Charles Frémine
(1841-1906)
Le barbier de Monroc
(La Chanson du pays - 1893)
Il m’est arrivé rarement d’entrer chez un coiffeur sans me rappeler cette historiette ; c’est pourquoi je veux, pour en finir, essayer ce soir de la coucher par écrit. Il y a de cela une dizaine d’années. On était en décembre. Il faisait un temps à peu près pareil à celui-ci : ciel nuageux troué de rares éclaircies, avec un vent soutenu qui menait grand bruit dans les chênaies. J’allais dîner en ville – comme l’on dit – chez maître Le Bitouzè, qui faisait alors valoir la ferme du Haut-Putois, de l’autre côté de la lande de Nehou. Le dîner était pour six heures. Il pouvait en être quatre. Du reste, il n’y avait pas à en douter : elles sonnèrent au clocher des Perques comme je sortais des taillis de la Belle-Garde pour m’engager dans le chemin de traverse qui conduit à Monroc. Parti après déjeuner, sur la pointe de midi, je marchais bon pas. Il avait gelé ferme pendant la nuit ; la terre durcie sonnait creuse sous mon bâton ; dans les mares, dans les ornières aux trois quarts pleines, la glace étreignait les feuilles sèches, les joncs cassés. Chemin faisant, l’idée me vint de me faire raser. Idée toute naturelle. Ma barbe me faisait mal. On sait que le froid mord les barbes courtes. La mienne avait huit jours. Et puis, je ne dînais pas seul à la ferme du Haut-Putois ; il y aurait du monde à table – et rasé de frais, je serais plus présentable. Je demande pardon au lecteur d’entrer dans ces menus détails, mais je ne fais point un conte ; c’est une histoire et je tiens à la raconter d’un bout à l’autre dans sa nue vérité. A l’entrée du village, la première maison, à main droite, se trouvait être une auberge, reconnaissable à son bouchon de houx que le vent tourmentait et d’où s’envolait une poussière de givre. De longues congélations – des chandelles – pendaient au chaume très bas de la toiture. On parlait haut à l’intérieur. J’entrai, et m’étant fait servir un verre de rhum, je demandai à l’aubergiste s’il y avait un barbier à Monroc. – Parbleu ! oui, s’empressa de me répondre un vieux paysan qui, un genou dans l’âtre, mettait le feu à sa pipe avec un tison, il y a Bridevent, qui a rasé tout le camp de Nehou pendant la guerre et qui fait encore une barbe à l’occasion. S’il est chez lui – mais il doit y être, car en passant devant l’église, j’ai rencontré Ronflot, son chien courant –, il vous fera l’opération en un rien de temps, et proprement – et mieux, en tous cas, que le frater de Nehou, qui m’a si tellement massacré la figure l’autre dimanche que j’en avais le devant de ma « kminse tout consoumâ ». – Et ce Bridevent, fit un deuxième villageois qui remuait sa tasse de café au bout de la table et, tout de neuf habillé des pieds à la tête, semblait de passage dans la commune, ce Bridevent a donc envie de laisser sa peau à Monroc ? V’là biau temps que je le croyais déguerpi. Le camp levé, il devait retourner planter ses choux dans son pays. N’est-il pas des côtés de Pirou, ce « horsain » –là ? – Il le dit, « trejous » ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne s’éloigne pas plus de sa cambuse qu’un lapin de son terrier. – Et de quoi vit-il ? Quand il braconnerait un lièvre par-ci, par-là et vous expédierait une barbe de temps en temps, il n’y a pas de quoi pendre la marmite tous les matins. Car autrement il ne fait rien de ses mains ; jamais on ne l’a vu travailler – si ce n’est à repriser ses « volettes », fabriquer ses pièges et monter ses « sauterolles ». – Vère, mais Bridevent est un finaud, maître Le Hodey ; il a fait de bonnes affaires avec les mobiles et, tout à la douce, il a dû mettre de l’argent de côté. Il ne faisait pas seulement que leur raser le poil : il tenait aussi une cantine, comme vous savez, et ce qu’il leur a versé de « moques », de cafés et de petits verres… Peu curieux de connaître au juste la fortune de Bridevent non plus que la façon dont il l’avait acquise, je me levai de table et priai seulement l’aubergiste de m’indiquer son domicile. – Ah ! dame, il faut que vous retourniez sur vos pas, me dit-il ; jusqu’à la deuxième « cache » à gauche ; sa maison est au bout. Du reste, il n’y a pas à vous tromper, elle est toute seule dans la lande. Peut-être est-il bon de rappeler qu’on désigne sous le nom de « landes », en Basse-Normandie, de vastes terrains incultes, primitivement recouverts de forêts mortes sur pied depuis longtemps et où ne croissent plus que des fougères naines, des bruyères et des ajoncs. Bordées de haies drues et d’arbres couchés par le vent, elles apparaissent comme de grands îlots stériles au milieu des champs cultivés qui les enserrent de toutes parts. L’été, elles sont odorantes et fleuries ; la bruyère et le thym sauvages les colorent ; au-dessus chantent les alouettes. On y rencontre des bandes d’oies, des vaches et des chevaux maigres que les pauvres gens des communes environnantes y lâchent paître en liberté. L’hiver, elles sont farouches et désertes. En arrivant dans la lande de Nehou, à la sortie du chemin creux et défoncé que je venais de parcourir, je fus étonné de la voir encore aussi bien éclairée. Descendant à pentes molles aux flancs d’une chaîne de coteaux bourrus à crête boisée, elle recevait en enfilade les dernières lueurs du couchant qui s’éteignait au loin sur la mer. Quelques plaques de givre et de neige qui la marbraient çà et là, mettaient encore de froides clartés dans ses profondeurs assombries. La maison du barbier se trouvait en peu sur la droite, à une bonne portée de fusil dans l’intérieur. Il n’y avait pas, en effet à s’y tromper : elle était bien toute seule dans la lande, dressant le triangle rougeâtre de son pignon d’argile au milieu des ces espaces découverts. Vu de face, ce pignon était percé d’une porte surélevée de quelques marches et d’une étroite fenêtre croisillée. Un hangar à couverture de genêts, échafaudé sur des pieux et des traverses, s’appuyait à gauche ; à droite, s’ »tendait un petit jardin tendu d’une corde sur laquelle séchait du linge raidi par la gelée. Je pris le sentier bordé de bruyères qui paraissait y conduire, et, quand je n’en fus plus éloigné que de quelques pas, la porte s’ouvrit brusquement et une forme humaine parut dans l’embrasure. C’était un petit homme, un très petit homme, noiraud, trapu, ramassé, avec de longs bras et des jambes courtes prodigieusement arquées. La tête qu’il avait déjetée sur l’épaule droite était énorme, casquée de cheveux rudes, tondus ras ; pas de cou, presque pas de front ; ajoutez à cela un masque écrasé, une bouche lippue, de travers, et deux gros yeux charbonnés qui luisaient sourdement vous aurez peut-être une idée de ce singulier Figaro. Mon premier mouvement, en l’apercevant, fut de rebrousser chemin ou du moins de passer outre ; mais ayant examiné plus attentivement le personnage, je vis qu’il était proprement vêtu en somme – en honnête paysan – et, ravalant ma surprise, ce fut presque gaiement que le lui dis, en l’abordant : – Eh bien ! l’ami, vous n’avez pas l’ai d’être trop foulé de besogne. Du reste à l’heure qu’il est et par le temps qu’il fait… Y verrez-vous seulement à me raser avant que la nuit soit venue ? – Entrez toujours, monsieur, me dit-il simplement, on tâchera de faire de son mieux. Un intérieur des plus modestes, mais ou tout était propre et à sa place : un lit haut monté, bordé de chaises ; un « vaisselier » garni d’assiettes peintes au milieu desquelles brillait un plat à barbe en cuivre rouge ; une horloge, une armoire, une table qui était aussi un pétrin, un miroir, des images garnissaient les murs vigoureusement enfumés. La huche était au plafond, suspendue au milieu de morceaux de lard, de graines et de plantes sèches. Dans les coins, des engins de chasse et de pêche. Deux fusils allongeaient leurs doubles canons sur les champignons de bois de la cheminée. – Un petit air de feu, ça s’endure bien par ce froid-là, pas vrai, monsieur ? En attendant que votre eau soit chaude. Ça ne va pas être long. Et comme il s’était baissé pour ouvrir une bourrée d’ajoncs dont il jeta un bon tiers dans l’âtre, je fus surpris de la largeur de sa carrure et de la grosseur démesurée de ses mains. A n’en pas douter, cet être bizarre était d’une force extraordinaire. Il se redressa, passa dans la pièce à côté dont il referma prudemment la porte sur lui, et quand il revint, au bout de quelques instants, je crus entendre comme un bruit de pas qui s’éloignait. – Chauffez-vous donc, monsieur, me répéta-t-il encore, pendant qu’il plaçait devant le feu un petit vase de grès rempli d’eau ; ne craignez pas de brûler mes fagots, le « bois-Jean » n’est pas cher dans le pays ; on n’a que la peine de le ramasser. Puis ouvrant un placard, il en tira une paire de rasoirs qu’il se mis à repasser consciencieusement. – De fameux rasoirs ! monsieur, continua-t-il ; celui-ci surtout, un rasoir anglais qui, bien affilé, serait capable de vous couper le cou sans saigner. A ce mauvais jeu de mots que j’avais entendu faire maintes fois, mais qui me parut dans la bouche du personnage comme un tour singulier, il eut une sorte de ricanement qui me fit soudain réfléchir. Tout en tisonnant et en relevant du bout de mon bâton les brindilles enflammées qui croulaient dans l’âtre en pétillant, la conversation des paysans, tout à l’heure à l’auberge, me revint à la mémoire. Et, en y songeant, elle n’était rien moins que rassurante, cette conversation. Ce Bridevent, en somme, n’était pas du pays ; on ne savait même pas trop au juste d’où il était. En dehors de son métier de barbier – métier assurément peu lucratif, exercé dans un pareil milieu –, on ne lui connaissait aucun gagne-pain avouable. Et puis ses allures me semblaient suspectes. Qu’était-il allé faire dans ce cabinet et pourquoi en avait-il refermé la porte sur lui ? Et ces pas que j’avais entendus ? Quelqu’un était-il là, dont il avait jugé prudent de se débarrasser ? Toutes sortes de vieux contes, de vieilles histoires de gens qui avaient disparu sans qu’on sût jamais ce qu’ils étaient devenus, d’assassinats mystérieux, commis le soir, dans des maisons isolées, au bord des landes, au coin des bois, me revinrent à l’esprit, et je commençai à trouver qu’il serait au moins imprudent d’aller au-devant d’un mauvais coup possible, en tendant moi-même la gorge à l’arme du meurtrier. A partir de ce moment, je le surveillai à la dérobée, sans perdre un de ses mouvements. Il allait et venait à travers la salle, toujours repassant ses fameux rasoirs, s’arrêtant par instants comme pour écouter, et chaque fois qu’il arrivait à la porte restée entrouverte, il ne manquait jamais de jeter, à droite et à gauche, un rapide coup d’œil sur la lande. Bientôt ses allées et venues devinrent plus fréquentes, plus fiévreuses ; son visage trahissait une impatience marquée ; il paraissait inquiet, indécis : hésitait-il ? Le jour baissait rapidement. La salle n’était plus guère éclairée que par la flamme dansante du foyer. Depuis longtemps le petit pot de grès s’essoufflait à bouillir dans les cendres ; il était vide à moitié. A un moment donné, il posa brutalement son rasoir au bord de la table, décrocha le plat à barbe du « vaisselier », l’examina, le retourna, le rinça plusieurs fois, et, comme il était sorti pour jeter l’eau devant la porte, quand il rentra, il me trouva debout, décidé à brusquer l’aventure. – Toute réflexion faite, lui dis-je, en le regardant bien en face, je ne me ferai pas raser ce soir. Il est tard, je suis attendu. Je reviendrai demain matin. Voilà cinquante centimes pour ma barbe ; je paye d’avance. Mais, sans m’entendre – je crois qu’il était un peu sourd – il avait de nouveau couru à la porte, dressant l’oreille. On entendait au loin des aboiements qui se rapprochaient. Tout à coup, un chien trapu bondit entre ses jambes : « A bas, Ronflot ! » Puis un enfant, les cheveux en broussaille, entra à son tour, tout essoufflé. Il tenait quelque chose à la main, enveloppé dans du papier. – Donne vite ! depuis le temps que monsieur attend ! mais donne donc ! C’était un morceau de savon. Je me rassis. Tout était prêt. Bridevent me fit la barbe – je dois à la vérité de dire que, si j’eus peur ce soir-là, jamais je ne fus mieux rasé. |