Jean Giraudoux
(1882-1944)

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Portrait de la Renaissance

(1946)


LES LETTRES FRANÇAISES sont des lettres. Elles sont le recueil des messages écrits par tous les Français pour chacun d'eux. Ce sont les nouvelles des âges, des esprits et des âmes de la France. Les nouvelles aussi que les autres correspondants négligent. Des nouvelles de ses arbres, de ses saisons, de la ronde de ses jours et de ses nuits. Par un privilège, que veut cette prévision toujours incluse dans la réalité de l'écriture française, toutes, quelles qu'elles soient, restent vraies, datent du jour. Rien jamais ne les infirme. Avril reste l'honneur des mois français, depuis qu'elles l'ont annoncé. Et c'est de la veille qu'est morte Phèdre, qui demain va mourir. Chacun des siècles de notre imagination et de notre style est ainsi le recours à un de nos doutes, à une de nos attentes et de nos souffrances, et il n'est pas d'avenir vide tant d'avance ils le peuplent. De ces obscurités et de ces silences où logent nos années futures, nous revient leur écho, et il nous y guide. Mais la voix de notre seizième siècle y sera toujours la plus sonore. Aucune ne nous a donné des nouvelles aussi jeunes de la France.

C'est que dans aucun autre siècle l'écart n'a été aussi réduit entre les passions et les sagesses de notre pays. Jamais elles ne se sont côtoyées et fréquentées d'aussi près. L'unité en est de contrastes, l'harmonie d'aversions. La France est menacée de toutes parts, des coalitions l'assaillent. Elle n'a pas de frontière, mais une frange qui bourgeonne ou qui flambe. Vers l'Italie, l'Espagne, l'Empire, c'est un flux et un reflux des armées et des cours. Mais ces militaires qui dorment à cheval, ces échevins bousculés, ces bourgeois qui s'exténuent entre Loire et Tibre, ce chef de partisans ou de bande qui ne pose l'épée pour prendre la plume qu'à soixante-quinze ans après une vie de massacres, ont créé la maison française, et son intimité. Rien de ce que nos siècles les plus stables et les plus confortables nous ont offert en draps frais, et en tables servies, et en espaliers et en couloirs ensoleillés, et en vaisselle en ordre ne tient à côté des leurs. Ni en après-midis dans les roseaux, ou en chasse aux perdrix, ou en servante à gorgerette, ou en lecture sous les charmilles, ou en vin clairet, et ce sont encore les devises qu'ils ont versifiées pour leur fronton et qui nous donnent Dieu pour concierge que nous gravons ou clouons aux portes de nos villas... La France a son coeur tranché, les deux religions s'y égorgent, tout n'est dans Paris et aux provinces qu'obstination et que rage, vengeance et rereprésailles, déchaînement sans contrôle, mais de cette vie et de ce sang ce ne sont point des clameurs d'enfer ou de ciel qui finalement s'élèvent, c'est la voix de la raison, avec son timbre le plus amical et le plus humain. Hymne des suppliciés, cris des sorcières de Loudun, bourdonnements de la Ligue, chansons auprès des cadavres d'amiral ou de prince poignardés ne sont que la base abondante aux plus dignes paroles du sens et du raisonnement qui aient été dites en ce monde. La France n'est que force, vigueur, brutalité. Les monarques dans leurs entrevues se battent à bras-le-corps, meurent dans les tournois, la langue est forcenée, le désir implacable, mais aucune époque n'a été aussi raffinée et courtoise dans son esprit ni aussi généreuse et subtile dans ses passions. L'amitié gonfle le coeur des magistrats, l'amour est la manne des vieillards. Pas une heure de la journée sur laquelle ne s'inscrive en écriture magique un rondeau, un sonnet, une ballade, et toutes les formes de la poésie y sont les clefs du jour. Pas une vitre de palais sur laquelle un roi ne grave un distique de son diamant et le Dieu des réformés lui-même ne parle que par métaphores et concetti. La France n'est que confusion, sa vie est journalière, elle parle à peine son vrai langage, elle est prise corps et âme dans la gestation, le ruminement, mais au-dessus de ce chantier, de ce bégaiement, de cet accouchement, d'Ambroise Paré anonnant la santé, de Bernard Palissy aux mains fondues dans l'argile, rayonne pour tous une lumière, qui est la gloire. La gloire dans son éclat le plus jeune, dans sa beauté de symbole, avec ses seins et ses trompettes, mais visible pour chacun, et escortant elle-même, non seulement devant les princesses, mais les servantes extasiées, et auréolant elle-même du même nimbe, ce qu'elle n'a jamais fait depuis, le roi et le poète, les deux rois. Car nous sommes au temps où entre les fois divines en dispute, l'âme française n'a pas fait de l'imagination et de ses recours une spécialité et un métier, mais voit en elle sa foi terrestre. La messe lui en est sacrée. Toute la France est tournée vers une vie où la parole est passionnée et belle, le coeur orné de toutes fleurs et médailles, le cerveau lauré. Chaque tête de Français qui meurt de guerre ou vit d'amour y devient buste. Elle n'est qu'une voûte sonnante et déclamante, où les noms de l'antiquité s'accolent pour le plus rayonnant des mariages aux noms vivants, où les prénoms reprennent leur sens, qui est d'être une fleur poussée du coeur féminin ou masculin lui-même, et qu'on cueille, et qu'on respire. Cassandre, et Hélène, et les trois Marguerite sont à ce point leurs prénoms mêmes qu'elles en deviennent des allégories vivantes, et s'accompagnent tout naturellement de ces personnes qui ne circuleront plus jamais chez nous que compassées et feintes, les autres allégories dans leurs robes flottantes fendues jusqu'aux hanches, la Vérité, la Justice et la Constance aux genoux roses. Sur chaque grange d'étudiant, dans chaque galerie de palais, chaque salle de parlement ou de bailliage, est proclamé au moindre propos ce Dimanche du coeur, qui est la Tragédie. La gloire, avec son langage qui éternise et qui colore. Ce n'est pas la première fois que la langue française a touché la verdure, les ruisseaux, les nattes, les pommettes, mais c'est la première fois qu'elles les enduit de ce vernis frémissant. Entre toutes plantes, toutes bêtes, tous nuages, ceux de Ronsard, d'Agrippa d'Aubigné, de Henri II se reconnaissent à cette profondeur de teinte et à ce scintillement, les écailles de la carpe, le rouge des roses, le blanc de l'hermine, les lys du royaume. C'est la gloire.

En cette fin d'une année, en ce début d'un âge, et dans l'heure où notre mémoire est le plus à vif, donnons-nous ce réconfort, qui est d'oublier, pour cette France où la guerre accouche journellement et en une seconde du foyer, le fanatisme du goût de la vie humaine, la misère de l'éclat, tout ce qui a suivi d'elle, même en merveilles. C'est l'oubli de Racine, de Voltaire, de Chateaubriand, de Flaubert et de leurs époques comblées et conséquentes, que ce livre veut vous apporter aujourd'hui, l'oubli de ce qui est chef-d'oeuvre et réussite, de ce qui est un exemple, de ce qui n'est pas un élan et un espoir. Il n'apporte que l'or dans la nuit, la rose dans la neige.

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NOTE DE L'ÉDITEUR.

Portrait de la Renaissance, un des derniers écrits de Jean Giraudoux, devait servir d'introduction à un volume que l'École des Sciences Politiques fit imprimer en novembre 1943 pour ses élèves et anciens élèves prisonniers de guerre. Tiré à huit cent soixante exemplaires, ce volume ne fut pas mis dans le commerce.

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Achevé d'imprimer le 4 mars 1946, par Jacques Haumont, imprimeur à Paris.
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(texte non relu après saisie - 07.III.15)

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