettres d'or sur des tissus de chanvre fin, elle crut aimer le scribe Aumiris, mais lorsqu'il lui parla, elle le trouva si sot et si grossier qu'elle brisa de rage sa belle plume de jonc. Une autre fois elle sentit son coeur battre plus fort en rencontrant dans la campagne un moissonneur à demi nu qui buvait de l'eau adoucie de miel à même une gargoulette de terre. Mais lorsque le moissonneur eut fini de boire, elle lui trouva l'air satisfait, ce qui abolit soudain l'impression favorable qu'il lui avait causée tout d'abord. Elle eut durant quelques heures un semblable plaisir à entendre les chansons frustes et naïves d'un timonier qui carguait gaiement les voiles quadrangulaires de son bateau. Mais lorsqu'il eut quitté son bateau et que sa voile ne fut plus là pour l'embellir, elle trouva le pêcheur sans agrément et elle pensa que ses mains sentaient le poisson, elle s'en aperçut un jour qu'il voulut les poser sur ses bras nus.

Le savant Ouna, son oncle, lui parut beau entre tous, sans doute parce qu'elle voyait, à travers ses yeux, la beauté de son esprit. Lui aussi montrait du goût pour sa nièce depuis le jour où il l'avait vue se baigner, caché derrière un palmier courbé par l'orage et arrangé en cachette par la nature.

- Tu viendras ce soir vers le fleuve, lui avait dit Ouna. Tu m'y trouveras. Je t'enseignerai la route d'une nouvelle étoile qui sort du sein d'Isis et qui est douce et brillante comme une goutte de lait. Taïa n'eut garde de manquer au rendez-vous. Ouna y vint la barbe soigneusement peignée et toute parfumée d'essences. Taïa s'étonna de cette recherche et crut découvrir dans les yeux de son oncle une vague inquiétude. Celui-ci la prit entre ses bras et lui parla des étoiles, mais il le fit avec moins de bonheur qu'à l'ordinaire et son trouble devint tel que Taïa en fut effrayée : sa jeune innocence n'en découvrit point la cause secrète.

- Père, qu'as-tu ? lui dit-elle enfin.

Ouna répondit :

- Je pense que tu as raison de m'appeler ainsi. L'étoile que je voulais te montrer s'est éteinte pour moi. Elle brillait dans ma jeunesse d'un éclat admirable.

- Mais ne m'avais-tu point dit, père, que cette étoile sortait du sein d'Isis et que les prêtres de Barsip et d'Ouzouk t'en avaient appris les célestes révolutions ?

- Il est vrai, ma fille, répondit Ouna ; mais le sein d'Isis est tari pour moi ; cette étoile ne se lève plus à mes yeux, et les prêtres de Barsip et d'Ouzouk, malgré toute leur science, ne sauront plus m'en révéler les adorables mystères. Les prêtres de Barsip et d'Ouzouk ne peuvent point cela.

- Ils sont aimés des dieux pourtant, répliqua Taïa.

- Oui, ma fille, mais les dieux craignent la trop grande science des prêtres qui les servent ; aussi ont-ils borné leur puissance.

Et Ouna, très triste, en s'appuyant sur un bâton de cèdre, regagna le faubourg de Memphis.

Depuis ce jour, Taïa n'aima plus son oncle, et sa science lui parut méprisable.

*
**

C'est alors seulement que Taïa fit une grande découverte : elle s'aperçut qu'elle avait pour tous les hommes un goût semblable, d'une si parfaite égalité, d'une si complète similitude que des esprits mal éclairés n'auraient pas hésité à la taxer d'indifférence.

La vie solitaire avait rendu Taïa perspicace ; aussi jugea-t-elle sainement l'état de son coeur. Dans un dernier entretien elle résolut de s'en ouvrir au savant Ouna, pour qui elle conservait un reste de confiance, plus par fidélité au passé que par conviction présente.

C'est encore sur les bords du Nil qu'eut lieu ce suprême entretien.

Ouna y arriva le premier... Sa barbe était toujours aussi blanche, son aspect aussi vénérable. Taïa ne tarda pas à le rejoindre.

La lune étant cachée, il ne put la voir venir, il l'entendit, quoique son pas fût plus léger que celui d'une gazelle, les palmes étaient immobiles dans l'air tranquille.

- C'est toi, ma fille? dit-il à demi-voix.

- C'est moi, répondit Taïa avec une certaine liberté dans l'intonation qui ne laissa point de réjouir Ouna.

- Tu m'as appelé sans doute pour me demander le résultat des chiffres cabalistiques que j'assemble sur les grèves du Nil et qui doivent me donner l'exacte dimension de Sirius ?

Taïa éclata de rire.

- Tu ris, ma fille ! s'écria Ouna d'un ton de reproche.

- Oui.

Et de nouveau, elle s'égaya plus librement encore.

Ouna remarqua qu'elle ne l'appelait plus du nom respecté de « père », et, par un sentiment bizarre, il en éprouva une grande joie.

Il prit les mains de Taïa dans les siennes et l'encouragea â lui demander conseil.

- Voilà, commença la jeune fille. Je veux savoir comment se nomment ces femmes qui, aimant pareillement tous les hommes, les couvrent d'un mépris pareil. Elles sont tentées, m'a-t-on dit, de les aimer tous parce que leur coeur n'a point de raisons de préférer l'un d'eux à tous les autres. Elles ont des préférences pour tout le monde, un grand goût pour les colliers et les bracelets, pour les onguents de rose et d'héliotrope, pour les parfums d'Asie et d'Arabie que les chameaux de l'Yémen transportent dans des outres de cuir, et aussi pour les belles esclaves comme celles qui suivent à Memphis, lors de la lune nouvelle, le char attelé de boeufs blancs de l'Hiérogrammate tenant dans ses longs doigts d'ivoire le calamus sacré dont le bec de fer est un triangle, symbole de la puissance divine. Dis-moi comment s'appellent ces femmes.

Le ciel se dégagea ; des rayons de lune tombèrent sur le sol et firent sur l'herbe des taches lumineuses.

- Oh! parle, parle encore, supplia Ouna. Je ne comprends pas, je ne comprends pas.

- Ces femmes, poursuivit Taïa, ont les lèvres un peu fortes et tendues comme les branches des ébéniers, pour que les oiseaux s'y posent. Ces femmes ont des bras admirables et des chairs transparentes. Leur nez a de fines narines qui palpitent comme les ailes des colombes avant l'orage. Leurs cheveux fatiguent leur tête ; elles les dénouent, les livrent aux mains qui s'offrent pour les prendre. Dis-moi le nom de ces femmes. Je veux le savoir.

- Oh! parle, parle, gémit Ouna ; je ne comprends pas encore...

Alors Taïa d'une voix basse, nerveuse, un peu rauque :

- Elles ont parfois une grande puissance qu'elles ne doivent qu'à elles-mêmes, puisqu'elles n'ont point de famille, point d'enfants. Elles n'appellent point auprès de leur lit d'érable frotté de benjoin et de cytise les femmes auxquelles les Mères Divines ont révélé à l'école gynécologique de Saïs les mystères de la naissance. Elles sont tantôt cruelles, tantôt charitables et ne savent point pourquoi. Leurs baisers sont parfois des morsures. Elles mêlent volontiers du sang au vin des îles, et après l'or c'est la pourpre qu'elles préfèrent. Dans leurs coupes, elles effeuillent des roses et chantent la gaieté des belles ivresses, la langueur des voluptés nouvelles, des caresses inconnues... Et alors leurs veux brillent d'étrange manière, comme les miens. Regarde, Ouna, quand je me penche sur cette eau dormante et si claire, je crois voir les yeux de ces femmes. Leurs lèvres sont comme les miennes, leurs épaules sont comme les miennes et quand ma langue fine passe entre mes dents, il me semble que je suis une de ces femmes. Dis-moi, dis-moi le nom de ces femmes.

Et Taïa s'agenouilla, puis se laissa choir et sa petite main fine tomba dans l'eau de la mare avec un jaillissement joyeux... Ouna se pencha vers elle.

- Dis-moi, mon petit Ouna, le nom de ces femmes. Ta barbe est jolie et toute fraiche ; elle est fleurie, ta barbe.

Elle rit aux éclats et passa ses doigts sur la figure du vieillard.

- Tu es beau pour ton âge, Ouna ; sais-tu bien que tu es très beau ? Oh! dis-moi le nom de ces femmes. Ferme tes yeux ; ils sont trop grands et je vois au fond trop de souvenirs, trop de choses oubliées aussi, et cela c'est encore plus triste. Dis-moi le nom de ces femmes, mon petit Ouna. Tu le peux. Tu m'as dit le nom de toutes les étoiles qui brillent au ciel et même de quelques autres... Allons, allons, dis-moi...

- Oh! Taïa ! Taïa ! murmura-t-il faiblement.

Alors elle, à bout de curiosité, s'écria rageusement :

- Tu n'es qu'une vieille souche de vieux chêne, un pauvre ibis plumé, un méchant animal, un vieux ver de terre, un misérable coquet ; tu passes tes dents au charbon d'acacia pour faire croire que tu les as blanches naturellement. Tes cheveux sentent la résine de térébinthe lorsque tu renverses ton flacon sur ton visage ; mais, sans cela, quelle infection !

Puis elle revint à la douceur :

- Cela n'est pas, non, Ouna, tu es beau ; ta poitrine est robuste, tes bras sont forts et ta joue est rose malgré les ans. Dis-moi, dis-moi le nom de ces femmes.

- Ces femmes, clama Ouna étrangement exalté, sont les courtisanes et tu es la plus belle d'entre elles. Ô Taïa ! tu es la plus perverse aussi, car tu as embrasé mon coeur d'une ferveur oubliée. Donne-moi tes mains, tes bras, tes lèvres et tes cheveux pour que je réchauffe la neige qui tombe de mon front au soleil de printemps qui inonde ton visage.

Puis ils se turent.

……………………………………………………………………..

Ce soir-là, la jeune innocence de Taïa commença à comprendre la vie et la vieillesse orgueilleuse du savant Ouna reçut une dernière satisfaction.

*
**

Le lendemain Taïa reçut en présent du savant Ouna un beau singe de grande taille. A peine installé chez sa nouvelle maîtresse, celui-ci lui fit mille gentillesses. Taïa pensa que cet animal était plus gracieux que bien des hommes. Elle sentit qu'elle avait désormais un compagnon sûr et discret et se félicita du cadeau du grand astrologue.

Le singe pourtant était tout pelé, d'une teinte grisâtre, et comme couvert de boue. Aussi Taïa résolut-elle de le faire teindre en belle couleur verte.

- C'était là un grand travail car après avoir pilé dans un mortier les graines de khaoros il fallait encore mélanger la teinture qu'on en avait extraite avec des blancs d'oeufs d'autruche pour lier et épaissir ce liquide. Mais comment se procurer l'argent nécessaire au paiement d'un tel ouvrage ? Le grenier était vide de froment ; l'étable contenait tout au plus de maigres volailles mangées de vermine.

Alors Taïa songea à un tisserand du nom de Kakhrim. Elle l'avait vu au soleil se courber sur son métier où séchaient des étoffes de chanvre et elle pensait :

« Kakhrim saura teindre le singe. C'est un pénible travail. Mais Kakhrim est grand, robuste, ses bras sont nerveux, sa poitrine large et velue, ses épaules solides, sa chair ferme et musclée. Kakhrim est un très beau tisserand ; il remplira bien cette besogne. »

Et Taïa chercha ce qu'elle pourrait bien lui donner pour le récompenser de tant de peine. Ce fut en vain. Elle ne trouvait rien, quoiqu'elle y réfléchit ; elle devenait rêveuse et se disait tout bas :

« Que lui donnerais-je? Que lui donnerais-je ? » Et elle raisonnait comme précédemment : « Kakhrim est grand, robuste, ses bras sont nerveux, sa poitrine large et velue, ses épaules solides, sa chair ferme et musclée ; Kakhrim est un très beau tisserand. » Ayant réfléchi, elle se prit à sourire. Sans doute, elle avait trouvé le moyen de payer le salaire.

Peu de jours après, le singe de Taïa était si vert qu'on ne le distinguait point des palmes lorsqu'il se blottissait au sommet d'un dattier.

Kakhrim avait passé trois bons jours, du soleil levant à la nuit close, à le frotter de teinture... Le tisserand fut sans doute satisfait du cadeau qu'on lui fit pour toute la peine qu'il avait prise, car il n'adressa aucune réclamation au conseil des « Trois vieillards qui ont vu les dieux » chargé de trancher en dernier ressort de ces différends. Taïa attendit que la faucille de la lune diminuât. Ce fut à ce sujet qu'elle eut avec Ouna un dernier entretien.

- Dis-moi, mon père, quand la nuit deviendra-t-elle obscure?

- Dans trois jours, ma fille.

- Alors, mon père, dans trois jours je quitterai Memphis. Je m'enfuirai.

- Mais où iras-tu, ma fille ?

- J'irai, mon père, où vont les courtisanes, c'est-à-dire partout, n'importe où et, pour ne point m'attirer le mépris du monde, je serai la prêtresse d'Hathôr, déesse du Plaisir et de la Toilette. Je sens déjà pour elle une sincère dévotion qui, sans doute, ne fera que grandir...

- Adieu, ma fille, lui dit Ouna la voix toute trempée de larmes, et souviens-toi du vieillard qui eut le bonheur de t'initier aux mystères de l'amour... Prends cette boucle de mes cheveux ô Taïa... Ils sont argentés et pâles comme un rayon de lune. Les huiles les plus précieuses n'ont cessé de les oindre et de les parfumer, des femmes vénérables les ont touchés de leurs doigts sacrés ; d'autres moins austères y passèrent aussi des mains moins respectueuses.

Taïa prit la boucle de cheveux, la roula dans une grande feuille de colocase et rassembla trois galettes d'orge, quelques filaments de viande de chèvre séchée et fumée... Puis, le premier jour de la lune nouvelle, Taïa, la nuit venue, quitta Memphis, escortée de son singe vert.

Ne sachant quel nom donner à cet animal, avec une spontanéité qui montrait clairement les trésors de fidélité dont elle était capable, Taïa résolut de l'appeler Ouna... L'astrologue, à qui elle fit part de cette intention, en éprouva une grande joie et montra beaucoup de reconnaissance à la jeune femme pour cette attention si ingénieusement délicate.

*
**

L'année suivante, lorsque les ibis noirs et les cigognes numides arrivèrent en bandes, annonçant la crue périodique du fleuve, le vaste empire de Rhamsès retentissait du nom de la belle Taïa. Les princes les plus illustres avaient voulu obtenir ses faveurs, et telle était la bonté et la timidité de la jeune femme qu'elle osa rarement les leur refuser.

Elle connut des généraux vainqueurs, des rois étrangers qui visitaient pour s'instruire, disaient-ils, tous les pays du monde, et surtout les plus fertiles en aimables aventures ; des marchands de l'Euphrate, si riches que les prêtres de leurs cités les considéraient à l'égal des dieux ; des mèdecins fameux ; les trois fils d'un archonte de Thèbes et les douze garçons du patriarche Hamin-Khéoup qui trouva le moyen d'augmenter le lait de la fille du Pharaon en lui frottant le dos avec de la chair d'esturgeon du Nil, frite dans une huile consacrée ; des philosophes qui voulurent la charmer par l'abondance de leurs paroles ; des poètes, qui lui redirent des vers écrits pour d'autres et aussi, lorsque le printemps nouveau la ramenait aux jours de son enfance, que le bonheur et la fortune avaient faits plus lointains, de beaux chevriers, aux lèvres encore humides du lait de leurs brebis.

Aussi Taïa fut-elle bientôt la plus riche courtisane de tout l'empire. Le Pharaon lui emprunta de l'or, qu'il ne lui rendit point, et un prêtre d'Osiris et d'Ammon composa en son honneur une prière d'une grande beauté.

Elle eut des villas merveilleuses et de prodigieux palais entourés de bois d'azalées géantes, à l'ombre desquelles dormaient, dans des bassins alimentés d'eaux vives, tout un monde d'oiseaux diaprés et de poissons étincelants. Autour de ces habitations se groupaient les villages de ses serviteurs ; de somptueuses demeures étaient réservées aux danseuses qui, le soir, les bras et les jambes cerclés de bracelets et de périscléides, contorsionnaient devant la courtisane leurs épaules engoncées et leurs hanches étroites.

Et cependant, Taïa s'ennuyait. C'est à peine si le culte d'Hathôr, auquel elle était attachée en qualité de chanteuse lui donnait quelque bonheur. Elle voulut en l'honneur de la déesse aller à Tentyris, la cité des Ivresses ; mais elle ne put consentir à y adorer le dieu velu, ventru, lippu et trapu qui assiste les sonneurs de crotales et de trompettes au moment de la bataille. Hathôr, dont Bes est le divin ami, en montra du ressentiment, et Taïa dut quitter Tentyris, non sans regret, car elle y avait connu de beaux hommes qui l'aimèrent à son gré.

A travers toutes ces aventures, Taïa n'eut qu'un compagnon fidèle, Ouna, son singe vert. Elle lui confiait toutes ses peines comme toutes ses joies. Ouna avait son cuisinier, son coiffeur et son poète. Ce dernier, à force d'étudier cet animal, fit des progrès inespérés dans la connaissance du coeur humain. Ouna était nourri de miel, abreuvé de sirop de roses et de lilas, Ouna était un heureux singe. Parfois il regardait avec des yeux voilés de tristesse l'horizon où se profilaient les hauts bois de palmiers, mais à ce moment toujours on lui apportait, dans un plat d'argent niellé d'or, quelque savoureux breuvage ; et il oubliait les grands bois, où le bruit des fruits murs, qui se détachent de la branche et tombent sur le sol, trouble seul le silence.

Taïa ne quittait pas son favori, et, pour toucher le coeur de la courtisane, il fallait faire quelque présent à son singe vert. Ils faisaient ensemble de longues promenades, et l'animal était tout fier d'avoir à ses côtés une femme aussi belle. Ses petits yeux tout nus, sans cils et sans sourcils, clignotant comme des lumières au vent, semblaient lui dire qu'il la préférait à toutes les femmes et même à toutes les guenons. Aucun compliment ne fit jamais à Taïa plus de plaisir que l'expression de ce regard de singe.

Et pourtant le défilé des rois, des princes, des seigneurs et des dignitaires continuait sans que la beauté radieuse de Taïa souffrît le moins du monde d'être ainsi universellement appréciée.

Sa coquetterie, toujours satisfaite, était d'ailleurs la seule joie qu'elle eût sur la terre. Ses parents ne lui avaient point fait savoir de leurs nouvelles, malgré les nombreux courriers qu'elle leur envoya munis de présents.

- Allez, allez, mauvais serviteurs, leur avait dit le vieux père. Retournez près de ma fille, et portez-lui les paroles de mon désespoir et de ma pitié.

Et les serviteurs étaient revenus.

- Que t'a dit mon père ? demandait Taïa à chacun d'eux.

- Il a dit qu'il te maudissait.

- Comment était-il ?

- Très vieux et très pâli. Ses joues sont creuses. Ses cheveux blancs sont souillés de boue... Près de lui, une vieille femme remue les tisons du foyer. Elle est aveugle et galeuse.

Et alors Taïa s'emportait :

- Mon père a raison, tu es un mauvais serviteur.

Et les esclaves étaient battus de verges parce qu'ils avaient dit la vérité.

Taïa ne pouvait se consoler de cet abandon. Elle n'avait point d'enfant et ne pouvait en avoir.

Le sorcier Tméout-méï lui avait en effet prédit une irrémédiable stérilité... Il l'avait tournée vers le soleil levant et, après avoir regardé ses yeux, il s'était aperçu qu'ils n'étaient point de même teinte, que l'un d'eux était de la couleur d'un oeil de Syrien et que l'autre était de la couleur d'un oeil d'Éthiopien. Comment, après cela, douter des paroles de Tméout-méï. D'ailleurs Taïa en éprouva tout d'abord une grande joie ; elle ne tarda point à s'en repentir.

Le sorcier partit comblé de présents et, en signe de reconnaissance, il lui laissa une formule plus puissante que les philtres des « Trois sœurs de la nuit », qu'il suffisait de réciter tout bas en présence d'un homme pour que celui-ci devint un jouet docile et complaisant entre les mains savantes de la courtisane. Il fallait pour cela, en brûlant des chevilles de bois de laurier, murmurer « Nuit de feu, âme de colombe, source immortelle. Ô toi, déesse, Hi, Hi, Hi, Hô, Hô, Hô. - Anipo, Miripô, Mâ, Ô Thékibô, Aroui, Wouwou, Tôhô. »

Pourtant Taïa résolut d'envoyer à ses parents un dernier messager. Il s'agissait, en effet, d'une résolution suprême.

*
**

La tombe que Taïa faisait édifier à grands frais depuis plusieurs années déjà allait être terminée. L'important était tout d'abord que le caveau mortuaire, bien que peu décoré, pût recevoir la dépouille de son destinataire. Les peintures et les bas-reliefs, les festons et les incrustations l'ornaient ensuite, et les travaux d'embellissement continuaient ainsi jusqu'au décès du propriétaire.

La coutume était que, sur les panneaux de son tombeau, le défunt se fit représenter entouré de sa famille. Taïa ne voulut point manquer à cet usage.

Aussi pria-t-elle le peintre Aménophis d'aller jusqu'à Memphis et de fixer sur le papyrus les traits de son père et de sa mère. « Vous les embellirez, lui avait-elle dit, pour qu'ils soient dignes de moi et vous aurez soin que mon image ait six pouces de plus que la leur. »

Aménophis se rendit à Memphis, mais lorsqu'il expliqua aux misérables parents de Taïa le but de sa visite :

- Allez, allez, mauvais peintre, s'était écrié le vieillard, dites à ma fille que je ne consens pas davantage à vivre auprès d'elle après sa mort que durant sa vie.

Aménophis, très choqué de ces dures paroles, revint vers Taïa et lui conta son ambassade.

Celle-ci l'écouta, l'air indifférent, en caressant de sa longue main chargée de bagues d'or la tête velue de son singe vert.

- Mais ne pourrais-tu pas, quand même, interrogea Taïa, rappeler de mémoire sur les murailles de mon tombeau le visage de ces parents qui m'aiment si fort ?

- Y penses-tu? répondit Aménophis, la ressemblance ne serait point parfaite, les dieux en seraient offensés et je vis dans la crainte des dieux.

- Eh bien ! soit, conclut Taïa, nous nous passerons d'eux. Tu vas, Aménophis, remplacer ces chers visages par ceux de mes amants. Tu en couvriras les murs et le plafond de la chambre mortuaire. Ce sera un bon tour à jouer aux habitants de Memphis, que la gloire de la courtisane Taïa humilie.

- Ce sera là, insinua Aménophis, un beau sujet de décoration.

- N'est-ce pas ? s'écria Taïa.

- Certes, confirma le peintre.

- Et puis, tu sais, parmi eux, il y a des rois puissants, des prêtres vénérables, des savants illustres, il y a des jeunes gens et beaucoup de vieillards. Il y a des hommes superbes et des nains difformes et risibles. Il y a des nègres et des blancs, des Asiatiques et un Indien ; il y a des Cyngalais, pêcheurs de perles, il y a...

Aménophis commençait à pâlir ; une vague inquiétude apparut dans ses yeux...

- Mais, princesse, demanda-t-il, qui me dira leur nombre et leurs noms pour que je les aille trouver ?

- Attends un peu, tu seras satisfait. Taïa appela un scribe dont elle avait fait en quelque sorte son archiviste.

- Apporte ici les papyrus où sont inscrits les noms de mes amis.

Le scribe s'inclina et sortit, puis revint peu après, tirant après lui un joli petit âne gris perle, sur le dos duquel étaient placés deux paniers de jonc fleuri remplis de rouleaux volumineux.

- Voilà, princesse, dit le scribe en saluant jusqu'à terre, et il commença à déployer les rouleaux de papyrus. Pendant une longue heure, il déploya, déploya sans relâche.

Quand il eut fini, Taïa souriait doucement. Aménophis fondit en larmes.

- Qu'as-tu, pauvre petit peintre, à pleurer ainsi ? demanda-t-elle.

- Hélas ! répondit Aménophis ; hélas !

- Quoi donc ?

- Hélas, princesse, ils sont trop !

Taia se leva, frémissante de rage, les narines écartées par la colère.

- Souviens-toi, méchant ouvrier, de la parole des dieux. Celui qui n'accomplira pas les travaux qui lui sont ordonnés pour les décorations funèbres est livré à la colère des Quarante-deux juges à tète d'épervier, et la balance de l'Amenthi le condamne au supplice éternel.

- Hélas! Hélas ! princesse. C'est bien pour cela que je pleure.

- Et maintenant, assez, ordonna Taïa, qu'on chasse cet homme. C'est l'heure de la promenade. Qu'on amène au rivage ma barque de papyrus. Deux princes nubiens m'attendent déjà.

- Encore! s'écria ingénument Aménophis ; mais sous l'oeil impérieux de Taïa, il courba la tête et ploya le genou.

La courtisane sortit accompagnée de son singe Ouna, qui se frottait le museau avec une expression d'évidente ironie. Elle se retourna une dernière fois vers Aménophis :

- Souviens-toi de mon ordre et crains les dieux.

Et elle disparut à travers les jardins que la nuit prochaine rendait plus mystérieux encore.

*
**

Aménophis avait mené une vie exempte de tous reproches. Aussi pensa-t-il pouvoir implorer les dieux, avec l'espoir de les intéresser à son malheur.

Il se rendit à Saïs auprès de ces Recluses qui ne vivaient que de racines et qui vendaient aux passants ces fameuses bandelettes tissées de leurs propres mains qui assuraient aux momies qu'elles revêtaient, de grands avantages dans l'autre monde. Il pria ces femmes vénérables de demander pour lui à Neith, l'adorable déesse, toute Harmonie et toute Beauté, la faveur d'une seconde vie afin qu'il pût achever le prodigieux travail qui lui incombait.

La réponse se fit attendre trois jours. Le matin du quatrième jour, à l'aube, la déesse parla.

- Je te refuse, Aménophis, la faveur que tu me demandes, vaticina la doyenne des Recluses, inspirée par l'esprit. Tu as été un bon et loyal sujet, mais ta prière n'a point de raison d'être. Tu n'aurais que faire d'une seconde vie.

- Ah ! gémit Aménophis, si vous saviez combien elle en a !...

- J'ai dit, conclut la déesse.

Aménophis le coeur brisé regagna la villa de Taïa et se mit au labeur avec un acharnement qui n'était égalé que par son désespoir. Il travaillait le jour, la nuit, en toutes les saisons. Son corps n'était plus qu'un squelette. Parfois il songeait aux paroles énigmatiques de la déesse. « Tu n'aurais que faire d'une seconde vie », et il se révoltait sourdement contre la cruauté céleste. Il ne pouvait espérer achever l'oeuvre commencée, d'autant que chaque année on lui remettait de nouveaux rouleaux, plus longs encore que les précédents.

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Un jour vint pourtant où Taïa s'aperçut qu'elle avait sur le front des rides. Le lendemain elle fit de plus sinistres découvertes. Elle commença à douter de sa beauté immortelle. Les seigneurs qui la venaient visiter faisaient chez elle de moins longs séjours ; leur nombre diminua. Elle écrivit à des vieillards qui l'avaient aimée ; ils ne lui répondirent pas ; elle envoya des messages à de jeunes hommes en les priant de venir la voir ; ils ne vinrent pas... Elle fit mander des pêcheurs, des moissonneurs et des potiers pour qui elle avait eu soit une bonté soit un caprice ; les pêcheurs lui apportèrent des poissons, les moissonneurs des gerbes de blé, les potiers des pots de terre, et comme elle refusait de leur acheter leurs marchandises, ils sen allèrent en l'injuriant. Un soir enfin un prince d'Éthiopie arriva aux portes de la villa ; mais quand il vit Taïa il lui demanda si elle n'était point malade. Taïa comprit, et pour la première fois elle se souvint de la formule du sorcier Tméout-méï ; mais elle eut beau crier : « Hi ! Hi ! Hi ! Hô! Hô! Anipô, Miripô ! Mâ ! Ô Thékibo Ai-oui! Wouwou ! Tôhô ! » Le prince d'Éthiopie s'en alla en lui disant de ne point se fatiguer et de prendre de grands ménagements.

Alors Taïa révoltée de l'ingratitude et de la lâcheté des hommes entra en grande colère. Elle fit appeler Aménophis : « Tu vas prendre, lui dit-elle, la chaux la plus brûlante, la plus épaisse et la plus destructive et dès ce soir tu en recouvriras le visage de mes amants; tu déferas en une nuit le travail de six années et je te paierai pourtant plus cher encore ce court labeur que la longue peine que tu as déjà prise. »

Aménophis, au comble de la joie, obéit à la courtisane et comprit enfin les oracles de la déesse.

Le lendemain, il vint prendre les ordres de Taïa :

- J'ai réfléchi, lui dit-elle ; il n'est pas un homme qui vaille la peine qu'on prolonge sa mémoire, soit sur les murailles d'un tombeau, soit dans le souvenir dont le coeur s'occupe. Tout est effacé dans mon coeur. Tu mettras à mes côtés Ouna, mon singe vert. Lui seul ne m'a pas abandonnée. Mais n'oublie point de le représenter avec ce collier de cheveux blancs que je vais lui passer au cou. Ce sont les cheveux d'un oncle qui m'aima petite fille et qui m'enseigna à oublier le nom des étoiles après avoir essayé de me l'apprendre.

Peu de jours après, Taïa mourut, encore très belle, la mort ayant effacé les quelques rides que la vie avait creusées sur son beau front.

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Son souvenir nous est parvenu, et dans un de ces froids hypogées qui bordent le désert, on peut encore voir sur les parois de granit Taïa, chanteuse d'Hathôr, assise sur une chaise de paille aux barreaux de laquelle est attaché un singe vert qui gambade follement parmi des lotus roses et dont le cou est orné d'un collier de cheveux blancs.

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Vous avez lu la véridique histoire de Taïa, telle que me l'ont révélée les inscriptions hiéroglyphiques des pierres tombales et aussi la musique mystérieuse et lointaine du vent qui siffle doucement à travers les palmes. Les inscriptions, il est vrai, trompent parfois ceux qui les interprètent ; mais le vent qui se lève du désert, tout chargé de la poussière des siècles, ne saurait mentir : ceux qui ne le comprennent pas ne peuvent pas l'entendre.



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